V. QUELLES PROPOSITIONS POUR UNE MEILLEURE GESTION DES PÊCHES FONDÉE SUR DES BASES SCIENTIFIQUES ?
Au terme de ce diagnostic, vient le moment de formuler des orientations pour améliorer la gestion des pêcheries en se fondant sur les données scientifiques aussi bien halieutiques qu'économiques.
Aucune n'est une panacée. L'histoire des pêcheries et de leur gestion, comme les limites, encore aujourd'hui, des connaissances conduisent à la modestie, d'autant plus que la crise prolongée du secteur rend toute réforme difficile. Ces précautions ne doivent plus cependant retarder les propositions et les décisions.
Selon votre rapporteur, elles peuvent être regroupées selon cinq axes : construire une vision commune, construire les outils de la décision et de la gestion, placer les pêcheurs au coeur de toute gestion responsable des pêches, exiger des pouvoirs publics l'exercice de leurs prérogatives et enfin favoriser une démarche responsable des consommateurs.
A. CONSTRUIRE UNE VISION COMMUNE : LE DIALOGUE PÊCHEURS-SCIENTIFIQUES-DÉCIDEURS POLITIQUES
En raison, sans doute, d'une culture revendicatrice plus marquée que dans d'autres pays, la France se distingue au niveau international par la faiblesse voire l'impossibilité d'un dialogue constructif entre pêcheurs, scientifiques et responsables politiques .
Cette situation explique et empêche toute gestion durable des pêcheries. Il doit y être mis fin.
1. L'exception française
La réouverture du dialogue entre pêcheurs et scientifiques est véritablement le leitmotiv qui est revenu dans tous les entretiens conduits par votre rapporteur . De la première à la dernière rencontre, cette demande est revenue systématiquement.
Il est également frappant de constater que la demande émane plus fortement encore des pêcheurs que des scientifiques .
Il ne suffira pourtant pas de « claquer des doigts » pour remettre autour de la table pêcheurs et scientifiques.
Le passif accumulé est trop important. Chaque catégorie de professionnels de la mer a son lot de reproches à l'encontre des scientifiques , notamment ceux de l'Ifremer.
Pour synthétiser les remarques entendues, on peut écrire que les pêcheurs considèrent que :
- Les scientifiques de l'Ifremer devraient être au service de la profession plutôt que d'une science fondamentale sans retombée concrète. Le temps de la recherche n'est pas celui des entreprises, la réponse est-elle adéquate quand, pour résoudre un problème qui a un impact immédiat sur le chiffre d'affaires, il est proposé une future thèse dont les résultats ne seront connus que dans quelques années ? A cet égard la fusion du CNEXO 31 ( * ) et de l'ISTPM 32 ( * ) , datant de 1984, semble la cause de tous les maux. La pêche aurait été sacrifiée lors de la fusion, l'Ifremer se désintéressant d'un secteur économique en déclin. Les pêcheurs corroborent ce point de vue par les échanges qu'ils auraient avec les halieutes de l'Ifremer qui seraient défavorisés au sein de leur établissement. Les pêcheurs regrettent de ne plus avoir qu'un seul représentant au Conseil d'administration au lieu de deux et encore celui-ci s'estime marginalisé, peu écouté et présent pour la forme. Le ministère des pêches a peu d'influence sur l'Ifremer. Ainsi, avant 1984 aurait existé en France un âge d'or du dialogue entre scientifiques et pêcheurs.
- Les scientifiques auraient en outre le défaut de ne pas connaître la mer. Ils ne connaîtraient pas le métier et ne sauraient pas pêcher. Lorsqu'ils feraient une pêche scientifique, ils utiliseraient du matériel hors d'âge et iraient dans des zones où il n'y a pas de poisson. Beaucoup de patrons pêcheurs considèrent que s'ils conduisaient eux-mêmes les campagnes scientifiques, ils auraient de bien meilleurs résultats...
