CHAPITRE 2 - LA DIVERGENCE DES SALAIRES ENTRE LES DEUX PAYS QUELLE AMPLEUR ? QUELS EFFETS ?
Depuis que les positions commerciales de la France et de l'Allemagne divergent, on s'interroge sur la responsabilité d'éventuels dérapages salariaux en France dans le creusement du déficit extérieur tout en mettant en exergue les gains de compétitivité réalisés par l'Allemagne grâce à la sagesse de ses salaires.
La divergence salariale entre les deux pays est incontestable, de même que sa concomitance avec l'écart grandissant des performances des deux pays dans l'échange international.
Pourtant, il n'est pas nécessairement légitime de prêter à cette corrélation le sens d'un lien de causalité par lequel le différentiel des salaires entre les deux pays expliquerait l'évolution de leurs soldes commerciaux à travers une déformation de leur compétitivité au regard de leurs coûts de production.
Comme on l'indiquera plus loin, les ressorts des résultats du commerce international des deux pays sont plus diversifiés.
Si les salaires et leur dynamique ne sont probablement pas entièrement étrangers à ces résultats, ils interviennent sans doute surtout sous une forme différente des variables relatives à la compétitivité-coût : celle qu'on peut associer au différentiel des demandes domestiques adressées par les deux pays au reste du monde.
Plutôt que d'assurer la suprématie extérieure de l'économie allemande, processus auquel elle a, mais avec d'importantes nuances, contribué, la baisse des coûts salariaux en Allemagne a exercé un impact favorable sur le solde commercial du pays en comprimant la demande adressée par l'Allemagne au reste du monde.
La langueur de la demande intérieure résultant de la contrainte pesant sur les salaires en Allemagne, a placé la croissance de ce pays en retrait de l'expansion observée dans le monde et chez ses principaux partenaires européens, dont la France.
Ce n'est là qu'un des aspects des effets structurels du régime salarial allemand sur le revenu national du pays.
Néanmoins, ces constats n'épuisent pas les réflexions qu'inspire la désinflation compétitive allemande, notamment pour l'avenir.
En premier lieu , on peut estimer que si, dans le passé, elle n'a pas apporté la contribution décisive qu'on présente trop souvent à la compétitivité de l'offre allemande par rapport à l'offre française, l'Allemagne dispose d'un réservoir de compétitivité qu'elle pourrait mobiliser moyennant une renonciation à une partie des marges engrangées sur les exportations à destination de l'Europe 15 ( * ) . Il reste à mesurer si les réserves mobilisables seraient à la hauteur d'une attaque subie par l'offre allemande sur ses marchés (d'exportation ou intérieur).
En second lieu , la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment de la rémunération du travail s'est accompagnée d'une élévation du taux de profit qui, moyennant une utilisation pertinente, peut être propice à une élévation de la compétitivité allemande. Mais, cette hypothèse appelle quelques réserves tenant au niveau de la croissance réalisée (ou anticipée) en Allemagne, à l'emploi des marges des entreprises et au lien entre effort de compétitivité par la productivité et accélération de la productivité.
I. UNE « MODÉRATION » SALARIALE EN ALLEMAGNE DONT LES EFFETS SUR LES COMPÉTITIVITÉS RELATIVES NE DOIVENT PAS ÊTRE SURESTIMÉS
Les coûts salariaux unitaires en Allemagne et en France divergent depuis 2000 au bénéfice d'une amélioration de la compétitivité-coût des productions allemandes.
Cette divergence ne provient pas d'une progression plus forte de l'efficacité de l'appareil productif allemand mais d'un fort ralentissement de la progression des rémunérations salariales.
On suggère souvent que les évolutions salariales allemandes seraient à la base d'un avantage de compétitivité du pays par rapport à la France en lien avec ses incidences sur la compétitivité-coût respective des deux systèmes de production.
Cette affirmation ne saurait être acceptée sans nuances car la contribution de la rigueur salariale à la compétitivité extérieure allemande n'est pas avérée. Toutefois, il semble difficile d'exclure que la dynamique salariale du pays puisse contribuer entièrement à sa compétitivité, même si c'est selon des voies différentes de celles usuellement évoquées.
De quelques difficultés de comparaison de
coût du travail
La comparaison des coûts du travail dans l'industrie française et allemande est controversée. Selon l'enquête de référence d'Eurostat, les coûts horaires sont identiques. D'après les données des comptes nationaux, en revanche, les coûts allemands sont supérieurs (de 6 à 9 %) tandis que les statistiques disponibles aux États-Unis sur le sujet font état d'un coût du travail supérieur de 14 % en Allemagne. Ces différences sont associées à des différences de champs. Eurostat ne considère que les salariés des entreprises de plus de 10 salariés et calcule le coût du travail sur la base du salaire superbrut (salaires + cotisations sociales des salariés et des employeurs + primes + bonus et impôts sur les salaires) auquel sont ajoutés les coûts intermédiaires (frais de recrutement, de restauration...). Les comptes nationaux couvrent l'ensemble des salariés, y compris les apprentis (nombreux en Allemagne) tandis que les statistiques des États-Unis excluent les apprentis mais incluent les intérimaires. En outre, le temps de travail est mal suivi avec une marge d'erreur (non précisée par l'INSEE) estimée entre + et - 9 % par l'organisme statistique allemand, Destatis. Enfin, les différences dans les structures juridiques des entreprises entre les deux pays peuvent biaiser les comparaisons. Par exemple, les dirigeants des entreprises allemandes, sont plus fréquemment qu'en France rémunérés par des revenus de la propriété plutôt que par des salaires. |
De fait, les évolutions des coûts salariaux unitaires en Allemagne et en France, fortement divergentes, l'ont été surtout à partir de 2003, année qui coïncide avec l'envolée des excédents commerciaux de l'Allemagne et avec la dégradation du commerce extérieur français.
