N° 34

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 octobre 2011

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur le marché de l' art contemporain en France ,

Par M. Jean-Pierre PLANCADE,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : Mme Marie-Christine Blandin , présidente ; MM. Jean-Étienne Antoinette, David Assouline, Mme Françoise Cartron, M. Ambroise Dupont, Mme Brigitte Gonthier-Maurin, M. Jacques Legendre, Mmes Colette Mélot, Catherine Morin-Desailly, M. Jean-Pierre Plancade , vice-présidents ; Mme Maryvonne Blondin, M. Louis Duvernois, Mme Claudine Lepage, M. Pierre Martin, Mme Sophie Primas , secrétaires ; MM. Serge Andreoni, Maurice Antiste, Dominique Bailly, Pierre Bordier, Jean Boyer, Jean-Claude Carle, Jean-Pierre Chauveau, Jacques Chiron, Mme Cécile Cukierman, M. Claude Domeizel, Mme Marie-Annick Duchêne, MM. Alain Dufaut, Vincent Eblé, Mmes Jacqueline Farreyrol, Françoise Férat, MM. Gaston Flosse, Bernard Fournier, André Gattolin, Mmes Dominique Gillot, Sylvie Goy-Chavent, MM. François Grosdidier, Jean-François Humbert, Mmes Bariza Khiari, Françoise Laborde, Françoise Laurent-Perrigot, MM. Jean-Pierre Leleux, Michel Le Scouarnec, Gérard Longuet, Jean-Jacques Lozach, Philippe Madrelle, Jacques-Bernard Magner, Mme Danielle Michel, MM. Philippe Nachbar, Daniel Percheron, Jean-Jacques Pignard, Marcel Rainaud, François Rebsamen, Michel Savin, Abdourahamane Soilihi, Alex Türk, Hilarion Vendegou, Maurice Vincent.

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Le champ de l'art contemporain est structuré par ses codes, ses réseaux mais aussi un marché. L'art contemporain est devenu un enjeu politique et économique dans une période d'extrêmes perturbations et mutations. Il reflète à la fois les questions que chacun peut se poser sur le dynamisme d'une société et ses évolutions culturelles. Il est aujourd'hui partie prenante des mutations financières et technologiques. La création contemporaine est devenue un phénomène mondial. Les nouvelles technologies et la numérisation vont certainement amplifier ce phénomène et faire évoluer sa nature et son accessibilité.

De mondial on le dit désormais global, le marché de l'art contemporain est profondément touché par le phénomène de mondialisation de l'ensemble des activités économiques. Tout est en mouvement. On assiste à un profond bouleversement des équilibres traditionnels au détriment du rayonnement culturel et économique de la France. Les nouvelles scènes artistiques peuvent cependant être nos alliées et nous faire sortir de la confrontation « Paris contre New York » de la fin du XX e siècle.

La France a été la référence absolue dans le domaine artistique. Elle a été, par le passé, le territoire d'accueil de tous les artistes et le centre mondial du marché de l'art jusqu'aux années 1960. La Biennale de Venise de 1964 est à cet égard un tournant. Partie d'une situation historiquement exceptionnelle, la France est aujourd'hui marginalisée par l'arrivée sur le marché de l'art contemporain d'acteurs originaires des pays émergents, dont le plus emblématique est la Chine.

Pourtant, force est de reconnaître que l'engagement de l'État et des collectivités territoriales dans ce domaine, avec la création des Fonds régionaux pour l'art contemporain, a été particulièrement décisif depuis trente ans. Paradoxalement ce soutien a également été vécu comme un handicap, puisque certains acteurs du marché y ont vu la naissance d'un « art officiel », ou encore d'un « secteur artistique subventionné ». C'est ce que certains 1 ( * ) décrivaient déjà avec le tournant des années 1980 ayant suivi les premières nominations de directeurs régionaux des affaires culturelles. D'autres ont surtout critiqué au contraire l'absence de soutien de la France aux artistes de la scène française, c'est-à-dire de tous les artistes travaillant, créant, vivant dans notre pays. Ils seraient victimes d'un « désamour » des grandes institutions, expositions, foires et biennales, à commencer par les françaises.

