2. Evaluation du risque et précaution
Nous avons souhaité reprendre ici une partie de l'intervention de Mme Christine Noiville, juriste, directrice du Centre de recherche en droit des sciences et des techniques, Présidente du Comité économique, éthique et social du Haut Conseil des biotechnologies, et membre du comité de pilotage, qui a dressé un état des lieux clair et précis de la jurisprudence actuelle du principe de précaution, c'est-à-dire son application effective, ainsi que ses prises de position.
Dans un deuxième temps, nous présenterons notre propre perception du principe de précaution au regard de son application actuelle.
a. L'intervention de Mme Christine Noiville
L'intervention lors de l'audition publique du 26 mai de Mme Christine Noiville a porté sur le principe de précaution et ses effets sur le processus d'innovation : contribue-t-il à stériliser ce processus ? Est-il un facteur d'immobilisme ?
En voici les principaux éléments :
« La question s'est en effet posée dès que le principe de précaution a été inscrit en droit international, communautaire et interne. En effet, il constitue un retournement de logique : traditionnellement, le principe de la liberté d'entreprise conduisait à attendre, pour réagir et prendre des mesures, qu'un dommage survienne, à tout le moins que le produit développé - ou l'activité menée - se révèle risqué pour l'environnement et la santé.
Le principe de précaution impose l'idée inverse : il consiste à ne pas attendre qu'un produit - ou une activité - se révèle dangereux pour l'environnement ou la santé, pour prendre des mesures.
Il est faux de dire que le principe de précaution conduit mécaniquement ou par essence à des dispositifs ultrasécuritaires empêchant l'innovation. Le problème réside plutôt dans un manque de clarté des contours de ce principe, qui conduit à en faire le plus souvent des applications émotionnelles ou politiques - dans le mauvais sens du terme. Il faut dépasser ce manque de clarté en donnant le « mode d'emploi » du principe de précaution, comme le propose Philippe Tourtelier dans son rapport, en déterminant presque scolairement les conditions exactes de sa mise en oeuvre ».
Une bonne trame de ce mode d'emploi se trouve dans la jurisprudence de ces dix ou quinze dernières années, au niveau français comme au niveau communautaire.
« Cette jurisprudence est, sinon foisonnante, du moins très riche : des dizaines et des dizaines de décisions indiquent de plus en plus précisément ce qu'est, ou n'est pas, le principe de précaution, ce qu'il oblige les autorités publiques et les entreprises à faire, ou à ne pas faire.
À de rares exceptions près - les affaires d'antennes relais de téléphonie mobile, il y a deux ou trois ans -, cette jurisprudence est assez équilibrée, mesurée et apte à articuler ces deux enjeux majeurs que sont l'innovation d'un côté, et la protection de l'environnement et de la santé de l'autre.
Elle repose sur trois grands points.
Premier point : le principe de précaution est d'abord un principe d'évaluation. Il est nécessairement adossé à une démarche scientifique et, plus précisément, à une évaluation du risque. Même si l'on s'interroge sur la sécurité d'un produit, soit parce qu'il est issu d'une technologie nouvelle, soit parce qu'on a reçu des signaux d'alerte, il n'est pas question de se précipiter pour le retirer du marché.
Le Conseil constitutionnel, lors de l'examen de la loi OGM, a été très clair : le principe de précaution ne suppose pas d'interdire les OGM, mais d'en organiser scrupuleusement l'évaluation. De fait, dans leur très grande majorité, les juges accordent beaucoup d'importance à la façon dont cette évaluation a été menée. Ils vérifient qu'elle n'a pas été qu'un alibi, qu'elle prend en compte l'ensemble des thèses disponibles, y compris les thèses minoritaires, qu'elle est rigoureuse, suffisamment détaillée et indépendante - à cet égard, le Conseil d'État a rendu deux arrêts importants sur les conflits d'intérêts dans le domaine de l'expertise.
Appliqué comme un principe d'évaluation, le principe de précaution ne se traduit pas par moins de science, mais par davantage de science, et, potentiellement, par l'émergence de nouvelles voies de recherche et d'innovation.
