Audition de M. Bruno TARDIEU, délégué national et de Mme Véronique Davienne, déléguée nationale adjointe d'ATD Quart Monde - (29 janvier 2008)
M. Christian DEMUYNCK, Président - Je vous remercie de votre présence et vous souhaite la bienvenue. Je vous remercie également d'avoir répondu à notre invitation aussi rapidement. Dans le cadre de cette mission commune d'information sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, nous souhaitons pouvoir entendre tous les acteurs préoccupés par ces problèmes.
Sachez que vous êtes les premières personnes auditionnées par la commission. Je suggère que, dans un premier temps, vous présentiez l'association ATD Quart Monde, puis que vous nous parliez des projets que vous avez menés et des résultats que vous avez obtenus. Ensuite, je laisserai la parole à M. Bernard Seillier, rapporteur, afin qu'il puisse vous poser quelques questions. Enfin, les sénatrices et les sénateurs qui le souhaitent pourront exprimer leurs interrogations.
M. Bruno TARDIEU - L'association ATD Quart Monde qui existe depuis cinquante ans, a été fondée en France par le père Joseph Wrezinski, lui-même né dans la misère et qui a beaucoup lutté pour avoir accès à des études et devenir prêtre. En 1956, il s'est installé dans un des camps construits par l'Abbé Pierre, à Noisy-le-Grand, et, avec les habitants de ce camp, a créé l'association ATD Quart Monde. Cette association est donc à l'initiative de gens défavorisés, auxquels se sont joints par la suite des gens issus d'autres milieux. L'idée consistait à construire des liens pour refuser l'indignité que représente la misère.
Notre intervention est construite de manière à vous proposer des repères et à vous exposer quelques-unes de nos actions. Vous savez peut-être que nos actions se déroulent en France, sur une trentaine de lieux, mais aussi à travers le monde. Elles se positionnent sur les champs civique et politique. Ainsi, dès l'origine de l'association, le père Joseph Wrezinski estimait que l'objectif n'était pas seulement d'agir avec les populations, mais aussi de repenser la civilisation. En effet, la grande pauvreté touche plus largement aux questions des droits de l'Homme et de la démocratie.
Nous vous avons apporté un récent ouvrage intitulé Relever la misère , une pensée politique née de l'action, qui rassemble quelques-uns des textes fondamentaux du père Joseph Wrezinski. Cet ouvrage donnera lieu à un colloque qui se déroulera à Sciences Po au mois de décembre et qui réunira de grands chercheurs. En effet, le père Joseph Wrezinski a apporté de nouvelles notions, dont nous tenterons de dire quelques mots au cours de notre exposé.
Mme Véronique DAVIENNE - Nous avons été très enthousiasmés par le lancement de cette mission d'information, car il nous semble utile de repréciser des repères dans le cadre de la lutte contre l'exclusion et la grande pauvreté. Notre pays s'est déjà donné des repères, que le mouvement ATD Quart Monde à contribué à construire, du fait de son engagement auprès des populations les plus abandonnées.
Je mentionnerai une série de travaux que le Sénat a suivis de près, en commençant par le rapport Wrezinski sur la précarité économique et sociale, présenté au Conseil économique et social en 1987. Ce rapport définit, entre autres, la notion de grande pauvreté. Afin de ne pas rester dans une approche subjective de la grande pauvreté, le Conseil économique et social a adopté cette définition.
En 1995, le rapport de Mme Geneviève Anthonioz sur l'évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté nous a permis d'obtenir un repère sur l'indivisibilité du droit. Ensuite, je citerai la loi d'orientation relative à la lutte contre la grande pauvreté, qui date de 1998 et qui a inspiré une série de lois annexes, telles que la loi sur la CMU, la loi sur la protection de l'enfance, ou, plus récemment, la loi sur la participation ou la loi sur le droit au logement opposable.
Cette loi d'orientation et les lois qui l'ont suivie nous proposent un repère très important, celui du droit commun. En 2003, le rapport Robert, présenté au Conseil économique et social, qui s'intitule L'accès de tous au droit de tous par la mobilisation de tous , ajoute au repère du droit commun le repère de la mobilisation nécessaire de tous et de la responsabilité de chacun dans la lutte contre la grande pauvreté.
Plus récemment, sur le plan international, ont été définis les principes directeurs de l'extrême pauvreté et des droits de l'Homme, soutenus par la France et adoptés par la sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'Homme lors de sa 56 e session en août 2006. Actuellement, ces principes directeurs, soumis au Conseil des droits de l'Homme, posent le repère de la responsabilité de l'État dans le combat contre la stigmatisation des pauvres et dans la promotion d'une image équilibrée et juste des personnes qui se trouvent en situation d'extrême pauvreté.