Des attentes existent et beaucoup d'acteurs souhaitent que l'État prenne enfin les mesures qui s'imposent pour permettre au marché de l'art en général, et au marché de l'art contemporain en particulier, de renouer avec une dynamique internationale. Finalement on attend de l'État qu'il soutienne la création d'aujourd'hui selon une nouvelle philosophie lui permettant d'intervenir d'abord en tant que « facilitateur ».

* *

*

De nombreux rapports ont rythmé la réflexion de ces vingt dernières années sur le marché de l'art et la nécessité d'une relance en France. Certaines des propositions formulées par leurs auteurs ont été mises en oeuvre, d'autres non. Beaucoup d'entre elles demeurent pertinentes mais sont confrontées aux contraintes récurrentes du contexte économique et du temps politique, c'est-à-dire du moment jugé opportun pour aborder des réformes et de la maturation de la réflexion des différents acteurs. Or la situation de crise actuelle pourrait laisser penser que le sujet du marché de l'art ne figure pas au rang des priorités de l'agenda politique.

Les débats récents sur l'impôt sur la fortune et les oeuvres d'art illustrent malheureusement le malentendu qui peut exister : l'art serait l'affaire des plus nantis ou, à tout le moins, une préoccupation secondaire devant nécessairement s'effacer au profit des considérations économiques et sociales. Or l'analyse des enjeux montre que la réalité est tout autre. Le présent rapport souhaite mettre en évidence tous les bénéfices économiques, sociaux et culturels que l'on peut attendre d'un marché de l'art dynamique. Car « l'art d'aujourd'hui », expression que votre rapporteur a privilégiée tant elle est porteuse de sens, peut constituer un formidable atout s'il est accessible au plus grand nombre : artistes, collectionneurs, amateurs, musées, centres d'art, etc.

Le marché de l'art contemporain, ou encore de l'art d'aujourd'hui, c'est un secteur qui peut attirer des investissements économiques, c'est l'image de la France dans le monde, c'est le reflet de la société qui doit rester accessible pour que chacun s'interroge sur son rôle, ce sont des artistes qui essaient de trouver les moyens de vivre leur art à défaut d'en vivre tout court . L'art d'aujourd'hui, c'est la clé pour une société dynamique de demain, car réfléchir aux moyens de le soutenir, c'est favoriser une démocratisation culturelle entre tous les acteurs et dans tous les territoires.

Votre rapporteur présente un certain de nombre de propositions dans un état d'esprit bien clair : il ne s'agit pas de faire une liste exhaustive de propositions qui reprendraient nécessairement une partie des travaux des précédents rapports sur le sujet. Ces derniers ont déjà apporté un éclairage précieux. Il s'agit plutôt d'apporter un témoignage dressant le contour du marché de l'art d'aujourd'hui, d'en présenter les acteurs et les enjeux, et de proposer quelques pistes reflétant les attentes des parties prenantes rencontrées au cours des derniers mois. L'objectif est d'ancrer enfin de façon durable le sujet de l'art d'aujourd'hui dans les débats et d'en rappeler l'urgence, pour que la France ait encore le temps de réagir, de trouver les remèdes pour faire émerger une scène française mal en point.

Le présent rapport appelle à une prise de conscience, à un sursaut en faveur de l'art d'aujourd'hui .

La première partie établit le constat du décrochage de la France et de la scène française dans le marché de l'art contemporain. La deuxième partie souligne les principales singularités de la situation française, notamment marquée par un fort cloisonnement des acteurs du marché de l'art contemporain. Enfin la troisième et dernière partie insiste sur l'objectif principal, la démocratisation de l'art d'aujourd'hui, qui dépasse largement le cadre strict du marché.

LES RAPPORTS SUR LE MARCHÉ DE L'ART ET LA CRÉATION ARTISTIQUE

1999 : Rapport de Yann Gaillard « Marché de l'art : les chances de la France »

Rapport d'information n° 330 (1998-1999) de la commission des finances du Sénat, qui présente 10 propositions de modifications législatives . Des propositions de loi ou amendements avaient suivi mais les sujets avaient alors été abandonnés : création de Fonds d'investissement en Art contemporain, assouplissement des règles d'amortissement et des obligations d'exposition des entreprises, etc.

