4. La décentralisation culturelle : renforcer la coordination des interventions dans le respect des initiatives locales et de la diversité des territoires
Le domaine culturel a été massivement investi par les collectivités territoriales de tous niveaux : les élus locaux y sont très attachés et l'addition des initiatives et des financements y est bien souvent vitale. La coordination des initiatives doit toutefois être améliorée.
Un foisonnement d'initiatives parfois « désordonnées »
Dans l'esprit du législateur, la décentralisation en matière culturelle a répondu à une logique non pas de « blocs de compétences » mais d' exercice conjoint d'une compétence générale par chacun des niveaux de collectivités publiques . Tel a été le cas, avec parfois quelques nuances, dans les domaines des archives 110 ( * ) , de la lecture publique 111 ( * ) , du patrimoine 112 ( * ) , de la gestion des musées, des enseignements artistiques et des arts plastiques ou encore de l'archéologie préventive, l'Etat restant, dans tous les cas, le garant de la cohérence nationale, par l'édiction de règles et l'exercice du contrôle scientifique.
Toutefois, l'action culturelle locale ne s'est pas limitée aux transferts de compétences et relève, pour grande partie, de la libre volonté des collectivités territoriales , dans le cadre de leur clause générale de compétence. Celles-ci ont massivement investi ce champ, y compris avant les premières lois de décentralisation. Elles engagent dans ce domaine des crédits plus de deux fois supérieurs au budget du ministère de la culture : d'après une récente étude 113 ( * ) , les dépenses culturelles locales représentent 7 milliards d'euros en 2006, avec un poids prépondérant des villes , propriétaires de la plupart des équipements culturels et monuments historiques (4,4 milliards d'euros pour les seules communes de plus de 10 000 habitants, soit en moyenne 8 % de leur budget), une émergence de l'action intercommunale (840 millions d'euros pour les groupements à fiscalité propre dotés de la compétence culture), et un appui, selon des modalités et niveaux d'engagement variables, des départements (1,3 milliard d'euros, soit en moyenne 2,2 % des budgets départementaux, avec un poids variant dans une proportion de 1 à 8) et des régions (556 millions d'euros, soit en moyenne 2,5 % des budgets régionaux, avec poids variant de 1,6 % à 4 %).
54 % des dépenses culturelles des départements concernent la conservation et la diffusion des patrimoines (archives et bibliothèques départementales, musées, soutien au patrimoine non protégé des communes) et 40 % regroupent essentiellement des subventions à des associations et à des communes ou leurs groupements en faveur de l'expression artistique et de l'action culturelle. Ce dernier domaine regroupe près de 78 % des dépenses des régions (via notamment des subventions aux communes ou leurs groupements et à des acteurs privés : soutien à la création, audiovisuel et cinéma, orchestres, théâtres, grands évènements et festivals, fonds régionaux d'art contemporain, formations artistiques...) ; 20 % des dépenses des régions concernent la conservation et la diffusion des patrimoines (monuments, archives, musées...).
66 % des EPCI ont adopté la compétence culturelle et les trois quarts sont « actifs » en matière culturelle (ayant ou non adopté la compétence) 114 ( * ) ; ils interviennent notamment dans le financement ou la gestion d'équipements structurants transférés (44 % sont des lieux de lecture publique, 17 % des écoles de musique, de danse ou de théâtre, 16 % des lieux de spectacle vivant), permettant un partage des « charges de centralité » pesant sur les villes, tout en favorisant un aménagement plus cohérent du territoire, une mise en réseau des structures voire une harmonisation des tarifs (par exemple pour les écoles de musique).
La décentralisation culturelle a été et reste ainsi un levier essentiel de la démocratisation de l'accès à la culture, les collectivités contribuant à la diffusion de l'action culturelle sur l'ensemble du territoire, à travers le soutien à un réseau de structures très dense. Elles ont souvent assuré la mise en oeuvre « opérationnelle » - et notamment le financement - des grandes politiques culturelles définies par l'Etat , par exemple pour le développement de l'enseignement musical ou de l'éducation artistique. Leur intervention est, en outre, de plus en plus sollicitée, dans le domaine de l'archéologie préventive, du patrimoine ou du spectacle vivant, pour pallier la faiblesse des crédits engagés par l'Etat.
• Reposant pour grande partie sur le volontarisme
local, le
paysage institutionnel
de l'action culturelle,
largement empirique
, peut apparaître quelque peu
« confus »,
« désordonné » et caractéristique de
l'enchevêtrement des interventions de l'Etat et des différents
échelons territoriaux.
D'après l'étude précitée sur les dépenses culturelles des collectivités locales, les subventions versées entre collectivités représentent 231 millions d'euros en 2006, soit 3,4 % des dépenses culturelles nettes locales.