M. Bruno TARDIEU - Nous avons choisi de décrire plus précisément ces repères, le premier étant apporté par la définition de la grande pauvreté par le père Joseph Wrezinski. Je me permets de vous lire cette définition fondamentale, qui établit un lien entre la précarité et la grande pauvreté :
« La précarité est l'absence d'une ou de plusieurs sécurités, notamment celle de l'emploi, permettant aux personnes et aux familles d'assurer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle devient persistante, qu'elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même dans un délai prévisible. »
Plus loin, le rapport affirme, pour la première fois dans le monde, que la grande pauvreté est une violation de tous les droits de l'Homme. La France a été le premier pays à avancer une telle définition, qui fait maintenant référence à l'ONU et dans de nombreux pays du monde et établit une continuité entre la précarité et la grande pauvreté. C'est le même processus qui lie le fait de perdre une sécurité et le fait d'en perdre plusieurs, et finalement de « perdre pied ». Tout ce qui éloigne les plus pauvres du reste du monde populaire risque de contribuer à faire durer la misère. Les personnes qui vivent la pauvreté ne connaissent que séparation et mise à l'écart. C'est la raison pour laquelle il nous apparaît comme fondamental de créer le lien entre ceux qui vivent la précarité et ceux qui vivent la grande pauvreté.
Dans un autre contexte, M. Amartya Sen, prix Nobel d'économie, définit ce processus par le cumul et la durée des précarités, et par la perte de plusieurs droits fondamentaux. L'être humain perd alors tous ses liens avec le reste de la société, au point de ne plus pouvoir assumer ses responsabilités. Tous les droits humains, qu'ils soient politiques, économiques et culturels sont alors violés. De ce repère, nous pouvons déterminer un repère politique pour l'action publique, que représente le repère de cohérence. La spirale positive conduisant au rétablissement des droits fondamentaux permet, au contraire de la spirale négative, de retrouver l'exercice du droit.
Ainsi, il ne suffit pas de donner un logement à une famille sans abri que nous pouvons accueillir dans un de nos centres, puisque 80% des personnes accueillies retournent dans un foyer d'hébergement. Il s'agit de fournir, non seulement un logement, mais aussi une appartenance et de soutenir la scolarisation des enfants. Au final, si nous leur consacrons suffisamment de temps, les personnes en difficulté retrouvent leurs responsabilités, leur vie citoyenne et se sortent de la misère. Il est important de concevoir une politique multisectorielle cohérente, garantissant des sécurités dans tous les domaines fondamentaux de la vie.
Le fait de sacrifier le principe de cohérence, en privilégiant les interventions de spécialistes dans un seul domaine, sectionne la vie des gens, les chosifie et ne leur permet pas de prendre leurs responsabilités et de libérer leurs énergies. Pour activer cette énergie, il faut travailler sur tous les domaines de la vie.
Mme Véronique DAVIENNE - Je vous présente le repère du droit commun, tel que nous le comprenons. Ce droit ne doit pas être confondu avec le droit humanitaire, qui intervient en cas d'urgence mais ne peut servir de repère. Le droit commun garantit les mêmes droits pour tous, en raison de l'humanité commune des personnes.
Il est évident que toutes les personnes n'ont pas accès à ce droit avec la même facilité. Les personnes les plus éloignées du droit devront pouvoir bénéficier d'une attention particulière et de moyens renforcés. Pour être effectif, ce repère doit être mis en oeuvre en fonction des attentes et du vécu des personnes, et non en fonction des dispositifs. Il nous appartient d'adapter nos moyens, en termes de diversité et d'intensité, et non de demander aux personnes de s'adapter aux moyens. En effet, certaines personnes risquent de sortir du champ d'application du droit. Par exemple, les programmes TRACE, au moment où ils ont été introduits dans la loi d'orientation de 1998, étaient destinés en priorité aux jeunes de niveau 5 bis et 6. Or, un jeune illettré, à qui l'on avait attribué le niveau 7, s'est vu refuser l'accès au programme concerné car il ne répondait pas aux critères de sélection.
Quels sont les risques de ne pas retenir ce repère du droit commun?
