b) Les questions relatives à la faisabilité

Les applications de la BS donnent lieu à une double série d'interrogations :

- Est-il pertinent de fixer un calendrier de la disponibilité de ces applications ?

- Les promesses considérables de la BS ne sont-elles pas surestimées ou ne feraient-elles pas l'objet d'annonces prématurées ?

1° La pertinence d'un calendrier des retombées applicatives

Force est de constater que la référence à un calendrier est une pratique assez répandue. Ainsi, la Royal Academy of Engineering classe-t-elle les diverses applications de la BS qu'elle a identifiées, selon qu'elles pourraient être exploitables dans des délais de 5, 10 ou 25 ans, tout en convenant que, dans ce dernier cas, il est difficile de formuler une prévision avec exactitude.

Pour sa part, l'Agence internationale de l'énergie a indiqué, dans un rapport publié au mois d'avril 2011, que les biocarburants pourraient représenter dans le domaine des transports 27 % des besoins mondiaux en carburants en 2050 contre 2 % à peine aujourd'hui.

Quant aux industriels, ils suggèrent également un délai. Comme on l'a vu, Philippe Soucaille a déclaré que les projets de Metabolic Explorer concernant la plupart des produits qu'il a cités lors de l'audition publique seraient achevés d'ici un à deux ans.

De même encore, Fermentalg, spécialiste de la recherche et du développement de la production de microalgues, a indiqué que le projet EIMA (Exploitation Industrielle de MicroAlgues) 70 ( * ) devrait entraîner une division par 10 des coûts de production de la biomasse issue des microalgues d'ici 5 ans, permettant à terme son utilisation pour des applications, telle que la production de bio carburants.

Certains de mes interlocuteurs ont vu dans de telles prévisions des « figures de style », considérant qu'il était impossible scientifiquement de proposer des prévisions dans un délai de 10 ans, car elles dépendent des résultats, imprédictibles à cette échéance, des recherches en cours.

D'autres se sont abstenus de formuler tout pronostic, prenant en considération les différents aspects de la BS. Ainsi Denis Pompon, directeur de recherche au CNRS, m'a-t-il déclaré que, avec une définition extensive de la BS, on peut considérer que plusieurs de ses applications sont déjà disponibles sur le marché et font partie de notre quotidien, citant ainsi en exemple la lessive, qui contient des enzymes créées par la BS, à travers l'évolution dirigée.

De même, Nestlé utilise des enzymes recombinantes pour produire des thés plus colorés. De même encore, la vectorisation 71 ( * ) moderne en matière de médicaments relève-t-elle de la BS d'une certaine manière.

Le point de vue de Denis Pompon est, au demeurant, partagé par le rapport d'Aviesan, l'alliance pour les sciences de la vie et de la santé, qui évalue à plus de 500 produits commerciaux le nombre de ceux qui sont fabriqués à partir de procédés incluant l'utilisation d'enzymes 72 ( * ) .

En revanche, estime Denis Pompon, en s'en tenant à une définition étroite de la BS, limitée à la régulation des réseaux artificiels, on n'en serait encore qu'à une phase de recherche. Pour autant, il a tenu à me préciser qu'il s'agissait d'un continuum et qu'il n'était pas pertinent de chercher à déterminer le premier produit de la BS à être commercialisé.

2° Les promesses considérables de la biologie de synthèse ont-elles été surestimées ?

Quant à la question de savoir si la faisabilité des promesses de la BS n'a pas été surestimée, elle suscite deux types de réactions.

?  Certains estiment que la BS est dotée d'un potentiel tout à fait considérable, avec une vraie rupture technologique dont il est difficile de prévoir précisément les limites. Deux séries d'arguments peuvent étayer cette vision.

D'une part, on constate en effet que dans le domaine des biocarburants mais aussi celui de la médecine, plusieurs grandes entreprises ont décidé de procéder à des investissements très importants 73 ( * ) .

D'autre part, le soutien budgétaire de l'État, tout particulièrement aux États-Unis, n'en est pas moins important. C'est ainsi que, lors de l'audition publique du 4 mai 2011 à l'Assemblée nationale, Jonathan Burnbaum - directeur de programme au Département de l'Energie - a indiqué que le programme PETRO, qui désigne l'ingénierie des végétaux pour remplacer le pétrole, a été doté le 20 avril 2011 d'une enveloppe de 130 millions de dollars (soit environ 90 millions d'euros).

Tous ces investissements importants tendraient donc à confirmer que les entreprises et certains États sont convaincus de la faisabilité et de la rentabilité future des applications de la BS. Ils y sont d'autant plus incités que, dans certains cas, on n'en est plus au stade des simples « preuves de concept » mais bien de réelles applications. L'exemple donné est celui des constructeurs d'avions qui ont fait voler leurs appareils avec des biocarburants de la nouvelle génération.

?  Face à ces réactions optimistes, une autre position s'exprime, plus critique, déplorant que certaines déclarations ne soient qu'un moyen d'attirer des crédits 74 ( * ) , comme cela a été le cas pour les nanotechnologies à une période.

