C. LA POSSIBILITÉ DE « GAGER » UNE PERTE DE RECETTES
Si l'article 40 proscrit toute création ou aggravation d'une charge publique nouvelle par la voie d'un amendement (ou d'un sous-amendement) d'origine parlementaire, de sorte qu'une dépense ne peut être compensée par un gage, il autorise cependant la compensation des diminutions de ressources publiques, sous certaines conditions .
Cette règle résulte d'une interprétation constante du texte de l'article 40, conforme à l'intention du Constituant, et consacrée par le Conseil constitutionnel 18 ( * ) . Elle permet de dégager le maximum de marge de manoeuvre au bénéfice de l'initiative parlementaire, tout en respectant les dispositions de la Constitution . L'article 40 vise en effet, d'un côté, « la création ou l'aggravation d'une charge publique » (singulier), mais, de l'autre, « la diminution des ressources publiques » (pluriel). Il est donc possible de gager une diminution de ressources par une augmentation de ressources simultanée.
La diminution de ressources publiques au sens de l'article 40
Pour apprécier la recevabilité financière d'un amendement parlementaire, la diminution de ressources publiques (comme la création ou l'aggravation d'une charge publique) s'analyse de manière abstraite, juridique. La réalité financière concrète, les raisonnements économiques ne sont pas pris en compte . Ainsi, par exemple, la proposition d'un abaissement de taux fiscal, de la réduction de l'assiette d'un impôt ou de l'élargissement des bénéficiaires d'un dégrèvement sera analysée comme impliquant une perte de recettes fiscales, dont la recevabilité est conditionnée à un gage. Ce gage est de rigueur même si le droit existant n'a pas encore produit d'effets (et, donc, même si l'amendement n'emporte pas de pertes en réalité , mais seulement en droit ), ou si le niveau global des ressources publiques doit rester constant, compte tenu des effets économiques attendus des mesures proposées (en d'autres termes, même si l'amendement peut n'emporter de pertes que dans un premier temps, la compensation se réalisant « automatiquement » par la suite).
Au sens de l'article 40, la diminution de ressources publiques (comme la création ou l'aggravation d'une charge publique) doit résulter directement de l'amendement considéré. Les conséquences très incertaines ou trop indirectes d'un amendement ne seront pas analysées comme justifiant un gage. Il en va ainsi, en outre, des formulations particulièrement générales ou vagues, qui comme telles se trouvent dépourvues de véritable portée juridique.
Pour que la diminution de ressources publiques soit constituée au regard de l'article 40, il n'est pas nécessaire que cette diminution soit d'effet immédiat, ni obligatoire. Dès lors qu'elle s'avère bien directe, une moindre recette future ou seulement potentielle, pour être recevable, doit faire l'objet d'une compensation . Par exemple, un amendement proposant d'instaurer un nouveau cas de dégrèvement de la taxe professionnelle qui serait mis en oeuvre à l'initiative des collectivités territoriales, bien qu'il n'emporterait aucune conséquence réelle sur les ressources publiques tant qu'aucune collectivité ne ferait usage de cette faculté, doit cependant être gagé, en considération de la possibilité de perte de recettes qu'il tend à introduire dans le droit. |
1. Les gages pour compenser la diminution d'une ressource publique
S'agissant des recettes , une diminution d'une ressource publique est recevable dès lors qu'elle est gagée par l'augmentation d'une autre recette.
Cette pratique du gage est encadrée la jurisprudence du Conseil constitutionnel, même si elle tend désormais à se réduire à un gage « passe-partout » relatif aux droits sur les tabacs.
En revanche, il convient d'insister sur le fait que tout amendement portant diminution d'une recette « non gagée » est irrecevable au sens de l'article 40 de la Constitution.
Pour cette raison, l'application de la procédure relative au contrôle de recevabilité financière présente, au Sénat , un élément de souplesse appréciable visant à favoriser l'initiative parlementaire : tout oubli de gage fait systématiquement l'objet d'une proposition de modification afin de « sauver » l'amendement et de permettre son dépôt.
a) La compensation proposée par le gage doit être réelle
Le 2 juin 1976, le Conseil constitutionnel, en déclarant conforme à la Constitution les dispositions de deux articles du Règlement du Sénat résultant d'une résolution soumise à son examen, a précisé les contours de la compensation devant être présentée par le gage (décision du Conseil constitutionnel n° 76-64 DC du 2 juin 1976).
A cette occasion, il a indiqué qu'il fallait que « la ressource destinée à compenser la diminution d'une ressource publique soit réelle , qu'elle bénéficie aux mêmes collectivités ou organismes que ceux au profit desquels est perçue la ressource qui fait l'objet d'une diminution et que la compensation soit immédiate ».
