Audition de M. Laurent CHAMBAUD, Inspecteur général des affaires sociales - (15 avril 2008)
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Présidente - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Laurent Chambaud, inspecteur général des affaires sociales. Notre invité a mené, en lien avec notre rapporteur, M. Bernard Seillier, une mission pour évaluer l'état actuel de la grande pauvreté et de l'exclusion. Dans ce cadre-là, il a été amené à auditionner un certain nombre de personnes ayant travaillé sur le sujet.
Je vous propose, M. Laurent Chambaud, d'intervenir pendant une quinzaine de minutes. Notre rapporteur, M. Bernard Seillier, vous posera des questions à l'issue de votre exposé.
M. Laurent CHAMBAUD - Merci Madame la Présidente. Je serai assez concis pour pouvoir répondre à l'ensemble des questions que vous vous posez.
Tout d'abord l'expérience que j'ai acquise, notamment au cours des deux dernières années, porte sur un domaine spécifique : les personnes confrontées à des situations d'extrême pauvreté et de précarité, notamment celles n'ayant pas de domicile.
J'ai eu l'occasion de m'intéresser à plusieurs reprises à cette matière, en particulier à l'automne 2006. Il m'avait été demandé, en effet, de réaliser une mission en urgence, suite à la première installation massive de tentes pour personnes sans domicile par Médecins du Monde en juin 2006. Suite à cette opération, une mission de médiation avait été requise à Paris, laquelle a donné lieu à la rédaction d'un rapport à laquelle j'ai participé.
A l'invitation de Mme la ministre Catherine Vautrin, j'ai poursuivi cette mission dans le but d'essayer de quantifier et de caractériser les publics en situation d'extrême pauvreté, dont nous n'avions alors qu'une connaissance très limitée. Certains estimaient le nombre de personnes sans domicile à 5 000, d'autres à un niveau inférieur. En fait, il n'existait aucun moyen d'évaluer leur masse ; d'où l'intérêt de l'observation statistique des personnes sans abri que j'ai menée à l'échelle de la France entière et du rapport que j'ai produit sur ce travail.
Par ailleurs, pendant six mois, de janvier à juin 2007, j'ai eu à remplir la fonction de secrétaire du comité PARSA (Plan d'actions renforcées pour les sans-abri), dont la mise en place s'est heurtée à un certain nombre de difficultés, mais s'est traduite également par un ensemble de dynamiques dont j'ai été témoin.
J'ai contribué, par ailleurs, à l'élaboration d'un autre rapport commandé par le préfet de Paris et portant sur l'identification et la prise en charge des personnes sans-abri atteintes de problèmes psychiatriques ou de troubles du comportement, le traitement de ce public étant loin d'être simple. En particulier, les personnes souffrant de problèmes comportementaux ne souffrent pas forcément en même temps de troubles mentaux, et inversement ; un certain nombre d'entre elles pouvant provoquer des problèmes sur la voie publique, même si elles ne représentent pas un danger pour elles-mêmes et pour autrui.
Enfin, je copréside, aux côtés de Mme de Fleurieu, dans le cadre de la conférence régionale sur l'hébergement, un groupe de travail chargé de réfléchir aux évolutions à apporter en Ile-de-France dans le secteur de l'hébergement, et aide M. Etienne Pinte dans l'accomplissement de la mission que lui a confiée M. le Premier Ministre.
Voilà quelle est mon expérience de la grande pauvreté et du problème spécifique que constituent les personnes sans-abri, notamment celles vivant en Ile-de-France et, plus précisément, à Paris. Si vous le souhaitez, je pourrais en dire plus sur les différentes missions que j'ai eues à effectuer.
Je souhaite maintenant, avant de répondre à vos questions, vous transmettre deux ou trois informations majeures tirées de mes travaux.
