VI. L'ÉMERGENCE POLITIQUE DU CHIISME

C'est sur la question de la succession du prophète que se fonde à l'origine la scission des courants chiite et sunnite. Lorsqu'il meurt à Médine, en 632, le prophète Mahomet ne laisse pour lui succéder ni descendant, ni directive, ouvrant ainsi un conflit qui va opposer durablement deux groupes. Le premier rassemble ceux qui se référent à la « tradition » (sunna) instaurée par le prophète. Ils considèrent que le « successeur » (calife) doit être choisi pour ses qualités morales, religieuses et politiques. Ce sont les sunnites. Pour les membres du second groupe, seul un membre de la famille du prophète peut guider la communauté musulmane. Ce sont les « partisans » (chiites) du cousin et du gendre du prophète : Ali. Les Kharidjites, littéralement « ceux qui sont sortis » (à l'issue de la première bataille entre les chiites et les sunnites à Siffin en 657), n'appartiennent ni à l'un, ni à l'autre groupe et forment un troisième groupe ultra minoritaire 9 ( * ) 10 ( * ) .

Bien que l'exactitude des chiffres soit sujette à caution, il ne fait aucun doute que les musulmans sunnites sont, démographiquement, ultra-majoritaires (87 %) et représentent 1,13 milliard de croyants sur un total estimé à 1,3 milliard, dont seulement 20 % dans le monde arabe.

Ensemble, les différentes communautés chiites ne représentent que 160 millions de croyants, soit un peu moins de 12 % des musulmans. Les Kharidjites ne comptent que pour moins d'un pour cent et sont présents dans le sultanat d'Oman, à Djerba et à Zanzibar.

La rivalité entre chiites et sunnites s'impose en facteur commun à l'ensemble des pays du Moyen-Orient.

Il s'agit là d'un phénomène nouveau car cette rivalité n'a pas été une constante de l'histoire du Moyen-Orient. Elle n'est politiquement importante que lorsque elle est instrumentalisée par des Gouvernements, comme ce fut le cas au XVI ème siècle lorsque la dynastie iranienne des Safavides utilisa l'identité chiite pour résister aux Ottomans et inversement. Au cours du XX ème siècle, la tendance était à la reconnaissance du chiisme comme une école doctrinale parmi d'autres dans les écoles juridiques musulmanes.

Les choses ont changé avec la Révolution islamique d'Iran et plus encore avec l'invasion américaine de l'Irak.

Au tout début des années 1980, la volonté de l'ayatollah Khomeiny d'exporter la révolution islamique, essentiellement anti-occidentale et vaguement tiers-mondiste, a conduit le régime iranien à gommer sa spécificité chiite derrière son identité musulmane.

Ce n'est qu'avec la guerre contre l'Irak que cette identité confessionnelle sera mise en avant comme l'une des composantes du nationalisme iranien, qu'il fallait exalter pour nourrir l'enthousiasme des combattants.

Des violences armées entre les chiites et les sunnites ont eu lieu au Pakistan dans les années 1980. Des violences similaires ont eu lieu en Arabie saoudite dans le Hassa et la région de Qatif dès fin 1979 et début 1980, à Bahreïn, en Irak et au Liban. Partout ou presque où vivent des chiites et des sunnites des affrontements ont eu lieu.

Il est du reste symptomatique que, hormis le cas du Pakistan, ces affrontements aient eu lieu dans le Golfe persique qui concentre à la fois les principaux gisements pétroliers du Moyen-Orient et une « géographie religieuse » 11 ( * ) à dominante chiite.

Les chiites arabes ont toujours été minoritaires, socialement et politiquement exclus. Le retour en force de l'Islam chiite en Iran a attisé les aspirations de ces populations et inquiété les Gouvernements sunnites de la région.

En dix ans, de 1984 à 2004, le clivage chiite-sunnite est devenu un élément clef du monde musulman de la Méditerranée à l'Indus, même si le « renouveau chiite » 12 ( * ) , qui a accompagné la Révolution islamique iranienne, n'a pas fait tâche d'huile et ne s'est pas traduit, sauf en Iraq mais pour d'autres raisons, par l'accession des chiites au pouvoir.

