ANNEXE 3 - COMMUNICATION DE MM. JOSSELIN DE ROHAN, DIDIER BOULAUD ET JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT
(Réunion de la commission du 4 novembre 2009)
M. Josselin de Rohan a tout d'abord rappelé que l'objectif de la mission était centré sur la situation en Afghanistan et sur le devenir de l'engagement de la France à un moment où se déroule un débat de fond sur la stratégie de la communauté internationale dans ce pays. Cette réflexion ne peut naturellement être menée indépendamment du contexte régional. C'est la raison pour laquelle la délégation de la commission qu'il a conduite, et qui était composée de M. Jean-Pierre Chevènement et de M. Didier Boulaud, s'est rendue successivement en Inde, en Afghanistan et au Pakistan afin d'analyser les interconnexions régionales et l'implication de ces différents pays dans la recherche d'une solution à la question afghane.
Il a indiqué que, afin de présenter un panorama complet des informations recueillies, M. Didier Boulaud exposera la partie indienne du déplacement, M. Jean-Pierre Chevènement se consacrera au Pakistan et que lui-même décrira la situation en Afghanistan.
M. Didier Boulaud a tout d'abord rappelé que, pour être exhaustive, la mission aurait dû également se rendre en Iran et dans les républiques d'Asie centrale : l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan.
La France entretient des relations étroites avec l'Inde au travers du partenariat stratégique qui porte notamment sur les questions de défense. Toutefois, la présence économique de la France est encore limitée bien que les perspectives soient considérables dans un pays qui a fait du développement sa priorité.
La part de marché française en Inde est de l'ordre de 1,7 %, ce qui fait de la France le 15ème fournisseur et le 11ème client de l'Inde. Après avoir franchi le milliard d'euros en 2001, les exportations françaises ont fortement augmenté en 2004 (+ 29 %) ainsi qu'en 2005 (+ 42 %), pour atteindre un montant total de près de 3 milliards d'euros en 2007. L'objectif fixé par le Président de la République, Smt. Prathiba Devisingh Patil et le Premier ministre indien, M. Manmohan Singh, est de porter les échanges à 12 milliards d'euros en 2012.
Aujourd'hui, plus de 300 entreprises françaises sont implantées en Inde et emploient environ 40 000 personnes. La France se situe au 7ème rang des investisseurs étrangers en Inde (soit un stock d'environ 750 millions de dollars).
En matière d'armement, les coopérations industrielles sont historiquement denses, en particulier depuis la vente de Mirage 2000 dans les années 1980. Plusieurs projets sont en cours : la construction à Bombay, en partenariat avec DCNS, de six sous-marins Scorpène et la modernisation de 51 Mirage 2000 par un consortium conduit par Thalès.
Par ailleurs, plusieurs importants projets industriels sont en discussion :
- un appel d'offres portant sur 126 avions de combat, le Rafale étant l'un des six compétiteurs,
- les missiles SR-SAM (projet de co-développement d'un missile à courte portée entre MBDA et l'Inde pour environ 2 000 missiles) ;
- des avions Multirôles de ravitaillement et de transport pour lesquels la proposition faite par Airbus a été retenue mais dont le dossier peine à franchir l'ultime étape de présentation en « conseil de défense » ;
- les hélicoptères légers pour lesquels Eurocopter est en compétition pour un marché de 197 machines ;
- les canons pour lesquels Nexter est en lice.
La concurrence est féroce mais ouverte. La Russie voit sa position historique s'effriter et est confrontée à la concurrence frontale des Etats-Unis d'Amérique et d'Israël ainsi que de la France et d'autres pays européens. La France voit sa position se fragiliser depuis quelques années alors qu'Israël effectue une percée spectaculaire, notamment en matière de missiles et de drones. Ces marchés demanderont un effort de longue haleine d'autant que les procédures administratives d'attribution des marchés sont extrêmement longues et compliquées.
Le budget d'équipement de l'armée indienne représente un montant de 6 à 7 milliards d'euros par an sur un budget total de 35 milliards d'euros, soit 2,5 % du PNB. L'effort de réarmement indien correspond à la très forte montée en puissance et à la modernisation de l'armée chinoise dont les chefs d'état-major de l'armée de l'air et de la marine se sont alarmés. L'Inde ne cherche pas à rattraper la Chine mais à faire en sorte que l'écart entre les deux forces n'augmente pas à son détriment.
