Les sciences de la vie
M. Yvon LE MAHO - Membre de l'Académie des sciences
Monsieur le Sénateur, mes chers collègues, Mesdames et Messieurs. Pour aborder le degré de pertinence d'un observatoire de l'Arctique, il faut déjà savoir que nous avons une communauté qui est bien organisée. Celle-ci va s'employer à renforcer par ses efforts celle des sciences de l'univers. Cependant, la notion d'un observatoire est moins évidente dans les sciences du vivant. En effet, dans les structures actuelles, les ORE (les Observatoires de recherche sur l'environnement) se limitent à des objectifs essentiellement physico-chimiques, la biologie n'apparaissant vraiment que par les aspects biogéochimiques. Il en va de même au travers du directoire scientifique. En fait, les suivis à long terme d'impact de la variabilité climatique sur les communautés animales et végétales menées dans le cadre de l'Institut polaire s'inscrivent dans les « zones ateliers » du CNRS. J'espère que cela sera pris en compte lors de la structuration au cours de la recherche scientifique.
Ce n'est pas une question évidente, encore une fois. Vous le savez bien, Monsieur le Sénateur, vous qui avez déjà été confronté à ce problème dans votre étude sur la recherche antarctique. Vous savez également que je n'ai pas l'habitude de mâcher mes mots. Pendant très longtemps, la communauté s'est attachée à suivre à long terme la population d'animaux et de végétaux au mieux dans l'indifférence. Ses travaux étaient en effet considérés comme dépassés, sans intérêt. Ceci alors que, parallèlement, un développement devenait majeur : l'apparition de disciplines comme la biologie moléculaire. Il faut bien revenir sur le contexte de l'époque. Dans un premier temps, les recherches menées dans les TAAF étaient réalisées dans le cadre d'une association Loi de 1901, les expéditions polaires françaises de la Mission de recherche des TAAF. Nous avons échappé à l'effet de mode de la biologie moléculaire qui, à d'autres endroits, a eu un effet très négatif. Le moment de la fondation de l'Institut polaire marque un changement. En effet, parallèlement aux travaux menés par nos collègues des sciences de l'univers, les suivis à long terme de populations sont désormais bien soutenus par le PEV.
Quelle est la justification de ces travaux ? Nous étudions l'impact de la variabilité climatique sur la biodiversité. Nous étudions l'impact du climat sur la biodiversité au travers de phénomènes climatiques : El Nino, El Nina, le phénomène NAO (North Atlantic Oscillation). Ces phénomènes sont désormais bien connus grâce aux collègues des sciences de la Terre, leurs conséquences pour la biodiversité restant par contre beaucoup moins bien comprises.
En allant vite et en simplifiant, je vais donc parler des enjeux de l'oscillation nord-atlantique qui a notamment fait l'objet d'études par les scientifiques français.
Nous définissons un indice (NAO) en comparant la pression au niveau de l'Islande et au niveau du Portugal, dans les Açores. La différence de pression va permettre de définir cet indice, qui est soit positif soit négatif. Celui-ci aura des conséquences écologiques très importantes. Nous observerons des conditions climatiques tempérées ou, au contraire, plus contrastées, plus sévères, variant selon les régions : ces conditions vont influencer la répartition des espèces, et particulièrement les ressources marines. La force et la fréquence des tempêtes vont varier, ce qui va déterminer l'étendue de la glace de mer et la couverture nuageuse. Or les régions arctiques ont une importance majeure du point de vue des ressources halieutiques. Comment peut-on suivre cette évolution, ce lien entre le climat et ces ressources d'un potentiel commercial majeur ? La méthode adoptée est la suivante : l'évolution de la population de morues, de harengs, de capelans est suivie de près. Des échantillons et des données sont prélevés à long terme. Nous comparons ensuite les indices de variation et la durée de l'espérance de vie afin de déterminer l'évolution des stocks de poissons, tout en suivant l'évolution des températures.
Nous établissons des corrélations à partir de ces résultats. Ainsi, on constate un effondrement de la filière du hareng représentée à gauche du tableau dans les années 60. Cet effondrement a entraîné une faillite des pêcheries. Les populations juvéniles de harengs se sont alors reconstituées. Ces dernières ont mangé beaucoup plus de capelan, un poisson qui est la nourriture de la morue. Les capelans n'étant plus en quantité suffisante pour les morues matures, ces dernières ont survécu en mangeant à leur tour les morues juvéniles. Le changement de température rendant alors beaucoup plus difficile la reconstitution des populations de morues juvéniles, il en a résulté une incapacité des stocks à se reconstituer.