Cela n'a pas empêché, en décembre 2004, le roi Abdallah II de Jordanie de dénoncer, dans une interview donnée au Washington Post , la menace que constituerait à ses yeux le « croissant chiite ». Or le roi n'est pas un démagogue, mais un dirigeant discret et pondéré, ce qui donne d'autant plus de force à ses propos.

On peut conclure, avec Olivier Roy, que « la question chiite devient dominante » et que le nationalisme arabe, à défaut de succès dans la défense de la cause palestinienne, tend à se transformer en une défense du sunnisme contre le chiisme, ce qui représente bien une « évolution tectonique » dans le « grand Moyen-Orient » 13 ( * ) .

Source : « le dessous des cartes - Atlas d'un monde qui change - Tallandier 2009 - Jean-Christophe Victor - Virginie Raisson - Frank Tétart

* 9 Voir François Thual, Géopolitique du Chiisme - Arléa 1995 - Olivier Roy : le croissant et le chaos - Hachette 2007 p. 127 et suiv. ainsi que du même auteur interview dans la revue « Moyen-Orient » n° 1 août-septembre 2009 p. 6.

* 10 Pour mémoire, les quatre premiers califes qui ont succédé à Mahomet (ou « califes bien guidés ») sont : Abû Bakr (632-634) qui était son beau-père, Omar ibn al-Khattab (634-644), l'un de ses plus fidèles lieutenants, Uthman ben Affan (644-656) et Ali Ibn Abi Talib (656-661) gendre et cousin du prophète. Leur succession n'est pas héréditaire et ils sont élus.

Pour les chiites duodécimains (majoritaires) après Mohammed et sa fille Fatima, la ligne de succession compte douze « imams » issus de la famille de Ali Ibn Abi Talib à Muhammad Al-Mahdi, plus connu sous le nom d'imam caché, car il ne serait pas mort, mais se serait « occulté » en 868 et son retour marquerait la fin des temps. Chaque Imam est le fils du précédent (sauf le troisième Hussayn qui était le frère du deuxième, Hasan, tous deux étant fils d'Ali). Les chiites ismaéliens d'Inde et d'Asie centrale ne reconnaissent que sept imams et les zaydites du Yémen, cinq. Les Alevis de Turquie, les Alaouites de Syrie et les Druzes du Liban, d'Israël et de Syrie se rattachent à la famille chiite, mais se distinguent par des croyances et des usages particuliers. La lignée des imams successeurs du prophète et guides spirituels de la communauté islamique s'arrête ainsi au IX ème siècle. Il faut distinguer ces imans des simples im a ms qui, dans la religion sunnite, dirigent la prière et sont, à l'instar des pasteurs protestants, désignés par la communauté des croyants. Chez les chiites duodécimains, ces directeurs de prières portent le nom de mollahs ou d'ayatollahs et font partie d'un clergé.

Les sunnites reconnaissent non pas l'imamat, mais le califat, qui lui aussi est héréditaire. Plusieurs califats ont existé depuis la fondation de l'Islam, à la suite des luttes que se livrèrent les différents prétendants au titre de successeur de Mahomet, après les quatre premiers califes. Les plus importants sont les califats Omeyyades de Damas (661-750), les Abbassides (750-1517), le califat ottoman (1517-1924). Mustafa Kamal Atatürk abolit officiellement l'institution du califat en 1924, deux ans après celle du sultanat. Le dernier et 101 eme calife en partant d'Abû Bakr s'appelait Abdul Mejiid. Il est mort à Paris en 1944 et fut enterré à Médine.

* 11 François Thual, op. citée p. 101

* 12 Voir Vali Nasr : « le renouveau chiite » - Demopolis 2008

* 13 Le « grand Moyen-Orient » est un terme utilisé par le Président Georges W. Bush et son administration pour désigner un espace s'étendant du Maghreb à la Mauritanie, au Pakistan et à l'Afghanistan, en passant par la Turquie, le Machrek et l'ensemble de la péninsule arabe.

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