Le premier point sur lequel je tiens à insister est qu'à mon sens, toute politique de lutte contre la pauvreté et l'exclusion est à conduire sur la base d'un minimum de données objectives sur l'état de la situation des publics sans domicile fixe et de leurs besoins. Il est fondamental, pour tous les acteurs en charge de la lutte contre la pauvreté, d'avoir un diagnostic, un état des lieux de la grande exclusion. Ce diagnostic, malheureusement, n'existe pas toujours, même s'il est de plus en plus présent. Il doit être partagé par l'Etat et ses services - la lutte contre l'exclusion relevant de la compétence de l'Etat - mais aussi par les associations, lesquelles sont gestionnaires de la plupart des dispositifs mis en place, et enfin par les collectivités locales, le traitement de la précarité obligeant à s'intéresser à l'insertion de manière générale. Les actions mises en place fonctionnent d'autant mieux quand les relations entre les collectivités locales et l'Etat sont fortes, surtout au niveau des grandes agglomérations où la collectivité locale, la Ville, est impliquée, d'une manière ou d'une autre, dans l'accueil d'urgence des publics en situation d'exclusion.
Une autre nécessité est d'avoir une politique affichée et claire à l'attention de ces mêmes publics. Suite à la crise provoquée par les opérations des Don Quichotte, la Fnars (Fédération nationale des associations de réinsertion sociale) a organisé une conférence de consensus sur les personnes sans-abri. Il en est ressorti l'obligation de décider d'une politique sur le sujet, ce qui ne veut pas dire, pour autant, que rien n'a été entrepris auparavant. Bien au contraire. De nombreuses opérations en matière de lutte contre l'exclusion ont été déployées et, à travers le temps, sollicité des crédits de plus en plus importants au niveau national. Elles ont eu lieu surtout au travers de plans ayant consisté, dans un premier temps, à augmenter le nombre de places d'hébergement d'urgence, dans un deuxième temps, à rendre cette offre de places de meilleure qualité en la diversifiant. De fait, nous avons du mal, pour l'instant, à définir une politique forte dans ce domaine. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles le Premier Ministre a demandé à M. Etienne Pinte de lui faire des propositions, lesquelles ont souligné la nécessité d'afficher la politique poursuivie, celle-ci ne pouvant être la même à Paris, dans une agglomération moyenne et dans des petites communes. La situation des personnes sans-abri varie selon les lieux où elles se trouvent.
L'avant-dernier point sur lequel je souhaite insister est que les sans-abri ne peuvent voir leur situation s'améliorer tant qu'il y aura des problèmes de logement. Aujourd'hui, nous observons la présence d'une sorte d'entonnoir avec, d'un côté, de nombreuses personnes en attente d'un logement et, de l'autre côté, des logements eux-mêmes engorgés par des individus en attente d'un logement indisponible et souvent social. C'est ainsi que des travailleurs pauvres ou ayant sollicité un logement social occupent des structures d'hébergement d'urgence, entraînant le blocage de la chaîne du logement en amont, auquel le PARSA, tel qu'il a été proposé par M. Jean-Louis Borloo et Mme Catherine Vautrin, n'a pas mis fin.
A mon sens, toute politique doit être conduite sur la base d'un minimum d'objectifs. Nous nous apercevons très souvent qu'il est essentiel de pouvoir compter sur un diagnostic de la situation et si possible partagé entre l'Etat et ses services, mais aussi avec les associations gestionnaires de la plupart des dispositifs mis en place.
Enfin, le dernier point sur lequel je souhaite insister est qu'il n'existe pas un public, mais des publics de personnes sans domicile et qu'il n'est pas possible de les traiter tous de la même manière. Elles ne constituent pas un stock, mais un flux, non pas figé, mais évolutif. Ainsi, des individus peuvent quitter l'extrême précarité pour y retomber par la suite en l'absence de solution dans la durée. Chaque public nourrit des besoins très différents. Par exemple, les jeunes errants appartiennent souvent à des groupes et font preuve de mobilité. Les sans-abri les plus difficiles à prendre en charge représentent les personnes en situation irrégulière. Nous avons du mal à leur proposer des solutions. Il faut savoir qu'en Ile-de-France, parmi les 10 000 chambres d'hôtel louées chaque nuit par l'Etat pour le compte des sans-abri, 8 000 sont allouées à des personnes en situation irrégulière, nécessitant des solutions singulières, leurs situations pouvant évoluer par ailleurs : elles peuvent vivre de manière isolée ou en famille notamment ; d'où la nécessité d'offrir une large palette de logements pour répondre à l'ensemble des besoins.