A cet égard, je relève que certains de mes interlocuteurs m'ont tenu des propos plutôt prudents. Martin Fussenegger, professeur au Department of biosystems and engineering de l'Université de Zürich, estime que, si les applications de la BS dans le domaine thérapeutique lui apparaissaient prometteuses, le délai dans lequel elles seraient exploitables serait analogue à celui de la voiture électrique.

Dans le même esprit, Ron Weiss, évoquant les thérapies anticancéreuses sur lesquelles son laboratoire travaille, m'a indiqué que leur succès était subordonné à la nécessité de procéder à des expériences chez les mammifères et à l'élaboration de modèles in vitro d'ici quelques années. Devant ces contraintes, il a estimé que ces nouvelles thérapies ne pourraient être applicables avant 20 ans.

S'agissant de la nouvelle génération des biocarburants, des appréciations prudentes ou des doutes ont été émis sur les scénarios de leur faisabilité dans des délais rapides. Un rapport de l'Institut des Biosciences de l'énergie (EBI) de Berkeley, publié en 2010 75 ( * ) , estime qu'il faudra encore beaucoup de recherches pour pouvoir développer et produire des biocarburants à base d'algues à un prix compétitif. Les auteurs de ce rapport considèrent, en effet, que même dans l'hypothèse d'un processus relativement favorable (culture, récolte, transformation), la production de biocarburants à partir de microalgues restera coûteuse au moins dans le court terme. Par ailleurs, le rapport soutient que quatre ressources-clés doivent être disponibles au même endroit pour pouvoir parvenir à une production optimale de la biomasse produite par les algues : un climat favorable, de l'eau, un sol plat et du dioxyde de carbone.

C'est donc non seulement la faisabilité dans un délai rapide des processus de la BS, mais aussi le bilan écologique positif dont elle est créditée qui suscite des interrogations.

Ainsi plusieurs études montrent-elles que l'industrie américaine des biocarburants serait une importante consommatrice d'eau 76 ( * ) , comme la culture des céréales. En effet, pour produire un litre de bioéthanol, il faudrait consommer de 10 litres (Illinois) à 324 litres (Kansas). Les régions irriguant le moins - c'est-à-dire consommant de 10 à 17 litres d'eau pour produire un litre d'éthanol - totalisent près de 70 % de la production américaine de maïs.

De plus, s'il apparaît que la consommation d'eau pour la production de biocarburants à partir de la biomasse cellulosique - comme, par exemple, le panic érigé 77 ( * ) ( switchgrass ) - est moindre, allant de 2 à 10 litres, elle n'apporte pas de diminution par rapport à la consommation d'eau nécessaire aux procédés traditionnels de raffinage de l'essence, comprise entre 3 et 7 litres.

Le bilan énergétique de la photosynthèse obtenue à partir des algues en tant que tel n'est donc pas positif aujourd'hui, puisqu'il consomme plus d'énergie qu'il n'en produit. Une telle position doit cependant être relativisée car les algues ont d'autres applications, comme la production de molécules de haute qualité pour l'industrie pharmaceutique ou pour la fabrication des cosmétiques. De plus, la rentabilité des algues bénéficiera des avancées de la recherche en BS dans les années à venir. Par exemple, des chercheurs de l'Université de Bielefeld en Allemagne ou de Queensland en Australie ont fait produire cinq fois plus d'oxygène par l'algue verte Chlamydomonas reinhardtii après en avoir modifié le génome.

De même, une équipe de l'Ecole polytechnique fédérale de Zürich a conçu un réacteur permettant de produire du carburant à partir de l'énergie solaire et du CO 2 . Ces chercheurs ont indiqué que le rendement de conversion de l'énergie solaire en énergie de chaleur du carburant atteint 0,8 %, soit deux ordres de grandeur plus élevés que les procédés actuels de dissociation de CO 2. Selon des analyses thermodynamiques, il pourrait atteindre jusqu'à 15 % 78 ( * ) .

Quant à l'ONG canadienne ETC, elle fait valoir que la biomasse n'est une ressource renouvelable que si elle est utilisée en relatives petites quantités, ce qui ne permettra pas un déploiement industriel à grande échelle. ETC affirme qu'il ne sera pas possible d'accroître la production de biomasse, car elle a déjà atteint des niveaux historiquement élevés, difficiles à dépasser. ETC fait observer que ces limites sont dictées par la disponibilité en eau, en minéraux, en fertilisants et par l'équilibre des écosystèmes 79 ( * ) .

On peut donc légitimement s'interroger sur la capacité future des industriels à produire 3 milliards de tonnes de biomasse par an à l'horizon 2050, en vue de parvenir à la quantité de biocarburants prévue par le rapport précité de l'Agence internationale de l'énergie.

