2. Une explosion insoutenable
Les voies d'un retour naturel à l'équilibre des balances commerciales sont bouchées. L'issue de la situation en cours est soit une implosion du système, soit une harmonisation des préférences macroéconomiques qui peut tirer l'Europe vers le bas ou vers le haut selon les choix effectués.
Or, d'une part, les mécanismes de marché de retour à l'équilibre peuvent être durablement contrariés. D'autre part, les politiques économiques nationales paraissent désarmées.
Les mécanismes de marché de retour à l'équilibre peuvent être durablement contrariés dans un ensemble aussi intégré que l'Europe .
Conformément à la théorie des zones monétaires optimales qui peut être élargie à l'ensemble européen, excepté peut-être au Royaume-Uni compte tenu de ses fortes singularités (indépendance monétaire, secteur financier très développé...), il existe quatre forces de rappel principales susceptibles de rétablir les équilibres des soldes courants :
l'ajustement des prix et des salaires ;
l'ajustement par le taux de change (pour les pays extérieurs à la zone euro) ;
l'ajustement par les flux de capitaux ;
l'ajustement par les migrations humaines.
Or, ces différents mécanismes peuvent être durablement enrayés compte tenu des caractéristiques de l'Europe.
L'ajustement par les prix suppose que le mécanisme suivant se déroule : lorsque le taux de change réel devient surévalué, c'est-à-dire au cas où l'inflation d'un pays excède l'inflation de ses partenaires de sorte que sa compétitivité en est altérée, la demande agrégée adressée à ce pays va baisser, ce qui entraîne soit une baisse des salaires, soit en présence de rigidités des prix et des salaires une hausse du chômage puis une décélération de l'inflation.
Inversement, pour les pays où le taux de change réel se déprécie, du fait d'une inflation plus faible que chez les partenaires (par exemple parce que les coûts salariaux unitaires relatifs y décroissent), le dynamisme des exportations peut conduire à une reprise de l'activité, des salaires et des prix.
•
L'ajustement par les taux de
change
ne joue en Europe que pour les pays qui n'ont pas adopté
la monnaie unique. Ses mécanismes passent par la flexibilité du
change, les pays déficitaires par rapport aux pays de la zone euro
pouvant connaître une dépréciation de leur monnaie, les
pays excédentaires de la zone euro enregistrant quant à eux une
appréciation de l'euro contre les monnaies tierces qui vient compenser
l'écart de compétitivité-prix à leur avantage.
•
L'ajustement financier
En monnaie unique, le rétablissement de la soutenabilité de certaines trajectoires de positions extérieures ne peut pas emprunter ce canal de changes. Mais, les mouvements de capitaux peuvent jouer, la défiance des investisseurs se traduisant par une hausse des primes de risque, qui réduit la demande et freine la croissance.
• Enfin,
l'ajustement par les migrations de
main d'oeuvre
apparaît complémentaire avec les
mécanismes d'ajustement de compétitivité. Ils pourraient
permettre d'en favoriser le déroulement en offrant aux personnes sans
emploi la perspective de s'employer dans les pays connaissant une
activité économique plus soutenue.
Les différents ajustements possibles peuvent être durablement grippés dans une zone aussi intégrée que l'Union européenne .
En excluant la question des migrations de main d'oeuvre qui se pose dans des termes très particuliers en Europe, notamment du fait de l'extrême diversité des niveaux de développement économique (les migrations peuvent accroître les déséquilibres si elles affaiblissent la croissance potentielle des pays de départ et maintiennent les coûts salariaux à des niveaux anormalement faibles dans les pays d'arrivée excédentaires), les autres canaux de rééquilibrage des soldes courants peuvent également être bloqués.
Pour les pays en déficit courant , le canal du change et le canal financier peuvent être durablement bouchés dès lors que ces pays bénéficient de la confiance des investisseurs.
S'agissant des pays extérieurs à la zone euro, qui sont par définition les seuls concernés par le canal du change, leurs déficits courants peuvent être sans impact sur la valeur de leurs devises tant qu'il est financé par des entrées de capitaux. Ce financement peut être durable si ces pays bénéficient d'atouts comme des perspectives de croissance rapide, des niveaux de coûts de production faibles, un ancrage à une monnaie réputée solide ou une spécialité économique qui implique le bénéfice d'entrée de capitaux.
On peut facilement reconnaître derrière ces conditions la plupart des pays de l'Europe centrale et orientale (pour les trois premières) et le Royaume-Uni principalement (pour son secteur financier).
La situation des pays émergents de l'Union européenne qui ont choisi un ancrage à l'euro (un « peg ») et bénéficié du recyclage des excédents de certains pays attirés par les perspectives de croissance de leurs marchés et les bas coûts de production qui s'y rencontrent est particulièrement emblématique d'un système économique européen qui, en même temps qu'il nourrit des déséquilibres réels, paralyse les mécanismes de leurs ajustements et fait le lit de crises futures (voir le chapitre consacré dans le présent rapport à la surveillance financière en Europe).
