(2) L'avenir de l'octroi de mer : une menace plus franco-française qu'européenne
Jusqu'au début des années 1990, l'octroi de mer frappait les marchandises de toute provenance qui étaient introduites dans les départements français d'outre-mer. Un tel régime revenait à introduire une taxe d'un effet équivalent à un droit de douane et n'était donc pas conforme aux dispositions du Traité de Rome.
Le principe de non discrimination est, en effet, un principe essentiel du droit communautaire. C'est pourquoi, par une décision n°89/688/CE du 22 décembre 1989, le Conseil des Communautés a demandé au Gouvernement français de modifier sa législation afin de taxer indistinctement les produits introduits et obtenus dans les DOM. Toutefois, le Conseil des ministres a autorisé la France à exonérer, totalement ou partiellement, les productions locales, en fonction des besoins économiques, pendant une durée initiale de dix ans.
Le régime des exonérations arrivant à échéance le 31 décembre 2003, les autorités françaises ont demandé, le 14 avril 2003, la prorogation de ce régime dérogatoire. Cependant, les autorités françaises n'ont pas sollicité de reconduction à l'identique du régime existant et ont proposé son perfectionnement et sa rénovation en vue d'en assurer la pérennité.
La principale novation est que ces exonérations et réductions, qui doivent s'insérer dans la stratégie de développement économique et social des DOM, ne peuvent désormais concerner qu'une liste détaillée de produits définis par référence à la nomenclature douanière et doivent respecter des différentiels maximums de taxation fixés pour chaque DOM en parties A (10%), B (20%) et C (30%) de l'annexe de la décision. L'actualisation de ces listes est adoptée par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission européenne. Les entreprises dont le chiffre d'affaires annuel est inférieur à 500 000 € ne sont pas soumises à l'octroi de mer.
Par une décision n°2004/162/CE du 10 février 2004, le Conseil a prorogé la décision de 1989 jusqu'au 31 juillet 2014 et a autorisé la France à maintenir un régime d'octroi de mer prévoyant des exonérations ou des réductions de taxe en faveur des productions locales jusqu'au 1er juillet 2014. Les autorités françaises se sont engagées à transmettre à la Commission européenne un rapport d'étape au plus tard le 31 juillet 2008 pour permettre à celle-ci de juger de l'impact du dispositif et de proposer, en tant que de besoin, au Conseil des adaptations.
Deux décisions d'approbation ont été adoptées actant la conformité du dispositif en tant que régime d'aide d'Etat à finalité régionale aux dispositions de l'article 88§3 du Traité et du droit européen de la concurrence.
Dans le rapport d'étape , transmis le 31 juillet 2008 à la Commission, et dont la mission d'information a pu avoir connaissance, les autorités françaises ont dressé un bilan positif du dispositif d'octroi de mer en soulignant :
- l'impact économique direct du dispositif qui, en permettant une meilleure compétitivité des productions locales vis-à-vis des importations, permet le développement endogène des RUP sans entraver les importations ;
- l'impact économique indirect positif du dispositif, principale ressource propre des collectivités territoriales, utilisée au bénéfice du développement régional ;
Elles insistent néanmoins sur :
- le besoin de simplification des obligations déclaratives en particulier pour les micro-entreprises qui disposent de compétences administratives et fiscales limitées ;
- le besoin d'adaptation des procédures relatives à l'adaptation des listes en cours de mise en oeuvre, la précédente demande d'adaptation ayant nécessité plus de 40 mois d'instruction ;
- la nécessité de réviser les annexes de la décision pour introduire, en faveur de la Guyane, 77 nouveaux produits. Pour les autorités françaises, ces nouvelles inscriptions sont justifiées soit par des projets de productions nouvelles, soit pour compenser les surcoûts de fabrication locale de certaines productions, liés à l'étroitesse structurelle du marché guyanais. En outre deux autres facteurs jouent négativement sur la compétitivité des productions guyanaises locales :
- les échanges entre les départements des Antilles sont taxés au taux applicable à la production locale dans le département d'origine. La décision de 2004 modifiée autorise le dégrèvement partiel d'octroi de mer pour 180 produits de Guadeloupe et de Martinique, mais seulement 23 produits de Guyane ;
- la Guyane est la seule RUP ayant des frontières terrestres avec un pays du Cariforum ayant signé un accord de partenariat économique avec l'UE, le Surinam et un pays du Mercosur, le Brésil, aux coûts de production nettement inférieurs. Les produits agricoles et agroalimentaires (riz, jus de fruits) ainsi que les matériaux de construction (bois, ciment) devraient bénéficier de cette intensification des échanges selon la France.