Il faut cependant prendre en compte les innovations technologiques qui pourraient permettre d'améliorer les rendements. Il en est ainsi du procédé hybride de fermentation du Syngas (gaz synthétique) 80 ( * ) . La fermentation de syngas offrirait l'avantage de convertir tous les matériaux carbonés en syngas (panic érigé, miscanthus, débris forestiers, fourrage de maïs, déchets organiques agricoles et industriels). D'après une étude de 2010 du Département de l'Energie (DOE) des États-Unis, le rendement de production d'éthanol par ce procédé est supérieur à celui des autres procédés : plus de 100 gallons d'éthanol (soit environ 380 litres) par tonne de matière sèche, contre 83 gallons (soit environ 315 litres) par tonne de matière sèche dans le cas de la voie biochimique de production de l'éthanol et 68 gallons (soit environ 258 litres) par tonne de matière sèche, pour la voie thermochimique 81 ( * ) .

Enfin, les perspectives de la bio-remédiation ont également été revisitées et sont en évolution constante. Une étude récente 82 ( * ) indique que, si la BS peut offrir de nouvelles opportunités dans ce domaine, les scientifiques devront toutefois explorer les voies de dégradation dans d'autres bactéries mieux adaptées pour survivre dans les sites pollués, alors que la recherche est actuellement limitée à la bactérie E. coli.

Sur ce dernier point, Jeffrey M. Skerker, chercheur à l'Université de Californie à Berkeley, fait remarquer, dans une étude récente 83 ( * ) que, bien que le choix de E. coli soit naturel lorsqu'il est utilisé comme une usine chimique dans un bioréacteur de laboratoire, il n'est pas pertinent de transformer une bactérie qui se trouve normalement dans le côlon de l'intestin de l'être humain pour appliquer la bio-remédiation à un site toxique. Il serait plus approprié de transformer des organismes qui prennent directement leur source dans l'environnement concerné.

Évoquant des tentatives de bio-remédiation du sol à l'aide de la bactérie Pseudomonas , qui pourtant y vit, le professeur Jeffrey M. Skerker précise que les expériences ont échoué, du fait de la nature complexe des influences de l'environnement sur la régulation des gènes.

Toutefois, Victor de Lorenzo, chef du laboratoire de microbiologie du Centre national de biotechnologie d'Espagne, entreprend des recherches s'inspirant de celles sur le génome minimal. Il remplace, en effet, les gènes non essentiels de la bactérie Pseudomonas par des circuits métaboliques et de régulation, qui dégradent les éléments-cibles. Ces nouveaux circuits éloignent les microbes des sources de carbone, telles que le glucose, et les dirigent vers des sources d'alimentation composées de produits industriels.


* 70 Ce projet, qui a bénéficié d'un soutien financier d'OSEO à hauteur d'environ 15 millions d'euros, porte sur des souches et cultures de microalgues dites « hétérotrophes » ou « mixotrophes », c'est-à-dire ne nécessitant pas ou peu de lumière, ce qui permettrait d'obtenir des rendements de cinquante à cent fois supérieurs aux cultures traditionnelles.

* 71 La vectorisation des médicaments correspond au transport des molécules biologiquement actives jusqu'à leur cible biologique.

* 72 Aviesan, Bases moléculaires et structurales du vivant, janvier 2011.

* 73 BP a ainsi déboursé 680 millions de dollars pour acquérir 83 % des parts d'une société brésilienne productrice d'éthanol. Exxon a investi 600 millions de dollars dans la recherche sur les biocarburants, en partenariat avec Craig Venter.

* 74 Ainsi, lors d'une réunion organisée en 2009 par Vivagora, Antoine Danchin a-t-il déclaré : « Le problème est qu'actuellement, il faut faire miroiter des applications pour avoir des crédits. Cela va apporter des déconvenues importantes, car il sera impossible de satisfaire les promesses. »

* 75 A realistic Technology and Egineering assessment of Algae biofuel production.

* 76 Bulletin électronique de l'ambassade de France aux États-Unis, 8 novembre 2009.

* 77 Le panic érigé (Panicum virgatum) est une plante herbacée dont la répartition naturelle va de l'Amérique du Nord à l'Amérique centrale. Compte tenu de son rendement et de son potentiel énergétique, le panic érigé fait partie des graminées qui pourraient rapidement intégrer la filière de la biomasse.

* 78 Bulletin électronique de l'ambassade de France en Suisse, 6 avril 2011.

* 79 The New Biomasters, ETC Group, 2010.

* 80 Ce procédé est qualifié d'hybride, car il combine les avantages de la voie biochimique et de la voie thermochimique de la production d'éthanol.

* 81 Bulletin électronique de l'ambassade de France aux États-Unis, 17 juin 2011.

* 82 Charles W. Schmidt, «Synthetic Biology: Environmental Health Implications of a New Field», Environmental Health Perspectives, mars 2010.

* 83 Jeffrey M. Skerker, Julius B. Lucks, Adam P. Arkin, «Evolution, ecology and the engineered organism: lessons for synthetic biology», Genome Biology 2009.

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