Les subventions culturelles croisées entre les niveaux de collectivités locales
Source : « Les dépenses culturelles des collectivités locales en 2006 », Culture Chiffres, 2009
En outre, dans un rapport établi en 2003 à la demande de la commission des finances du Sénat 115 ( * ) , la Cour des comptes relevait un manque de cohérence entre les interventions et un empilement de dispositifs contractuels complexes , consommateurs de temps et de moyens. Ce diagnostic a été confirmé à l'occasion des « Entretiens de Valois » pour le spectacle vivant 116 ( * ) , engagés par le ministère de la culture, qui ont permis de relever, notamment, la multiplicité des guichets auxquels les acteurs culturels doivent s'adresser pour faire vivre leur institution ou monter leurs projets, ainsi que certaines divergences dans les attentes formulées par les différentes collectivités publiques, avec des cahiers des charges parfois contradictoires.
• En outre, en dépit de leur rôle
incontournable pour le dynamisme culturel des territoires, les
collectivités locales ont bien souvent le
sentiment de
n'être que des « guichets » possibles, le dialogue
et
le partenariat avec l'Etat restant perçu comme
déséquilibré
voire
déresponsabilisant
. Dans le rapport sur le bilan de la
décentralisation rendu en 2000, notre collègue Michel Mercier
pointait ainsi du doigt une certaine
« instrumentalisation » des participations croisées
par l'Etat, celui-ci prenant, de fait, le pilotage de projets bien
qu'étant minoritaire dans leur financement.
Privilégier la voie de la contractualisation et du partenariat entre les acteurs
•
La clarification des responsabilités
est un exercice délicat dans le domaine culturel
: la
logique de compétence « exclusive »,
appliquée à tel ou tel secteur de l'action culturelle,
revêtirait bien souvent un caractère arbitraire, étant
donné la diversité des situations locales ; elle pourrait
avoir pour effet pervers de nuire à la réalisation de projets
importants pour lesquels le partenariat entre plusieurs acteurs, qu'ils soient
publics ou privés, s'avère indispensable. Comme cela a
été souligné devant la mission,
l'addition des
initiatives et des financements est bien souvent
« vitale »
dans un domaine comme celui-ci, et
contribue au foisonnement de la vie culturelle locale.
En outre, la mission est sensible à l'attachement des élus locaux , de tous niveaux de collectivités, à conserver une marge d'initiative et d'autonomie dans un domaine qui est un levier de cohésion sociale, d'expression d'une identité locale, d'attractivité, de rayonnement, de développement économique et touristique des territoires.
Pour autant, des voies de clarification sont à rechercher, ne serait-ce que pour assurer meilleure coordination entre les interventions des collectivités publiques et améliorer leur lisibilité .
• La voie de la
contractualisation
et les
structures de partenariat
entre les différents
acteurs territoriaux - y compris, le cas échéant, les
acteurs privés et les professionnels - offrent un cadre souple pour
parvenir à cet objectif, tout en prenant en compte la diversité
des situations locales et l'implication hétérogène de
chacun des échelons d'un territoire à l'autre.
Certaines structures existent déjà et constituent des « outils » de la décentralisation culturelle.
Rappelons ainsi qu'à la demande des principales associations d'élus, la ministre de la culture et de la communication a « réactivé », en juillet 2008, le Conseil des collectivités territoriales pour le développement culturel 117 ( * ) , cadre de dialogue et d'échanges entre l'Etat et les collectivités au niveau national, permettant d'associer celles-ci à la définition des grandes politiques culturelles et de clarifier les bases d'un partenariat plus équilibré avec l'Etat.
Par ailleurs, la création des établissements publics de coopération culturelle (EPCC) 118 ( * ) a été pensée pour organiser, sur la base du volontariat, le partenariat entre l'Etat et les collectivités territoriales, ou seulement entre ces dernières, afin de créer et gérer des services publics culturels, en ayant la possibilité de s'associer à d'autres personnes morales (établissements publics, fondations...) et donc de partager les coûts entre les différents partenaires.
Il a semblé à la mission que la priorité, dans le domaine de la culture, allait vers la généralisation de la contractualisation via des outils ou lieux de concertation entre les acteurs territoriaux, en vue d'assurer le partage d'expérience, la coordination entre les différents niveaux de collectivités publiques par la clarification des responsabilités, la simplification de certaines modalités d'interventions financières et la définition d'objectifs partagés.
