B. LE « SCRUTIN MIXTE » INSCRIT DANS LA PROJET DE LOI N° 61
La réforme territoriale défendue par le Gouvernement se compose à l'origine de quatre projets de loi. Au sein de cette architecture générale, l'ensemble des dispositions relatives aux modes de scrutin fait l'objet d'un projet de loi distinct, le projet de loi n° 61 relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale.
1. Un mode de scrutin « mixte » d'une particulière complexité.
Le titre I er de ce texte introduit dans le code électoral un nouveau titre III du livre I er intitulé « dispositions spéciales relatives à l'élection des conseillers territoriaux » qui comporte 43 articles numérotés de L.190-1 à L.190-43. Ce nouveau titre III se substitue à l'actuel titre III « dispositions spéciales à l'élection des conseillers généraux » qui devient le titre III bis.
Le mode de scrutin élaboré dans ce texte par le Gouvernement est un mode de scrutin mixte reposant pour l'essentiel sur un scrutin majoritaire à un tour, complété à la marge par une part de scrutin de liste à la proportionnelle.
Dans ce mode de scrutin :
- 80 % des sièges attribués sont pourvus au scrutin uninominal majoritaire à un tour ;
- les 20 % de sièges restants sont attribués, dans le cadre du département, à des listes avec application de la représentation proportionnelle suivant la règle du plus fort reste.
L'attribution de 20 % de sièges au scrutin de liste ne fait pas l'objet d'un vote distinct. Sont en effet prises en compte pour l'attribution de ces sièges, « les suffrages obtenus dans chaque canton par ceux des candidats non élus au mandat de conseiller territorial et qui se sont rattachés à une liste lors de leur déclaration de candidature » (article L.190-6, alinéa 2), liste qui doit elle-même satisfaire à certaines conditions.
Autrement dit, et dans ce dispositif, ne sont prises en compte pour l'attribution de ce second volant de sièges :
- ni les voix qui se sont portées sur un candidat élu au scrutin majoritaire à un tour ;
- ni les voix qui se sont portées sur un candidat non élu, mais non rattaché à une liste ;
- ni les voix qui se sont portées sur un candidat rattaché à une liste qui ne satisferait pas aux trois conditions requises : être enregistrées dans chacun des départements qui composent la région ; avoir des candidats au scrutin uninominal dans au moins la moitié des cantons que compte la région (article L.190-19) ; avoir obtenu au moins 5 % du total des suffrages exprimés au niveau du département en faveur de ses candidats non élus.
Ce dispositif, dont tout le monde conviendra qu'il ne se recommande pas par sa simplicité, a très rapidement soulevé de très nombreuses critiques, au premier rang desquelles figurait son impact négatif sur la parité.
2. Un mode de scrutin défavorable à la parité
L'étude d'impact, qui a accompagné le dépôt du projet de loi constituant la réforme territoriale ne procède pas à l'évaluation de l'impact prévisible du mode de scrutin envisagé sur l'accès des femmes au futur mandat de conseiller territorial.
Cette évaluation a cependant été réalisée par l'Observatoire de la parité, un organisme créé en 1995, placé auprès du Premier ministre, et qui a pour mission, notamment, d' « identifier les obstacles à la parité » 33 ( * ) .
D'après les projections réalisées par l'Observatoire sur la base des résultats aux élections régionales et aux élections cantonales, la proportion des femmes parmi les conseillers territoriaux élus suivant le mode de scrutin mixte proposé ne devrait pas dépasser 17,3 %. Les conseils généraux et les conseils régionaux élus en 2014 seraient ainsi des assemblées masculines à plus de 80 %.
Cette proportion représente une légère amélioration par rapport à la composition actuelle des conseils généraux (où les femmes ne sont que 12,3 %) mais une terrible régression par rapport à la composition des conseils régionaux qui, à l'issue des élections de 2004 et de 2010, sont parvenus à une quasi-parité (48 % de femmes).
Pour réaliser ses projections, l'observatoire de la parité a choisi deux séries d'éléments :
1) La composition des conseils régionaux et des conseils généraux constatés au lendemain des élections régionales de 2004 et des élections cantonales de 2008.
