N° 698
SÉNAT
SECONDE SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2009-2010
Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 septembre 2010 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, interdisant la dissimulation du visage dans l' espace public (n° 675, 2009-2010), la proposition de loi présentée par MM. Charles REVET, Christian DEMUYNCK, Mme Christiane HUMMEL, M. Roland du LUART, Mme Françoise FÉRAT, MM. Gérard BAILLY, Gérard CÉSAR, Michel DOUBLET, Mme Sylvie DESMARESCAUX, MM. Auguste CAZALET, Bernard SAUGEY, Philippe RICHERT, Alain CHATILLON, François ZOCCHETTO, Hubert HAENEL, Rémy POINTEREAU, Jacques LEGENDRE, François TRUCY, Michel HOUEL, Jean-Claude CARLE, Daniel LAURENT, Mme Catherine TROENDLE, M. Joël BILLARD, Mme Joëlle GARRIAUD - MAYLAM, MM. Laurent BÉTEILLE, Pierre ANDRÉ, André FERRAND, Mmes Esther SITTLER, Sylvie GOY-CHAVENT, MM. André LARDEUX, Louis DUVERNOIS, Mme Françoise HENNERON, MM. Raymond COUDERC, Marcel - Pierre CLÉACH, Alain GOURNAC, Alain MILON, Mme Bernadette DUPONT, MM. Louis PINTON, Bernard FOURNIER, Francis GRIGNON, Alain VASSELLE, Mme Isabelle DEBRÉ, MM. Marcel DENEUX, François PILLET, Alain FOUCHÉ, Mmes Janine ROZIER, Anne-Marie PAYET, MM. Jean-Pierre VIAL, Éric DOLIGÉ, Christophe-André FRASSA, Mme Colette MÉLOT, MM. Dominique LECLERC, Hugues PORTELLI et Robert del PICCHIA, visant à permettre la reconnaissance et l' identification des personnes (n° 593, 2008-2009) et la proposition de loi présentée par M. Jean Louis MASSON, tendant à interdire le port de tenues dissimulant le visage de personnes se trouvant dans des lieux publics (n° 275, 2009-2010),
Par Mme Christiane HUMMEL,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : Mme Michèle André, présidente ; Mme Jacqueline Panis, M. Alain Gournac, Mmes Christiane Kammermann, Gisèle Printz, M. Yannick Bodin, Mmes Catherine Morin-Desailly, Odette Terrade, Françoise Laborde, vice-présidents ; Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Patrice Gélard, secrétaires ; Mmes Jacqueline Alquier, Maryvonne Blondin, Nicole Bonnefoy, Brigitte Bout, Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Cartron, MM. Yvon Collin, Roland Courteau, Mmes Marie-Hélène Des Esgaulx, Sylvie Desmarescaux, Muguette Dini, Catherine Dumas, Bernadette Dupont, Gisèle Gautier, Sylvie Goy-Chavent, Christiane Hummel, Bariza Khiari, Françoise Laurent-Perrigot, Claudine Lepage, M. Philippe Nachbar, Mmes Anne-Marie Payet, Catherine Procaccia, Mireille Schurch, Catherine Troendle, M. Richard Yung.
Mesdames, Messieurs,
Sous la dénomination d'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public, le projet de loi qui vous est soumis présente la réponse du législateur à un débat de société dont il convient de rappeler les multiples aspects sans oublier un instant qu'il concerne au premier chef la condition de la femme dans notre pays. Des analyses juridiques complexes, dont votre rapporteur a estimé utile de rappeler brièvement le cheminement, ont conduit à des choix de rédaction qu'il convient de décrypter. La technique juridique ne doit cependant pas dissimuler la réalité du problème à résoudre, celui du port du voile intégral, qui tend à se répandre dans notre pays.
Pour établir sa conviction, votre rapporteur s'est attachée à suivre le débat public très riche qu'a suscité ces derniers mois le port du voile intégral. Elle s'est en outre attachée à inscrire sa réflexion dans le prolongement des travaux conduits depuis plusieurs années par notre délégation pour lutter contre toutes les formes d'oppression, de violence et de discrimination dont sont victimes les femmes dans notre société.
Les auditions qu'elle a conduites, tout en lui confirmant la diversité des approches possibles du problème, l'ont confirmée dans la conviction que le législateur se devait d'apporter une réponse claire dans un débat de société qui met en jeu les valeurs les plus profondes de notre société, comme le rappelait à propos Mme Jeannette Bougrab, présidente de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) : « le législateur se trouve face à un choix de société dans lequel il est souverain. La liberté et l'égalité de la femme, la protection de certaines jeunes femmes au nom de nos valeurs communes valent de prendre des risques juridiques en faisant ce choix ». C'est au regard de nos valeurs communes, celles de la République, que le législateur doit approuver l'interdiction du port du voile intégral, cette insupportable violence faite, de façon symbolique et de façon concrète, à la dignité de la femme.