- Les scientifiques ne seraient pas des observateurs neutres, ils seraient les instruments d'intérêts cachés, notamment écologistes, ou le jouet d'intérêts économiques comme l'aquaculture ou les pêcheurs industriels étrangers. Afin d'obtenir les résultats souhaités, ils sous-estimeraient volontairement les stocks pour compenser l'inévitable correction opérée lors des négociations bruxelloises ou internationales. Les TAC et quotas seraient ainsi conformes à leurs souhaits et très défavorables aux pêcheurs.
- L'Ifremer incarnerait une « science officielle » qui ne souffrirait aucune contradiction ni expertise associée comme celle des professionnels de la mer.
- Enfin, les pêcheurs sont des entrepreneurs et des artisans du secteur privé, les chercheurs sont des fonctionnaires...
Du côté des scientifiques, le verbatim n'est guère plus flatteur. Les pêcheurs sont soupçonnés d'être de mauvaise foi, de frauder délibérément et sur de très grandes quantités, de détruire consciemment l'environnement, sûrs de pouvoir toujours pêcher ailleurs. Pour les scientifiques, il y aurait une très grande complicité entre pêcheurs et politiques, conduisant, au mépris de leurs avis, à l'effondrement des écosystèmes...
Ainsi, il faut le constater, le fossé est immense entre ces deux protagonistes pourtant incontournables de la gestion des pêcheries.
A la suite ou à côté de ce discours où se mêlent expériences vécues, idées reçues et a priori , émerge un autre « son de cloche » qui ne demande qu'à être encouragé.
En privé, les pêcheurs acceptent de considérer que tel ou tel leader syndical les déconsidère par l'extrémisme de ses positions, leur irréalisme ou son manque de fiabilité. De même, conviennent-ils souvent que le diagnostic des scientifiques n'est pas complètement erroné et que d'ailleurs tel ou tel groupe de scientifiques qu'ils connaissent travaille honnêtement. Plusieurs remarquent également que la « radicalisation » de la profession s'explique par les crises à répétition et la réduction massive de la flotte depuis vingt ans.
Du côté des scientifiques, on trouve d'identiques prémisses de rapprochement. On note qu'un collègue, malgré son acuité scientifique, n'a pas le talent de dialoguer avec la profession. On reconnaît une connaissance partielle de la mer ou de telle ou telle problématique.
De plus, ce constat n'étant pas nouveau, la profession et l'Ifremer ont déjà fait certains efforts pour rapprocher scientifiques et pêcheurs .
Mais sans minimiser ce qui a été accompli, il est manifeste que ces progrès n'ont pas pu encore modifier le sentiment général de méfiance voire d'hostilité entre les deux mondes.
Or, pour votre rapporteur, rien n'est possible en matière de gestion des stocks halieutiques si on ne parvient pas à les réconcilier et à les faire travailler de concert.
Le contrat quadriennal de l'Ifremer devrait clairement inscrire comme priorité de l'action de l'établissement dans le domaine halieutique le rétablissement du dialogue avec la profession en se fondant sur les expérimentations qui ont réussi ces dernières années.
Le monde de la pêche connaît de réelles difficultés et en est conscient. Il ne l'avoue pas toujours mais souvent il se rend compte que la solution est d'une manière ou d'une autre scientifique, ne serait-ce qu'à cause du rôle des chercheurs dans les TAC et quotas. Il est demandeur d'un dialogue et d'une participation à l'élaboration de la mesure scientifique. De nombreux professionnels sont victimes de la pollution tellurique, de la destruction des milieux ou du changement climatique et attendent des scientifiques qu'ils en fournissent la preuve et des solutions pour poursuivre leur activité.
Mais votre rapporteur a rencontré trop de patrons pêcheurs qui lui ont déclaré ne plus vouloir travailler avec l'Ifremer car cela provoque des contraintes et selon eux n'aurait jamais de retour ni pour eux-mêmes, ni sous forme d'informations sur leurs pêcheries. Beaucoup sont découragés et ne veulent plus faire l'effort, « le premier pas » qu'ils estiment avoir déjà fait. Certains s'estiment même trompés par les scientifiques. L'un ayant accepté de prendre à son bord un scientifique aurait finalement eu le sentiment d'avoir un « inspecteur » ou un « espion » collectant des données très au-delà du programme annoncé.