Composition des conseils régionaux en 2004 (scrutin de liste sous contrainte paritaire) |
Composition des conseils généraux (scrutin majoritaire uninominal sans contrainte paritaire) |
Total des élus (régions + départements) |
||||
Effectifs |
% |
Effectifs |
% |
Effectifs |
% |
|
Total |
1 880 |
100 % |
4 152 |
100 % |
6 032 |
100 % |
Dont femmes |
895 |
47,6 % |
571 |
12,3 % |
1 466 |
24,3 % |
Dont hommes |
985 |
52,4 % |
3 581 |
87,7 % |
4 566 |
75,7 % |
L'addition des 1 880 conseillers régionaux et des 4 152 conseillers généraux donne environ 6 000 élus, dont 75,7 % d'hommes et 24,3 % de femmes.
2) L'effectif de 3 000 conseillers territoriaux annoncé par le Gouvernement répartis entre 80 % élus au scrutin majoritaire à un tour (soit quelques 2 400 conseillers territoriaux) et 20 % élus au scrutin de liste proportionnel (soit quelques 600 conseillers territoriaux) 34 ( * ) .
L'observatoire procède à une projection de la répartition des femmes-hommes pour ces deux catégories de conseillers territoriaux :
- pour les 600 conseillers territoriaux élus au scrutin de liste, à partir des proportions constatées dans les conseils régionaux ;
- pour les 2 400 conseillers territoriaux élus au scrutin uninominal majoritaire, à partir de proportions constatées dans les conseils généraux.
Projection de la part de femmes et d'hommes élus en 2014, selon le mode de scrutin |
||||||
Scrutin de liste |
Scrutin uninominal |
Total |
||||
Nombre |
% |
Nombre |
% |
Nombre |
% |
|
Femmes |
269 |
47,6 % |
259 |
11,1 % |
528 |
17,3 % |
Hommes |
407 |
52,4 % |
2 105 |
88,9 % |
2 510 |
82,7 % |
Total |
676 |
100,0 % |
2 362 |
100,0 % |
3 038 |
100,0 % |
Il est à noter que la proportion de femmes parmi les conseillers territoriaux ainsi obtenue (17,3 %) est inférieure à la proportion de femmes constatée dans l'ensemble des conseillers régionaux et généraux actuels (24,3 %)
Comme l'ont souligné à la fois certaines personnes auditionnées et certains membres de la délégation, cette proportion de 17,3 % de femmes parmi les futurs conseillers territoriaux est d'ailleurs sans doute une hypothèse optimiste.
La compétition accrue qui résultera de la diminution du nombre global d'élus, ramené de 6 000 actuellement à 3 000 en 2014 si la réforme entre en vigueur, devrait en effet être défavorable aux femmes et pourrait diminuer plus fortement encore leur proportion dans les nouvelles assemblées locales.
3. Un mode de scrutin contesté au regard de l'objectif constitutionnel de parité
Le mode de scrutin mixte proposé par le projet de loi n° 61 a fait l'objet de nombreuses et vives critiques qui avaient trait principalement, mais non exclusivement, à son impact négatif sur la parité.
Dès le 23 octobre 2009, les présidentes des trois délégations aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique, social et environnemental ont dénoncé, dans un communiqué de presse commun , le risque important de régression qu'il comportait pour la parité entre les hommes et les femmes. Elles exprimaient la crainte que celui-ci n'ait pour conséquence quasi mécanique d'exclure les femmes des responsabilités départementales et régionales pourtant garanties par la loi du 31 janvier 2007. Elles s'interrogeaient sur la façon dont cette régression forte et prévisible pouvait se concilier avec la disposition constitutionnelle suivant laquelle « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ».
Ces préoccupations ont également été exprimées devant les ministres chargés de présenter la réforme par des sénatrices et des sénateurs issus des différentes sensibilités politiques lors des auditions élargies et des tables rondes organisées par la commission des lois le 28 octobre et le 2 décembre 2009. Elles l'ont été à nouveau au cours de la discussion devant le Sénat en séance publique du projet de loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux 35 ( * ) et du projet de loi de réforme des collectivités territoriales 36 ( * ) .