M. Didier Boulaud a indiqué que la délégation a pu rencontrer à la fois les interlocuteurs politiques et des cercles de réflexion. Toutefois, le premier ministre, M. Manmohan Singh, et le ministre des affaires étrangères, M. Shri S.M. Krishna, qui se trouvaient alors à l'assemblée générale de l'ONU, à New York, n'ont pas pu être rencontrés.
La délégation s'est entretenue avec M. Hamid Ansari, vice président de l'Inde et président de la chambre haute du Parlement ainsi qu'avec M. Brajesh Chandra Mishra, ancien conseiller pour la sécurité nationale du premier ministre M. Atal Bihari Vajpayee. La mission a également rencontré le secrétaire d'État à la défense, M. Mangapati Pallam Raju, M. Satpal Maharaj, président de la commission de la défense et M. Vivek Katju, directeur politique du ministère des affaires étrangères.
Par ailleurs, des rencontres informelles ont été organisées et, en particulier, un déjeuner présidé par M. Kanwal Sibal, ancien ambassadeur de l'Inde à Paris qui a porté en partie sur les relations sino-indiennes. Une réunion de travail avait été organisée également avec les représentants des industriels français, notamment ceux du secteur de la défense. Enfin, la délégation a eu des échanges très intéressants avec deux instituts indiens extrêmement actifs : l'Observer research foundation (ORF) et l'Institute for défense studies analyses (IDSA).
Pour la diplomatie française, l'Inde est un des pays émergents majeurs au même titre que la Chine et le Brésil. La France et l'Inde sont liées, depuis 1996, par un partenariat stratégique très actif et partagent un grand nombre de vues convergentes sur les questions régionales et internationales majeures. Les deux pays sont attachés à la paix et la sécurité internationales, à la non-prolifération nucléaire et à la lutte contre le terrorisme. La France soutient l'entrée de l'Inde au Conseil de sécurité de l'ONU en qualité de membre permanent, ce qui rendrait les Nations unies plus adaptées aux besoins du XXIe siècle et permettrait à l'Inde de jouer le rôle qui lui correspond dans les affaires du monde. La France plaide également pour la transformation du G8 en un G13 incluant naturellement l'Inde.
Par sa taille, son potentiel énorme de développement, sa position géostratégique dans l'océan Indien et sur les voies de circulation maritime, l'Inde est un partenaire incontournable pour la France.
Paradoxalement, la diplomatie indienne paraît plus à l'aise au niveau international qu'au niveau régional. Depuis l'indépendance en 1947, l'Inde a connu des conflits avec tous ses voisins. C'est naturellement principalement le cas avec le Pakistan puisque ces deux pays se sont affrontés à plusieurs reprises à propos du Cachemire. Ce fut également le cas lors de la guerre qui a abouti à l'indépendance et à la création du Bangladesh. Cela a été également le cas du conflit de 1962 avec la Chine. Enfin, l'Inde est intervenue au Sri Lanka dans le conflit avec la minorité tamoule. Tant à l'Est qu'à l'Ouest, ses frontières ne sont pas stabilisées avec la Chine et le Pakistan. L'Inde a donc deux frontières instables à protéger, ce qui explique qu'elle mène une politique d'équipement militaire active. D'une manière générale, l'Inde est confrontée à la Chine, l'autre grand géant asiatique, avec lequel elle est en concurrence directe sur pratiquement tous les sujets.
M. Didier Boulaud a ensuite indiqué qu'il traiterait principalement de deux questions : les relations entre l'Inde et le Pakistan et la politique de l'Inde en Afghanistan.
S'agissant de la première question, la question du Cachemire et de la lutte contre le terrorisme est au centre du différend entre les deux Etats.
L'avantage militaire classique de l'Inde fait que le Pakistan est plus une nuisance qu'une menace. L'équilibre de la dissuasion nucléaire rend un affrontement majeur peu probable. L'Inde affiche clairement une doctrine de non-emploi en premier, alors que le Pakistan, qui utilise la dissuasion du faible au fort, laisse planer l'ambiguïté sur sa doctrine d'emploi de l'arme nucléaire.
Pourtant, les deux pays entretiennent des forces armées très importantes qui stationnent le long de leur frontière commune ou, pour ce qui concerne le Cachemire, le long de la ligne de contrôle (LOC).
Si les principaux dirigeants politiques, notamment le Premier ministre Singh et le Président Zardari promeuvent la reprise du dialogue plus ou moins sans conditions préalables, les opinions publiques et, au Pakistan, l'armée ont du mal à dépasser les sentiments de méfiance profonde entre les deux pays.
