ANNEXE 2 - 7è Université d'été de la défense - Intervention de M. Josselin de Rohan, Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du sénat
Atelier n°1 « lutte contre insurrectionnelle : une réflexion globale en réponse aux crises »
Vendredi 12 septembre 2009
Le centre de doctrine d'emploi des forces a publié en janvier 2009 son manuel de doctrine de contre rébellion. Elle est définie comme un « mode d'action qui consiste à neutraliser une organisation qui pratique la violence armée sous la forme de guérilla ou de terrorisme, en réduisant sa liberté de manoeuvre par confinement, ou bien en l'éliminant par des effets de réduction et de désagrégation. Le niveau d'engagement dans ce type de lutte dépend de l'option politique nationale ou internationale retenue, du rapport de force sur le terrain et de l'attitude de la population. »
L'action d'assistance aux populations, de reconstruction et de rétablissement de l'État de droit et des institutions doit être menée en parallèle avec les actions coercitives de réduction de la rébellion qui constituent l'essentiel du manuel de l'armée de terre. Cette approche globale vient également d'être soulignée par le commandement de la FIAS dans ses « orientations contre insurrectionnelles : points-clés ».
On mesurera le changement conceptuel quand on lit en introduction de ce court document du général Mac Chrystal : « les afghans sont l'objectif. Leur protection est la mission. Consacrez 95 % de votre temps à construire des relations avec eux et, de concert avec le gouvernement afghan, répondez à leurs besoins. Pensez différemment. Concentrez-vous sur les gens, pas sur les insurgés. En gagnant leur confiance, en aidant à la bonne gouvernance locale, vous renforcez l'adhésion du peuple afin de prendre à l'ennemi ce qu'il ne peut pas se permettre de perdre -- à savoir le contrôle de la population. »
Ce changement considérable d'approche consacre à l'évidence l'échec des stratégies précédentes en Afghanistan. Notre atelier doit nous permettre d'échanger sur le point de savoir si cette nouvelle stratégie et cette réflexion globale sont des réponses pertinentes aux crises. Je voudrais pour cela faire un certain nombre de remarques permettant de lancer la discussion.
La première consiste à se demander si l'évolution de nos forces armées permet la mise en oeuvre de cette stratégie.
Toutes les armées occidentales ont connu depuis 1990 une réduction considérable de leur format et, depuis les années 80, une « technologisation » de leur matériel en incorporant notamment les technologies de l'information. On a pu ainsi parler de « révolution dans les affaires militaires ». Le général Desportes a récemment dénoncé cette fascination technologique qui, je le cite, « conduit à des modèles d'armées ruineux par le coût des matériels et qui ne correspondent pas aux exigences des conflits de notre temps. »
L'expérience de la guerre d'Algérie, militairement gagnée mais politiquement perdue, a montré que l'une des conditions de la pacification était l'occupation du terrain par un maillage du territoire permettant d'instaurer la sécurité des populations et de rétablir leur confiance dans les institutions légales. À l'évidence, cette condition n'est plus possible avec les armées modernes. L'addition des forces occidentales et de l'armée nationale afghane dépasse difficilement les 200 000 hommes, Alors qu'il faudrait 400.000 hommes pour occuper le terrain. La police, sous-payée et donc corrompue, est inefficace et la gendarmerie encore inexistante.
Nos forces armées, qui doivent également préserver leurs capacités dans l'hypothèse d'un conflit de haute intensité non asymétrique, paraissent donc peu aptes, faute d'effectifs, à la mise en oeuvre d'une stratégie de contre insurrection efficace. L'alternative qui consiste à faire prendre le relais par des forces armées indigènes est très aléatoire dans la mesure où on peut dire qu'une partie significative des forces armées ou de la police de ce pays sont composés d'insurgés provisoirement détachés près des forces gouvernementales, souvent pour des raisons alimentaires.
Deux autres limitations importantes rendent difficiles la capacité de nos armées à vaincre une insurrection. Le premier tient à l'adaptation de nos équipements. Le retour d'expérience conduit les forces terrestres à renforcer la protection, la puissance de feu et l'aéromobilité ainsi que la cohérence opérationnelle des brigades de contact. De plus leur équipement doit tenir compte de la longue durée de ces opérations de stabilisation qui suppose que nous dotions nos soldats de matériels robustes et adaptés à la guerre au sein des populations.
Ces mutations doivent être effectuées tout en maintenant une polyvalence militaire permettant la remontée en puissance des capacités conventionnelles dans le cadre d'un conflit classique et de haute intensité. On peut s'interroger, surtout dans le contexte économique actuel, avec des objectifs LPM déjà très contraints, à notre capacité à jouer sur ces deux tableaux pourtant indispensables.
Enfin, mais cette remarque vaut pour tout conflit, les opinions publiques sont de plus en plus réticentes aux engagements extérieurs et aux pertes humaines qui les accompagnent.