Mais qu'en est-il des bases de données ? Comme vous le savez, depuis le XIX e siècle, nous conservons des échantillons biologiques dans les musées. Pour ce faire, un métier revêt une importance cruciale, celui de curateur de muséum, dont le rôle est de préserver les collections et de conserver un patrimoine destiné aux utilisateurs du monde entier. On vient du monde entier pour étudier des collections d'espèces parfois disparues. Vous comprendrez donc qu'aujourd'hui nous avons besoin de conserver également des données chiffrées : un suivi à long terme est donc nécessaire, comme le sont les moyens pour l'assurer. Il nous faudra à cet effet constituer un patrimoine qui fera le lien avec le climat, la faune et la végétation. Il nous faudra également éviter que ces données soient perdues, car elles sont en effet essentielles à la compréhension des différentes situations. La seule façon de comprendre comment peuvent se reconstituer les stocks était d'étudier les relations entre le hareng, le capelan et la morue. Cela nous a permis de calculer que les stocks de morue commencent à se reconstituer en vingt ans. Le développement des observatoires du vivant est donc complémentaire de celui de structures homologues dans les sciences de l'univers.
L'autre problème que représente l'Arctique est que nous sommes en territoire étranger. Il nous faut procéder avec tact, vérifier l'existence de réseaux d'observatoires des sciences de la vie, et, si besoin est, les renforcer et les développer. Ceci n'est pas si simple lorsque nous abordons le domaine du vivant. Les biologistes français, que je représente ici, ne sont pas en mesure d'arriver sur le terrain de l'Arctique et de prétendre en prendre le leadership. Dans ce contexte, nous nous devons de mentionner qu'il existe déjà un réseau de bases de données pour l'Arctique. J'ai pris pour exemple le Centre de synthèse de biologie évolutive, le CEES, un laboratoire d'excellence à Oslo. Ses publications témoignent que c'est un laboratoire d'importance dans le domaine de l'impact du changement climatique sur la faune et la flore. Nils Stenseth, son directeur, en a fait un tissu auquel collaborent de nombreux chercheurs français. La collaboration porte aussi bien sur l'Arctique et l'Antarctique que les régions tropicales. Des chercheurs français éminents comme Jean-Marc Fromentin sont également en lien étroit avec le CEES. Le CEES s'est véritablement imposé comme une école de biomathématique majeure. Philippe Cury, qui vient d'écrire un livre sur la gestion des ressources marines, a tissé des liens très forts avec ce laboratoire. Je le répète : c'est une école majeure pour les Français. On compte actuellement dix doctorants français dans cette équipe norvégienne !
Une suggestion à retenir : partir de ce laboratoire, qui a de nombreuses connexions, pour constituer un réseau institutionnalisé. Celui-ci n'existe d'ailleurs pas, puisque, pour l'instant, il n'existe qu'un réseau de collaborations. Il faut aussi savoir qu'ailleurs d'autres équipes travaillent sur le domaine. J'ai parlé des ressources marines, mais nous pourrions citer les laboratoires de Chizé ou de Lyon. Nous pouvons voir que nous avons là une base très solide pour constituer un réseau. Le travail, mené sous l'égide de l'IPEV, sur l'effet du changement climatique sur les manchots royaux a été fait en collaboration avec ce laboratoire d'Oslo. L'IPEV, avec son homologue allemand, joue aussi un rôle important dans ce domaine.
Nous pouvons déjà voir qu'il y existe, autour d'un centre qui pourrait être situé en Norvège, un véritable centre de vie scientifique. Il y a là matière à développer un réseau. Un objectif pourrait être de l'introduire dans un cadre européen, notamment avec l'aide de la Fondation européenne de la science. Ceci permettrait d'aboutir à la création d'un laboratoire en Arctique, qui serait connecté aux recherches faites ailleurs dans les régions tropicales, tempérées, et en Antarctique. Je vous remercie.
M. Christian GAUDIN
Je remercie M. Le Maho. Il nous faut maintenant continuer avec les sciences de l'homme et de la société, et nous allons entendre Mme Sylvie Beyries sur ce sujet.