Durant quatre ans, de 2003 à 2007, des discussions ont eu lieu au sein d'un «dialogue composite » pour trouver une solution au conflit. Un accord de cessez-le-feu a été conclu sur la ligne de contrôle (LOC) en novembre 2006. Le général Musharraf avait proposé les contours d'un règlement autour de cinq principes :
- la reconnaissance de facto de la ligne de contrôle comme frontière ;
- une large autonomie des « deux Cachemire » au sein de chaque État ;
- une grande porosité de la frontière permettant le développement des échanges économiques et humains ;
- le retrait progressif des troupes stationnées dans la région ;
- la mise en place d'un mécanisme conjoint de supervision.
Ces propositions, sur lesquelles le gouvernement indien ne s'est jamais prononcé, avaient été faites au moment où le général Musharraf était confronté aux problèmes intérieurs qui l'ont conduit à la démission. Aujourd'hui ces pourparlers ne peuvent reprendre tant que le paramètre sécuritaire, c'est-à-dire la menace terroriste, n'est pas levé.
Le gouvernement indien, l'ensemble de la classe politique et l'opinion publique sont absolument persuadés, non sans raison, que le Pakistan a soutenu, financé et entraîné les groupes terroristes installés au Cachemire qui sont responsables des principaux attentats des dernières années en Inde.
Les attentats de Bombay, en 2008, ont bloqué les négociations et l'Inde met deux conditions à la reprise du dialogue composite :
- que les coupables des attentats de Bombay soient jugés rapidement et qu'ils reçoivent un châtiment exemplaire,
- qu'Islamabad donne des preuves que les groupes terroristes et leurs couvertures, qui continuaient d'opérer à partir du territoire pakistanais, sont mis hors la loi, désarmés et démantelés.
Une normalisation avec l'Inde ne saurait être envisagée tant qu'Islamabad ne tiendrait pas ses engagements, dans la lettre comme dans l'esprit, d'interdire l'utilisation de son territoire pour des actes terroristes en Inde.
Les Indiens demandent à la communauté internationale de faire pression sur le Pakistan pour qu'il lève toute ambiguïté dans sa lutte contre le terrorisme. Ils soulignent que le Pakistan est un État sous perfusion internationale, tant du point de vue économique que militaire, et que les Etats-Unis, ou la France, ont les moyens d'infléchir la politique de cet Etat en rendant conditionnelles les aides qui lui sont apportées.
La résolution de la question du Cachemire est centrale mais elle relève d'une négociation bilatérale puisque l'Inde refuse totalement l'internationalisation de la négociation. La marge de manoeuvre des diplomaties occidentales est donc limitée vis-à-vis de l'Inde.
La baisse de la tension entre les deux pays permettrait au Pakistan de mieux utiliser ses troupes à la lutte contre les taliban en transférant une partie de celles-ci sur sa frontière occidentale. Si l'Inde affirme qu'elle n'a aucune velléité d'action militaire contre le Pakistan, les Pakistanais, et notamment l'armée, sont encore persuadés du contraire.
M. Didier Boulaud a ensuite abordé la question de l'action de l'Inde en Afghanistan. Celle-ci est jugée très négativement par le Pakistan dont l'obsession est de disposer d'une profondeur stratégique en Afghanistan et qui soupçonne l'Inde, par son action dans ce pays, de manipuler des forces qui permettront son encerclement.
Le vice président Ansari a très clairement rappelé la position de son pays en Afghanistan :
- compte tenu de la sensibilité régionale, notamment vis-à-vis du Pakistan, l'Inde exclut toute présence militaire en Afghanistan ;
- en revanche, elle intervient en matière civile (reconstruction, humanitaire, développement) à titre bilatéral et à la demande du gouvernement afghan. Depuis 2002, l'Inde a engagé plus de 1,2 milliard de dollars d'aide à la reconstruction. 3 000 ressortissants indiens travaillent à l'heure actuelle dans le pays et l'une des préoccupations principales du gouvernement est d'assurer leur sécurité face aux risques d'attentats et de violences ;
- la dimension pakistanaise de la résolution du conflit est essentielle ;
- l'Inde est favorable à la concertation internationale sur l'Afghanistan incluant l'ensemble des acteurs régionaux ; elle accueille donc favorablement la proposition d'une conférence qui se tiendrait au mois de décembre 2009, sous réserve que les objectifs et le point d'aboutissement de cette réunion soient clairement identifiés.