Il est significatif que les préoccupations relatives à un recul de la parité aient été à cette occasion très largement partagées, dépassant les traditionnels clivages politiques .
Face à ces interrogations, le Gouvernement a d'abord insisté sur le progrès que permettrait en matière de parité, l'abaissement du seuil pour l'application au scrutin de liste dans les petites communes de 500 à 3 500 habitants et les nouvelles modalités d'élection des délégués communautaires, comme si les avancées en ce domaine pouvaient compenser la régression attendue au niveau départemental et régional.
Pour clarifier le débat, la délégation a souhaité recueillir les points de vue autorisés de quelques-uns des constitutionnalistes des plus réputés.
De leurs analyses, plus complémentaires que divergentes, et dont le compte-rendu figure en annexe du présent rapport, ressortent quelques conclusions générales :
? Un constat de fait : une loi qui « défavorise » la parité
Il est significatif en premier lieu qu'aucun des constitutionnalistes interrogés ne conteste la réalité de l'impact très négatif que le mode de scrutin envisagé aura sur la parité. Un constat de fait s'impose donc : le projet de loi « défavorise » l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats de conseiller territorial .
Même si le conseil constitutionnel apprécie le dispositif proposé dans son ensemble, l'argument suivant lequel le recul de la parité chez les conseillers territoriaux serait en quelque sorte compensé par les progrès enregistrés dans les conseils municipaux des petites villes ne leur paraît pas recevable, la jurisprudence du Conseil étant attentive à ces différences qualitatives.
? L'égal accès : un objectif constitutionnel, plus qu'une exigence constitutionnelle
Pour autant, les constitutionnalistes apportent des réponses réservées à la question de savoir dans quelle mesure le caractère défavorable pour la parité du mode de scrutin proposé serait contraire à la disposition de l'article 1 de la constitution ( « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales » ) et s'exposerait à une censure du Conseil constitutionnel.
Ces réserves se nourrissent de trois séries d'arguments.
- Contrairement à ce qui prévaut dans le langage courant, et dans certaines branches de droit, l'indicatif ne revêt pas en droit constitutionnel la valeur d'un impératif ; autrement dit, l'expression « la loi favorise » doit être interprétée plutôt comme une incitation que comme une obligation pour le législateur.
- La décision n° 2000-429 DC, rendue par le Conseil constitutionnel à propos de la loi sur la parité du 6 juin 2000, semble d'ailleurs également aller dans ce sens. Analysant la signification et la portée de la révision constitutionnelle de juillet 1999, le Conseil a jugé que, à travers elle, « le constituant [avait] entendu permettre au législateur d'instaurer tout dispositif tendant à rendre effectif l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ; qu'à cette fin, il [était] dorénavant loisible au législateur d'adopter des dispositions revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant ; qu'il lui appartenait toutefois d'assurer la conciliation entre les nouvelles dispositions constitutionnelles et les autres règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir constituant [n'avait] pas entendu déroger » .
Autrement dit, le conseil semble considérer que la révision constitutionnelle de 1999 avait pour objet de faire sauter les « verrous » juridiques qui l'avaient conduit à censurer en 1982 et 1999 les premières tentatives du législateur pour imposer des mécanismes favorisant l'accès des femmes à la politique, mais qu'elle n'impose pas pour autant une contrainte au législateur.
- Le Conseil constitutionnel est attentif à préserver la liberté du législateur dans la fixation du régime électoral des assemblées élues, ainsi qu'il l'a rappelé dans décision n° 2003-475 DC.
Dans celle-ci, il a rappelé que la révision constitutionnelle de 1999 n'avait « pas pour objet, et ne saurait avoir pour effet de priver le législateur de la faculté qu'il tient de l'article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées » .
Cette dernière décision avait été précisément rendue à propos de la loi qui a relevé le seuil à partir duquel les élections sénatoriales se déroulaient au scrutin de liste et à la proportionnelle et non au scrutin uninominal majoritaire. Elle montre donc que le Conseil a déjà validé une loi qui comportait un dispositif moins favorable à la parité que le droit en vigueur.