*

2001 : Rapport d'Alain Quemin : « Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l'art contemporain »

Rapport remis au ministre chargé des affaires étrangères en juin 2001. 17 propositions sont formulées, relatives aux artistes français en France, au renforcement du marché français (stimuler la demande privée, inciter les galeries à s'impliquer davantage, favoriser l'émergence de collectionneurs), aux artistes français à l'étranger (soutenir l'accrochage permanent d'artistes français dans les musées étrangers, encourager les dépôts de longue durée auprès de musées étrangers par le FNAC et les FRAC, financer davantage les stands de galeries françaises dans les foires à l'étranger), et à l'évolution des mentalités françaises.

*

2008 : Rapport de Martin Bethenod : « Plan de renouveau pour le marché de l'art »

Rapport remis à la ministre chargée de la culture par Martin Bethenod, Catherine Chadelat, Guy Cogeval, Nathalie Moureau et Laurent Vallée. Il formule 37 propositions suivant 5 axes : économie, international, social, patrimoine et pratiques culturelles. Sont ainsi abordées les questions des collections privées et de la compétitivité du marché, dans une étude très complète et détaillée des dysfonctionnements et des solutions envisagées.

*

2008 : Rapport Jobbé-Duval : « Pour améliorer la participation de la France au dialogue artistique international dans le domaine des arts visuels »

Rapport remis au ministre chargé des affaires étrangères et au ministre chargé de la culture, suite aux ateliers organisés par CulturesFrance à l'été 2008. Il présente 33 recommandations suivant 3 axes : montrer, échanger et exporter. Sont suggérés : le renforcement du rôle des ambassades, des échanges dans les écoles d'art, l'accompagnement des artistes résidents, la définition d'un indicateur du taux de présence de la scène française à l'étranger, ou encore une meilleure diffusion des collections publiques.

I. LA FRANCE AU SEIN DU MARCHÉ DE L'ART CONTEMPORAIN

A. UNE POSITION MOINS FAVORABLE OU LE CHOC DE LA MONDIALISATION

Avec l'arrivée massive de nouveaux acheteurs provenant de pays à forte croissance économique, le marché de l'art a connu une double mutation : d'une part, une accélération en volume et en montant du rythme des ventes et, d'autre part, un déplacement vers l'Est, et plus particulièrement la zone Asie, de son centre géographique. En effet, le paysage traditionnel de ce marché a été profondément transformé par l'émergence d'un nouvel acteur, la Chine, qui est venu bousculer le trio de tête formé par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France.

Les ventes d'art contemporain ont fortement concouru à ces bouleversements. Leur forte progression à l'échelle mondiale, et notamment dans les pays asiatiques, accompagnée d'une envolée spectaculaire du prix des oeuvres vendues, a contribué en particulier à déstabiliser les équilibres traditionnels de ce marché. Ainsi, la création contemporaine représente désormais 10,2 % du produit des ventes mondiales contre 2,83 % au début des années 2000 1 .

Les enchères record des artistes modernes et d'après-guerre ont aujourd'hui remplacé à la une des journaux les adjudications vertigineuses des artistes impressionnistes au cours des années 1990, et ont consacré l'hypermédiatisation d'un marché de l'art contemporain toujours plus surprenant. « L'art contemporain est le versant le plus médiatique, spéculatif et volatil du marché de l'art » 2 ( * ) .

1. Un décrochage certain par rapport aux grandes capitales du marché de l'art
a) Une nouvelle cartographie du marché de l'art

En un demi-siècle, la place de la France sur le marché de l'art s'est considérablement affaiblie, passant de la première à la quatrième position. La mutation qui s'est opérée ces dernières années a été fortement commandée par la situation économique mondiale et ses évolutions.

