PROPOSITIONS
L'étude confiée à vos rapporteurs n'impliquait pas, au sens strict, qu'ils établissent un bilan d'application du « plan chlordécone » à la moitié d'une exécution qui se poursuivra jusqu'à la fin de 2010.
Mais les deux missions menées en Guadeloupe et en Martinique, en juin 2008 et en avril 2009, et l'audition de plus d'une centaine d'acteurs de ce processus leur permettent d'estimer que ce plan a permis de fédérer et d'accélérer l'intervention de l'Etat dans ce domaine ; elles les autorisent, également, à porter un jugement positif sur le rythme d'exécution de la plupart des actions inscrites au « plan chlordécone », tout en relevant que la dévolution des crédits, en particulier de recherche, a été initialement un peu lente.
Ce jugement positif n'exclut pas que le « plan chlordécone » puisse être amélioré, complété et, sur certains points, réactivé ; ce qui sera l'objet de quelques-unes des propositions qui suivent.
Le travail effectué a mis en évidence deux catégories de problèmes, connexes aux thèmes traités, mais qui ont leur importance pour la recherche de solutions.
D'une part, l'architecture du « plan chlordécone » , tant dans l'affectation des moyens que dans les buts poursuivis, résulte, assez normalement d'une confrontation entre le court terme sanitaire, et à un moindre degré agronomique, et le long terme environnemental.
Si les arbitrages que le plan a sous-tendus sont en passe d'aboutir à une sécurisation sanitaire des pratiques alimentaires (sous réserve de confirmations en ce qui concerne les produits de la mer) et à une régulation satisfaisante des pratiques de mise en culture, ils n'apportent que peu de réponses immédiates à ce que l'on ne peut que considérer comme un désastre environnemental : la présence pour plusieurs siècles dans les sols antillais d'un polluant organique persistant qui, lentement, diffuse par ruissellement dans les eaux continentales et dans les milieux marins.
Il faudra donc aller au-delà du « plan chlordécone » et probablement pour une durée longue. La banalisation du risque est un des dangers qu'il faut à tout prix éviter. On a pu s'en apercevoir lors des mouvements sociaux qui viennent de toucher les Antilles au début 2009. L'urgence sociale avait « relégué aux oubliettes » le problème écologique. Monsieur Moutoussamy, de la Chambre d'Agriculture de la Martinique, l'a confirmé en déclarant à vos rapporteurs : « on a peu parlé de chlordécone pendant la crise et on s'est félicité d'avoir mangé des produits locaux ». Les divers collectifs de défense ont peu mis en avant la nécessité de poursuivre le « plan chlordécone », ce qui pourrait avoir comme conséquence de ne plus considérer cette action comme prioritaire. A l'inverse, vos rapporteurs pensent que cette action doit s'inscrire dans la durée, car les Antilles devront de longues années encore vivre avec des sols contaminés par la chlordécone.
D'autre part, les travaux de vos rapporteurs ont mis en évidence un problème qui émerge peu à peu : le double statut des Antilles françaises .
La Martinique et la Guadeloupe constituent des isolats juridiques et économiques européens dans le monde caraïbe .
A ce titre, ils bénéficient de transferts de la métropole et ont jusqu'ici bénéficié de l'apport de fonds européens.
Mais, dans le même temps, ils sont tenus d'appliquer des normes juridiques définies à Bruxelles, pas toujours compatibles avec les réalités de leur climat et les contraintes de leur éloignement géographique, et qui, de plus, les isolent, objectivement, de leur environnement caraïbe et méso-américain.
La contradiction entre ce corpus de normes juridiques et la réalité géographique des îles peut, artificiellement, aboutir à apporter des éléments de complexité de gestion des problèmes agronomiques et environnementaux des deux îles.
C'est pourquoi les propositions qui suivent ont pour objet de rectifier certaines insuffisances ou certains retards de mise en application du « plan chlordécone », dont le premier bilan apparaît positif, d'essayer de prévoir l'après « plan chlordécone » et d'encourager à une réflexion sur l'échelle et le rythme d'application de certaines normes environnementales aux îles.
I. ALLER À LA RECHERCHE DE LA CHLORDÉCONE PERDUE, NOTAMMENT EN EUROPE : POURSUIVRE LES RECHERCHES DES ZONES D'ÉPANDAGE DE LA CHLORDÉCONE DANS LE MONDE
II. ACCENTUER L'EFFORT DE FIABILISATION DES ANALYSES ET PROMOUVOIR LES RECHERCHES SUR LA MISE AU POINT DE MÉTHODES D'ANALYSES PLUS RAPIDES ET MOINS COÛTEUSES
III. ACTIVER LA MISE AU POINT DE LA CARTOGRAPHIE DE LA POLLUTION ET L'ÉTENDRE AUX EAUX CONTINENTALES ET AUX MILIEUX MARINS
IV. PRÉPARER L'AVENIR EN SOUTENANT LA RECHERCHE SUR LA RÉMÉDIATION DES MILIEUX NATURELS ET SUR LE COMPORTEMENT ENVIRONNEMENTAL DE LA CHORDÉCONE