D'abord, la catégorisation des personnes engendre des droits catégoriels pour des types de population et crée l'isolement et la division entre les personnes. Ainsi, les gens ne se rencontrent plus car ils ne rentrent pas dans le champ d'application du droit. Ce processus introduit à terme le désespoir, dans le sens où les étapes de la réinsertion peuvent être perçues comme des impasses. Il induit également la perte de confiance en l'État, qui doit être garant du droit commun, et constitue un danger pour la cohésion sociale et pour la démocratie.
J'évoquerai l'exemple de l'hébergement, lorsque celui-ci n'est pas coupé du droit au logement. Notre centre d'hébergement et d'action sociale situé à Noisy-le-Grand représente un centre d'hébergement qui accueille des familles déconstruites par une errance plus ou moins longue. Notre action consiste dans un premier temps à ce que l'accueil dans cet espace s'effectue dans des conditions extrêmement proches de celles du logement de droit commun. Nous travaillons à des actions de promotion familiale, qui nécessitent un fort engagement dans le soutien des familles, pour qu'elles récupèrent leurs droits. Notre souhait est d'aller vers une sortie obligatoire du centre et une entrée dans un logement de droit commun. Les familles peuvent passer un an comme quatre ans dans ce centre, dans l'attente de cet accès au logement. Nos statistiques prouvent en effet que 87% des familles accèdent à un logement de droit commun de manière durable. Nous évitons ainsi le passage d'un centre d'hébergement à un autre.
Nous pouvons espérer que, grâce à la loi pour le droit opposable au logement, la situation évoluera dans ce sens. Effectivement, il convient de se dégager de la logique consistant à vouloir accorder le minimum aux personnes pauvres. Nous ne devrions pas accepter que les gens en difficulté aient des conditions de vie que nous n'accepterions pas pour nous-mêmes.
Ce raisonnement, que je viens d'appliquer à la question du logement pourrait concerner, de la même manière, les structures d'insertion par l'activité économique, qui constituent soit une étape vers le marché de l'emploi, soit un « cul-de-sac ». Les familles se trouvent alors enfermées dans un réseau qui ne débouche plus du tout sur le marché de l'emploi et n'offre pas de perspectives. De plus, les entreprises ne conçoivent pas que ces personnes puissent intégrer des fonctions en leur sein.
M. Bruno TARDIEU - Mme Véronique Davienne vient de décrire une situation que le père Joseph Wrezinski a été le premier à qualifier d'exclusion sociale. Il est en effet fondamental de se rendre compte que le sujet ne concerne pas seulement les pauvres, mais aussi la relation entre les pauvres et les autres. Comment les institutions peuvent-elles intervenir face à cette question sociétale?
Comme l'a affirmé Mme Véronique Davienne en introduction de son propos, les principes directeurs nomment très précisément la responsabilité des États dans la critique et le combat de la stigmatisation des pauvres. Nous assistons aujourd'hui à la réapparition de campagnes présentant les personnes pauvres comme des profiteurs ou des personnes désireuses de rester dans leurs conditions. Or, l'État, garant des minorités, a la responsabilité de dénoncer et de résister lui-même à ces tentations.
Pour lutter contre l'exclusion sociale, il faut également se fier au repère d'exhaustivité et refuser l'écrémage qui entérine la fatalité de l'exclusion des plus faibles. Le fait d'afficher les chiffres de réduction de la pauvreté relève du courage politique. En revanche, les obligations de résultats à court terme peuvent s'accompagner de la tentation de ne s'occuper que des personnes ayant des chances de se sortir de leur situation. Il a ainsi été considéré comme une bonne stratégie de s'occuper en priorité des populations charnières. Or, cette efficacité apparente détruit les repères éthiques fondamentaux et conforte l'idée selon laquelle il existera toujours de l'exclusion sociale. Proposer des politiques totalement différentes en fonction des individus divise également les familles et les quartiers, en retirant au milieu populaire son sens de la solidarité.
En outre, le repère de la liberté est extrêmement important dans le cadre de la lutte contre l'exclusion sociale. Effectivement, nous constatons que s'établit une méfiance entre les institutions et les populations. Or, ce n'est pas en décidant que nous parviendrons à rétablir la confiance et le dialogue. De l'absence de compréhension et de confiance émane une tentation de la part des institutions de tout décider. Cette attitude enfonce les personnes dans la déresponsabilisation, les empêche d'exercer leur citoyenneté et de contribuer à enrichir la réflexion. Un excès d'aides sociales s'accompagne de la privation des libertés fondamentales. Par exemple, une mise sous tutelle trop précipitée des enfants, sans dialogue préalable avec leurs parents, accentue la déresponsabilisation, de même qu'une prise de décision en matière de formation ou d'emploi décrétée unilatéralement. Le contrôle de la vie privée n'est pas la bonne méthode pour donner le droit à un soutien. Ainsi, le récent décret relatif à l'évaluation du rythme de vie des allocataires des minimas sociaux ne peut aller que dans le sens de l'atteinte à la vie privée.