En ce sens, dans le domaine des enseignements artistiques de la musique, de la danse et du théâtre, notre collègue Catherine Morin-Desailly a recommandé, dans un récent rapport 119 ( * ) , l'institution d'une commission de coordination, à l'échelle régionale , afin de remédier aux difficultés d'articulation des interventions - légitimes et diverses d'un territoire à l'autre - de chacun des échelons, l'enseignement initial pour les communes et leurs groupements, l'équité d'accès via l'élaboration d'un « schéma départemental » pour ce qui concerne les départements et l'organisation des « cycles d'enseignement préprofessionnel initial » pour les régions.
Par ailleurs, dans le cadre du volet des « Entretiens de Valois » sur la clarification du rôle des acteurs publics, et sur la base du constat partagé rappelé plus haut, une première piste de travail, avancée en février 2009, a concerné la mise en place de « conférences » au niveau régional réunissant l'Etat, les collectivités territoriales et les professionnels. Les conclusions de ces réflexions devraient être rendues en juillet.
Cette coordination pourrait prendre appui, selon les domaines, sur l'élaboration de schémas régionaux (par exemple pour les enseignements professionnels artistiques), de conventions d'engagement pluriannuel précisant le rôle de chacun des partenaires, la constitution d'EPCC ou encore le lancement de nouvelles expérimentations - à la suite de celles engagées sur la base de la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, dans le cadre des « protocoles de décentralisation » ou de la loi du 13 août 2004 -, permettant de clarifier les champs d'intervention respectifs de chacun des échelons voire d'identifier des « chefs de file », dans le respect du principe de subsidiarité et de la diversité des territoires.
La mission note, par ailleurs, les attentes de nombreux élus ou acteurs du monde de la culture quant à une clarification du rôle de l'Etat , par son repositionnement sur ses missions essentielles (impulsion, grandes politiques nationales, conseil et expertise plutôt que prescription...) et le maintien de son engagement financier en faveur de la politique culturelle. La participation de l'Etat joue bien souvent un effet de levier et d'entraînement des autres financements, publics ou privés.
Proposition de la mission - Généraliser des instances et outils de concertation entre les acteurs au niveau régional pour assurer, dans le respect des autonomies locales, la coordination des actions, la simplification de certaines modalités d'intervention financière et la définition d'objectifs partagés (conventions d'engagement pluriannuels, schémas régionaux, EPCC...). |
* 110 Si, aux termes de la loi du 22 juillet 1983, les collectivités territoriales sont propriétaires de leurs archives et en assurent elles-mêmes la conservation et la mise en valeur, les services départementaux sont tenus de recevoir et gérer les archives des services déconcentrés de l'Etat, et peuvent également recevoir des archives communales (celles des communes de moins de 2 000 habitants doivent y être versées) ou, par convention, les archives des régions.
* 111 Dans ce domaine, la loi du 1983 a confié aux communes l'organisation et le financement des bibliothèques municipales et a transféré aux départements les bibliothèques centrales de prêt.
* 112 Si tous les niveaux de collectivités -essentiellement les communes- sont propriétaires de monuments historiques, la loi du 13 août 2004 a prévu le transfert aux régions de la gestion et de la conduite de l'inventaire général du patrimoine culturel, compétence qu'elles peuvent exercer en coordination avec les autres collectivités.
* 113 « Les dépenses culturelles des collectivités locales en 2006 », Culture Chiffres n° 2009-3, mars 2009.
* 114 « L'intercommunalité culturelle en France », Rapport d'étude conduit sous la direction d'Emmanuel Négrier, Julien Préau et Philippe Teillet, Observatoire des politiques culturelles, février 2008. Une synthèse a été publiée en octobre 2008 par le département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la culture (Culture études n° 2008-5).
* 115 « Décentralisation et déconcentration culturelles : des questions de cohérence », rapport d'information fait au nom de la commission des finances sur le rapport de la Cour des comptes par M. Yann Gaillard, Sénat, n° 393 (2002-2003).
* 116 Le premier rapport des Entretiens de Valois est paru en janvier 2009.
* 117 Institué en février 2000, celui-ci ne s'était pas réuni depuis plus de cinq ans.
* 118 Loi n° 2002-6 du 4 janvier 2002 relative à la création d'établissements publics de coopération culturelle, modifiée par la loi n° 2006-723 du 22 juin 2006 (résultant d'une initiative sénatoriale, faisant suite au rapport d'information de M. Ivan Renar, au nom de la commission des affaires culturelles, « L'établissement public de coopération culturelle : la loi à l'épreuve des faits », n° 32 (2005-2006), Sénat).
* 119 « Décentralisation des enseignements artistiques : des préconisations pour orchestrer la sortie de crise », Rapport d'information de Mme Catherine Morin-Desailly, au nom de la commission des affaires culturelles, n° 458 (2007-2008), Sénat.