Pourtant, la différenciation salariale ne tient pas à un quelconque dérapage des coûts salariaux unitaires en France . Au contraire, ceux-ci ont baissé, ce qui représente une rupture par rapport aux années 90.
L'Allemagne a également rompu avec les tendances suivies au cours de ces années. Mais, chez elle, la rupture a atteint une sorte de paroxysme qui a vu ce pays diverger de plus en plus par rapport à la quasi-totalité des autres pays développés (européens ou non) sous l'angle de ses coûts salariaux.
Cette divergence ne provient pas pour l'essentiel de performances supérieures de productivité du travail mais d'une dynamique salariale très faible.
Ces phénomènes sont souvent décrits comme représentant la clef des performances commerciales de l'Allemagne. La baisse des coûts de production associés au facteur « travail » aurait permis à l'Allemagne de disposer d'atouts dans la compétition internationale en termes de compétitivité-prix, et les positions commerciales de la France, tant dans l'espace allemand que dans le reste du monde, en auraient souffert.
La réalité est beaucoup plus complexe et, pour l'essentiel, le rôle joué par la réduction des coûts salariaux unitaires en Allemagne n'est pas celui qu'on présente généralement .
Les coûts salariaux unitaires sont le produit de la combinaison des évolutions salariales et des gains de productivité du travail. Ils mesurent le coût en salaires d'une unité de production (ou encore l'équivalent en production d'une unité salariale).
Une augmentation du PIB peut venir de l'effet combiné ou non :
- d'une augmentation de l'emploi ;
- d'une amélioration de l'efficacité de l'emploi.
Dans le premier cas, si les emplois nouvellement mobilisés sont moins efficaces que l'emploi déjà concerné par la production, il se produit une augmentation du PIB mais une diminution de l'efficacité globale de l'emploi. Autrement dit, la productivité du travail (le produit par unité de travail) diminue mais les effets de cette diminution sur la production sont compensés par la quantité de travail mise en oeuvre.
Une augmentation de la productivité du travail augmente la production si la quantité de travail employé reste au moins au niveau qui était le sien avant l'amélioration de la productivité du travail.
Une augmentation de la production peut s'accompagner, ou non, d'une augmentation de la productivité du travail. De même, une amélioration de la productivité du travail peut s'accompagner, ou non, d'une augmentation du produit.
Quand l'efficacité du travail s'améliore (le produit par tête augmente), que la production agrégée s'accroisse ou non, cela signifie qu'il faut moins de travail pour réaliser une unité de production (ou encore qu'avec une quantité fixe de travail on produit davantage qu'avant). Si le salaire par unité de travail reste à son niveau antérieur, le coût salarial par unité produite diminue. S'il augmente à due proportion de la production par tête, le coût salarial unitaire est inchangé. S'il augmente plus, il augmente.
Autrement dit, l'évolution des coûts salariaux unitaires dépend du différentiel entre la croissance du salaire par unité de travail et du produit par unité de travail.
Si la totalité de la croissance du PIB est attribuable à l'augmentation de la productivité du travail, le salaire par tête peut augmenter comme le PIB sans que les coûts salariaux unitaires n'augmentent.
Si la totalité de la croissance du PIB est attribuable à une augmentation de l'emploi, la productivité par tête ne s'accroît pas et le salaire par tête ne peut augmenter sans que n'augmente les coûts salariaux unitaires.
En bref, pour un objectif de fixité des coûts salariaux unitaires, le salaire par tête ne doit augmenter qu'à raison de la croissance de la productivité par tête.
Si les progrès de productivité du travail ont été plus importants en France qu'en Allemagne, la croissance des salaires y a suivi un rythme supérieur, le différentiel des salaires aboutissant à des trajectoires des coûts salariaux unitaires plus rapides en France qu'en Allemagne.
Toutefois, les incidences de ces évolutions divergentes sur les niveaux des variables quantitatives de la compétitivité des deux pays n'apparaissent pas telles qu'elles puissent expliquer à elles seules leurs différences de performances extérieures.
A. DES COÛTS SALARIAUX UNITAIRES DIVERGENTS AU BÉNÉFICE D'UNE AMÉLIORATION DE LA COMPÉTITIVITÉ COÛT DE L'ALLEMAGNE
Ces phénomènes sont concomitants avec des évolutions différentes des coûts salariaux unitaires.