Au regard des éléments apportés par ces différentes sources d'information comme par l'ensemble de ses travaux, fidèle à son objet qui est l'objectif d'égalité des chances entre les femmes et les hommes, votre délégation considère que le port du voile intégral, qui n'est d'ailleurs imposé qu'aux seules femmes, constitue un déni de l'égalité entre les femmes et les hommes, et ne peut contribuer qu'à faire régresser les acquis difficilement obtenus dans ce domaine au fil du temps. Nul ne peut ignorer que la communauté française, structurée autour des principes républicains et d'une culture riche de ses constances et de ses paradoxes, a entamé depuis le début du XX ème siècle, une marche lente mais opiniâtre vers l'égalité. Le phénomène du voile intégral, en rupture avec cette progression, ne peut qu'être condamné.
C'est pourquoi votre délégation a pleinement approuvé le dispositif proposé par le projet de loi.
I. LA DISSIMILATION DU VISAGE DANS L'ESPACE PUBLIC : UNE NÉGATION DES VALEURS ESSENTIELLES DE LA RÉPUBLIQUE
A. UNE RÉALITÉ NOUVELLE ...
Le projet de loi tendant à l'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public constitue la réponse que le Gouvernement propose d'apporter au problème posé par le port du voile intégral sur le territoire de la République française par certaines femmes se réclamant de courants très minoritaires de la religion musulmane.
1. Une prise de conscience récente
Cette pratique relativement nouvelle au sein de la société française a suscité depuis plusieurs mois un ample débat public, alimenté par des travaux parlementaires de grande qualité.
a) Les travaux de l'Assemblée nationale
La mission d'information de l'Assemblée nationale sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national a alimenté le débat avec des contributions d'une grande variété et d'une grande richesse et a tracé la voie de l'intervention du législateur.
Votre rapporteur s'est appuyée à plusieurs reprises sur ses analyses présentées dans un rapport intitulé « Voile intégral : le refus de la République » . De même, la résolution adoptée par l'Assemblée nationale le 11 mai 2010 sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques marginales qui y portent atteinte vise-t-elle essentiellement le port du voile intégral, expressément cité à la fin du texte à l'exclusion de toute autre « pratique radicale ».
b) Les propositions de loi sénatoriales
Au Sénat, plusieurs sénateurs se sont prononcés en faveur d'une intervention législative et ont déposé à ce titre des propositions de loi qui ont ouvert des pistes intéressantes dont le Gouvernement a su fort à propos s'inspirer dans la rédaction de son projet de loi. Celles-ci feront d'ailleurs l'objet d'une discussion conjointe avec le dispositif du projet de loi permettant de reconnaître la contribution positive que leurs auteurs ont apportée à la recherche d'une solution législative.
* La proposition de loi de M. Charles Revet visant à permettre la reconnaissance et l'identification des personnes
M. Charles Revet et plusieurs de ses collègues, dont votre rapporteur, ont déposé le 27 juillet 2009 une proposition de loi visant à permettre la reconnaissance et l'identification des personnes.
Elle tend à réintroduire dans le code pénal un nouvel article 431-22 disposant : « Aucun élément de la tenue vestimentaire des personnes présentes dans l'espace public ne doit faire obstacle à leur reconnaissance et à leur identification. / Sauf circonstances particulières, est puni de un mois d'emprisonnement et 1 000 euros d'amende la violation du principe mentionné à l'alinéa précédent ».
Cette proposition de loi présentait le mérite d'aborder le problème sous l'angle de l'ordre public, approche qu'a reprise, en l'affinant, le projet de loi gouvernemental.
* La proposition de loi de M. Jean-Louis Masson tendant à interdire le port de tenues dissimulant le visage de personnes se trouvant dans des lieux publics
La proposition de loi présentée par M. Jean-Louis Masson le 9 février 2010 dispose, en son article 1 er , que « Sauf motif légitime précisé par décret en Conseil d'État, nul ne peut, sur la voie publique ou dans un lieu accessible au public, porter une tenue dissimulant son visage. Toute infraction à cette interdiction est punie d'une contravention dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État. » L'article 2 prévoit : « Toute personne qui porte sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public une tenue ayant pour effet de dissimuler son visage et qui participe ou qui s'associe à une manifestation, à un rassemblement ou à des actes de violence, est punie d'une peine de trois mois de prison et d'une amende de 5 000 euros ».