Il faut cependant relever que cette réforme ne concernait qu'un nombre limité de sièges, et se limitait à faire basculer un petit nombre de départements d'un régime électoral existant vers un autre régime électoral existant.
Le mode de scrutin des conseillers territoriaux pose en revanche un problème d'une autre nature, dans la mesure où il marque une rupture par rapport aux précédents modes de scrutin utilisés aux élections régionales et cantonales, et où il concerne l'ensemble des départements et des régions. On peut dans ces conditions légitimement se demander si le raisonnement adopté par le Conseil constitutionnel pour une modification ponctuelle du régime électoral des sénateurs n'est pas, dans le cas d'espèce, difficilement transposable.
? La responsabilité des partis dans la mise en oeuvre de la parité
Les constitutionnalistes insistent cependant sur l'importance de l'autre versant du principe constitutionnel : celui qui figure à l'article 4 de la Constitution et reconnaît aux partis politiques une responsabilité dans sa mise en oeuvre. Cet aspect essentiel de la question a conduit la délégation à auditionner les représentants des partis politiques. Tous sont convenus de la nécessité pour leur mouvement de favoriser l'accès des femmes aux mandats électoraux, considérant que la parité était une condition indispensable pour que les élus soient représentatifs de la société française. Mais leurs points de vue divergent sur le caractère plus ou moins coercitif des leviers juridiques qui pourraient les y contraindre, comme le montrent les comptes-rendus de ces auditions joints en annexe.
? L'addition des critiques : un risque constitutionnel ?
Le caractère défavorable du mode de scrutin envisagé pour la parité n'est, en outre, pas la seule critique qu'il suscite au regard de sa conformité à la Constitution.
Plusieurs écueils ont ainsi été évoqués :
- M. Guy Carcassonne a estimé que le recours au scrutin majoritaire à un tour pourrait être contraire à un principe fondamental de la République dans la mesure où il n'avait jamais été utilisé dans l'histoire de France. Il a rappelé que, lorsque le Parlement avait débattu à deux reprises du scrutin majoritaire sous la III e République, les travaux préparatoires montraient l'hostilité des parlementaires à un mode de scrutin qui autorise des élections « minoritaires », autrement dit qui peut aboutir à l'élection d'un candidat qui n'aurait recueilli qu'une proportion minoritaire de suffrages ;
- le fait que les 20 % de sièges pourvus à la proportionnelle soient attribués à des candidats sur le nom desquels aucun bulletin de vote ne se serait porté a été très largement considéré par les constitutionnalistes comme une des grandes faiblesses du mode de scrutin ; circonstance aggravante, le fait que seule une partie des suffrages exprimés au scrutin uninominal majoritaire soit prise en compte pour l'attribution de sièges au scrutin de liste pourrait être considéré comme ne respectant pas le principe d'égalité des suffrages et donc contraire à l'article 3 de la Constitution ;
- M. Jean-Claude Colliard a également jugé préoccupantes les difficultés que ne manquera pas de poser la constitution des tableaux de sièges au regard de l'égalité démographique entre les conseillers territoriaux issus des différents départements d'une même région ;
- enfin, le fait que les conseillers territoriaux siègent à la fois dans les conseils régionaux et dans les conseils généraux peut, si un département se retrouve à lui seul, du fait de son poids démographique, majoritaire en voix au sein du conseil régional, soulever une difficulté au regard de l'article 72 de la Constitution qui prohibe toute tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre .
On peut, dans ces conditions, légitimement se demander si l'addition de ces faiblesses juridiques ne risquait pas finalement de peser dans le sens d'une censure par le Conseil constitutionnel.
* 33 Article 2 du décret 95-1144 du 18 octobre 1995, portant création d'un observatoire de la parité entre les femmes et les hommes et modifié par le décret n° 98-922 du 14 octobre 1998.
* 34 Les chiffres cités dans le tableau ci-dessous diffèrent légèrement de ces effectifs globaux en raison d'une disposition spéciale pour Paris. La Corse et les DOM ne sont pas concernés.
* 35 Débats des 15 et 16 décembre 2009.
* 36 Débats des 19, 20, 21, 26, 27, 28 janvier et 2, 3, 4 février 2010.