A priori , la plus forte productivité du travail constatée en France aurait dû favoriser une évolution plus modérée des coûts salariaux unitaires français.
Or, si la France a connu en effet une longue période de modération salariale, l'Allemagne l'a pratiquée également mais avec encore plus de force.
Entre 1999 et 2010, les coûts salariaux unitaires y ont baissé de 2,4 % quand ils augmentaient de 1 % en France (ces données étant cumulées). Encore faut-il observer que, le dérapage des coûts salariaux unitaires en Allemagne en 2008-2009, à l'occasion de la crise, ayant été plus net qu'en France, ce qui a entraîné un certain comblement de l'écart entre les deux pays, en rythme de croisière, celui-ci se révèle plus important.
1. Une divergence pour l'ensemble de l'économie...
Les données ci-dessous, qui couvrent l'ensemble de l'économie, attestent assez que les coûts salariaux unitaires ont divergé entre la France et l'Allemagne.
Évolution des coûts salariaux unitaires
(ensemble de l'économie)
(1999-2010) (en %)
Considérée pour l'ensemble de la période, la divergence des coûts salariaux unitaires atteint 3,4 points. Quand on arrête la comparaison en 2008, elle est plus nette, s'élevant à 4,7 points.
Cette divergence s'inscrit dans un contexte de quasi-stabilité des coûts salariaux unitaires en France et de réduction en Allemagne.
Ces tendances représentent une double rupture qui remonte à la fin des années 90 .
Sur longue période, on relève qu'entre le milieu des années 80 et la fin des années 90, les coûts salariaux unitaires appréciés pour l'ensemble de l'économie évoluent de concert en Allemagne et en France.
Source : OCDE
Leur rythme d'augmentation est un peu supérieur en France dans un premier temps mais, concomitamment avec la réunification allemande, l'Allemagne dépasse le rythme français si bien que les variations cumulées des coûts salariaux unitaires apparaissent de même ordre.
De fait, aux alentours de 1997-1998, les indices français et allemands sont au même niveau : les coûts salariaux unitaires montrent alors une progression identique, de 25 % par rapport à 1986.
On relève toutefois une nuance entre les deux pays. Si dans les deux cas les coûts salariaux unitaires augmentent, au début des années 90, leur progression est plus rapide en France que celle du PIB 16 ( * ) si bien que l'indice des coûts unitaires passe au-dessus de celui du PIB à partir de 1994. Ce n'est qu'ultérieurement que la modération salariale rapproche les évolutions des coûts salariaux unitaires et du PIB au point que la part des salaires dans le PIB revient à son niveau antérieur.
En Allemagne, hormis les années 92 et 93, juste postérieures à la réunification, la progression des coûts salariaux unitaires est constamment moins rapide que celle du PIB. Le différentiel est plus ou moins fort selon les années mais il s'accentue en fin de période et les coûts salariaux unitaires commencent à baisser en 1997.
Cet infléchissement de tendance se prolonge dans les années 2000 et s'amplifie à partir de 2004.
Source : OCDE
Les coûts salariaux unitaires divergent dans un contexte de stabilité en France et donc de baisse en Allemagne.
Par ailleurs, au cours de cette période, le PIB s'accroît moins que dans la décennie antérieure avec toutefois un différentiel beaucoup plus net qu'auparavant entre sa croissance et celle des coûts salariaux unitaires.
L'augmentation des coûts salariaux unitaires dans les années 90, qui signifie que les salaires ont connu un accroissement plus important que la productivité du travail, s'est accompagnée d'une croissance du PIB relativement élevée.
Entre 1986 et 1999, le PIB allemand augmente de 35 % et le PIB français de 30 % ; les coûts salariaux unitaires s'accroissent respectivement de 25 et 28 %.
Au cours de la décennie suivante, la croissance ralentit (+ 12 % en Allemagne, soit le tiers seulement de la croissance cumulée dans la période précédente, contre + 21 % en France) quand les coûts salariaux unitaires baissent en Allemagne et n'augmentent que marginalement en France.
Tout se passe comme si le respect de la règle de proportionnalité entre l'augmentation des salaires et celle de la productivité du travail se traduisait par un ralentissement de la progression de l'activité économique.
Cette impression est renforcée par l'écart de croissance observée entre la France et l'Allemagne au cours des dernières années, puisque c'est le pays où les progressions salariales ont été les plus éloignées de l'augmentation de la productivité du travail qui a connu le plus fort ralentissement de sa croissance économique.
Ces éléments empiriques ne doivent pas conduire à la conclusion que l'augmentation des coûts salariaux unitaires est favorable à une croissance soutenue quand, au contraire, leur stabilité lui serait contraire.
Cette conclusion trouverait dans l'histoire économique, et dans la théorie, trop de démentis pour être acceptable.
Néanmoins, les mêmes éléments indiquent qu'un régime salarial du type de celui adopté à partir des années 2000, tout particulièrement en Allemagne, n'est pas la garantie d'une croissance forte et durable.
* 15 Sur les autres marchés, les taux de marges allemands sont moins élevés.
* 16 Ce processus contraste avec la très nette baisse des coûts salariaux relativement au PIB enregistré dans les années 80.