L'année 2007 a été marquée par un niveau record de chiffre d'affaires pour le marché de l'art, avec un volume mondial de 48,1 milliards d'euros pour l'ensemble des transactions enregistrées par les secteurs des ventes aux enchères et du négoce réunis, soit une augmentation de plus de 50 % en cinq ans. 3 ( * ) Cette même année, la France a perdu sa troisième place mondiale sur ce marché, au profit de la Chine, qui n'a cessé de gagner des parts de marché depuis le milieu des années 2000, pour accéder en 2010, selon les données Artprice, à la première place pour la vente d'oeuvres d'art aux enchères, ou à la deuxième avec 23 % du marché mondial de l'art et un volume d'affaires de 26 milliards de dollars en 2010, d'après les chiffres fournis par Arts Economics, dépassant pour la première fois le Royaume Uni. La France s'est ainsi retrouvée rétrogradée au quatrième rang mondial.

RÉPARTITION DU MARCHÉ PAR PAYS EN 2010

Source: Arts Economics (2011)

Premier ou deuxième rang, il n'en reste pas moins que s'est opéré « un changement sismique de la distribution géographique » du marché de l'art. 4 ( * ) La nouvelle cartographie de ce marché s'est donc dessinée à partir de 2007 qui marque la montée en puissance de la Chine et l'extraordinaire dynamisme des marchés dits émergents . Le déplacement des marchés et des fortunes vers de nouvelles zones géographiques en est un facteur d'explication. L'augmentation du nombre de millionnaires y a favorisé la croissance de la demande pour les oeuvres d'art, et en particulier contemporaines.

Dans ce contexte, la France apparaît comme un acteur secondaire et marginal du marché de l'art d'aujourd'hui, même si elle se situe au deuxième rang européen après le Royaume-Uni qui est un acteur dominant avec près de 60 % du marché européen. Les parts de marché de la France en Europe et dans le monde n'ont ainsi cessé de diminuer d'année en année pour atteindre respectivement 16 % et 6 % en 2010 , contre 18,1 % et 9,2 % en 2002 de l'activité mondiale des enchères « Art et objets de collection » en valeur. 5 ( * ) Notre pays a donc nettement moins profité de l'euphorie qui s'est emparée de ce marché au cours de la décennie des années 2000 et a vu sa position s'affaiblir progressivement à l'exception de l'année 2009 qui a profité du succès de la vente remarquable de la collection Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, contribuant à elle seule pour 25 % au chiffre d'affaires des ventes aux enchères. La France a retrouvé en 2010 son niveau de 2008 avec 6 % de parts de marché dans le monde.

PARTS DU MARCHÉ DE L'ART FRANÇAIS EN EUROPE ET DANS LE MONDE

Année

Part de marché en Europe

Part de marché dans le monde

2002

18.1 %

9.2 %

2003

17.8 %

9.3 %

2004

15.2 %

7.3 %

2005

14.0 %

6.8 %

2006

14.5 %

6.4 %

2007

14.2 %

5.8 %

2008

11.9 %

6.0 %

2009

18.3 %

9.6 %

2010

16.1 %

6.0 %

Source: Arts Economics (2011)

Le ministre de la culture et de la communication Frédéric Mitterrand a ainsi souligné lors de son discours, prononcé le 11 février 2011, à l'occasion de la réception des professionnels des arts plastiques, prenant acte des bouleversements qui se dessinent à travers le monde, que « Paris n'est plus qu'un centre parmi d'autres, alors que les modes de légitimation se trouvent éclatés, les interlocuteurs autorisés se multiplient, que les critères d'évaluation sont contestés et se diversifient » .

b) L'art contemporain : un marché mondialisé en forte croissance

L'affaiblissement de la place de la France sur le marché de l'art, distancée aujourd'hui par la Chine, s'est accompli dans un contexte d'euphorie pour l'art contemporain avec une progression considérable du montant des adjudications réalisées par les maisons de ventes aux enchères , passant de 92 millions d'euros en 2000 à plus de 982 millions d'euros pour la période située entre juillet 2007 et juin 2008, soit une progression mondiale de l'ordre de 1067 % en moins de dix ans . Par exemple, le produit des ventes aux enchères d'art contemporain dans le monde a plus que doublé entre 2005 et 2006, ainsi qu'entre 2006 et 2007, comme l'illustre le graphique ci-après. Croissance économique et puissance du marché de l'art se sont alors conjuguées.