En second lieu, l'un des enseignements de l'intervention de l'armée rouge en Afghanistan, mais aussi de toutes les interventions militaires dans ce pays (dont les interventions de l'armée britannique au XIXe siècle) ont montré que la conquête, ou l'invasion, est facile et ne comporte pratiquement pas de combats mais se transforme immédiatement en une guerre de contre guérilla. Le continuum dont on parle entre opérations de guerre et opération de stabilisation n'existe donc pratiquement pas. On peut même penser que l'échec de la stratégie précédente a reposé sur l'illusion qu'il s'agissait en Irak ou en Afghanistan d'opérations de guerre dont on a continué la logique inadaptée.
Troisième remarque, l'approche globale suppose une coordination de l'action qui n'est que très imparfaitement mis en oeuvre si tant est que cela soit possible. L'hétérogénéité des coalitions, l'inégalité numérique de leur composition et donc de leur commandement, la diversité de leurs règles d'engagement et des caveats nationaux, la divergence des buts de l'intervention (assistance à la stabilité ou lutte contre le terrorisme) rendent déjà la conduite des opérations militaires extrêmement complexes.
À cette complexité s'ajoute la multiplicité des intervenants en matière d'assistance à la reconstruction et d'aide (ONU, Union européenne, ONG....). Enfin, le rétablissement de l'État de droit d'un gouvernement et d'institutions légales et nationales supposent le transfert de responsabilités et des décisions aux autorités légales. Ce transfert souligne le refus occidental de prise en charge administrative de ces pays. Il comporte néanmoins une contradiction en essayant d'imposer un modèle de gouvernance et des règles éthiques qui ne correspondent pas à une pratique et à un vécu local.
L'absence ou l'insuffisance de la coordination de l'action internationale en Afghanistan a indiscutablement été l'une des causes d'inefficacité et de gabegie de l'aide internationale au profit de la reconstruction et de population, ce en dépit d'indéniables succès en particulier en matière de santé, d'éducation et de droits des femmes.
Quatrième remarque, l'asymétrie du conflit est aussi, et presque essentiellement, de nature politique. Les insurgés n'ont en effet pas les moyens militaires de la victoire. Celle-ci, si elle arrive, sera politique.
On peut s'interroger sur le lien entre reconstruction, développement et gouvernance démocratique. Je ne développerai pas cette remarque car elle pourrait nous mener loin et nous interroger sur l'image perçue par les opinions publiques de ces pays des interventions occidentales. Je crois néanmoins que nous pouvons affirmer que, dans la majorité des cas, ces interventions, surtout quand elles s'accompagnent de dommages collatéraux fréquents, sont ressenties comme une occupation. L'opinion publique nationale, souvent illettrée, ne dispose que de sources d'information biaisées d'origine religieuse extrémiste qui décrivent l'intervention occidentale comme celle de prédateurs venus détruire la culture traditionnelle et la tradition et piller les ressources nationales (le pétrole en Irak).
La communication sur les objectifs occidentaux est-elle à la hauteur de cette perception, pour la contrer, où est elle tout simplement un objectif inatteignable ?
L'enjeu de la lutte contre insurrectionnelle est de gagner les populations et d'interdire à la guérilla de bénéficier de la coopération passive des habitants souvent obtenue par la menace ou même la terreur comme l'a montré par exemple la stratégie du parti communiste vietnamien lors du conflit avec les Etats-Unis, qui l'a amené à ordonner des exécutions massives comme à Hué. Les menaces proférées contre la population pour la dissuader d'aller voter lors de la récente élection présidentielle afghane et les agressions sauvages contre un certain nombre d'électeurs se sont traduites par un bas taux de participation.
Face à cet état de fait, et du soutien ou moins passif de la population, les forces armées occidentales se trouvent dans une contradiction déjà évoquée qui est que, faute d'effectifs et faute du soutien réel des forces armées ou policières nationales, elles sont incapables d'assurer la sécurité de la population et de permettre son ralliement alors même que la majorité est très vraisemblablement opposée aux extrémismes qui la terrorisent.
De plus, pour des raisons évidentes, les forces occidentales ne peuvent opposer la contre terreur à la terreur des insurgés. Même cette stratégie, quand elle a été employée en Amérique latine, et qui consiste à introduire un degré de représailles des forces légales dissuasif ou supérieur aux menaces de la guérilla à toute tentative d'aider l'insurrection, n'a pas été totalement couronnée de succès.
En conclusion, la mise en oeuvre d'une nouvelle stratégie de contre insurrection est indéniablement une réponse à l'échec des stratégies précédentes. Il ne semble pas y en avoir d'autre. Elle sera pour autant extrêmement difficile à mettre en oeuvre. D'un certain point de vue, et pour terminer sur une interrogation un peu provocante, on peut se demander si l'utilité des stratégies de contre insurrection retenues aujourd'hui ne consiste pas à offrir au pouvoir politique des pays membres des coalitions engagées l'ouverture d'une fenêtre d'opportunité permettant un désengagement progressif. Le début de retrait des forces américaines en Irak pourrait est une illustration de cette stratégie politique.