V. COMPLÉTER LE « PLAN CHLORDÉCONE » EN RENFORCANT LES VOLETS CONSACRÉS AUX MILIEUX MARINS ET AUX ÉLEVAGES AQUACOLES
VI. ÉTABLIR DES RÉFÉRENTIELS D'IMPRÉGNATION SANGUINE POUR LES PROPOSER AUX POPULATIONS LES PLUS EXPOSÉES
VII. ACCENTUER LES ENCOURAGEMENTS AU PLAN « BANANE DURABLE » ET SOUTENIR LES BIOTECHNOLOGIES APPLIQUÉES À LA BANANE.
VIII. ORGANISER L'ACTION DES POUVOIRS PUBLICS EN VUE DE L'APRÈS 2010
IX. COORDONNER AU NIVEAU EUROPÉEN ET AU NIVEAU MONDIAL, L'IDENTIFICATION DES DANGERS ET L'ÉTABLISSEMENT DES VALEURS TOXICOLOGIQUES DE RÉFÉRENCE
X. ADAPTER LA RÉGLEMENTATION SUR LES PESTICIDES AUX DONNÉES DE LA GÉOGRAPHIE ANTILLAISE SANS MINORER LES EXIGENCES DE LA PROTECTION SANITAIRE
I. ALLER À LA RECHERCHE DE LA CHLORDÉCONE PERDUE, NOTAMMENT EN EUROPE : POURSUIVRE LES RECHERCHES DES ZONES D'ÉPANDAGE DE LA CHLORDÉCONE DANS LE MONDE
Mille huit cents tonnes de chlordécone ont été produites (1 600 tonnes aux Etats-Unis de 1958 à 1976 et au moins 200 tonnes au Brésil de 1981 à 1991).
Une très faible partie, non quantifiable, de ce stock de substance active a été utilisée sous forme de mirex (piégeage de fourmis, retardeur d'incendie).
La plus grande partie a été utilisée à des fins agricoles , dont :
- un pourcentage inférieur à 10 %, et probablement inférieur à 5 %, a été utilisé aux Etats-Unis et au Canada,
- environ trois cents tonnes ont été épandues aux Antilles,
- une trentaine de tonnes ont été utilisées dans les soles bananières de l'Afrique de l'Ouest.
Restent environ 1 500 tonnes de molécule.
L'on sait :
- que la chlordécone a été employée en Amérique Latine, mais de façon peu intensive ; nous avons pu le vérifier lors de notre mission en Equateur,
- qu'une grande partie a été exportée vers l'Europe pour fabriquer du Kélévane à très fort dosage de chlordécone par la société allemande « Spieâ und Sohn ». Cette société a vendu le Kélévane en Allemagne et l'a exporté vers les pays du bloc communiste (ex-RDA, Pologne, Ukraine, ...). Le Kélévane se dégrade en chlordécone dans les sols.
Par ailleurs, les recherches menées aux Etats-Unis et aux Antilles montrent la rémanence, au moins séculaire, de la chlordécone dans certains sols , à partir desquels elle ruisselle dans les bassins versants et, par suite dans les milieux marins.
Dans ces deux derniers biotopes, sa lipophilie fait qu'elle s'accumule dans les graisses animales et donc dans la chaîne trophique fluviale et maritime.
L'on sait également que la molécule se communique, à des degrés variables aux espèces culturales, notamment à celles qui croissent dans la terre (légumes racines antillais, pommes de terre, asperges, carottes) et, de façon privilégiée, à certains légumes aériens (cucurbitacées).
Abstraction faite du cas antillais, ce sont donc environ 1 500 tonnes de chlordécone qui ont été épandues dans le monde, sous la forme de spécialités dosées à des concentrations variables et qui ont été, depuis, oubliées.
La diffusion lente de la chlordécone dans les milieux naturels et son transfert vers les produits de culture fait que l'on se trouve confrontés à un problème sanitaire à l'échelle mondiale, avec une possibilité de caractérisation est-européenne marquée.
Le paradoxe est que, depuis son interdiction aux Etats-Unis en 1976, et en France en 1991, la chlordécone n'est plus produite ; elle n'est donc plus recherchée et, à l'exception des Antillais et du Land de Basse-Saxe, ne fait l'objet d'aucun plan de contrôle ou de surveillance. Monsieur Shavj PAULEY, directeur, Peter KENMORE, chef du service de la direction des plantes et Mark DAVIS, coordinateur des pesticides obsolètes, à la FAO à Rome, nous ont confirmé que, comme la molécule n'était plus produite depuis dix ans, il n'y avait plus de raison d'en interdire l'utilisation et que la déclaration des usages du produit reposait sur le seul volontariat des Etats. La France n'a d'ailleurs fait aucune déclaration à la FAO sur l'utilisation de la chlordécone aux Antilles.
La théorie du « lampadaire » illustre parfaitement la situation mondiale : on a plus de chance de trouver un objet perdu s'il se trouve sous un lampadaire éclairé, que s'il a glissé dans l'obscurité. Si aucun pays ne recherche la chlordécone, personne n'en trouvera la trace. C'est aujourd'hui ce qui se passe au niveau mondial.
Il semble donc nécessaire d'activer l'action 40 du « plan chlordécone » visant à identifier précisément les zones antérieures d'épandage de la chlordécone sur la planète.
Sur ces bases, une action diplomatique pourrait être menée afin de sensibiliser les autorités sanitaires des pays concernés.
Ceci permettrait d'entreprendre des recherches coopératives pour la mesure de la contamination, la remédiation des sols pollués et la détermination épidémiologique des conséquences sanitaires de cette contamination.
Pour le moins, on comprendrait mal que l'Union européenne qui met en oeuvre une réglementation stricte pour la réduction de l'usage des pesticides, laisse subsister des incertitudes sur la présence et les effets de ce polluant organique persistant sur son territoire, alors qu'elle a le pouvoir de lancer une alerte générale. Deux pistes d'amélioration nous semblent souhaitables :
Ø donner la possibilité à la FAO de lancer une alerte générale afin de mesurer l'ampleur de l'utilisation passée de la chlordécone ;
Ø proposer un avenant à la convention de Stockholm, permettant de vérifier la présence dans les sols, dans les eaux ou dans les organismes, de produits organiques persistants et au Codex Alimentaire géré conjointement par la FAO et l'OMS, d'évaluer la présence éventuelle de ces produits dans les aliments.