Un membre d'ATD Quart Monde a découvert récemment que son immeuble, situé dans une cité très démunie en Normandie, allait être détruit sans qu'il y ait eu la moindre consultation dans le quartier. Sa réaction a été la suivante : « Cela ne m'étonne pas. C'est tous les jours que l'on ne nous fait pas confiance. » Le fait de rétablir la confiance constitue un préalable essentiel pour les institutions comme pour les populations. Pour atteindre cet objectif, nous devons nous fier aux repères de la réciprocité, de la co-citoyenneté et du croisement des savoirs.
Dans beaucoup d'institutions, des enseignants, des policiers, des juges, des travailleurs sociaux, des banquiers ou des postiers, qui souhaitent servir indifféremment tous les publics, voient trop souvent leurs efforts échouer. Ainsi, paradoxalement, les plus pauvres ont le moins accès au soutien, alors qu'ils en auraient le plus besoin. Bien souvent, dans les familles très pauvres, l'école et le travail social sont perçus comme des ennemis, alors qu'ils devraient être les premiers alliés de ces populations. Parmi les causes de ce paradoxe, nous observons l'absence de fréquentation et de connaissance mutuelles. La faiblesse politique des populations pauvres diminue leur liberté de parole et de pensée. La frustration des institutions et des professionnels à soutenir ces populations les amène souvent à accuser les populations de cet échec.
Néanmoins, l'expérience de cinquante années dont bénéficie l'association ATD Quart Monde peut permettre de créer un échange entre les populations et les professionnels, entre les citoyens très pauvres et les autres. Cette impasse n'est donc pas une fatalité. Un partenariat fécond est possible et, grâce à ce partenariat, les rapports successifs présentés au Conseil économique et social ont apporté des notions nouvelles. Nos conseillers se sont penchés conjointement sur le cas de ces populations dans la grande pauvreté, en particulier au travers des politiques publiques menées.
En outre, nous avons formalisé ces démarches de co-réflexions grâce à un principe de croisement des savoirs, avec des militants spécialistes de la grande pauvreté et des professionnels. De même, il est possible d'agir pour que les enfants et les jeunes puissent se débarrasser de représentations respectives destructrices. La participation réelle des populations est nécessaire à la réussite des politiques publiques, dont les recherches sont souvent vouées à l'échec. Il faut éviter que les politiques sociales ne deviennent des menaces pour les populations. Nous pouvons témoigner du fait que les formations que nous proposons rencontrent de plus en plus de succès. Ainsi, les écoles de formation des agents territoriaux, les IUFM, les écoles de travailleurs sociaux et les écoles de police nous sollicitent de plus en plus pour obtenir ces formations.
En revanche, la perte du repère de réciprocité provoque des injonctions de participation des populations pauvres. La loi de 2002 propose que les populations participent, mais cette participation doit se réaliser dans la réciprocité et non seulement dans le cadre d'une consultation individuelle. Les uns et les autres doivent être capables de repenser les pratiques et les politiques. Les pouvoirs politiques doivent être garants du fait que les populations pauvres soient libres de leur parole, représentées par les associations de leur choix, et libres de comprendre les enjeux afin de contribuer aux politiques.
Je vous remercie.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Je souhaiterais poser une première question relative à vos derniers propos. Vous restez discret sur le sujet de la réciprocité de l'engagement. Pouvez-vous nous préciser les différentes modalités de votre engagement et les méthodes utilisées auprès des populations les plus défavorisées? Je pense que le partage de vie est tout à fait essentiel dans votre démarche et il serait intéressant que vous nous en disiez davantage à ce sujet. Notre commission a, en effet, pour objectif de mettre en lumière des valeurs sûres et de bonnes pratiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Il me semble que le recueil de la parole des populations nécessite une forme de partage de vie. Pouvez-vous développer cette idée en nous faisant part de votre expérience?
Mme Véronique DAVIENNE - Dès ses origines, le mouvement ATD Quart Monde a été composé de différents types de membres :
- D'abord, les familles très pauvres elles-mêmes, qui ont choisi de nous rejoindre dans cette mobilisation commune.