Le grippage du canal financier, seul de ces deux canaux à pouvoir jouer pour les pays de la zone euro, peut s'alimenter à ces mêmes sources à quoi il faut ajouter qu'une variation des primes de risques subies par un pays a peu de probabilité de se produire hors période de crise (les marchés financiers discriminant plutôt les émetteurs que les pays en temps normal dans une zone financière intégrée).
Quant à l'ajustement par les salaires et les prix, la flexibilité des salaires peut être retardée tant que la croissance du pays reste dynamique ce qui peut advenir si la demande intérieure compense les effets restrictifs sur la croissance de la dégradation du commerce extérieur. Cette compensation peut se produire par la voie de plusieurs mécanismes qui provoquent tous une hausse de l'endettement. Et, ainsi que le montre la crise actuelle, celui-ci n'est pas nécessairement régulé par le marché s'il ne s'accompagne pas d'une augmentation des prix réels de la dette 21 ( * ) (les rendements à servir en cas d'endettement), et si interviennent des anticipations de hausse permanente des valeurs d'actifs quelque déraisonnables qu'elles soient.
Pour les pays en excédent courant, les développements consacrés dans les chapitres qui suivent aux évolutions du partage de la valeur ajoutée et à l'expansion des opérations financières rappellent que la flexibilité (à la hausse) des rémunérations de leurs facteurs de production (travail et capital) peut être reportée sine die (pour le travail en situation de chômage durable) ou être sans effet sur leur croissance domestique quand les profits sont recyclés en épargne, surtout si celle-ci nourrit principalement des opérations financières ou des investissements à l'étranger.
Dans un contexte où les mécaniques d'ajustements des déséquilibres commerciaux et financiers ne jouent pas spontanément, ces déséquilibres s'accroissent exponentiellement jusqu'à poser un problème de soutenabilité des dettes, mais aussi des actifs : crise d'endettement d'un côté, bulles de l'autre (surtout quand joue l'effet de levier d'endettement).
Pour rétablir les équilibres, deux solutions sont envisageables :
- soit la restauration des marges de manoeuvre offertes par les politiques de change, ce qui suppose de renoncer à participer aux arrangements de change européens (euro et mécanisme de change européen) ;
- soit la mise en oeuvre de politiques économiques volontaristes.
De ce dernier point de vue, il existe deux voies de sortie, l'une par le bas, l'autre par le haut.
La première consiste à imiter les pays dont la stratégie vise à gagner en compétitivité, en bref à réduire les coûts de production.
La demande domestique du pays baisse, ses coûts de production s'alignent vers le bas. Mais, la demande étrangère ne repart pas pour autant. Le pays cumule alors baisse de la demande domestique et maintien d'une demande étrangère atone. Le déficit extérieur se réduit mais avec une croissance économique qui tend vers zéro. Les pays en excédent voient quant à eux ceux-ci diminuer. Ils entrent dans une spirale récessive. Dans l'ensemble de la zone, la croissance est nulle et les enchaînements qui en résultent inscrivent la trajectoire de croissance vers la récession.
La seule objection à ce scénario serait que les pays européens soient « tirés » par les pays émergents, hypothèse qui suppose un alignement par le bas des niveaux de vie en Europe et que lesdits pays acceptent une perspective pour le moins paradoxale compte tenu des ambitions naturelles de l'Europe et de ses avantages comparatifs.
*
* *
L'Europe en tant que géant économique et zone économique intégrée dont l'essentiel des interdépendances internationales passe par les relations commerciales et financières entre ses membres n'a aucun intérêt à suivre une voie de régression économique et d'instabilité financière.
Elle doit donc emprunter le seul chemin possible pour son développement qui est celui d'un jeu coopératif entre ses membres .
C'est pourquoi, prenant au sérieux les engagements de coordination et les affres offertes par les politiques économiques non-coopératives, elle doit s'attacher à dégager un consensus , c'est-à-dire un sens commun, une vision commune, sur les régimes de croissance à même de résorber les déséquilibres actuels, de prévenir la survenance de nouvelles crises et l'approfondissement de la crise en cours, et de remettre l'Europe sur la trajectoire qu'elle prétend avoir choisi en énonçant ses objectifs économiques et sociaux : celle d'une croissance forte et équilibrée.
* 21 L'abondance de liquidités à employer que favorisent les déséquilibres commerciaux et l'atonie de la croissance dans les pays qui en bénéficient, et des anticipations de revalorisation continue des créances (du fait des perspectives de croissance ou de la formation de bulles spéculatives des prix d'actifs, pèsent sur le prix des dettes ce qui entretient les déséquilibres dans un cercle vicieux redoutable.