Comme cela a été indiqué aux membres de la mission commune d'information lors de leur déplacement à Bruxelles, le 15 avril dernier, par les responsables de ce dossier, la Commission européenne estime que le rapport d'étape sur le régime de l'octroi de mer transmis par les autorités françaises n'est pas assez étayé sur le plan de l'impact économique et social de l'octroi de mer.
La Commission considère, en particulier, que les autorités françaises n'ont pas démontré dans ce rapport l'impact réel de l'octroi de mer sur l'économie locale, notamment en termes de nombre d'entreprises et de nombre d'emplois créés grâce à ce dispositif. La Commission européenne devrait donc demander aux autorités françaises des informations supplémentaires.
La Commission européenne souhaiterait également demander des informations complémentaires quant aux 77 positions nouvelles sollicitées par la Guyane.
La mission commune d'information propose donc que le Gouvernement rédige un rapport étayé sur l'impact économique et social de l'octroi de mer, de manière à satisfaire les demandes de la Commission européenne, et que ce rapport soit transmis au Parlement.
De manière plus générale, la Commission européenne semble continuer à considérer que le régime de l'octroi de mer, même modifié, revient à introduire une taxe d'effet équivalent à un droit de douane et est donc contraire aux règles du traité.
À cet égard, comme cela a été indiqué aux membres de la mission, la question de l'importance de cette taxe pour les recettes des collectivités locales ou encore celle de son impact sur les prix sont indifférentes aux yeux de la Commission européenne, qui ne déterminera sa position définitive sur le maintien ou non de ce régime dérogatoire qu'au regard des règles du traité et du principe de non-discrimination.
La Commission européenne, ou du moins ses services, risque donc d'être assez réticente à l'idée d'une prorogation de ce régime au-delà de 2014.
Le dossier sur l'octroi de mer ne devrait pas être inscrit prochainement à l'ordre du jour du Conseil par la présidence suédoise, à laquelle l'actuelle présidence tchèque a d'ores et déjà transmis le dossier des régions ultrapériphériques.
La décision concernant la validation du régime dérogatoire de l'octroi de mer, ainsi que celle relative à l'addition sur les listes de produits bénéficiant de différentiels de taux du plus grand nombre possible de positions parmi les 77 produits supplémentaires demandés par la Guyane devraient plus vraisemblablement intervenir à la rentrée de septembre avec la nouvelle Commission européenne et le nouveau Parlement européen.
L'éventuelle prorogation du régime de l'octroi de mer après 2014 devrait, quant à elle, intervenir ultérieurement.
Dès lors, on peut se demander s'il est opportun pour la France de soulever d'ores et déjà cette question au niveau européen.
En tout état de cause, il semble qu'il ne faille pas exagérer la menace d'un refus de l'Union européenne de proroger le régime de l'octroi de mer après 2014.
Les menaces pesant sur ce régime ne sont pas nouvelles, même si elles semblent plus fortes aujourd'hui. Le régime de l'octroi de mer a fortement évolué, passant d'une mesure équivalente à un droit de douane à un instrument fiscal de soutien au développement économique et constituant une ressource essentielle des collectivités locales. La prorogation de ce régime par l'Union européenne dépend avant tout de la volonté de la France de le défendre.
Tel est le sentiment que les membres de la mission ont eu lors de leurs différents entretiens à Bruxelles, notamment avec les représentants des autres régions ultrapériphériques et le cabinet de la Commissaire européen Mme Danuta Hübner.
En revanche, un débat national de controverses sur le sujet risque d'être nuisible en plaçant d'emblée les représentants français dans une posture de défense et donc en situation de faiblesse.