Si on considère la décennie 2000-2010 qui prend en compte l'impact de la crise économique et financière ressenti fortement à partir de la fin de l'année 2008, la croissance du marché de l'art contemporain dans le monde est néanmoins de 800 %. Toutefois, la contraction de ce marché a été particulièrement sévère entre le deuxième semestre 2008 et le début de l'année 2010, mettant un terme tout au moins provisoire à une bulle spéculative dont la cote de certains artistes en était l'illustration.

En effet, la fin du mois d'octobre 2008 marque la fin de l'euphorie pour le marché de l'art contemporain, faisant suite à sept années consécutives de hausse des prix. « Le secteur le plus spéculatif et le plus volatil du marché de l'art fut le premier à souffrir de la dégradation de l'économie mondiale et de l'effondrement des bourses européennes et américaines » . 6 ( * )

(c) Artprice.com

Les années 2000 ont ainsi été marquées par la multiplication des acheteurs, du nombre de lots vendus et des enchères millionnaires. En 2008, le nombre des enchères supérieures à un million de dollars dans le monde pour le secteur de l'art contemporain dépassait 190, contre 4 en 2003. 7 ( * )

LES PREMIÈRES PLACES DE MARCHÉ AUX ENCHÈRES D'ART CONTEMPORAIN

Source : Données Artprice

La Chine mais aussi les États-Unis dans une moindre mesure ont joué un rôle déterminant dans la mutation du marché de l'art qui a consacré la puissance financière de l'art contemporain dans le monde et particulièrement dans les pays émergents.

Force est de reconnaître que le marché chinois répond essentiellement à une forte demande intérieure et que son développement se réalise quasi exclusivement sur le commerce des biens relevant de sa culture propre, quel que soit le secteur concerné, antiquités ou création contemporaine. Le tableau du produit des ventes des dix premiers artistes contemporains chinois nés après 1945 par chiffre d'affaires dans le monde et en Chine illustre parfaitement ce propos, puisqu'au premier semestre 2010 sur les 284 lots vendus seuls 45 le sont en dehors du territoire national 8 ( * ) . Ainsi, 84 % des lots des artistes chinois les plus cotés sur le marché de l'art contemporain sont effectivement vendus en Chine.

L'art contemporain est ainsi devenu un phénomène mondial et un marqueur social. Mme Judith Benhamou-Huet a ainsi indiqué, lors de son audition par votre rapporteur, qu'une nouvelle élite mondiale financière arrive à pénétrer des milieux par l'art contemporain, la détention d'oeuvres d'art actuel s'entendant comme un signe de pouvoir. « C'est de cet accroissement des consommateurs d'art que le marché tire sa force » . 9 ( * ) L'accès à l'art ne repose plus sur des critères uniquement culturels mais aussi financiers. En 2008, un tiers des cent plus importants clients acheteurs de la maison Sotheby's dans le monde était ainsi issu de ces pays émergents sur le marché de l'art. 10 ( * )

Lors de son audition par votre rapporteur, M. Christophe Girard, adjoint à la culture de la Ville de Paris a relativisé l'importance prise par le classement des pays, arguant de la difficulté pour la France à se comparer à la Chine pour laquelle le rapport à l'art, comme pour nombre de pays émergents, constitue un enjeu national.

Malgré l'érosion de la place de Paris, la France n'est pas restée en dehors du mouvement d'explosion des ventes d'art contemporain , puisque selon les données Artprice, le produit des ventes aux enchères dans ce secteur d'activité pour les artistes nés après 1975 a progressé de l'ordre de 300 % en dix ans . Il est passé, par exemple, de 7,4 à 16,9 millions d'euros entre 2005 et 2006, soit une croissance de près de 130 %, marquant le début d'un mouvement durable en faveur de l'art d'aujourd'hui.

