LES QUINZE RECOMMANDATIONS DU GROUPE DE TRAVAIL
FAIRE DU CITOYEN UN « HOMO NUMERICUS » LIBRE ET ÉCLAIRÉ, PROTECTEUR DE SES PROPRES DONNÉES
Recommandation n° 1 - Renforcer la place accordée à la sensibilisation aux questions de protection de la vie privée et des données personnelles dans les programmes scolaires
Recommandation n° 2 - Promouvoir l'organisation et le lancement d'une campagne d'information à grande échelle destinée à sensibiliser les citoyens aux enjeux liés à la vie privée et à la protection des données à l'heure du numérique ainsi qu'à les informer des droits que leur reconnaît la loi « informatique et libertés »
Recommandation n° 3 - Promouvoir rapidement la création de labels identifiant et valorisant des logiciels, applications et systèmes offrant des garanties renforcées en matière de protection des données personnelles
RENFORCER LES MOYENS ET LA LÉGITIMITÉ DE LA CNIL
Recommandation n° 4 - Créer une redevance, de faible montant, acquittée par les grands organismes, publics et privés, qui traitent des données à caractère personnel
Recommandation n° 5 - Déconcentrer les moyens d'actions de la CNIL par la création d'antennes interrégionales
Recommandation n° 6 - Renforcer la capacité d'expertise et de contrôle de la CNIL |
Recommandation n° 7 - Rendre obligatoires les correspondants informatique et libertés pour les structures publiques et privées de plus de cinquante salariés
Recommandation n° 8 - Rendre publiques les audiences et les décisions de la formation restreinte de la CNIL
COMPLÉTER LE CADRE JURIDIQUE ACTUEL
Recommandation n° 9 - Soutenir la dynamique en cours tendant à la définition de standards internationaux dans le domaine de la protection des données personnelles
Recommandation n° 10 - Affirmer sans ambiguïté que l'adresse IP constitue une donnée à caractère personnel
Recommandation n° 11 - Créer a minima une obligation de notification des failles de sécurité auprès de la CNIL
Recommandation n° 12 - Réunir sous une seule autorité, la CNIL, les compétences d'autorisation et de contrôle en matière de vidéosurveillance
Recommandation n° 13 - Réserver au législateur la compétence exclusive pour créer un fichier de police
Recommandation n° 14 - Réfléchir à la création d'un droit à « l'hétéronymat » et d'un droit à l'oubli
Recommandation n° 15 - Inscrire dans notre texte constitutionnel la notion de droit au respect de la vie privée
I. LA VIE PRIVÉE, UNE VALEUR FONDAMENTALE MENACÉE ?
A. LE DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE, FONDEMENT DU DROIT À LA PROTECTION DES DONNÉES PERSONNELLES
1. La vie privée, un fondement des sociétés modernes
La notion de vie privée constitue l'un des fondements de nos sociétés modernes et démocratiques.
La légitimité de la notion de sphère privée découle en effet de la philosophie des Lumières et des principes posés par les théoriciens du libéralisme politique. Au lendemain de la Révolution, Benjamin Constant montre que, contre la « liberté des Anciens » qui pensent que l'homme n'est libre que par sa participation active au pouvoir collectif, la « liberté des Modernes » se conçoit comme la préservation des droits de l'individu et de sa sphère privée face aux immixtions de la puissance publique :
« Il y a au contraire une partie de l'existence humaine, qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commencent l'indépendance et l'existence individuelles, s'arrête la juridiction de cette souveraineté » 1 ( * ) .
De son coté, Alexis de Tocqueville analyse la notion de vie privée au regard de l'« égalisation croissante des conditions » et de la diffusion de la démocratie, qu'il définit avant tout comme un « état social ». Cette égalité des conditions s'accompagne de la montée de l' individualisme , que Tocqueville décrit comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et des amis » 2 ( * ) .
