IV.- LES RECHERCHES SCIENTIFIQUES-FRONTIERES ET LEUR PARTAGE AVEC LE PUBLIC. LE CAS DE LA BIOLOGIE DE SYNTHÈSE.

Le potentiel de développement de la BS et les ruptures scientifiques, technologiques, industrielles, environnementales et sanitaires qu'elle est susceptible de générer permettent de la caractériser comme une discipline-frontière. Elle fait donc partie de cette multitude de pratiques scientifiques et techniques qui sont à la pointe et dans lesquelles des territoires nouveaux émergent d'une manière constante, posant parfois aux scientifiques eux-mêmes plus d'interrogations qu'elles ne donnent de réponses.

Ce caractère de discipline-frontière rend à la fois nécessaire et difficile la vulgarisation de la science et des avancées technologiques. L'information du public sur les avantages-risques des développements en cours ainsi qu'un échange le plus large et le plus serein possible sur les enjeux en termes de retombées positives (médicales, environnementales, énergétiques et économiques), de régulation des risques et d'appropriation des changements proposés est une pratique de longue haleine dont sont responsables à la fois les chercheurs, les élus et les médias.

Or, le grand public, et même les médiateurs (médias, chercheurs autres que biologistes, formateurs, politiques, décideurs économiques...) disposent pour l'instant de peu d'informations sur les développements réalisés et potentiels de la BS. Une réflexion sur les modalités d'information et d'échange avec le public s'impose. S'il existe un consensus sur le principe de l'organisation d'un dialogue public le plus large possible, qui s'exprime clairement en Europe et en Amérique du Nord, en revanche, les modalités selon lesquelles il pourrait se dérouler font l'objet de divergences qui parfois relèvent des différences culturelles entre les divers pays impliqués.

A. - UN CONSENSUS EN FAVEUR DU DIALOGUE PUBLIC

1. - LES SCIENTIFIQUES FACE À L'OPINION PUBLIQUE

L'opinion publique considère les scientifiques comme la source d'information la plus crédible pour expliquer les enjeux de la recherche scientifique et les questionnements que ceux-ci peuvent susciter, en leur accordant une crédibilité supérieure à celle des associations de consommateurs 238 ( * ) , des médias, etc. Ce constat positif ne présage pourtant en rien de la difficulté de l'établissement d'un rapport de confiance sur les enjeux des disciplines-frontières.

Si la prudence s'impose sur l'effet des explications que les scientifiques sont amenés à présenter au grand public, c'est que la critique justifiée d'un certain « déficit de pédagogie » de la part des scientifiques ne permet pas à elle seule de comprendre le rejet par le public de certaines avancées technologiques telles que le nucléaire ou les OGM.

En effet, un sondage publié par le magazine La Recherche 239 ( * ) fait apparaître que les OGM et le nucléaire sont les domaines dans lesquels l'opinion fait le moins confiance aux scientifiques pour dire la vérité sur les résultats et les conséquences de leurs travaux. Il est important de signaler que sur ces deux thématiques, la peur s'étant installée, toutes les explications scientifiques se heurtent à des barrières psychologiques qu'il devient extrêmement difficile de déconstruire.

D'ailleurs, on peut noter que les nanotechnologies tirent, dans ce sondage, leur épingle du jeu, car malgré toute la communication de science-fiction dont elles ont fait l'objet au cours de la dernière décennie, cet ensemble de discipline ne suscite pas de rejet particulier.

SONDAGE : « FAITES-VOUS CONFIANCE AUX SCIENTIFIQUES ? »

DOMAINE

Oui

Non

Ne sait pas et sans réponse

Nanotechnologies

47 %

25 %

28 %

Nucléaire

35 %

58 %

7 %

OGM

33 %

58 %

9 %

Source : La Recherche - les Français et la science, septembre 2011

De nombreux scientifiques font néanmoins un parallèle entre la défiance qui s'exprime parfois à leur égard et le déficit d'expression des scientifiques sur ces sujets. Etienne Klein, directeur du laboratoire des Recherches sur les sciences de la matière au CEA, professeur à l'Ecole Centrale Paris, auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie des sciences, souligne, de son côté, la responsabilité de certains chercheurs dans la sur-médiatisation du mot « nano » en s'en servant parfois abusivement pour obtenir des financements. 240 ( * )

De même encore, le professeur Axel Kahn, alors Président de l'Université de Paris V-René Descartes et membre du Conseil scientifique de l'OPECST, a constaté que le recours par des chercheurs au terme de « nanomonde » avait eu un impact tout à fait préjudiciable. Cette terminologie a en effet nourri le fantasme d'un monde nouveau, inconnu et terrifiant, peuplé de « nanorobots » invisibles à cause de leur taille, qui pourraient se livrer à des opérations malveillantes et préjudiciables pour l'avenir de la planète et de ses habitants.