Les personnes sans-abri cumulent les problèmes. Ainsi, il leur est difficile d'accéder, non seulement au logement, mais aussi à l'action sociale, au travail et à la santé. Il est souvent compliqué de les soigner, car elles peuvent additionner plusieurs pathologies, ne sont pas assez suivies de manière permanente et perdure une grande méconnaissance de leur état psychiatrique.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Présidente - Nous vous remercions de votre intervention. A vous entendre, vous avez effectué des travaux poussés dans le domaine des statistiques. Pourriez-vous nous indiquer, au regard de ces derniers, si la pauvreté a évolué en France au cours des dernières années ? Les personnes sont-elles plus démunies et ont-elles moins de chance de se réinsérer qu'auparavant ?
La Fnars et les CHRS se battent pour mettre à disposition des logements d'urgence, étant entendu que le parcours pour obtenir un logement doit suivre des étapes. Mais pensez-vous que la loi SRU est bien adaptée au problème du logement en France ? Certains de ses articles pourraient-ils être mieux appliqués ?
M. Laurent CHAMBAUD - Il est difficile pour moi de répondre à votre première question. Comme je vous l'ai indiqué dans mon introduction, d'après la seule donnée à laquelle tout le monde se réfère, tirée de l'enquête de 2001, il existe 86 500 personnes sans-domicile. Des estimations apparaissent régulièrement pour quantifier cette population. Mais elles ne constituent que des évaluations et je ne peux faire davantage que les relayer. C'est pourquoi, dans le rapport dont je suis l'auteur, j'ai plaidé pour la mise en place d'enquêtes récurrentes pour suivre les évolutions de la pauvreté. Nous ne pouvons pas nous limiter à bénéficier d'une étude sur le sujet tous les dix ans. Ainsi, nous devons changer nos méthodes de travail pour avoir des tendances, dont nous sommes dépourvus pour l'instant.
Les observations montrent que les structures d'hébergement continuent à être engorgées et donc à subir une forte pression en Ile-de-France. Par ailleurs, la France est traversée par tous les mouvements auxquels est confrontée l'Europe, comme, par exemple, l'installation massive de camps de Tziganes. Les services de police savent très bien combien de Roms vivent en France. Nous avons néanmoins beaucoup de difficultés à leur offrir des logements dignes.
Dans les grandes agglomérations, le poids des personnes sans-abri, c'est-à-dire à la rue, peut se jauger à l'oeil nu. Si nous avons du mal à le quantifier, la réalité nous prouve toutefois qu'il n'a pas baissé. Je ne peux en dire plus. Il est clair que la pression exercée par les personnes sans-abri reste tout aussi intense que par le passé, même si elle ne touche pas toutes les régions de France de la même manière. A cet égard, Paris et l'Ile-de-France représentent un cas particulier, notamment concernant la situation des personnes étrangères. C'est souvent vers Paris, et plus généralement vers les grandes villes, que les populations de sans-abri convergent. Dans les petites communes, celles-ci souvent de passage et, à mon sens, il sera très difficile d'en mesurer le nombre en France. Tout ce que nous pouvons dire est qu'elle n'a pas diminué, notamment en raison du manque de logements. Il n'y pas de raison que la pression sur le logement baisse, surtout dans le contexte économique actuel.