(c) Artprice.com

Toutefois, la progression en volume des ventes d'art contemporain à l'échelle mondiale a été telle, qu'elle a contribué à marginaliser davantage notre pays sur ce secteur fortement globalisé en termes de part de marché. En effet, en 2007, 2008 et 2010, alors que les produits des ventes d'art contemporain dans le monde atteignent des niveaux considérables, le marché français ne représente plus qu'environ 2 % de ce secteur . Plus la croissance mondiale est forte, plus la position relative de la France s'affaiblit, voire devient dérisoire pour l'art contemporain. « Tardant à se moderniser et peinant à valoriser ses artistes à l'échelle mondiale, la capitale culturelle s'est complètement laissé distancer, notamment sur le marché de l'art contemporain » . 11 ( * )

PRODUITS DES VENTES D'ART CONTEMPORAIN EN FRANCE
(ARTISTES NÉS APRÈS 1945)

Année

France

Part de marché
dans le monde

2000

4 475 498 €

5,12 %

2001

4 416 575 €

4,48 %

2002

3 990 012 €

4,35 %

2003

4 680 283 €

5,53 %

2004

6 901 325 €

4,00 %

2005

7 418 343 €

3,38 %

2006

16 889 247 €

3,90 %

2007

16 756 986 €

1,92 %

2008

19 380 030 €

2,10 %

2009

21 102 448 €

6,10 %

2010

18 392 569 €

2,50 %

2011

9 000 990 €

1,79 %

Source : Données Artprice 2011

Les personnes auditionnées par votre rapporteur ont souvent fait le constat d'une relative désaffection des vendeurs français ou étrangers pour le marché français et d'une insuffisante participation de ce marché au développement du marché mondial.

2. L'art contemporain en France en marge du marché de l'art

Le marché de l'art en France se structure sur des segments d'activité traditionnels, privilégiant ainsi l'art ancien et moderne. Le secteur de l'art contemporain a toujours représenté une faible part des ventes aux enchères en France, comme le note le rapport d'activité 2010 du Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques. Notre pays s'est toutefois positionné ces dernières années sur des niches porteuses, telles que la photographie, la bande dessinée et le Street art , tout en maintenant ses bonnes positions sur le marché de l'art primitif ou des arts décoratifs.

LES VENTES D'ART MODERNE ET CONTEMPORAIN EN 2010

Secteur

Total des ventes

% en volume

Lots vendus

Prix moyens

Ventes d'art

€ 397.8

100 %

35,887

€ 11,056

Art moderne

€ 269.2

68 %

19,598

€ 13,736

Art contemporain

€ 51.6

13 %

6,655

€ 7,759

Source: Arts Economics (2011) (données Artnet 2011)

Les ventes publiques d'art contemporain ou plus précisément d'oeuvres d'artistes nés après 1945 demeurent relativement réduites en France, ce domaine étant plutôt du ressort des galeries. Selon les estimations qui ont été fournies par les représentants du Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques lors de leur audition par votre rapporteur, les ventes aux enchères représenteraient environ 20 à 25 % de l'activité du secteur contre 50 à 60 % pour le secteur marchand traditionnel, le reste étant constitué par les ventes entre particuliers ou auprès des artistes. Il faut également souligner que le prix moyen d'une oeuvre d'art contemporain est en France inférieur à celui d'une oeuvre d'art moderne et très faible, si on se situe dans le contexte mondial. Force est de constater que la part des oeuvres abordables est plus importante en France et que le nombre d'enchères millionnaires est par conséquent réduit en comparaison des trois acteurs principaux sur ce marché très spéculatif.

En 2010, en France, les ventes d'art d'après-guerre et contemporain représentent 21 % du montant adjugé du secteur « art et antiquités », soit un montant de 164 millions d'euros d'adjudications, mais seulement 14 % du nombre de ventes. Ce secteur est dominé par les deux sociétés anglo-saxonnes que sont Sotheby's et Christie's, et deux sociétés françaises, Artcurial et la maison de vente Cornette de Saint Cyr.