À travers la prohibition de la dissimulation du visage dans l'espace public, ces deux propositions de loi, tout comme le projet de loi gouvernemental, s'attachent à sanctionner en pratique et de façon très concrète le port du voile intégral imposé aux femmes.
2. Une pratique qui retranche les femmes de la société
Le rapport précité de l'Assemblée estime qu'environ 1 900 femmes porteraient actuellement le niqab en France. Le port du voile intégral reste donc encore peu répandu. Mais on peut craindre que ce phénomène récent, puisqu'apparu au début des années 2000, ne prenne une ampleur significative si le législateur ne décide pas d'y mettre un terme dans l'espace public comme le propose le projet de loi.
Quelle que soit la diversité des situations qui conduisent certaines femmes à porter le voile intégral, cette pratique compromet l'autonomie des femmes et leur intégration à la société française.
Comme l'ont évoqué certaines personnes auditionnées, tant par votre rapporteur que par l'Assemblée nationale, il se trouve aussi des jeunes femmes, particulièrement chez les nouvelles converties, qui revendiquent le port du voile intégral. On peut s'interroger sur les motivations qui conduisent celles-ci à se réclamer d'une forme de servitude volontaire qui, pour reprendre la belle formule d'Élisabeth Badinter, conduit à une sorte « d'automutilation civile par invisibilité sociale ». On rappellera seulement que la tradition républicaine considère qu'il existe des « droits inaliénables » auxquels on ne doit pas pouvoir renoncer.
Mais à côté de ces revendicatrices qui s'expriment volontiers dans les médias, il y a aussi toutes les autres femmes, les soumises ou les contraintes, que l'on ne pourra jamais entendre car elles n'ont pas la possibilité d'exprimer leur point de vue. On peut également craindre que le port du voile intégral, s'il venait à se banaliser dans certains quartiers, ne devienne une sorte de référence obligée : sous la pression sociale, des jeunes filles qui hésitent aujourd'hui à se promener en jupe et se cachent sous des survêtements informes ne se sentiront-elles pas à leur tour obligées de s'en couvrir pour éviter les agressions verbales ou physiques ?
Votre délégation considère que, quelle que soit la diversité des situations, le port du voile intégral se traduit pour les femmes qui en sont recouvertes, par un retranchement objectif et manifeste de la société .
De nombreux témoignages convergent pour dénoncer le sens et la portée de cette pratique. Votre rapporteur a été particulièrement sensible aux formules courageuses et parlantes utilisées par Mme Sihem Habchi, présidente de « Ni putes Ni soumises ». Celle-ci a déclaré dans France Soir du 14 septembre 2009 : « la burqa c'est le bout du bout de l'exclusion », « une femme doit pouvoir se balader sans se voiler ».
Devant la mission de l'Assemblée nationale, elle avait précisé 1 ( * ) : « La soumission commence là : nous ne nous appartenions plus et notre vie quotidienne était rythmée par la routine du respect des horaires, puis du respect d'une tenue vestimentaire réglementaire où la jupe était bannie et, enfin, d'un contrôle de la sexualité avec l'établissement de la sacro-sainte virginité comme baromètre » et elle ajoutait « les rumeurs sur les filles faciles constituent un autre moyen de pression : seul le port du voile garantit le respect ».
Le caractère profondément discriminant et inégalitaire du voile intégral a d'ailleurs été constaté de façon objective et circonstanciée par la plus haute juridiction administrative. Une décision du Conseil d'État (Mme M., n° 286798, du 27 juin 2008), a ainsi rejeté la requête d'une femme demandant l'annulation d'un décret lui refusant l'acquisition de la nationalité française pour défaut d'assimilation, au motif que Mme M. a « adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d'égalité des sexes ; qu'ainsi, elle ne remplit pas la condition d'assimilation posée par l'article 21-4 précité du code civil ». La présentation des faits de l'espèce par le commissaire du gouvernement Emmanuelle Prada Bordenave le jour de l'audience publique est particulièrement éloquente et mérite à ce titre d'être reproduite.