S'agissant de votre deuxième question, nous avons, moi et une collègue de l'IGAS, servi d'appui au travail de M. Etienne Pinte dont les propositions sont claires. Elles consistent en une application stricte de la loi SRU, afin de faire disparaître les blocages existants. Ce texte législatif, qui impose aux communes d'avoir 20 % de logements sociaux sur leur territoire, est respecté dans certains endroits, mais pas dans d'autres malheureusement.
Je voudrais néanmoins moduler ce propos. En effet, la plupart des logements sociaux présentent des loyers inabordables pour les personnes en grande précarité, dont les moyens financiers ne leur permettent d'avoir accès qu'à des logements de type PLA-I. C'est pourquoi il faut mettre l'accent sur la construction de logements très sociaux, de manière à obtenir un parc de logements suffisant pour abriter les populations à revenus modestes, voire très modestes. La clé du problème se trouve là.
Il me semble nécessaire aussi de nous intéresser davantage aux maisons relais, une bonne solution pour l'ensemble des acteurs du logement, mais dont il m'apparaît opportun d'évaluer l'efficacité. En effet, d'après mes observations sur le terrain, le public hébergé en maison relais ne représente pas forcément celui qu'on s'attendait à voir dans ce type de structures dédiées normalement à des personnes à qui il est impossible, pour diverses raisons, de mettre à disposition un logement autonome dans le parc du logement social.
Cette appellation que constitue la maison relais est bizarre, puisqu'elle associe deux termes antinomiques : logement stable et relais. Elle renvoie à une sorte de lieu d'habitation provisoire proposé, pendant quelques mois souvent, à des personnes pour lesquelles on n'arrive pas à trouver un logement stable.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Présidente - Je vous remercie de votre réponse. Je passe la parole à notre rapporteur, M. Bernard Seillier. Je crois qu'il a beaucoup de questions à vous poser.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Merci. Je suis très intéressé, bien évidemment, par la mission qui a été confiée à M. Chambaud et qui nous permettra d'améliorer nos connaissances sur les populations en très grandes difficultés. Ses résultats pourraient d'ailleurs remettre en cause l'approche systématique adoptée en 1998 et consistant à accorder les mêmes droits à tous et à aborder l'ensemble des sujets (logement, éducation, santé, surendettement, travail, etc.) quand il s'agit de traiter la grande pauvreté. La diversité des publics en situation d'exclusion ne conduit-elle pas à revoir la loi de 1998 pour en garder la philosophie générale et à lui permettre de s'adapter aux contextes territoriaux ?
L'amélioration de la connaissance des personnes en grande précarité oblige à s'intéresser aux causes de leurs situations, à se demander si elles sont à la rue parce qu'elles n'ont pas trouvé de logement, subi un licenciement, un divorce, etc. Aussi ne faudrait-il pas privilégier les politiques préventives, délaissées jusqu'alors, et de quelle manière ?
M. Laurent CHAMBAUD - Concernant le besoin ou non d'actualiser la loi de 1998, mon sentiment est un peu partagé. Traiter de façon globale l'ensemble des problèmes que rencontrent les personnes en grande précarité représente sans doute une bonne chose. Car ceux-ci sont très imbriqués et ne peuvent être traités de façon isolée. De manière générale, l'action sociale ne peut être efficace si elle ne s'accompagne pas, en parallèle, d'une action dans les domaines de la santé et de la réinsertion. Comme je vous l'ai indiqué, il est difficile de quantifier la grande précarité, laquelle ne frappe pas les gens de manière stable et régulière. Ainsi, des personnes peuvent se retrouver à la rue, puis se réinsérer en tissant des liens de voisinage, avant de sombrer à nouveau. Il est donc impossible d'isoler la grande exclusion de la pauvreté en général. C'est pourquoi je n'ai pas préconisé, dans le rapport que j'ai rédigé, la création d'un observatoire spécifique dédié à la grande précarité. La mise en place de cet outil reviendrait, en effet, à consacrer une frontière, inexistante, entre la pauvreté et l'exclusion.
