2. Des interconnexions à renforcer dans certains cas
Comme vos rapporteurs l'ont évoqué précédemment, la France s'est toujours placée au coeur du processus d'interconnexion des réseaux électriques européens. A l'heure actuelle, avec des capacités d'interconnexions de l'ordre de 15 000 MW, détaillées dans le tableau ci-dessous, elle excède largement la proportion de 10 % des capacités de production fixée comme objectif par le Conseil européen de Barcelone des 15 et 16 mars 2002.
Capacités d'interconnexions de la France avec les réseaux voisins (hiver 2006-2007)
En MW |
Royaume-Uni (*) |
Belgique |
Allemagne |
Suisse |
Italie |
Espagne |
Total |
Capacités d'exportations françaises |
2.000 |
3.200 |
2.850 |
3.200 |
2.650 |
1.400 |
15.300 |
Capacités d'importations françaises |
2.000 |
1.100 |
3.300 |
2.300 |
995 |
500 |
10.195 |
(*) Liaison en courant continu Source : ETSO
Il est à noter qu'en application de la décision de la CRE du 1 er décembre 2005 275 ( * ) , RTE ne permet plus depuis 2006 un accès prioritaire aux capacités d'interconnexions aux transactions conclues en application des contrats signés avant l'entrée en vigueur de la directive 96/92/CE et alloue la capacité totale disponible par des mécanismes d'enchères explicites coordonnés à différentes échéances. Seule l'interconnexion entre la France et la Suisse reste gérée comme auparavant, la Suisse n'étant pas membre de l'Union européenne.
Dès lors, faut-il investir dans de nouvelles interconnexions ? Du point de vue de la sécurité de l'approvisionnement électrique de la France, objet de la mission commune d'information, la réponse est partagée.
D'une part, les lois de la physique enseignent que plus un réseau est maillé, plus il offre de « chemins » possibles aux électrons pour alimenter les consommateurs, et donc plus il est sûr 276 ( * ) .
D'autre part, vos rapporteurs ne peuvent ignorer ni les bénéfices que la France a tirés des interconnexions quand sa production électrique était déficitaire, jusqu'au début des années 1980, ni l'intérêt commercial évident pour une production française en forte surcapacité en temps ordinaire.
Enfin et surtout, en se replaçant du strict point de vue de la sûreté des réseaux d'aujourd'hui, la mutualisation des moyens de production et des moyens de secours (réserve primaire de fréquence) permise par les interconnexions apparaît comme indispensable . Du fait des interconnexions, une fraction bien moins importante de chaque unité de production doit être « réservée » à la sûreté. L'alternative à l'interconnexion serait un parc surdimensionné et sous-utilisé, difficilement acceptable d'un point de vue économique, l'électricité devant conserver un prix raisonnable.
Illustration de la mutualisation des moyens de
sauvegarde
La conséquence de la perte d'un groupe de 1 300 MW en France, correspondant à la taille des plus grosses unités, serait : - si la France était seule en réseau séparé (déconnectée du reste de l'Europe) avec K (énergie réglante primaire du groupe, exprimée en MW/Hz) = 5 000 MW/Hz, la chute de fréquence serait de 260 mHz et la contribution de chaque groupe au réglage primaire devrait être de 13 % de sa puissance nominale (c'est-à-dire au-delà des capacités constructives de réglage primaire de fréquence de la plupart des installations de production) ; - si la France est interconnectée au reste de l'Europe (situation normale) avec K = 20 000 MW/Hz, la chute de fréquence n'est que de 65 mHz et chaque groupe réglant participe pour 3,2 % de sa puissance nominale . Source : Manuel de la sûreté du système électrique de RTE |
Vos rapporteurs tiennent cependant à réaffirmer :
- d'une part, que les interconnexions supposent la mise en oeuvre des mesures d'harmonisation des procédures des GRT et de la régulation des réseaux évoquées précédemment.
En effet, comme l'a souligné le professeur Jean-Luc Thomas 277 ( * ) après avoir rappelé que « plus le nombre de connexions est important, plus le réseau est stable, ce qui réduit d'autant les risques de décrochage » : « Un système interconnecté a pour inconvénient que, lorsqu'un défaut important surgit, comme ce fut le cas le 4 novembre [2006], une réaction en chaîne se produit. Des blocs entiers se détachent ».