Elle précise que l'intéressée avait effectué les démarches administratives nécessaires à l'acquisition de la nationalité française vêtue d'une longue robe tombant jusqu'aux pieds, un voile masquant ses cheveux, son front et son menton, une autre pièce de tissu masquant le visage et ne laissant voir les yeux que par une fente ; elle ajoute que celle-ci avait indiqué avoir adopté le voile intégral après son arrivée en France à la demande de son mari et qu'elle vivait une vie presque recluse, retranchée de la société française. Le commissaire du gouvernement concluait de l'ensemble des éléments du dossier que Mme M. vivait dans la soumission totale aux hommes de sa famille, cette soumission se manifestant tant dans le port de son vêtement que dans l'organisation de sa vie quotidienne, et que les déclarations de l'intéressée montraient que l'idée même de contester cette soumission ne l'effleurait même pas.
Le juge administratif établit sans ambigüité l'existence d'un lien entre le port du niqab sur le territoire français et l'assujettissement de la femme ainsi que la contrainte exercée sur elle. Il est significatif que cet assujettissement et cette contrainte se traduisent par le retranchement des femmes concernées : Mme M. ne sortait guère de chez elle. Que dire des conditions dans lesquelles elle sortait, entièrement dissimulée derrière le mur de ses vêtements ? Était-elle d'ailleurs authentiquement sortie ?
3. La nécessité d'une intervention du législateur
Il appartient ainsi au législateur de veiller au respect des valeurs qui animent le fonctionnement de la société française, marquée par la civilité, et de lutter contre une pratique qui, retranchant la femme de la société, compromet son accès au travail, lui interdit la plupart des activités culturelles et sportives, limite ses contacts sociaux, en un mot, est un obstacle à son intégration.
Faut-il rappeler ce truisme : il n'est de bonne loi que comprise par ceux à qui elle s'adresse ? Aussi votre rapporteur souhaite-t-il neutraliser d'emblée tout risque d'incompréhension.
Le port du voile intégral concernant d'abord et avant tout les femmes musulmanes, votre rapporteur tient à rappeler que le législateur n'entend en aucune façon juger des prescriptions que l'islam, comme toute autre religion, peut adresser à ses fidèles, et qu'il entend se situer sur le plan qui est le sien: celui du fonctionnement harmonieux de la société française dans un État laïc , et du respect des valeurs essentielles de la République française , qui comme le rappelait Mme Jeannette Bougrab au cours de son audition par votre rapporteur , ne permettent pas qu'on envisage d'« exclure la moitié de l'humanité ». Dans cette optique, votre délégation estime que le respect des valeurs essentielles de la République française légitime par principe l'intervention du législateur dans un domaine qui touche à ces libertés publiques puisque il est chargé, aux termes de l'article 34 de la Constitution, de fixer les garanties fondamentale accordées au citoyen en ce domaine. Votre rapporteur estime qu'il revient à notre délégation de rappeler l'objectif d'égalité des chances entre les femmes et les hommes et reste convaincu que s'il est nécessaire d'examiner le respect des libertés publiques dans ce contexte, nul ne peut s'affranchir de la conformité avec le second alinéa de l'article 1 er de la Constitution : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociale ». Or, le port du voile intégral ne permet pas de respecter ce principe fondamental . Il en va donc de la responsabilité du législateur de tracer le cadre juridique à l'intérieur duquel, hommes et femmes disposent des mêmes droits et des mêmes devoirs en conformité avec la Constitution.
Votre rapporteur ne voudrait pas que la crainte de susciter une certaine incompréhension ne conduise, comme trop souvent, à des renoncements préjudiciables aux femmes. Elle estime que la délégation ne doit pas hésiter à dénoncer la tentation, si fréquente en France comme sur la scène internationale, de considérer que toutes les traditions sont respectables même quand elles bafouent les droits des femmes. Elle rejoint la mise en garde élevée par la Présidente de la délégation qui, dans un communiqué de presse du 1 er octobre 2009, s'inquiétait des risques que présentait l'adoption, par le conseil des droits de l'homme de l'ONU, d'une résolution prônant « une meilleure compréhension des valeurs traditionnelles de l'humanité », rappelant que ces-dites valeurs traditionnelles étaient souvent invoquées pour justifier une attitude discriminatoire à l'égard des femmes, voire des pratiques traditionnelles comme l'excision, les mariages forcés et les crimes d'honneur.
Lors de la journée débat consacrée à la célébration du trentième anniversaire de la Convention sur l'élimination de toutes les discriminations à l'égard des femmes et intitulée « CEDAW 30 ans après : où en sommes-nous ? » qui a eu lieu au Sénat le 13 novembre 2009, Mme Djemila Benhabib, auteur canadienne francophone, a déclaré sous les applaudissements d'une assistance dont l'émotion était palpable : « Il y a aussi ce courant de pensée relativiste qui prétend qu'au nom des cultures et des traditions nous devons accepter la régression, qui confine l'autre dans un statut de victime perpétuelle et nous culpabilise pour nos choix de société en nous traitant de racistes et d'islamophobes lorsque nous défendons l'égalité des sexes et la laïcité. Il ne fait aucun doute pour moi que la France est un grand pays et ceci vous confère des responsabilités et des devoirs envers nous, les petits. C'est d'ailleurs pour cela aujourd'hui que tous les regards sont tournés vers votre commission et que nous attendons de vous que vous fassiez preuve de courage et de responsabilité ».