Comme l'a montré le rapport de la Cour des comptes et le travail effectué dans le cadre de la RGPP, il est indispensable de bien cerner les rapports entre l'Etat et les collectivités locales, notamment parce que la loi de 2004 a fait des acteurs locaux, et notamment des Conseils généraux, les responsables de l'action sociale de manière générale. Or, actuellement, les collectivités locales ont la possibilité, pour la prise en charge des personnes en grande précarité, de se tourner vers l'Etat, sous le prétexte, réel sur le plan juridique, qu'elles sont de sa responsabilité. D'ailleurs, beaucoup des individus alimentant les structures d'hébergement bénéficient du RMI et sont suivis par les travailleurs sociaux de la collectivité locale (Ville ou Conseil général) où ils résident. C'est pourquoi il est si important d'éclairer les liens qui existent entre l'Etat et les acteurs territoriaux, la loi de 1998 ne leur ayant pas permis de travailler ensemble.
Nous avons parcouru, jusqu'ici, la moitié du chemin. Il convient maintenant peut-être d'aller au bout de la logique en considérant que les collectivités locales sont responsables de l'ensemble des personnes en situation de précarité, de manière à avoir un cadre homogène, en particulier sur le plan financier. Nous savons très bien que le secteur de l'hébergement souffre d'un manque de crédits, abondés année après année. Par ailleurs, un certain nombre d'outils comme les crédits FSL ne sont plus aux mains de l'Etat, mais dans celles des collectivités locales.
La relation entre l'Etat et les Villes ou Conseils généraux pourrait être définie au travers d'un aménagement de loi contre les exclusions et de la loi sur la décentralisation.
S'agissant de la prévention, elle est essentielle, car elle représente la meilleure des thérapies, le moyen le plus sûr d'éviter aux personnes de se retrouver à la rue. Nous avons beaucoup discuté de ce sujet dans le cadre de la mission confiée à M. Etienne Pinte, notamment avec les associations, notre souhait étant de remédier aux difficultés actuelles rencontrées par différents publics. Notre idée serait de :
Permettre aux jeunes de ne plus sortir des dispositifs de l'ASE sans rien.
Préparer les prisonniers à leur remise en liberté. Aujourd'hui, ceux-ci sortent de prison en étant privés de repère et de travail, et en ayant parfois des soucis de santé, notamment des troubles psychiatriques.
De mettre davantage l'accent sur les sorties d'hospitalisation, en particulier psychiatrique, et ce malgré la mise en place des équipes de ville psychiatrie précarité. Celles-ci, à ce jour, n'interviennent pas tellement auprès des personnes au moment de leur sortie de l'hôpital, mais plutôt quand elles se retrouvent déjà à la rue. A notre sens, des mesures préventives doivent être instaurées dans ce domaine et être accompagnées d'études pour examiner si la politique hospitalière a conduit à accentuer les passages à la rue des personnes. Parmi les spécialistes en psychiatrie, certains répondent par l'affirmative, d'autres par la négative à cette question. Je n'ai pas d'avis définitif sur le sujet. Mais il est clair que la diminution du nombre de lits en psychiatrie n'a pas été compensée en totalité par une augmentation des places en médicosocial. Autrement dit, des individus, pas forcément souffrant de troubles psychiatriques prononcés, mais simplement fragiles, ne trouvent pas de remède à leurs problèmes.