- Ensuite, les alliés. Il s'agit de personnes enracinées dans la société, refusant une société qui marginalise les personnes très pauvres.
- Enfin, les volontaires permanents. Ils s'engagent au service de ces personnes et mènent une vie simple. En effet, dans les différents pays où nous nous trouvons, nous vivons avec le salaire moyen des populations.
De plus, le mouvement propose un espace de rassemblement permettant aux personnes qui mènent une vie difficile de se reconnaître mutuellement et de se soutenir. Un jour, une femme a déclaré que le mouvement ATD Quart Monde lui « donnait des ailes ».
Ces espaces de rassemblement, que représentent les universités populaires du Quart Monde, sont des espaces de formation réciproque et de prise de parole et offrent la possibilité de déculpabiliser les gens par rapport à leur misère. Cette femme s'est donc aperçue que sa condition relevait d'un dysfonctionnement de la société et cette prise de conscience lui a donné le courage de reprendre sa vie en main. Les familles se soutiennent énormément entre elles, pour peu que leur soit offert un espace leur permettant de se rencontrer autour d'activités positives.
En outre, nous dénombrons les personnes à la rue sans tenir compte du nombre de personnes hébergées par d'autres. L'espace de rassemblement, qui est un espace privé et non un espace public, constitue également un lieu d'accueil pour des familles qui refusent de laisser d'autres familles dehors. Une de nos responsabilités est de le faire savoir.
M. Bruno TARDIEU - Notre mouvement rassemble environ 400 volontaires permanents dans le monde. La radicalité d'un engagement permet aux gens très pauvres d'affirmer eux-mêmes le refus de leur situation et de devenir eux-mêmes agents des droits de l'homme pour les autres. Cette perception très originale du père Joseph Wrezinski consistait à faire prendre conscience aux gens qu'ils possèdent une responsabilité dans la lutte contre la misère pour eux-mêmes et pour les autres.
En outre, je souhaiterais saluer l'intuition du père Joseph au sujet de nos alliances. Notre mouvement possède un réseau d'alliés provenant de tous les domaines professionnels. Ainsi, comme l'affirmait le père Joseph Wrezinski, nous sommes convaincus que « la pauvreté se résoudra dans la société ou ne se résoudra pas ». Nous résistons à la tentation que connaissent les associations aujourd'hui, lorsqu'elles pensent que la lutte contre la pauvreté est uniquement leur affaire. Il nous paraît également fondamental que l'État se positionne sur le sujet et offre un espace public aux personnes très pauvres.
Dans les dernières années de sa vie, le père Joseph Wrezinski a été à l'initiative d'une journée de refus de la misère et a prononcé cette phrase emblématique, gravée au Trocadéro: « Là où les hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »
Aujourd'hui, notre association réunit 20 000 personnes et il est très important qu'à tous les niveaux, notamment dans les classes, la logique d'exclusion soit dénoncée. Il faut parvenir au refus systématique de l'abandon du plus faible, tant au niveau professionnel qu'au niveau des citoyens. Pour nous, cet objectif constitue un repère absolu. Par exemple, lorsque j'ai enseigné à New-York, je me suis efforcé de faire en sorte que les plus pauvres fassent oeuvre de participation, suscitant la curiosité du quartier. Ainsi, dans les quartiers les plus pauvres, les gens aspirent à refuser la logique de l'écrémage.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Je pense effectivement que nos sociétés ne proposent que des solutions techniques pour faire face à la situation. Or, il impossible de résoudre des problèmes humains sans réfléchir à un profond changement du comportement humain, qui peut notamment s'exprimer à travers un engagement personnel.
Ensuite, nos sociétés sont mues par une volonté de s'enrichir toujours davantage. Or, il me semble que cet enrichissement permanent ne peut constituer un régulateur pour la société. Comment trouver une régulation souple et non purement administrative ou oppressive, si ce n'est à travers un mode de vie partagé? En effet, la richesse la plus importante, que représente la cohésion sociale de l'humanité, ne peut exister sans la mise en oeuvre d'une réciprocité préalable.
Je suis convaincu qu'un changement de comportement collectif ne peut être imposé par les lois et qu'il faudra puiser des solutions dans des expériences vécues d'engagement personnel. A cet égard, je citerai ce propos de Franz Kafka: « Nos sociétés meurent de ne plus croire aux miracles mais uniquement aux modes d'emplois. »
Nos sociétés, si elles souhaitent échapper à l'engrenage de l'exclusion, ne doivent pas seulement déverser de l'argent.