Contre la tentation relativiste, le législateur doit assumer son devoir de protection des faibles et des petits, pour ne plus voir de plaques commémoratives comme celle à la mémoire de Sohane Benziane, brûlée vive à Vitry : « À la mémoire de Sohane brûlée vive. Pour que garçons et filles vivent mieux ensemble dans l'égalité et le respect. Sohane Benziane 1984/2002 ».
4. Une interdiction fondée sur la sauvegarde de l'ordre public
L'étude du Conseil d'État relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral a appelé l'attention du Gouvernement sur les risques juridiques que pourrait comporter, au regard de la défense des libertés publiques, une interdiction générale, qu'elle vise le port du voile intégral ou la dissimulation du visage.
Les droits et libertés en cause sont la liberté individuelle, la liberté personnelle, le droit au respect de la vie privée, la liberté d'expression et de manifestation de ses opinions, notamment religieuses, la prohibition de toute discrimination, la liberté d'aller et venir, la liberté du commerce et de l'industrie. Votre rapporteur évoquera au regard de ces libertés la seule interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public, qui fait l'objet du projet de loi.
L'interdiction de la dissimulation du visage ne peut , selon le Conseil d'État, être fondée que sur l'intérêt général attaché à la sauvegarde de l'ordre public.
L'ordre public peut en effet justifier que des limitations soient apportées aux libertés , y compris à la liberté d'expression religieuse, comme le reconnait la tradition politique française - c'est ainsi que l'article 1 er de la loi de séparation dispose : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». Nul, du reste, ne conteste, dans la tradition européenne au sens le plus large du terme, ce principe essentiel, bien accepté par les grandes religions et notamment, par la religion catholique, comme le montre la déclaration Dignitatis humanæ de Paul VI sur la liberté religieuse du 7 décembre 1965 qui énonce : « (...) la société civile a le droit de se protéger contre les abus qui pourraient naître sous prétexte de liberté religieuse (...) ».
Au demeurant, comme le notait Mme Anne Gotman, chargée de recherche au CNRS, lors de son audition par votre rapporteur, la pratique du voile intégral peut être considérée comme une manifestation de nature sectaire, nullement représentative de revendications et des coutumes de la communauté musulmane dans ses composantes majoritaires. A l'image des rites, exigences ou comportements prônés par diverses composantes plus ou moins marginales des autres religions du Livre, le port du voile islamique apparaît alors comme une manifestation d'appartenance religieuse tout à fait particulière.
Ceci posé, quelles sont les libertés concernées ?
La liberté personnelle, à laquelle pourrait contrevenir selon le Conseil d'État l'interdiction générale de se vêtir à sa guise dans l'espace public, est protégée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». De même, le droit au respect de la vie privée résultant de l'article 2 de la Déclaration : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression » et de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui », pourrait être opposé à l'interdiction de se vêtir à sa guise.
Par ailleurs, le projet de loi pourrait avoir une incidence sur la liberté d'aller et venir, sur la liberté de manifester ses opinions sur la voie publique, sur le principe d'accessibilité du service universel garanti par le droit de l'Union européenne.
Toujours selon le Conseil d'État, il pourrait aussi, plus directement, entrer éventuellement en contradiction avec la liberté de manifester ses convictions, notamment religieuses, si le voile est présenté, comme on en a évoqué la possibilité ci-dessus, comme un mode d'expression de convictions religieuses. L'article 10 de la Déclaration de 1789 dispose de ce point de vue : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. » et l'article 9 de la convention européenne stipule : « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. / 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».
Ces différentes libertés ne sont donc pas absolues, il appartient en particulier au législateur de concilier leur exercice avec un certain nombre de valeurs représentatives de la façon dont nous concevons notre « vivre ensemble ». C'est ce que fait le projet de loi en confrontant les pratiques de dissimulation du visage dans l'espace public à la notion d' ordre public non matériel identifiée par le Conseil d'État, expression juridique des valeurs de la République.
Ce fondement doit nous permettre de bannir de l'espace public une pratique incontestablement négatrice de la dignité et de l'égalité des femmes.
* 1 Audition du 9 septembre 2009