Plus de prévention aboutirait à mettre un frein aux expulsions, notamment celles pour motif économique. Ce phénomène existe assez peu dans le parc de logements public. Mais il pèse beaucoup dans le parc privé. Les associations ont demandé un moratoire aux expulsions. Tout le monde n'est pas d'accord avec elles. En effet, l'instauration de cette mesure pourrait mettre un terme à la confiance entre les personnes ayant du mal à régler leurs loyers et les propriétaires de leurs logements. C'est pourquoi certains privilégient la solution consistant à sécuriser les loyers ou à favoriser l'intermédiation, très peu développée en France à ce jour. Une expérience en la matière a eu lieu à Rennes. Elle concerne plusieurs centaines de logements. A Paris, toute démarche dans le domaine de l'intermédiation est très compliquée, en raison du prix élevé du foncier. Pour moi, toute expulsion devrait être considérée comme un échec, sauf si elle frappe une personne de mauvaise foi. A terme, elle coûtera cher à la collectivité.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Je profite de votre présence pour vous poser une question subsidiaire. La création d'un pôle majeur consacré à la grande exclusion au niveau gouvernemental me semble une nécessité et un objectif vers lequel il faut tendre. Toute aggravation de la précarité et de l'exclusion sociale représente un échec de toute politique, celle-ci ayant pour finalité d'accroître la richesse et d'assurer la cohésion sociale dans un pays. Dans votre esprit, que devrait mettre en place le gouvernement pour lutter au mieux contre la pauvreté ?
M. Laurent CHAMBAUD - Il s'agit d'une question difficile et je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour y répondre.
M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Nous assistons à un éclatement des pôles en ce moment. Demain aura lieu la remise du rapport de l'Observatoire. J'y participerai. Mais nous ne savons pas encore si cette manifestation se déroulera dans les locaux de M. Martin Hirsch ou de Mme Christine Boutin. Nous savons quand aura lieu la remise du rapport, mais pas encore dans quel lieu.
M. Laurent CHAMBAUD - Je ne peux vous apporter qu'un éclairage très modeste sur le sujet, ne sachant pas très bien quelle configuration doit être celle du gouvernement pour être le plus efficace dans la lutte contre la pauvreté. L'essentiel pour moi passe par la mise en place d'un pilotage interministériel et, comme l'a préconisé le député M. Etienne Pinte, la création d'un poste de délégué général auprès du Premier ministre. Toute politique de lutte contre l'exclusion oblige à agir sur différents leviers (social, réinsertion, santé, logement, etc.) et donc à impliquer différents ministères. Ce qui a été entrepris depuis 1998 me semble aller dans le bon sens. L'instauration d'instances placées auprès du Premier Ministre m'apparaît la meilleure solution.
En même temps, il faudra probablement procéder à une clarification du dispositif de lutte contre l'exclusion dans lequel de nombreuses structures interviennent en apportant des conseils ou en effectuant des observations. Il serait mieux, selon moi, d'avoir une force de frappe importante en charge de l'observation de la pauvreté, basée sur des gens qualifiés et capables de travailler sur, non seulement la pauvreté, mais aussi la grande précarité à travers toutes ses dimensions (générationnelle, territoriale, etc.). Je plaide en faveur de cette solution.
Il est dommage que chaque thématique induise un conseil nouveau, la création d'une suite d'instances n'aboutissant qu'à saucissonner tout ce qui relève de l'exclusion. C'est pourquoi je milite également pour l'instauration d'une seule organisation qui aurait pour fonction de discuter de l'ensemble des aspects de la grande pauvreté.
Enfin, il me semble fondamental de lier hébergement et logement social et de veiller à ce que le premier ne devienne pas une sorte de roue de secours du second. Il existe un lien particulier entre l'hébergement et l'accès au logement social et il est essentiel de le préserver.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Présidente - Merci de votre réponse, M. Chambaud. Je souhaite maintenant donner la parole à mes collègues.
Mme Annie DAVID - Merci M. Chambaud de votre présentation. Je partage en grande partie les propos que vous avez tenus. Il me semble en effet indispensable :
- d'avoir un diagnostic partagé des situations pour apporter des réponses adaptées aux différents publics ;
- d'avoir une politique affichée et claire en matière de lutte contre l'exclusion. La création de ce pôle interministériel qui pourrait survivre aux changements de gouvernements faciliterait cette démarche ;
- de maintenir le lien entre le logement et l'hébergement, celui-ci ne devant pas représenter un palliatif au logement social ;
- de traiter des différents publics : jeunes, personnes âgées, en situation irrégulière, etc. Vous nous avez indiqué combien il est difficile d'obtenir des données sur eux, de les quantifier. Aussi comment est-il possible de mettre en place un diagnostic partagé de l'ensemble des situations et d'apporter des réponses adaptées aux différentes populations confrontées à l'exclusion ?