Proposition n° 55 : Afficher une forte volonté politique de défendre le régime de l'octroi de mer à Bruxelles, dans la perspective de sa prorogation après 2014, et, au préalable, satisfaire les demandes de la Commission européenne concernant la démonstration de l'efficacité de l'octroi de mer en matière de développement économique des DOM. |
L'impôt AIEM aux îles Canaries : une taxe qui ressemble à l'octroi de mer L'Espagne a mis en place en 2002 un nouvel impôt applicable aux îles Canaries (dénommé « Arbitrio sobre los Importaciones y Entregas de Mercancias en las islas Canarias » ou AIEM), en remplacement de l'ancienne taxe sur la production et les importations (APIM), qui a été accepté par l'Union européenne, par une décision du Conseil du 20 juin 2002. Cet impôt présente une certaine ressemblance avec le régime de l'octroi de mer applicable aux DOM. L'AIEM vise à prendre en considération les handicaps pesant sur l'activité de production industrielle aux îles Canaries. On constate, en effet, une très forte prédominance du secteur des services, avec en particulier un poids très important du tourisme, dans l'économie locale (de l'ordre de 75 % du PIB). Le secteur industriel n'occupe, lui, qu'une faible part (5 % si on exclut l'énergie et le traitement des eaux) et l'activité exportatrice de l'île est concentrée sur le secteur du tabac, qui connaît toutefois un déclin sensible. Il s'agit donc d'un dispositif qui a pour vocation première à protéger l'industrie locale, même s'il n'est pas présenté de cette manière à Bruxelles. La Commission européenne a autorisé une modulation de l'AIEM, qui grève les livraisons de biens produits sur l'île et les biens similaires importés, afin de soutenir la production locale dans quelques secteurs sensibles. Ces produits sensibles concernent les secteurs de l'agriculture et de la pêche, la construction, la chimie, l'industrie métallurgique, l'industrie alimentaire et les boissons, le tabac, le textile et le cuir, le papier, les arts graphiques et l'édition. En ce qui concerne ces produits, les autorités canariennes sont autorisées à fixer une taxe, dont les taux maxima ne peuvent dépasser 5 % ou 15 % selon les produits et 25 % uniquement pour le tabac (les îles Canaries avaient demandé 45 %), ou à appliquer des exonérations totales ou partielles lorsqu'ils sont le fruit de l'activité industrielle locale. À l'intérieur de la fourchette desdits maxima, les autorités régionales et nationales peuvent moduler les taux en fonction des besoins, de même qu'elles peuvent choisir d'appliquer des exonérations totales ou partielles pour les produits fabriqués localement. Ces avantages ne s'appliquent qu'à certains produits limitativement énumérés et jugés les plus sensibles, les autorités nationales et régionales pouvant appliquer aux autres produits la taxe qu'ils jugent la mieux adaptée sans pouvoir, toutefois, octroyer un avantage aux productions locales. Par ailleurs, les ressources de l'AIEM sont obligatoirement affectées à une stratégie de développement économique et social des îles Canaries. Toutefois, contrairement au régime de l'octroi de mer dans les départements français d'outre-mer, l'AIEM ne représente qu'une faible part des ressources dont dispose la communauté autonome des îles Canaries (300 millions d'euros sur un budget total de l'ordre de 7 milliards d'euros), dont l'essentiel provient des dotations de transfert de l'État central espagnol. Le régime de l'AIEM est prévu pour une durée de dix ans (jusqu'au 31 décembre 2011). Un rapport d'étape était prévu à mi-parcours (soit en 2007). L'examen par la Commission européenne (direction générale en charge de la fiscalité et de l'union douanière) de ce seul rapport d'évaluation a toutefois pris plus de trois ans , ce qui illustre les réticences, au sein de la Commission européenne, à l'égard des régimes fiscaux particuliers applicables aux régions ultrapériphériques, tels que l'impôt AIEM ou l'octroi de mer , qui sont assimilés par la Commission à des droits de douane . Si les négociations sur la reconduction du régime dérogatoire de l'AIEM ou de l'octroi de mer seront certainement délicates, les représentants de l'Espagne et des Canaries rencontrés à Bruxelles se sont montrés toutefois assez confiants dans la mesure où ce dossier sera susceptible de remonter au Conseil des ministres et qu'il s'agira alors avant tout d'une décision prise au niveau politique. |