La solidarité d'un réseau synchrone comme celui de l'UCTE s'effectuant pour le meilleur (le plus souvent) et pour le pire (parfois), il est indispensable d'assurer les conditions de la confiance entre l'ensemble des GRT du système ;
- d'autre part, que les interconnexions ne doivent pas avoir pour but de favoriser un mercantilisme électrique international susceptible de dérégler le système . Or, si une telle vision de ces infrastructures prévaut sans doute à Bruxelles 278 ( * ) , vos rapporteurs rappellent une nouvelle fois qu'on ne commerce pas l'électricité comme n'importe quel produit de consommation courante et que la priorité absolue doit demeurer le respect, à tout instant, de l'équilibre des réseaux ;
- enfin, que le développement de nouvelles capacités d'interconnexions ne devrait, en aucun cas, dispenser chaque pays de la zone UCTE de se préoccuper de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité sur son propre territoire , au risque de n'avoir que la pénurie à partager.
Interconnexions : courant alternatif ou courant continu ? La France étant déjà interconnectée avec ses voisins par les deux types de liaisons, la question de la nature de nouvelles capacités d'interconnexions se pose. Du point de vue de la sûreté du réseau, il n'a pas échappé à votre mission commune d'information que la Sicile avait été préservée du « black out » italien du 28 septembre 2003 par sa liaison en courant continu avec le continent, de même que le Royaume-Uni n'a pas subi les effet de la panne européenne du 4 novembre 2006 pour les mêmes raisons. L'hypothèse du développement de nouveaux liens de ce type mérite donc d'être étudiée. Cependant, les liaisons continues présentent deux défauts majeurs : - d'une part, leur coût, les investissements pour démoduler et remoduler le courant étant considérables. Comme l'a indiqué à votre mission commune d'information M. Bertrand Barré, conseiller scientifique auprès de la présidente du directoire d'Areva, « quand il y a des traversées d'eau importantes, ces investissements sont réalisés car, en l'absence de passage au courant continu, le transport engendrerait trop de pertes en électricité » 279 ( * ) . Mais, pour des frontières terrestres, le surcoût est un véritable obstacle ; - d'autre part et surtout, si la France ne disposait que de liaisons en courant continu avec ses voisins, elle serait désynchronisée du reste de l'Europe et sortirait de fait de la zone UCTE. Ainsi, comme l'a expliqué le professeur Jean-Luc Thomas, « la France ne bénéficierait plus de la solidarité entre pays voisins, [alors qu'aujourd'hui,] en cas de sous-production en France, cette dernière peut compter sur l'étranger ». |
Sur cette base, que resterait-il à faire à la France en matière d'interconnexions ?
M. André Merlin, président de RTE, a utilement alimenté la réflexion de votre mission commune d'information lors de son audition en déclarant que « sur certaines frontières, les capacités d'interconnexion apparaissent insuffisantes : la France a avec l'Espagne un projet, certes difficile à concrétiser, mais indispensable pour permettre à l'Espagne de se connecter au marché de l'électricité en Europe ; par ailleurs, un renforcement de la capacité d'interconnexion avec l'Italie est envisageable » . Il a ainsi considéré qu'au total, il était possible d'accroître de manière significative la capacité d'interconnexion, à hauteur de 1 400 MW entre la France et l'Espagne et de 1 000 MW supplémentaires avec l'Italie et le Royaume-Uni, ces projets devant, bien entendu, être menés conjointement avec les GRT de ces pays.
Votre mission partage ces objectifs qui paraissent raisonnables et qui, surtout dans le cas de l'Espagne, s'inscrivent bien dans un cadre de solidarité européenne . En effet, l'Espagne n'est connectée au réseau UCTE que par une liaison d'une capacité de 1 400 MW avec la France, ce qui paraît bien peu. Notre collègue député des Cortes Antonio Cuevas Delgado, président de la commission de l'industrie, du tourisme et du commerce, a ainsi rappelé à une délégation de votre mission commune d'information les bénéfices que son pays tirerait de l'émergence d'une politique communautaire de l'énergie, plus particulièrement dans le domaine de la régulation et des interconnexions, qualifiant ces dernières de « vitales » pour assurer la sécurité d'approvisionnement du royaume 280 ( * ) .