La notion de vie privée est ainsi, dans une société démocratique, indissociable de l'existence de l'individu et de l'exercice des libertés : la société reconnaît à l'individu le droit de disposer d'un espace privé, distinct de la vie collective de la communauté.
Ces analyses demeurent aux fondements de notre ordre politique, même si leur appréhension a évolué au cours du temps.
Tout d'abord, le caractère central de la sphère privée a été remis en cause au cours du XX ème siècle par des régimes totalitaires qui ont entendu soumettre l'individu à la réalisation d'une unité fantasmée fondée sur la race, l'histoire ou l'idéologie, et qui fonctionnaient précisément sur la négation de l'existence et de la légitimité de la sphère privée (comme l'a récemment illustré le film La Vie des Autres , écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck).
Au cours des auditions auxquelles ils ont procédé, vos rapporteurs ont ainsi pu mesurer combien la sensibilité à la question de la vie privée, et plus particulièrement à la protection des données personnelles, était profondément ancrée dans cet arrière-plan historique et dans les souvenirs encore traumatisants de la vie sous ces régimes. Il leur a semblé pouvoir expliquer ainsi la vigilance extrême accordée à la question de la protection des données en Espagne ou en Allemagne par exemple, ainsi qu'en France où la mémoire de l'Occupation reste vive, alors qu'à l'inverse, et de façon extrêmement schématique, les pays anglo-saxons accorderaient une attention moins « épidermique » à cette problématique 3 ( * ) .
En outre, les craintes que suscite aujourd'hui le développement des nouvelles technologies peuvent être comprises à partir des analyses de Michel Foucault sur le pouvoir, dont Foucault montre qu'il n'est pas circonscrit au pouvoir politique, mais qu'il s'exerce au contraire de façon diffuse à travers des micro-pouvoirs répartis à tous les niveaux de la société et qui trouvent leur source dans le savoir.
Au cours des dernières décennies, l'attention s'est ainsi portée sur les menaces que pourrait représenter pour l'individu la mise à disposition d'autres acteurs privés (employeurs, assureurs, etc.) d'informations concernant sa vie privée. Comme l'écrit le professeur Yves Poullet, faisant référence au 1984 de G. Orwell, dans un récent article consacré à la protection des données à l'heure de l'Internet, « l'information représente pour ceux qui la détiennent un pouvoir vis-à-vis de ceux sur lesquels l'information est détenue. Celui qui détient l'information sur autrui peut adapter sa décision en fonction de la connaissance que l'information collectée et traitée lui donne d'autrui. Il prévoit son attitude et peut donc répondre à sa demande ou influencer celle-ci » 4 ( * ) . L'attention apportée à la protection de la vie privée et, plus précisément, à la protection des données personnelles, s'expliquerait ainsi par la crainte de voir des institutions, publiques ou privées, ou même des individus, utiliser des informations relatives à notre vie privée pour porter atteinte à nos libertés et à notre capacité d'auto-détermination : « la crainte de voir l'homme s'emparer totalement de l'homme est devenue le coeur de toutes les angoisses » 5 ( * ) .
* 1 Principes de politique, chapitre premier, cité par Pierre Manent dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette Littératures, 1987, page 186.
* 2 De la démocratie en Amérique, tome 2, seconde partie, chapitre II.
* 3 Ce qui ne signifie pas que ces pays, patries du libéralisme politique, ne fassent pas preuve d'une vigilance extrême à l'égard de toute mesure susceptible d'accroître les capacités d'intervention des pouvoirs publics dans la sphère privée des individus. Pour une présentation détaillée de la conception américaine de la protection des données, voir infra.
* 4 Yves Poullet, Jean-François Henrotte, La protection des données (à caractère personnel) à l'heure de l'Internet, in Protection du consommateur, pratiques commerciales et T.I.C., collection Commission Université-Palais, volume 109, pp. 197-245.
* 5 M. Contamine-Raynaud, Le secret de la vie privée, ouvrage collectif, L'information en droit privé, LGDJ 1978, page 454, n° 36.