A propos du logement, une des 166 mesures annoncées par le président de la République m'inquiète. Elle concerne le relèvement des plafonds de ressources pour l'accès au logement social. Beaucoup de familles n'y ont déjà pas droit, par faute de moyens financiers, la grande partie des logements sociaux construits en France ne représentant pas des PLA-I, les seuls types de biens accessibles aux familles les plus démunies. Avec ce relèvement des plafonds de ressources pour l'accès au logement social, ne risque-t-on pas d'accroître l'exclusion ? Nous savons très bien que la loi SRU est loin d'être appliquée partout dans le pays, les villes où elle est respectée ne contenant, par ailleurs, que très peu de logements de type PLA-I. La mesure prise par le président de la République n'ira-t-elle pas a contrario de l'objectif annoncé de lutter contre la pauvreté et l'exclusion ?
M. Guy FISCHER - Vous avez beaucoup insisté sur l'hébergement et le logement social. Or sur le terrain, il existe de nombreux blocages. L'hébergement est fourni soit par des associations caritatives, soit par des foyers hérités du passé. Beaucoup d'argent y est consacré alors que le nombre de places de logement n'augmente pas.
Le nombre de 86 000 personnes sans-abri en France ne me semble pas refléter la réalité et je regrette que vous ne puissiez pas nous fournir d'autre données sur le sujet. En effet, au cours des dernières années, nous avons assisté à une explosion de la précarité et seulement entre 8 % et 10 % des logements sociaux construits dans le pays répondent aux besoins des populations les plus démunies. Je reste donc un peu sur ma faim par rapport aux données que vous nous avez données. Le nombre de personnes sans-abri est, à mon avis, beaucoup plus élevé que 86 000. Vous sous-estimez la réalité.
Vous avez parlé des expulsions. Or la loi indique qu'avant toute expulsion d'une famille d'un logement, il est nécessaire de proposer à celle-ci une solution d'hébergement.
Par ailleurs, il me paraît nécessaire d'avoir une clarification des compétences et que celles-ci soient exprimées au plus proche du terrain. Les plans pour les publics défavorisés reposent essentiellement sur les départements. Or ils concernent un nombre très réduit de logements. Finalement la fracture sociale n'est-elle pas en train de se creuser ? Il existe de plus en plus de personnes sans domicile fixe. Cette réalité est peu appréhendée. Toutefois, elle est bien réelle.
M. Laurent CHAMBAUD - Il ne sera pas facile d'obtenir des données chiffrées sur les populations sans-abri. Toutefois, si nous pouvions mettre à dispositions des différents acteurs du logement un lieu leur permettant d'échanger, alors ceux-ci pourraient communiquer leurs informations et connaissances respectives, par exemple les tensions existantes dans les structures d'hébergement, et s'accorder sur un diagnostic partagé correct. J'avais proposé, pour ma part, de mettre en place une sorte de tableau de bord permettant de cerner la situation.
Il est nécessaire d'avoir des lieux pour échanger et également d'alimenter le programme départemental pour le logement des personnes défavorisées et, plus globalement, programmer ce dont nous avons besoin. En raison de l'absence de cette programmation, nous développons des maisons relais en fonction, non pas des besoins, mais des projets. Les maisons relais sont labellisées au fur et à mesure de l'arrivée des projets, sans aucune analyse des besoins. L'urgence consiste donc, à mes yeux, à établir des diagnostics départementaux partagés. Je ne parle pas du cas de l'Ile-de-France où les liens entre Paris, la petite et la grande couronnes rendent la résolution des problèmes très complexe. Paris concentre un nombre de structures importantes, mais aussi des arrivées massives de personnes en grandes difficultés dont nous ne savons pas très bien comment elles peuvent être prises en charge par les villes de Paris, de petite et de grande couronnes. Certains départements de la grande couronne n'ont pas la même capacité d'absorption des publics car ils sont éloignés des moyens de transport. J'aimerais que la Région Ile-de-France porte un regard très attentif au problème de la grande exclusion.