Comme pratiquement tous les interlocuteurs de la délégation, le vice président a indiqué que la communauté internationale devait rester en Afghanistan. Un retrait entraînerait, dans un délai très bref, le retour des taliban au pouvoir et obligerait la communauté internationale à intervenir à nouveau, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Les interlocuteurs indiens de la mission ont mal reçu les reproches du général McChrystal, selon lesquels la présence de l'Inde en Afghanistan contribuait à la déstabilisation en inquiétant le Pakistan. M. Mohammad Hamid Ansari a fait valoir que prendre cette position, c'était tomber dans le piège des Pakistanais qui menaient en Afghanistan un combat sur des principes géopolitiques d'un autre temps.
Pour conclure, M. Didier Boulaud a souligné que l'Inde est un acteur central de la résolution du conflit en Afghanistan. Si l'on peut comprendre les raisons évidentes qui l'amènent à refuser une participation militaire, il est vital qu'elle contribue le plus possible, politiquement parlant, à la résolution du conflit. Cet engagement passe par la diminution des tensions et par des gestes de confiance avec le Pakistan, mais aussi par une concertation avec la Chine, qui est, dans la région, le meilleur allié du Pakistan.
M. Jean-Pierre Chevènement est ensuite intervenu pour souligner que si l'Inde est indiscutablement le pays dominant dans la région avec 1,1 milliard d'habitants et un nationalisme fort, le Pakistan pose, quant à lui, le problème de fond, plus encore que l'Afghanistan, avec sa nécessaire réorientation politique et ses zones tribales agitées et auto-administrées, frontalières de l'Afghanistan qui du reste, ne sont pas représentées au Parlement. Pays de 170 millions d'habitants, le Pakistan est le troisième État musulman après l'Indonésie et l'Inde.
Citant l'aphorisme du fondateur du Pakistan, Muhammad Ali Jinnah, qui constatait que tout le monde connaît la différence entre un musulman turc et un musulman égyptien mais qu'entre un Pakistanais et un Hindou il n'y en avait pas, M. Jean-Pierre Chevènement a rappelé que le Pakistan est un État « mal né » de la partition du « Raj » britannique en 1947 et qu'il vit dans une opposition existentielle vis-à-vis de l'Inde. À ce traumatisme initial s'est ajouté celui de la perte du Bangladesh en 1971. Il a souligné que, si l'on totalisait les populations musulmanes du Pakistan, du Bangladesh et de l'Inde, 45 % des habitants du sous-continent étaient de confession musulmane.
Le Pakistan, qu'on peut analyser comme une « nation en formation », reste un État fragile qui subit de très fortes tensions, comme l'ont montré encore récemment les attentats qui ont visé notamment le quartier général de l'armée à Rawalpindi. Depuis 1979, et avec la prise de pouvoir par le général Zia et l'élimination de M. Ali Bhutto, le gouvernement militaire a imprimé au pays une tendance fondamentaliste et tenté de faire de cette version de l'Islam un facteur d'homogénéisation.
Ce pays fragile a bénéficié d'une aide importante du fait que, à l'époque de l'invasion de l'Afghanistan par les troupes de l'URSS, il était devenu la plate-forme de la résistance à cette invasion et aux gouvernements communistes de Kaboul. L'armée et ses services secrets (ISI) ont été dotés alors, par les Etats-Unis d'Amérique, des outils nécessaires pour organiser celle-ci. Cela a conduit d'abord à favoriser le Hezb-e-islam (HiG) de Hekmatyar Gulbuddin et à laisser intervenir une véritable légion étrangère sous l'impulsion d'Oussama Ben Laden, qui est devenu Al Qaïda par la suite, en 1998.
Le Pakistan aussi a été le principal soutien des taliban puis de leur régime après qu'ils ont eu pris le pouvoir à Kaboul, en 1994. Il est un des seuls pays, avec l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, à avoir reconnu ce régime.
Avec les attentats du 11 septembre 2001, le général Musharaf, qui avait renversé M. Sharif par un coup d'Etat militaire en 1999, a cherché à réorienter la politique du Pakistan contre le terrorisme. Les États-Unis lui ont donné les moyens de cette politique (12 milliards de dollars, dont une partie aurait été détournée vers d'autres buts).
