6. Un mode de scrutin qui peut facilement être détourné
Analysant les modes de scrutin mixtes, associant scrutin uninominal et à la proportionnelle par compensation, c'est-à-dire un système où plus un parti a d'élus au scrutin majoritaire, moins il en a à la proportionnelle, Pierre Martin souligne leur vulnérabilité aux manoeuvres de détournements. Ainsi, en 2001, en Italie, « les deux principales coalitions de gauche (l'Olivier) et de droite (La maison des libertés) ont présenté leurs candidats dans les circonscriptions uninominales sous d'autres étiquettes que leurs listes à la proportionnelle. Cette manoeuvre a eu pour conséquence de supprimer presque complètement l'aspect « compensation » de la part proportionnelle... » (P. 101).
Directement inspirées du système italien, les mêmes possibilités de détournement existent pour le présent mode de scrutin. Dans les cantons où l'avance du candidat d'un parti arrivant généralement en tête est forte, celui-ci peut avoir intérêt à se présenter en candidat indépendant en suscitant une candidature collatérale de son parti. Les voix recueillies sur le nom de celui-ci iront abonder le potentiel de la liste départementale.
7. Le mode de scrutin au regard du principe « d'égalité des suffrages »
Selon ce principe, chaque voix doit avoir le même poids, autrement dit, pour être élus, les candidats doivent avoir reçu un nombre de voix comparable, il doit y avoir correspondance entre le nombre de voix et le nombre de sièges obtenus par les listes ou les partis.
Sous ce rapport, le mode de scrutin proposé par le projet de loi pose deux catégories de problèmes : la distorsion qu'introduirait une répartition trop inégalitaire des sièges entre départements au sein d'une même région, question évoquée dans la première partie, et les effets du mode de scrutin proprement dit, ce que nous allons voir.
Qui dit scrutin majoritaire, comme le montre clairement le mode utilisé pour l'élection des conseillers généraux actuels, dit risque de rupture de l'égalité des suffrages.
Ce risque est d'autant plus grand que le déséquilibre démographique entre circonscriptions est important. Actuellement, le record sur ce plan appartient au Var, où le rapport entre le canton le plus peuplé et le moins peuplé est de 1 à 43.
Si donc on s'en tient au seul cadre départemental (et non régional), le redécoupage des cantons prévu par la loi apportera une nette amélioration.
A condition, évidemment, que ce redécoupage des circonscriptions, même dans le strict respect de l'équité démographique, ne soit pas confié à des artistes du « Gerrymander » (Voir plus haut).
Comme on l'a vu le risque de rupture de l'égalité des suffrages est plus grand en cas de scrutin majoritaire à un tour, choisi ici, qu'à deux tours.
Ce n'est pas un hasard si ce mode de scrutin, pratiqué à l'aube de la III e République fut combattu par les Républicains, qui l'appelaient « scrutin minoritaire ». Ce n'est pas non plus un hasard si, envisagé au début de la V e République, il avait été refusé par le général de Gaulle au motif qu'il ne s'inscrivait pas dans les traditions françaises.
Les exemples d'inversion dans les pays anglo-saxons, pratiquants réguliers du scrutin majoritaire à un tour, sont, comme on sait, nombreux.
Dans l'avis de la section de l'intérieur du Conseil d'État publié par la presse, on peut lire que le mode de scrutin proposé pouvait « permettre qu'une liste ayant recueilli au niveau régional moins de voix qu'une autre puisse néanmoins obtenir plus de sièges qu'elle ».
Un calcul simple permet, à partir de la simulation annexée au texte du projet de loi, de montrer l'extrême sensibilité du mode de scrutin proposé au risque d'inversion.
Dans cet exemple, la liste deux obtient 279 864 voix et 46 sièges, au niveau régional et la liste cinq 35 sièges pour 265 158 voix. Le déplacement de 7 353 voix de la liste deux, soit 2,6 % du score de celle-ci, à la liste cinq, réparties sur une cinquantaine de cantons ferait passer la liste cinq en tête des suffrages, sans modifier la répartition des sièges.