S'agissant de votre deuxième question, il m'est assez difficile d'y répondre. Parfois, des personnes habitent depuis très longtemps dans le parc de logements public. Certaines voient leurs revenus augmenter, d'autres baisser et peuvent se retrouver sous la menace d'une expulsion. Ce que je sais est que nous ne pouvons pas régler le problème du logement avec le seul parc de logements public. Nous avons besoin de faire appel aux logements privés. Or il nous est très difficile de les louer à des personnes en situation de précarité, notamment parce que les propriétaires s'y refusent. L'intermédiation pourra-t-elle remédier à cette situation ? A la lecture de son démarrage, il me semble que non.
Vous avez parlé du risque de relever le plafond de ressources permettant l'accès au logement social. Or, les personnes que j'ai étudiées sont surtout celles dont les revenus se trouvent en dessous de ce plafond et n'ayant pas droit au logement social. Celles-ci n'ont pas assez de logements à leur disposition. Il manque des PLA-I en France et notamment en Ile-de-France.
Concernant votre dernière remarque, je n'ai pas de données en ma possession m'amenant à confirmer que seulement 8 % à 10 % des logements sociaux répondent aux besoins des personnes en très grande précarité. Je crois qu'il est nécessaire en la matière de distinguer la situation du logement à Paris, en Ile-de-France, dans les grandes agglomérations et le reste de la France. Les difficultés se concentrent sur un certain nombre de lieux et imposent de mettre en place des politiques nationales adaptées aux variétés des territoires. Nous n'agirons pas du tout de la même manière dans les départements ruraux et en Ile-de-France.
Je nuancerai, toutefois, mon propos en indiquant que des formes d'habitats précaires ont tendance à se pérenniser. Par exemple, de plus en plus de gens, inconnus par les autorités, habitent de manière durable en campings, car ils n'ont plus les moyens de louer un logement.
Enfin, il est nécessaire que les taux d'effort soient transparents en n'importe quel endroit. En effet, il peut être plus intéressant pour certaines personnes, par exemple pour un travailleur pauvre isolé et vivant à Paris, de rester dans des structures d'hébergement que d'habiter dans du logement social, plus cher ou plus éloigné de son lieu de travail. Le système devrait permettre une certaine fluidité dans les parcours résidentiels et entraîner les personnes dans des spirales plus vertueuses que négatives.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Présidente - Merci M. Chambaud. Nous allons devoir clore notre échange. L'UCCAS, par la voix de son représentant, nous a indiqué qu'elle effectue une analyse des besoins sociaux. Avez-vous travaillé avec cette organisation ?
M. Laurent CHAMBAUD - J'ai rendu visite à l'UCCAS pour la rédaction de mon rapport sur l'observation des statistiques des personnes sans-abri. C'est à cette occasion que j'ai appris l'existence de ces analyses, réglementaires, des besoins sociaux. Il serait très intéressant que, dans le cadre de ces études, les communes effectuent un recensement des besoins des personnes en grande précarité. Cette opération pourrait avoir lieu sans grande difficulté dans les grandes communes ou communautés de communes. Historiquement, les villes ont toujours été les lieux où ont été accueillies les personnes en grande précarité. Elles auront toujours un rôle à jouer en la matière.
Les associations, elles, tiennent fortement à ce que l'Etat, garant de la solidarité territoriale, continue à s'occuper des gens très pauvres ; d'où la nécessité d'impliquer à la fois ce dernier et les collectivités locales.
Mme Annie JARRAUD-VERGNOLLE, Présidente - Merci beaucoup de votre intervention.