Depuis 2008, le pays connaît une transition démocratique, avec l'arrivée au pouvoir du PPP (parti du peuple pakistanais de Mme Benazir Bhutto, puis de M. Asif Ali Zardari) et l'existence, jusqu'à présent, d'une opposition modérée de la Ligue musulmane. Le plan de lutte contre le terrorisme présenté par le président Zardari a été adopté à l'unanimité par le Parlement.
La délégation a pu rencontrer le premier ministre, M. Yousouf Raza Gilani, qui s'est en particulier élevé contre la notion d'AFPAK dont il conteste l'application à son pays, lequel est doté d'institutions démocratiques et d'une armée solide, ce qui ne permet en aucune façon de le comparer à l'Afghanistan.
L'entretien avec le général Kayani, chef d'état-major de l'armée de terre, a permis d'attirer l'attention de la délégation sur le fait que le rôle de l'armée devait être complété par celui de la police et de la justice dans les opérations militaires en cours et dans leurs suites judiciaires. Par ailleurs, le général Kayani a souligné que, compte tenu de la nécessité de maintenir l'essentiel de ses troupes sur la frontière orientale avec l'Inde, il ne pouvait déployer dans les opérations en cours qu'environ 130 000 hommes. Cela signifie que le Pakistan n'avait peut-être pas tous les moyens de la politique qui lui était demandée.
La délégation a également eu des entretiens avec le président du Sénat, le ministre de l'intérieur, M. Rehman Malik, le secrétaire d'État aux affaires étrangères et les présidents des commissions de la défense des deux Assemblées.
La mission s'est rendue à Peshawar, capitale des territoires de la frontière du Nord-Ouest (NWFT), où elle a pu s'entretenir avec le gouverneur M. Owais Ghani. Tenant des propos d'une grande franchise, le gouverneur a indiqué que la coalition internationale « n'étant pas chez elle en Afghanistan serait inévitablement amenée à partir », s'appuyant sur l'attitude qu'aurait eu, selon lui, dans de telles circonstances, le général de Gaulle. La coalition occidentale doit se fixer des objectifs accessibles, de nature politique, qui permettront, à terme, son retrait dont il convient de fixer les conditions et non la date. Selon M. Owais Ghani, il faut négocier avec les taliban quels qu'ils soient mais non avec les organisations terroristes « internationalistes » qu'il faut contribuer à dissocier des premiers. Il faudrait, en second lieu, éradiquer la culture de la drogue, qui est un profond ferment de corruption et de financement de l'insurrection. Enfin, il faut obtenir la neutralité de l'Afghanistan et la non-exportation de son idéologie sur ses voisins. Seul un gouvernement d'union nationale en Afghanistan est susceptible d'aboutir à ce résultat.
Rappelant la politique d'Alexandre le Grand qui avait demandé au roi Poros vaincu ce qu'il attendait de son vainqueur, et la réponse de celui-ci, « j'attends d'un roi qu'il me traite comme un roi », qui avait conduit Alexandre à le rétablir sur son trône et à s'en faire un allié, le gouverneur Ghani a appelé à méditer cette leçon. Au contraire, la stratégie menée par l'URSS, très voisine de celle menée actuellement par la coalition occidentale, est vouée à l'échec.
L'Empire britannique, après qu'il eut constaté l'impossibilité pour lui de contrôler l'Afghanistan, avait adopté une politique dont les alliés pourraient s'inspirer. Celle-ci consistait à faire du pays un Etat membre, en l'occurrence une zone tampon, à l'époque entre les empires russe et britannique, à garantir ses frontières et à subventionner le régime en échange de quoi ce dernier ne constituerait plus une menace pour l'Empire britannique et s'engagerait à interdire toute autre influence sur son territoire.
A Peshawar, la rencontre avec le chef du parti ANP, M. Afrasiab Khattak, a permis à ce dernier d'affirmer que l'Inde règle, dans les zones tribales, les comptes de la guerre que lui livre le Pakistan au Cachemire.
M. Jean-Pierre Chevènement a ensuite indiqué que le Pakistan est un pays tenu par ses élites : l'armée, une méritocratie et des partis politiques dominés par de grands propriétaires latifundiaires. On devine à l'arrière-plan une grande misère dans ce pays dont le niveau de développement est l'un des plus bas du monde. La priorité est donnée au budget militaire. La santé et l'éducation viennent après. La moitié seulement de la population est alphabétisée.
Le fondamentalisme est une tendance qui dépasse le mouvement récent des taliban pakistanais du Therik-e-taliban (TTP), il existe aussi historiquement un important mouvement lié à l'université de Deoband. Une forte influence wahhabite venue d'Arabie saoudite est également sensible.
