E. LA RESPONSABILITÉ DES JOURNALISTES

On peut enfin se demander si la crise de la presse ne correspond pas, dans une certaine mesure, à une véritable crise du journalisme et des journalistes. C'est en tous cas ce que laissait entendre M. Jean-Luc Martin-Lagardette, journaliste indépendant, devant les membres du groupe de travail : « Depuis que j'enseigne, je constate que beaucoup de mes confrères sont désabusés et quittent la profession en disant qu'ils ne sont plus en état de la mener comme ils le souhaiteraient. »

Le poids des « affaires », celui des pressions, une certaine perte de crédibilité et des conditions de travail dégradées contribuent au désarroi d'une profession censée s'astreindre à une éthique rigoureuse, distinguer entre les faits et leur interprétation et respecter des procédures d'enquêtes précises.

a) Les inquiétudes légitimes d'une profession

Les inquiétudes exprimées par les 220 journalistes des Echos à l'occasion du rachat du titre par M. Bernard Arnault illustrent le désarroi d'une profession précarisée qui lutte pour conserver une indépendance mise à mal par des pressions de plus en plus nombreuses.

(1) Une profession victime de la situation financière des groupes de presse

Il convient de reconnaître que les journalistes français font certainement partie des principales victimes de la crise de la presse hexagonale. Compte tenu des difficultés financières rencontrées par de nombreux quotidiens, ils ont en effet servi de variable d'ajustement, entraînant mécaniquement l'affaiblissement de la qualité éditoriale des titres et la fuite des lecteurs.

Privés de terrain par le manque de moyens, contraints de se limiter au « desk » qui favorise les préjugés, ils sont loin de bénéficier des conditions de travail de leurs collègues anglo-saxons, espagnols ou italiens. Combien de titres français peuvent ainsi se vanter, à l'instar du Wall Street Journal , de disposer d'une équipe de trois journalistes pour chaque spécialité : le premier parcourt les colloques et conférences pour connaître l'état de l'art, le deuxième enquête sur le terrain quand le troisième rédige l'article grâce aux éléments fournis par les deux premiers ?

Cette précarisation de la profession se traduit également par l'augmentation du recours aux pigistes. Extérieurs à l'entreprise, ils sont plus facilement corvéables et n'ont pas leur mot à dire sur le contenu, le choix et l'angle des papiers qui leur sont commandés. Sur les 37 000 journalistes en activité dans notre pays, leur proportion est passée en trente ans d'un dixième à un cinquième de l'effectif global.

(2) Des conditions d'exercice dégradées

Mais parallèlement à la dégradation de leurs conditions matérielles de travail, nombre de journalistes dénoncent la multiplication des atteintes portées à leur indépendance.

Ces atteintes ne sont pas nouvelles et sont consubstantielles au statut particulier d'une profession prise entre deux loyautés : celle que le journaliste doit à son entreprise dès l'instant qu'en connaissance de cause il y est entré et celle qu'il doit à sa mission professionnelle d'information, c'est-à-dire à son engagement au service de la vérité.

Ces atteintes sont néanmoins devenues de plus en plus fréquentes et ont provoqué l'indignation de l'ensemble de la profession. On peut notamment citer à ce titre la censure, dont a été victime, le 12 mai dernier, la rédaction du Journal du dimanche à la demande même du président-directeur général du groupe ou la démission demandée et obtenue d'Alain Genestar, « débarqué » de la direction de la rédaction de Paris Match .

Il est à noter que l'introduction en bourse des titres de presse, un temps envisagée par Le Monde , pourrait elle aussi avoir des conséquences fâcheuses en termes déontologiques. M. Walter Wells, directeur de l'International Herald Tribune, a ainsi évoqué les conséquences potentielles d'une telle décision : « Souvent, ceux qui doivent prendre une décision journalistique se demandent si celle-ci fera baisser ou monter de quelques centimes la valeur boursière de l'action de l'entreprise éditrice. Ce genre de considérations est devenu capital, les directeurs des journaux reçoivent constamment des directives dans ce sens de la part des propriétaires financiers du journal. C'est un fait nouveau dans le journalisme contemporain, ce n'était pas ainsi avant. ».

b) Une perte de crédibilité

Victimes de la crise de la presse, les journalistes en sont aussi la cause.

En France comme à l'étranger, des désastres médiatiques tels que le traitement des affaires Patrice Alègre, du bagagiste d'Orly, des « pédophiles » d'Outreau ont porté un sérieux coup à la crédibilité d'un média papier censé éviter les errements des médias plus « chauds » que sont la télévision ou la radio. M. Jean-Luc Martin Lagardette a confirmé cette impression devant les membres du groupe de travail : « Globalement, les résultats de cette crise du journalisme sont une information trop rapide, trop superficielle, souvent partielle, partiale même, assez conformiste et qui laisse les citoyens sur leur faim. »

Au journalisme d'investigation qui vérifie, recoupe, confronte, aurait ainsi succédé un journalisme de validation, qui entérine, ratifie, homologue au risque de dénoncer ce qu'il affirmait la veille. Selon M. Ignacio Ramonet 20 ( * ) : « au lieu de constituer le dernier rempart contre cette dérive due aussi à la rapidité et à l'immédiateté, de nombreux quotidiens de presse écrite ont failli à leur mission et contribué parfois, au nom d'une conception paresseuse ou policière du journalisme d'investigation, à discréditer ce qu'on appelait jadis le « quatrième pouvoir » ». Avec ou sans la complicité des journalistes, la frontière entre information et communication se brouille insidieusement, favorisant le développement du relativisme et la défiance à l'égard d'un média qui faisait jusqu'alors figure de référence.

Cette faillite des journalistes conduit à s'interroger sur leur formation. En effet, comme celui de psychanalyste, le métier de journaliste ne requiert aucun diplôme particulier. Seul un journaliste en activité sur cinq sort d'ailleurs d'une école labellisée par la Commission nationale paritaire de l'emploi des journalistes ! Certes, on peut reprocher à ces écoles de fournir des professionnels formatés qui auront du mal à rendre compte d'une société en perpétuel mouvement. Mais dans un secteur ou, quelle que soit la gravité de l'erreur ou de l'approximation, le soupçon de l'incompétence alimente la crise de confiance, le passage par ces établissements reconnus constitue la meilleure garantie d'un niveau de connaissances homogène et minimum.

* 20 Le Monde Diplomatique, Médias en crise, janvier 2005.

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