M. Bruno TARDIEU - Je suis convaincu que mon engagement n'aurait pas duré si le père Joseph Wrezinski, lui-même né dans la misère, ne nous avait pas permis de partager le miracle que les très pauvres vivent eux-mêmes. En effet, la clé m'ayant permis de dépasser ma peur des gens très pauvres, ou de ma propre culpabilité de ne pas être né dans la pauvreté, a été la découverte du courage, de la sagesse et de l'inventivité de ces personnes. Les gens très pauvres, du fait de leur aspiration à transmettre leur pensée et à apporter leur sagesse, possèdent la clé de l'humanisation de notre société. Ils recèlent un potentiel énorme en eux dans lequel notre société ne sait pas puiser.
Notre mouvement citoyen a délibérément fait le choix de la mixité sociale, éprouvant le besoin d'apprendre et de vivre ensemble. Pour nous, la réciprocité est une expérience féconde et ne relève pas uniquement d'une question de générosité. Le père Joseph Wrezinski reconnaissait l'importance du rôle de la loi, mais estimait qu'elle ne suffisait pas à créer un repère commun. Ainsi pouvons-nous interpréter ses propos: « La misère est l'oeuvre des hommes; seuls les hommes peuvent la détruire. »
En outre, l'État providence, qui s'est donné pour mission de soutenir les plus faibles, devra aussi réfléchir à soutenir les communautés et le lien social. En effet, le fait de ne s'employer qu'à soutenir les plus faibles revient à les stigmatiser. En ce sens, les politiques spéciales destinées à des gens spéciaux se retournent toujours contre eux.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Néanmoins, pouvez-vous imaginer que des textes législatifs puissent soutenir un engagement individuel dans le genre d'initiative que vous avez évoqué précédemment ? La lutte contre l'exclusion et contre la pauvreté passe fondamentalement par l'amélioration du vivre ensemble. Mais comment permettre aux pauvres d'accéder aux droits de tous et aux riches de renoncer volontairement à des situations acquises ?
Mme Véronique DAVIENNE - Il me semble que l'État pourrait indiquer plus fortement quels sont ses choix prioritaires.
M. Bruno TARDIEU - L'engagement individuel constitue un choix spontané et nous devrions réfléchir davantage à un système susceptible de le développer. D'ailleurs, si la possibilité du service civil obligatoire n'avait pas existé, je ne sais pas si j'aurais rejoint l'équipe des volontaires de l'association.
De la même manière que vous encouragez des initiatives telles que la nôtre, il faut faire en sorte que les jeunes se rencontrent et dénoncer l'existence de ghettos sociaux. Par exemple, les politiques en matière de logement devraient permettre aux gens de différentes conditions d'habiter ensemble. De même, il peut y avoir des villes où les jeunes issus de milieux différents se fréquentent dans les écoles. Or, nous assistons à une ségrégation sociale par le logement. Face à cette situation, l'État possède la responsabilité importante de lutter contre le « tout économique ». Ainsi, l'accès au logement se trouve régi par la loi du marché, qui ignore cette possibilité de vivre ensemble.
Le rapport Attali préconise que les enfants apprennent à coopérer ensemble dans les écoles et cette idée me semble très importante dans le sens où elle peut contribuer à reconstruire des valeurs de pratiques de réciprocité. Notre réflexion est actuellement très limitée en raison de la prégnance d'une philosophie consistant à penser que les associations vont s'occuper des plus faibles. Or, notre association n'adhère pas à cette idée et continuera à mener des actions avec les plus faibles. Il me semble contreproductif d'encourager uniquement l'engagement associatif, car il convient de soutenir également l'engagement individuel des instituteurs ou des infirmières qui se rendent dans les quartiers populaires. Ainsi, nous avons rencontré récemment une infirmière qui était très mal perçue car elle accueillait au sein de son établissement des gens du voyage que l'hôpital ne voulait pas soigner.