Si le Pakistan est une démocratie balbutiante, les partis politiques y sont très actifs, la presse libre, le droit de manifester réel et sa Cour suprême entend incarner la prééminence du droit.
M. Mian Muhammad Nawaz Sharif et la ligue musulmane attendent leur heure. Les autorités pakistanaises sont soumises à la pression des États-Unis pour lutter contre le terrorisme sur leur propre territoire. Les opérations récentes ont été considérées comme des succès, en particulier dans la vallée de Swat, par tous les interlocuteurs de la mission. Celles en cours se heurtent, au Waziristan, à une forte résistance dont témoigne le nombre élevé des attentats dans le reste du pays. Aujourd'hui, le Pakistan connaît une véritable guerre civile.
M. Jean-Pierre Chevènement a souligné l'ambivalence de la position pakistanaise vis-à-vis des taliban afghans. En fait, le Pakistan a cherché, depuis 1979, à établir une profondeur stratégique à l'Ouest qui serait garantie par un régime ami à Kaboul. La tolérance du Pakistan vis-à-vis des taliban afghans peut être regardée comme une prise d'assurance pour l'avenir, lorsque la FIAS aura évacué l'Afghanistan.
Les relations entre l'armée pakistanaise et la coalition, en particulier entre le général Kayani et le général McChrystal, paraissent très bonnes. Du reste, ce dernier a souligné, dans son évaluation de la situation en Afghanistan, le rôle déstabilisateur que l'Inde y jouerait et a marqué une attitude compréhensive pour la prudence du général Kayani dans la conduite des opérations militaires contre les taliban.
Dans la lutte en cours, le Pakistan reçoit l'appui de la Chine, qui est son meilleur allié depuis la guerre de 1962 contre l'Inde. Le Pakistan perçoit également une aide internationale considérable, que ce soit de la part du FMI, des « amis du Pakistan démocratique » ou des États-Unis dont le Congrès vient de lui attribuer une aide conditionnelle de 5 milliards de dollars.
Pour aider l'armée pakistanaise il faudrait que l'Inde relâche la pression sur sa frontière orientale. En dépit d'un certain nombre d'ouvertures récentes, cette évolution est liée au facteur sécuritaire, notamment depuis les attentats de 2008 à Bombay, et à des engagements fermes du Pakistan dans sa lutte contre le terrorisme d'où qu'il vienne et quel qu'il soit. Il est évident qu'aujourd'hui le Pakistan n'a pas encore pris totalement conscience du retentissement international des attentats de Bombay. Les services secrets ont soutenu les mouvements terroristes infiltrés au Cachemire. L'un de ceux-ci paraît être à l'origine des attentats de Bombay. Vis-à-vis de l'Inde, le Pakistan se considère au contraire comme l'une des premières victimes du terrorisme.
M. Jean-Pierre Chevènement a indiqué que le Pakistan devait se réorienter et engager tous ses moyens dans la lutte contre les taliban pakistanais. S'agissant de l'Afghanistan, comme la solution est de nature politique, c'est donc au niveau de la définition d'objectifs politiques accessibles qu'il faut agir. Il est nécessaire également de trouver un accord qui implique l'ensemble des voisins, y compris la Chine puisqu'il est évident que le Pakistan est un instrument dans le conflit entre l'Inde et la Chine.
En conclusion, M. Jean-Pierre Chevènement s'est montré convaincu qu'il fallait aider le Pakistan à se moderniser et à poursuivre sa « transition démocratique ».
M. Josselin de Rohan, président, a tout d'abord constaté la forte dégradation de la situation sécuritaire depuis la mission qu'avait effectuée la commission en 2006, en particulier au Pakistan.
La régionalisation est une des clés majeures de la solution de la question afghane. Il s'agit naturellement, comme l'ont souligné M. Jean-Pierre Chevènement et M. Didier Boulaud, du contexte régional entre l'Inde et le Pakistan mais aussi des relations de la Chine avec les trois intervenants principaux : Afghanistan, Inde et Pakistan.
La Chine est un acteur indirect majeur. Elle a, sur son territoire, une minorité musulmane ouïghoure qui s'oppose au pouvoir central. Par ailleurs, elle est directement concernée, comme les autres pays de la région, par la question de la drogue, non seulement d'un point de vue sanitaire mais, aussi, comme source de financement des mouvements extrémistes. La Chine est donc très consciente des risques que lui fait courir l'aggravation de la situation au cas où un régime fondamentaliste se réinstallerait à Kaboul.