Deuxième point : exiger davantage d'évaluation scientifique est une chose, mais va-t-on jusqu'à demander au chercheur ou à l'industriel de prouver l'absence de risque pour mettre son produit sur le marché ou pour l'y maintenir ? La très grande majorité des tribunaux a pu éviter cet écueil. D'abord, un certain nombre d'entre eux - dont la Cour de justice de l'Union européenne - rappelle implicitement mais régulièrement que le risque zéro n'existe pas. Ensuite et surtout, pour retirer le produit du marché ou pour l'empêcher d'y accéder, il ne suffit pas d'une simple angoisse ou d'une élucubration : il faut non seulement que le risque redouté soit grave - grave « et irréversible », précise la Charte de l'environnement -, mais aussi que l'évaluation ait confirmé des indices de risque « suffisamment convaincants ». Ces dernières années, faute d'indices suffisamment convaincants, de nombreuses mesures de précaution ont été déclarées illégales par les tribunaux. Les exemples abondent, qu'il s'agisse des OGM, de l'alimentation - l'exploitation d'une source d'eau minérale il y a quelques mois - ou du bracelet électronique.
Troisième point : quand l'évaluation aboutit à des résultats suffisamment concluants, quelle mesure de précaution prendre ? D'après le juge, ce ne sera pas automatiquement une mesure drastique.
La mesure de précaution doit respecter le principe de proportionnalité. Cela signifie d'abord que la mesure doit être provisoire et donc révisable. On peut certes retirer pendant un certain temps un produit du marché, mais pour un temps seulement, cette mesure de retrait devant être accompagnée d'évaluations destinées à en savoir davantage sur le risque redouté, et éventuellement à rectifier le tir si nécessaire. Cela signifie ensuite que le décideur peut - et dans certains cas, doit - ne pas s'obnubiler sur le risque redouté et mettre en balance les avantages et les inconvénients qu'il y a à courir ce risque. C'est ce qui ressort d'un arrêt rendu il y a quelques années par la Cour de justice à propos d'un médicament que la Commission européenne souhaitait retirer du marché parce qu'un nouveau risque, qui n'avait pas été identifié au moment de l'AMM, était apparu. Il n'en reste pas moins que cet arrêt pose une règle de bon sens, selon laquelle le principe de précaution n'affranchit pas de la nécessité de mettre en regard les uns des autres les risques d'un côté, et les bénéfices de l'autre.
En France, plusieurs cours d'appel ont indiqué que « la notion de précaution doit être intégrée dans une analyse globale d'opportunité ». Il faut donc replacer le risque dans son contexte général et se poser la question de savoir s'il faut le prévenir à tout prix, ou s'il peut y avoir un intérêt à le courir.
En somme, selon la jurisprudence, l'interdiction est loin d'être la seule modalité de mise en oeuvre du principe de précaution. Parfois, ce sera la seule option acceptable ou possible. Toutefois, elle n'est pas mécaniquement et obligatoirement dictée par le principe de précaution.
Reste que ce principe de précaution, s'il n'est pas en lui-même un facteur de blocage, peut le devenir, sous l'effet de décisions de décideurs publics ou privés qui, angoissés à l'idée de voir leur responsabilité engagée ultérieurement, en font un principe ultrasécuritaire. Un tel argument mérite de ne pas être balayé. Pour autant, la jurisprudence relative à la responsabilité ne contient que peu de décisions de nature à conduire à un tel blocage. Les tribunaux insistent surtout sur la nécessité pour les décideurs de faire preuve d'une vigilance renforcée et ne retiennent pas systématiquement de responsabilité, par exemple lorsque le produit s'avère dommageable alors même qu'il était impossible de le savoir au moment où il a été mis sur le marché.
Jusqu'à présent, le principe de précaution a très peu bouleversé les conditions d'engagement de la responsabilité, notamment civile, pour les entreprises. La Cour de cassation a même affirmé dans un arrêt que le principe de précaution ne remettait pas en cause les règles selon lesquelles celui qui demande l'indemnisation d'un dommage doit prouver le lien de causalité entre ce dommage et un fait générateur. Il s'agissait, en l'occurrence, d'un GAEC qui se plaignait des conséquences d'une ligne à très haute tension sur la santé de son élevage.
Pour l'essentiel, la jurisprudence s'est construite sur deux maîtres mots : rigueur scientifique, mais pas exigence de risque zéro ; posture d'action plutôt que d'abstention. »
Il paraît ainsi très important à Mme Noiville d'établir aujourd'hui un mode d'emploi, à partir du travail fait par la jurisprudence dominante et patiemment élaboré depuis une dizaine ou une quinzaine d'années. Ce ne sera évidemment pas une solution toute faite qui permettra de résoudre l'ensemble des problèmes auxquels on se heurte en la matière. Ce principe ne doit pas être brandi comme une arme, comme une « ressource politique » par l'administration pour se protéger, ou par les associations pour fragiliser l'action de l'administration et celle des entreprises.