Il appartient à l'État de dénoncer cette ambiance générale de stigmatisation. C'est pourquoi nous sommes heureux de pouvoir exprimer aujourd'hui cette perte de repères du droit commun.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - C'est dans cet esprit que nous avons souhaité vous auditionner en premier et je vous remercie d'avoir répondu à notre sollicitation. La commission avait en effet besoin de bénéficier de la solidité de votre appui pour mieux comprendre le concept d'humanité de la société. J'ai une dernière question à vous adresser, avant que le Président n'accorde la parole aux autres membres de la commission. L'État a modifié le service militaire pour des raisons militaires sans se préoccuper de son efficacité sociale. J'ai signé récemment la pétition pour la restauration d'un service civil obligatoire, dont j'ai compris que le coût serait prohibitif. Toutefois, je reste persuadé que le service civil constitue un moment clé de l'existence, autorisant notamment des jeunes à s'impliquer dans des opérations bénévoles dans des pays très éloignés.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Je vous remercie, mon cher collègue. Certains d'entre vous souhaitent-ils poser des questions ?
Mme Brigitte BOUT - Vous avez dit que 87% des personnes suffisamment accompagnées peuvent accéder à un logement lorsqu'elles sortent de vos foyers. Aussi je constate qu'il existe un espoir d'améliorer leur situation. En France, quelle a été l'évolution du nombre des volontaires de l'association et à quelle échelle avez-vous réussi à faire régresser la pauvreté ?
Mme Véronique DAVIENNE - Actuellement, cent volontaires d'ATD Quart Monde se trouvent sur le territoire français et nous avons accueilli cette année dix-sept nouveaux bénévoles. Il ne faut pas espérer que nos cent volontaires réduisent significativement la pauvreté. En revanche, ils permettront à des personnes très pauvres de reprendre espoir et d'être entendues. En outre, chaque volontaire permanent se trouve lui-même transformé par la rencontre avec les populations en difficultés.
Nous réunissons des milliers d'alliés à travers le territoire. Ils représentent tous un levier de transformation de la société.
Mme Brigitte BOUT - Je fréquente depuis plusieurs années des mouvements tels que le vôtre, participant au fonctionnement de bibliothèques de rues ou à d'autres initiatives similaires. Nous sommes confrontés à un problème de société, concernant notamment le mode d'attribution des logements par exemple. Nous éprouvons des difficultés à faire accepter par les organismes d'HLM d'accueillir des familles très pauvres, celles-ci bénéficiant de revenus minimum.
Mme Véronique DAVIENNE - J'ai récemment rencontré un bailleur immobilier de la région parisienne qui m'a affirmé ne pas tenir compte de la solvabilité des candidats pour l'attribution de logements. Je ne suis pas sûre que les personnes en difficulté n'aient pas accès au logement en raison de leur manque de ressources. En ce sens, il serait intéressant de savoir qui leur refuse cet accès lors des commissions d'attribution.
Le préjugé selon lequel les familles très pauvres vont causer une nuisance à leur voisinage est en effet assez répandu. Or, il suffit de rencontrer les gens pour s'apercevoir du contraire. Le vivre ensemble est essentiel. Pour que la mixité sociale soit choisie et non subie, les quartiers populaires doivent être rendus plus attrayants. La construction des ZEP a constitué une tentative d'améliorer les quartiers populaires, mais n'a pas été honorée à la hauteur des ambitions. L'État pourrait aussi appliquer la pratique des loyers différenciés.
M. Bruno TARDIEU - Effectivement, nous rencontrons beaucoup de gens qui se voient refuser un logement social en raison de l'insuffisance de leurs ressources. Or, le système du logement social doit justement ouvrir l'accès au logement à tous. La semaine dernière, j'ai été choqué d'entendre dire que, dans un quartier, la société souhaite une « épuration ». Ainsi, les gens les plus en difficultés ne bénéficient plus du droit commun et le grand public ne peut pas adhérer au principe de l'exhaustivité si les institutions n'y adhèrent pas elles-mêmes.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Je souhaiterais intervenir en tant que maire d'une ville de Seine-Saint-Denis. Vous avez raison de dire que les sociétés d'HLM refusent, de manière systématique, de mettre des logements à disposition de personnes possédant de faibles ressources. C'est pourquoi nous devons réfléchir à la manière dont l'État pourrait intervenir pour trouver des logements à ces personnes en difficulté.
J'aimerais que vous puissiez détailler la nature de votre intervention au sein de la cité de Noisy-le-Grand. Comment parvenez-vous à réinsérer les familles ?
Mme Véronique DAVIENNE - Je vous propose de venir visiter cette cité pour mieux vous rendre compte de nos méthodes. Notre action repose d'abord sur un fort engagement de la part de nos volontaires. Ensuite, l'association a pris le parti délibéré d'aider en priorité les familles en plus grande difficulté, en veillant toutefois à maintenir un équilibre pour que la cité ne devienne pas un ghetto.