Au cours des entretiens qu'une mission de la commission a eus récemment avec les ambassadeurs, représentants permanents chinois et russes, à l'ONU, ces derniers ont réaffirmé la nécessité du maintien des troupes de l'OTAN et des États-Unis en Afghanistan jusqu'à l'éradication de la menace des taliban.
Seul l'Iran n'a pas donné son opinion, mais il est directement impliqué dans la résolution de la question afghane à plusieurs titres. Il est, d'une part, l'allié traditionnel de la minorité chiite Hazara et avait soutenu l'alliance du Nord contre le régime taliban. Il est, par ailleurs, directement concerné par la question de la drogue dont la consommation dans le pays se développe de manière inquiétante. L'Iran accueille encore environ 2 millions de réfugiés afghans et entretient des relations économiques importantes avec ce pays. Enfin, les récents attentats au Baloutchistan iranien, qui ont visé les chefs locaux des pasdaran, ont vraisemblablement été préparés au Baloutchistan pakistanais par des organisations fondamentalistes.
L'ensemble des interlocuteurs de la mission ont souligné la nécessité d'impliquer l'Iran dans le règlement de la question afghane. Toutefois, l'opposition actuelle sur la question de la prolifération et du nucléaire militaire ne facilite pas cette inclusion.
Au-delà de ces Etats qui jouent un rôle central, il existe un second cercle composé du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan et du Turkménistan qui sont directement concernés par les routes de la drogue et le financement qu'elle apporte aux mouvements extrémistes. La Russie, avec ses républiques islamistes du Caucase, est également directement concernée.
Ce serait une erreur de sous-estimer la contribution de l'Asie centrale au «front afghan » sur ces deux questions de lutte contre le terrorisme et contre la drogue.
Il n'y aura donc pas de solution durable de la question afghane sans une implication forte des pays de la région, principalement au niveau politique.
M. Josselin de Rohan a indiqué que, en Afghanistan, la mission avait eu un entretien approfondi avec le général McChrystal, commandant de la FIAS (COMISAF). Dans son évaluation, celui-ci affirme que, si la situation est sérieuse et qu'elle s'est dégradée, la guerre n'est pas perdue pour peu que la coalition adopte une autre stratégie : celle de la contre-insurrection dont l'objectif est de gagner la population en assurant sa sécurité et en permettant le développement, l'établissement d'un État de droit et la mise à disposition de la population des services qu'elle est en droit d'attendre d'un État. Il s'agit donc, en particulier, de déployer des troupes, celles de la coalition et celle des forces nationales de sécurité afghane, là où la population est concentrée et de mettre en oeuvre une action civilo-militaire.
La stratégie contre-terroriste menée jusqu'à présent a montré ses limites et aboutit aujourd'hui à une impasse, notamment en raison de la multiplication des dommages collatéraux qui dressent la population contre la coalition et grossissent les rangs de l'insurrection.
L'afghanisation, tant au niveau des forces nationales de sécurité (armée et police) que des institutions et du gouvernement, est un processus clé pour que le pays puisse prendre en main son propre destin.
Le retrait de la coalition signerait son échec et permettrait le retour à court terme des taliban et de leurs alliés d'Al Qaïda.
Parmi les alternatives à la stratégie de contre-insurrection, celle proposée par le vice président Joe Biden, qui consiste en une diminution des effectifs et au recentrage de la lutte contre les seuls terroristes internationaux, n'est pas réaliste compte tenu de l'imbrication entre ces différents mouvements terroristes et les taliban.
L'option la plus vraisemblable est que le président Obama se ralliera à la proposition de mener une guerre de contre-insurrection faite par le général McChrystal mais qu'il est aujourd'hui très difficile de savoir s'il lui donnera satisfaction quant au niveau des troupes demandé.
M. Josselin de Rohan, président, a indiqué que les alliés, dans leur majorité, n'entendaient pas augmenter leur contingent mais qu'ils devaient faire porter leurs efforts sur l'aide civile au développement et à la reconstruction.
La tenue des élections présidentielles organisées par un régime corrompu et à l'autorité très limitée a donné un très mauvais signal à l'extérieur. La coalition sera-t-elle en mesure d'imposer au président Hamid Karzaï un gouvernement d'union nationale ? Il est indispensable d'exercer une tutelle rigoureuse sur le président Karzaï et son entourage afin de bâtir un État et une administration efficaces sans pour autant donner l'impression que ce gouvernement est manipulé par l'Occident, ce qui est une des thèses des taliban dans leur bataille de communication.