Dans cette perspective, la réalité du gage est ainsi appréciée de deux façons :
- d'une part, l'augmentation de recettes doit compenser exactement la perte de recettes suscitée par la disposition concernée, d'où l'expression indispensable « à due concurrence » ;
- d'autre part, l'augmentation de recettes déterminée par le gage doit bénéficier à la collectivité qui subit la perte de recettes.
Dans le cas des collectivités territoriales néanmoins, compte tenu de la difficulté de déterminer avec précision, les communes, EPCI, départements, régions susceptibles de subir une perte de recettes, la compensation s'apprécie soit au niveau de chaque catégorie de collectivité, soit au niveau de l'ensemble des collectivités territoriales, s'il n'est pas possible d'affiner plus avant le gage et que la perte de recettes n'est pas circonscrite à telle ou telle catégorie de collectivités.
b) Un gage qui tend à se généraliser dans la pratique : l'augmentation des droits sur le tabac
L es dispositions relatives à une perte de recettes devant être gagées peuvent l'être par l'augmentation de n'importe quelle ressource, à condition que celle-ci soit certaine. Ainsi, le choix du gage est-il libre, sous réserve des conditions indiquées ci-dessus.
Dans ces conditions, si tous les auteurs d'amendements ou de propositions de loi ne gagent naturellement pas leurs dispositions par la création d'une taxe additionnelle 19 ( * ) aux droits sur le tabac 20 ( * ) , dit gage « tabac », la pratique a néanmoins conduit à gager de plus en plus fréquemment, par commodité, au moyen de ces droits. Ce gage est en effet « idéologiquement » et économiquement relativement neutre.
Si cette compensation a pu paraître « artificielle » , elle ne l'est pas plus que tout autre gage. Car en matière de « dépense fiscale », l'évaluation de la perte financière est toujours difficile à quantifier avec précision, d'où l'expression toujours utilisée dans la rédaction du gage : « à due concurrence ».
En outre, peu de dispositions sont en pratique adoptées sans que le gouvernement ne « lève le gage » , ce qui limite a priori le risque que pourrait faire peser sur l'équilibre du budget des administrations publiques ce gage de convenance.
Quelques exemples de gages Si le mémento pratique des amendements rédigé par le service de la Séance, auquel le présent document n'a pas vocation à se substituer, présente l'ensemble des éléments pour « gager » les amendements ayant des incidences financières, il est toutefois utile de présenter certains cas topiques. En particulier, les gages s'écrivent de manière différente selon que la perte de recettes s'applique à l'Etat, à la sécurité sociale ou aux collectivités territoriales . Exemples : La perte de recettes pour l'Etat résultant de (...) est compensée à due concurrence par la création d'une taxe additionnelle aux droits prévus aux articles 575 et 575 A du code général des impôts. La perte de recettes pour les organismes de sécurité sociale résultant de (...) est compensée à due concurrence par la création d'une taxe additionnelle aux droits prévus aux articles 575 et 575 A du code général des impôts. Pour les collectivités territoriales, le gage utilisé, dit « en cascade », est le suivant : La perte de recettes éventuelle pour les collectivités territoriales résultant de (...) est compensée par la majoration à due concurrence de la dotation globale de fonctionnement. La perte de recettes éventuelle pour l'Etat résultant du paragraphe précédent est compensée par la majoration à due concurrence des droits visés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts. |
b) Une alerte systématique du parlementaire en cas d'oubli du gage
Dans la mesure où l'absence de gage est « fatale », dans le cas d'une diminution de ressources, à l'amendement présenté par le parlementaire, le président de votre commission des finances et le secrétariat administratif placé sous son autorité s'attachent à alerter systématiquement ledit parlementaire d'un tel oubli.
Cette alerte s'opère en temps réel, dans le cours de la procédure d'examen de la recevabilité financière, et s'accompagne d'une proposition de gage. Sans être très fréquente, elle a toutefois permis de « sauver » certains amendements qui, sans cela, serait tombés sous le coup de l'article 40.
Ce « filet de sécurité » répond d'ailleurs, en creux, à la tentation, lors de la rédaction de l'amendement, de s'assurer contre le risque d'irrecevabilité en ajoutant sans discernement un gage au dispositif de l'amendement . Or, à cet égard, il faut rappeler qu'il est illusoire d'imaginer se conformer à l'article 40 en assortissant systématiquement l'amendement d'un gage.
En effet, d'une part, certains amendements n'emportent aucune diminution de ressources et le gage alourdit alors inutilement le dispositif par une disposition inopérante . D'autre part, un amendement créant ou aggravant une charge ne peut jamais être gagé , comme l'indique la rédaction même de l'article 40.
* 18 Décision n° 76-64 DC du 2 juin 1976.
* 19 Ce gage visant à la création d'une taxe additionnelle aux droits sur le tabac est désormais préféré à l'augmentation pure et simple de ce même droit, du fait de l'affectation dorénavant intégrale de ce dernier à la Sécurité sociale.
* 20 Droits prévus aux articles 575 et 575 A du code général des impôts.