Il s'agit d'une cité de promotion familiale, sociale et culturelle. Lorsque, par exemple, les enfants sont placés dès l'arrivée de la famille, l'engagement de l'association consiste à faciliter le retour des enfants. Nous proposons également des actions autour de la petite enfance, grâce à un espace de soutien de grande qualité dans lequel les parents viennent avec leurs enfants. Ils peuvent ainsi se dégager de leurs soucis et prendre du temps avec leurs enfants. Cet espace permet aussi aux familles de se soutenir, d'exprimer leurs difficultés et leurs inquiétudes comme le font toutes les familles. Nous constatons que souvent les familles très pauvres n'ont pas accès aux services de la petite enfance car elles n'y sont pas très bien admises.
Les actions culturelles sont très importantes dans le sens où la culture représente le lieu de la liberté pour les familles. Nous faisons en sorte que les enfants aient envie d'apprendre en leur dispensant des activités de théâtre, de peinture ou de lecture. En outre, dans le foyer pour les adultes, il y a une vie commune animée, grâce notamment aux volontaires qui habitent le quartier, et les logements appartiennent au parc Emmaüs. Enfin, la vie sociale permet aux familles de regagner leurs droits.
La force de l'association réside dans un soutien mutuel au sein de l'équipe. Le but est d'éviter que les volontaires ne se découragent d'accompagner ces familles en proie à un passé difficile. Certaines d'entre elles pourront sortir de leur situation en quatre ans, tandis que d'autres retrouveront une vie normale en quelques mois seulement. Aucune contrainte de temps n'est imposée aux volontaires et aux familles. Nous partons des souhaits exprimés par les familles et de leurs aspirations, puis nous établissons un contrat dans lequel des engagements réciproques sont pris. Nous ne proposons pas de projet préétabli avec des étapes à réaliser obligatoirement, considérant que ce genre de méthode est infructueux. De plus, les familles ont la sécurité de savoir qu'elles ne seront pas abandonnées.
Nous travaillons à partir de l'engagement et de la volonté des gens et bénéficions de temps à consacrer aux personnes en difficulté.
M. Bruno TARDIEU - J'ajouterai que, sur le même principe, nous avons créé une entreprise solidaire. Nous tenons à ce que les employeurs ne soient pas les mêmes personnes que les travailleurs sociaux, pour ne pas produire d'amalgame. Nous tenons au principe fondamental de la liberté des gens et ne décidons pas à leur place, afin de ne pas bloquer leurs énergies. Nous avons réalisé la première entreprise d'insertion en France dans laquelle la moitié de l'équipe est constituée de gens qui ont l'habitude de travailler et ont effectué volontairement la démarche de venir dans cette entreprise, tandis que l'autre moitié se trouve très éloignée du travail. Nous ne nous inscrivons pas dans la logique selon laquelle il convient de recevoir une formation avant de pouvoir travailler. Ainsi, les gens viennent travailler d'abord et, pour réaliser leurs tâches, ils ont la nécessité d'apprendre. Nous prenons le risque du vivre ensemble, alors que, selon nous, de nombreuses interventions d'urgence ne constituent que des manières de ne pas vivre ensemble. C'est pourquoi l'entreprise se nomme « Travailler et apprendre ensemble ».
Nous avons mis en place une seconde entreprise à Madagascar, donnant lieu à une nouvelle génération d'entreprises d'insertion. Notre projet du travail et du vivre ensemble est très ambitieux. J'ai pu observer, aux États-Unis, des entreprises de très haut niveau qui se donnent le même genre de moyens, dans le cadre de projets informatiques par exemple. Pourquoi ne nous donnons nous pas ces moyens pour aider les gens très pauvres ?
Le père Joseph disait qu' « il faut le meilleur pour les plus pauvres ». C'est dans cet esprit qu'a été conçue la cité de Noisy-le-Grand. De même, lorsque nous avons réalisé notre action à New-York, nous avons apporté les meilleurs ordinateurs et non du vieux matériel, de manière à ce que les gens sentent que nous les croyions dignes de concevoir l'avenir comme nous et d'inventer l'avenir avec nous. Nos méthodes sont un peu moins instrumentales et un peu plus humaines.
M. Christian DEMUYNCK, Président - Je vous remercie de vos réponses à nos questions. Nous en aurions beaucoup d'autres à vous poser. Aussi je suggère que nous vous rendions visite à Noisy-le-Grand.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Je pense que notre objectif est atteint. Votre intervention nous a permis de situer notre travail à un bon niveau.