Mais vos rapporteurs observent toutefois que la réalisation de ces travaux se heurtera à des difficultés similaires à ceux rencontrés pour le développement du réseau français, le caractère international de ces dossiers étant même susceptible de les accroître .
M. Javier Penacho, vice-président de l'Association espagnole des entreprises fortement consommatrices d'énergie (AEGE), a ainsi déploré les difficultés à construire de nouvelles interconnexions, regrettant qu'en Espagne, il soit possible de réaliser de nombreux types d'infrastructures, telles que les routes, mais pas de lignes électriques, alors qu'elles sont pourtant essentielles à l'activité économique 281 ( * ) .
Pour faire avancer ce dossier, votre mission souhaite que soit mise à l'étude la création d'une procédure de déclaration d'utilité publique européenne pour de grandes infrastructures intégrées d'intérêt supérieur européen . Le « modèle français » pourrait servir d'utile base de travail afin de définir les contours de ce nouvel instrument, qui aurait naturellement vocation à se substituer, pour les projets concernés, à la déclaration d'utilité publique nationale , et non à s'y ajouter.
Lignes publiques ou lignes privées ? Comme M. Gianfelice Poligioni, responsable du bureau de la distribution d'énergie électrique à la direction de l'énergie et des ressources minières du ministère italien du développement économique, l'a rappelé à une délégation de votre mission commune d'information lors de son déplacement à Rome, la réglementation communautaire autorise la réalisation de lignes électriques privées 282 ( * ) . Dès lors, il a estimé que si un certain nombre de conditions étaient réunies, tenant en particulier aux exigences de sécurité du réseau, ces lignes pouvaient constituer une alternative à celles réalisées directement par les GRT, notant que plusieurs projets avaient été soumis au ministère, notamment pour renforcer les interconnexions avec l'Autriche, la Suisse, la Slovénie et l'Albanie. Vos rapporteurs sont réservés quant à ce type de montages . Ils jugent surtout que, pour ce qui concerne la France, ils n'apporteraient pas de solution au problème posé, lequel n'est pas de nature financière mais lié à l'obtention des autorisations nécessaires à la réalisation des ouvrages. De plus, la multiplication des initiatives pourrait aller à l'encontre du souhait de votre mission d'accélérer les procédures et compliquer le processus d'adoption d'une déclaration d'utilité publique européenne. |
* 275 Tirant elle-même les conséquences de la décision C-17/03 du 7 juin 2005 de la Cour de justice des Communautés européennes.
* 276 Ainsi, cette déclaration de M. Philippe de Ladoucette, président de la CRE, le 1 er février 2007 : « Je veux rejeter l'idée qu'une réduction de l'interconnexion des réseaux électriques et le choix de l'autonomie nationale des réseaux permettraient de renforcer la sécurité d'approvisionnement. (...) Convenablement gérée, l'interconnexion des réseaux permet au contraire de minimiser les conséquences d'une défaillance sur un point du réseau ».
* 277 Audition du 21 mars 2007.
* 278 Ainsi, M. Daniel Cloquet, responsable de la politique industrielle de BusinessEurope, a estimé que les investissements visant à développer les interconnexions des réseaux de transport d'électricité étaient trop faibles (200 millions d'euros par an), posant des problèmes aigus de congestion et empêchant la création d'un véritable marché intérieur de l'électricité (entretien du 6 mars 2007). De même, dans son rapport du 15 novembre 2005 sur l'état d'avancement de la création du marché intérieur du gaz et de l'électricité, la Commission européenne indique que « dans le cas de l'électricité, le manque d'intégration du marché est dû largement au fait que pour beaucoup d'Etats membres, les capacités d'interconnexion disponibles sur le marché restent insuffisantes dans l'ensemble pour permettre une véritable intégration des marchés nationaux et la pression concurrentielle des importations ».
* 279 Audition du 2 mai 2007.
* 280 Entretien du 26 avril 2007.
* 281 Entretien du 27 avril 2007.
* 282 Entretien du 26 avril 2007.