NOMBRE DE VENTES « ART ET ANTIQUITÉ » ET « ART CONTEMPORAIN »
EN 2010 EN FRANCE

Nombre de ventes « Art et Antiquités »

Nombre de ventes « Art contemporain »

Taux de ventes « Art contemporain »

Paris - Ile de France

1 162

179

15 %

Régions

822

110

13 %

Total

1 984

289

14 %

Source : CVV

Votre rapporteur tient à souligner que les statistiques disponibles émanant des acteurs officiels de ce marché (qui isolent l'art contemporain au sein du marché de l'art) dans ce domaine font souvent défaut. Pour la première fois, le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques a adressé un nouveau questionnaire économique aux maisons de ventes afin de lui permettre d'appréhender les ventes d'art d'après-guerre et contemporain dans son rapport annuel, « un secteur d'autant plus important que les résultats qu'il atteint sont souvent interprétés comme l'une des mesures du rayonnement culturel d'un pays » . 12 ( * ) Il faut aussi noter, comme l'ont fait remarquer plusieurs acteurs du marché auditionnés dans le cadre du présent rapport d'information, que l'Observatoire du marché de l'art qui dépend du ministère de la culture et de la communication ne publie pas de rapport en l'absence de moyens.

Proposition n° 1 : Encourager la mise en place d'instruments d'observation de l'évolution de la conjoncture du marché de l'art, notamment pour l'art d'aujourd'hui, en dehors des données sur les ventes publiques.

Pour le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères, « la question du positionnement de la France vis-à-vis des autres pays est donc d'abord fonction de la capacité des sociétés uniquement nationales à trouver des objets de grande qualité, et de la stratégie des sociétés internationales dans le choix de la meilleure place pour vendre un objet donné » . 13 ( * )

La structuration du marché de l'art français explique notamment que notre pays soit moins sensible aux phénomènes de crise ou de mode et aux renversements de tendance. M. Guillaume Cerutti, président-directeur général de Sotheby's France, reconnaît que la France, en persistant sur des secteurs traditionnels d'un certain art de vivre à la française, « reste un marché aux caractéristiques bien particulières, en bonne partie à l'écart des tendances observées depuis dix ans au plan mondial » . Les segments d'activité du marché français sont également moins spéculatifs que l'art contemporain.

Cette relative marginalité du marché de l'art contemporain en France l'a ainsi mis à l'abri de l'impact de la crise économique mondiale à partir de 2008.

Au contraire de la Chine dont le produit des ventes en matière d'art contemporain entre juillet 2007 et juin 2008 a diminué de 63 %, la France s'est en quelque sorte tenue à l'écart de ces fortes fluctuations du marché.

Le marché français en 2010 a ainsi rapidement retrouvé son niveau des années remarquables de 2006 et 2007. Les pertes en ventes publiques suite à la crise économique ont été minimes, de l'ordre de 9 % entre 2008 et fin 2010 pour l'art contemporain contre 33 % au Royaume-Uni. Toutefois, les résultats du premier semestre 2011 en se situant en baisse par rapport au deuxième semestre 2010 et en contradiction avec la tendance au niveau mondial ne confirment pas la reprise précédemment amorcée.


* 1 Philippe Urfalino, « L'invention de la politique culturelle », in La documentation française, 1996.

* 2 Tendances du marché de l'art 2010 - Artprice.

* 3 Dr Clare McAndrew - « The French Art Market - A summary of key figures », Arts Economics mai 2010.

* 4 Rapport TEFAF - The global art market 2010.

* 5 Guillaume Cerutti - « Mutations du marché de l'art mondial, paradoxes du marché de l'art français », Commentaires n° 131 automne 2010.

* 6 Le marché de l'art contemporain 2008/2009 Artprice.

* 7 Tendances du marché de l'art 2008 - Artprice.

* 8 Cf. tableau Top 10 des artistes contemporains chinois au 1 er semestre 2010 - Artprice 2011.

* 9 Judith Benhamou-Huet - Art Business, Editions Assouline, 2007 p. 11.

* 10 Guillaume Cerutti - « Mutations du marché de l'art, paradoxes du marché français », Commentaires n° 131 automne 2010.

* 11 Tendances du marché de l'art 2010 Artprice.

* 12 Rapport d'activité 2010 du Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques.

* 13 Idem.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page