A travers ce recueil de témoignages, votre rapporteur ne veut pas porter de jugement mais souligner combien il est nécessaire de rétablir la confiance.
Il a le sentiment que les scientifiques doivent beaucoup plus systématiquement chercher à associer les pêcheurs et à communiquer leurs résultats dans leur direction. Ils doivent expliquer leur démarche et la manière dont les évaluations sont construites. Ils doivent impérativement sortir de leur « tour d'ivoire » où ils semblent trop souvent se cantonner. Pour cela, ils doivent y être incités. Il serait parfaitement légitime que les chercheurs en halieutique se voient évaluer en fonction de la réussite des partenariats conclus avec les pêcheurs et leur degré d'implication dans leurs programmes scientifiques . Dans l'état actuel, c'est peut-être plus important encore que les publications .
A titre d'exemple, il est frappant de constater la mauvaise compréhension du fonctionnement des campagnes scientifiques . Pour avoir une valeur scientifique, une campagne de pêche doit être parfaitement reproductible, être réalisée systématiquement aux mêmes endroits, aux mêmes dates et avec le même engin chaque année. Ainsi, lorsque l'on change de bateau, il est souhaitable de faire une campagne simultanée avec l'ancien et le nouveau dispositif pour pouvoir joindre les séries de mesures. Le but d'une telle campagne n'est pas de maximiser les prises comme s'il s'agissait d'un navire de pêche mais de procéder à un échantillonnage scientifique type.
De même, votre rapporteur a très souvent entendu les pêcheurs se plaindre que les campagnes scientifiques n'étaient pas assez fréquentes pour permettre le réajustement du quota en cours d'année et s'adapter à l'abondance réelle de la ressource dans un lieu donné. Pour eux, les scientifiques décrivent une réalité du passé et leurs imposent des contraintes qui ne sont pas adaptées à leurs conditions effectives de pêche.
S'il est nécessaire de tenir compte de cette demande des pêcheurs car elle montre bien leur souhait de disposer d'un avis scientifique qui vienne corroborer leurs constatations expérimentales en mer, elle est aussi la marque d'une certaine incompréhension. Il est inévitable qu'il y ait un certain décalage temporel entre la réalité et la donnée scientifique. Une nouvelle campagne ne portera d'ailleurs pas les fruits escomptés immédiatement puisque les données recueillies ne prennent tout leur sens que dans le long terme.
Un autre exemple est la question du cabillaud. Pour les pêcheurs de Manche - mer du Nord, le cabillaud est de nouveau abondant et ils devraient pouvoir plus le pêcher. Cette impression des professionnels est exacte, l'abondance est relativement plus importante que les années antérieures. Ce résultat n'est pas ignoré des scientifiques car, d'une part, c'est l'effet souhaité des restrictions de pêche - la population augmente - mais, d'autre part, le fait qu'il soit relativement plus abondant ne signifie pas qu'il le soit suffisamment. En effet, la mémoire humaine en la matière fonctionne par seuil et habitude, on peut considérer grands des poissons qui sont en fait petits et importante une pêche pourtant modeste en quantité. C'est justement ce qui se passe pour le cabillaud. Les morues sont plus nombreuses mais les grands spécimens et les grands bancs ne sont plus présents. On pouvait autrefois trouver des morues mesurant près de 2 m de long, pesant un peu moins de 100 kg et âgées d'une vingtaine d'années... Il ne s'agit plus que d'un poisson théorique au regard des « grandes morues » de 50 cm pêchées aujourd'hui. Il en est de même des quantités débarquées globalement.
* 31 Centre national pour l'exploitation des océans créé en 1967.
* 32 Institut scientifique et technique des pêches maritimes créé en 1918.