Si la stratégie proposée par le général McChrystal est la seul possible, elle doit s'appuyer sur une forte implication des voisins qui doivent participer à la garantie de la neutralisation de l'Afghanistan. La Chine et l'Iran doivent être associés et il est nécessaire de travailler activement à surmonter l'opposition entre l'Inde et le Pakistan.
Engagé dans une guerre civile, le régime pakistanais connaît sa minute de vérité et ne peut reculer faute de voir l'influence des taliban des zones tribales s'étendre à l'ensemble du pays et notamment au Pendjab.
Enfin, si une stratégie qui s'inspirerait de la politique menée par l'empire britannique paraît séduisante, le gouverneur Ghani n'a pas indiqué à la mission comment l'on pouvait empêcher les taliban d'exporter leur idéologie, d'accueillir les terroristes internationaux, non plus qu'il n'a proposé les voies et moyens d'une politique d'éradication de la drogue.
En conclusion, le président Josselin de Rohan, a souligné la complexité extrême de la situation à laquelle était confrontée la communauté internationale et régionale.
Répondant à une interrogation de M. André Vantomme, M. Didier Boulaud a rappelé que la drogue ne représentait qu'un tiers du financement des organisations terroristes des taliban, le reste provenant des régimes arabes, de la corruption et des autres trafics. De plus, les sociétés de protection, qui assurent en particulier la sécurité des entreprises de BTP, reversent aux taliban une partie des sommes qu'elles reçoivent afin d'acheter la neutralité de ceux-ci.
M. Josselin de Rohan, président, a rappelé les analyses d'un récent rapport de l'Office des Nations unies pour la lutte contre la drogue et le crime (UNODC) qui soulignait que l'ensemble des pays de la zone, jusqu'à la Russie, étaient touchés par le marché de la drogue.
M. Jean-Pierre Chevènement a rappelé les analyses du gouverneur de Peshawar qui indiquait qu'une guerre de contre-insurrection ne peut être gagnée que par l'État autochtone sur le territoire duquel les insurgés agissent. Ils partagent, en effet, avec la population la même langue et la même culture. Le gouvernement central afghan doit être aidé en sorte qu'il soit un peu plus puissant que les pouvoirs régionaux rendus nécessaires par l'hétérogénéité du pays. La FIAS tout en ayant, à terme, vocation à se retirer, doit maintenir une pression sur l'insurrection, notamment en matière de moyens aériens. Le problème qui se pose à la coalition est de définir des objectifs politiques accessibles.
M. Jacques Gautier a rappelé l'extrême complexité de la situation et les difficultés à en appréhender les multiples dimensions. Citant l'ambassadeur de France à Kaboul, il a rappelé qu'un séjour de trois jours en Afghanistan permettait d'écrire un livre, qu'un mois autorisait la rédaction d'un article et que, au bout de six mois on ne savait plus quoi dire. Il a rappelé que 90 % du territoire est vide et que les populations, au sein desquelles les insurgés sont mêlés, sont concentrées dans les vallées.
Depuis huit ans, 200 milliards de dollars ont été promis à l'Afghanistan dont une partie significative a été dépensée sans que l'on sache exactement ce qui l'a été de manière utile. Le général McChrystal a demandé un doublement des soldes sachant qu'un policier ou un militaire sont payés 100 $ par mois alors qu'un taliban peut toucher plus de 300 $.
M. Jacques Gautier a émis des doutes sur la possibilité réelle de porter l'armée nationale afghane à un effectif de 240 000 hommes avant 2013.
M. Jean-Pierre Chevènement a indiqué que, en 2001 il avait fait part au ministre des affaires étrangères de l'époque, M. Hubert Védrine, de ses réserves à l'envoi de troupes terrestres françaises en Afghanistan. S'il n'est pas question aujourd'hui, pour la coalition occidentale, d'un retrait brutal, il faut redéfinir, tout en maintenant la pression militaire, les objectifs politiques qui permettront à terme le désengagement. Selon lui, la stratégie de « contre insurrection » proposée par le général McChrystal avait toute chance de se révéler une impasse.
En conclusion, M. Josselin de Rohan, président, a indiqué qu'il n'y avait pas d'autre solution que de donner sa chance à cette nouvelle stratégie et de poursuivre l'afghanisation.
La commission a ensuite approuvé la publication d'un rapport d'information.