Ainsi les scientifiques ne récusent-ils pas leur part de responsabilité dans les interprétations irrationnelles, reprises par la science-fiction et par les mouvements ouvertement anti-sciences, qui se sont développées dans les années passées.

Il convient de noter également que, souvent, les confusions entre science et science-fiction proviennent d'auteurs dont les compétences relèvent plus du domaine de l'informatique que de celui des disciplines concernées qui, contrairement à l'informatique, sont tenues de se rapporter à la réalité de la matière et aux lois de la nature (ex. Bill Joy, Ray Kurzweil, Eric Drexler, etc.).

Des exagérations analogues peuvent se produire avec la BS, suite aux déclarations d'un scientifique comme Craig Venter qui se félicite d'avoir « créé la vie », suscitant ainsi la comparaison avec Dieu et un risque de rejet pour raisons religieuses ou simplement par réaction justifiée à une mégalomanie et une exagération inacceptables d'un point de vue éthique. Naturellement, ces critiques n'enlèvent rien à la qualité scientifique et technologique des travaux de ses équipes, mais s'adressent bien à la communication organisée à cette occasion, qui a pour objectif de lever des fonds privés, sans se préoccuper de l'impact négatif sur le domaine de recherche dans son ensemble.

On peut regretter que le débat sur les nanotechnologies, confié dans notre pays à la Commission nationale du débat public, n'ait pas dévolu de mission particulière à l'OPECST, organisme pourtant représentatif, de par sa composition, du peuple français. Plus généralement, on ne peut que déplorer la méthode choisie qui - en affichant ses prétentions médiatiques, et en refusant de cadrer les questions - a donné un appel d'air aux contestations les plus extrêmes et a ainsi suscité son propre échec. Ce constat orientera nos préconisations pour la BS.

On retrouve, dans d'autres pays, certaines caractéristiques de la situation française. Ainsi, analysant les limites de l'intervention des institutions de recherche dans les échanges qui se sont déroulés au Royaume-Uni sur les nanotechnologies, un rapport 241 ( * ) énumère les raisons suivantes :

- manque de temps et de ressources pour engager un dialogue avec le public. De nombreuses institutions de recherche ne l'ont pas considéré comme une priorité,

- manque d'expérience, de formation et de soutien pour engager un dialogue effectif avec le public,

- manque de compréhension et d'appréciation de l'impact et des enjeux de ces échanges.

En Italie, les scientifiques semblent confrontés à un contexte particulier qui rend difficile, sinon impossible, leur intervention dans un débat public. Le professeur Guiliano d'Agnolo, directeur de l'Institut supérieur de santé d'Italie, nous a ainsi expliqué que la science bénéficiait d'une crédibilité très faible auprès de l'opinion publique. Les Italiens, à juste titre selon ce professeur, ont été marqués par l'exemple des OGM où le rôle des scientifiques a été surtout perçu comme la légitimation de choix politiques déjà faits. Par ailleurs, Luca Marimi, professeur de droit à l'Université de Rome « la Sapienza » et membre du Conseil Italien de Bioéthique, a fait observer que les débats bioéthiques sont dominés par la polarisation entre laïcs et catholiques, le poids de l'Eglise catholique et du Vatican demeurant prédominant en Italie.

L'un des éléments à prendre en compte est celui du calendrier de la communication, de l'explication et de l'échange avec le public. Ma conviction est qu'il faut engager ces actions le plus tôt possible, même lorsque le domaine est émergent, comme pour la BS, pour établir d'emblée un climat de confiance et de transparence.


* 238 D'après le sondage publié par le magazine La Recherche - Les Français et la science, numéro de septembre 2011 - les chercheurs se voient accorder la plus grande crédibilité : 92 % des personnes interrogées leur font confiance (7 % non et 1 % d'indécis). Les réponses concernant les associations de consommateurs sont respectivement : 43 %, 36 % et 1 %.

* 239 La Recherche, sondage précité sur les Français et la science, septembre 2011.

* 240 Propos recueillis par Aurélie Barbaux, « Pourquoi le débat sur la nanotechnologie tourne-t-il court ? » L'Usine nouvelle, 13 janvier 2010.

* 241 Karin Gavelin, Richard Wilson et Robert Doubleday, « The final report of the Nanotechnology Engagement Group », 2007.

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