HUGUES DE JOUVENEL, Directeur général du Groupe Futuribles
Je vous remercie d'avoir associé Futuribles à l'organisation de ce colloque, dont l'intitulé se veut effectivement un peu provocant, et ce pour plusieurs raisons. La mondialisation est un phénomène très ancien, parfaitement analysé par Fernand Braudel entre autres. Elle existe depuis des siècles, même si elle a connu une pause entre les deux guerres, et même si depuis la deuxième guerre mondiale, elle a eu un essor particulièrement fort et prend désormais des formes nouvelles.
Ainsi sont apparus des problèmes à caractère global, comme le changement climatique. Celui-ci est étroitement lié à la consommation d'origine fossile, elle-même résultant de l'accroissement sans précédent des échanges commerciaux. Cet accroissement est bien plus rapide que l'essor de la production des ressources de base. Notre extraordinaire dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, pétrole et gaz, et les tensions qui risquent d'en découler illustrent ce phénomène. Il vaut plus globalement pour les matières premières, comme l'ont montré l'an dernier les tensions liées à l'acier. L'accroissement des échanges de biens et de services manufacturés est également notable. Enfin, nous assistons à l'émergence d'entreprises globales, et je citerai par provocation Microsoft et Al-Qaida qui, manifestement, échappent à l'emprise des Etats et aux réglementations pouvant être adoptées au sein des instances multilatérales, qui sont l'émanation des Etats.
Plus fondamentalement, nous entrons dans un processus de mondialisation nouveau, assez largement lié à une tertiarisation au long cours des économies modernes. Les facteurs immatériels interviennent ainsi dans la fabrication des produits agroalimentaires et industriels, de sorte que le tertiaire ne peut être opposé à l'industrie et à l'agriculture. L'économie s'organise de plus en plus selon une logique de réseau à l'échelle planétaire. Elle est toujours plus déconnectée de la logique territoriale dans laquelle s'inscrit ce qui subsiste de souveraineté nationale ou ce qui pourrait exister sous forme de co-souveraineté européenne. Nous observons donc sans doute aujourd'hui un hiatus sans précédent entre cette logique de réseau, dominant l'économie et, de fait, la finance, et cette logique de territoire où demeurent assises nos administrations publiques.
Pour autant, si nous raisonnons en termes de réseaux ou de noeuds de réseaux, nous remarquons que les dimensions globale et locale montent en puissance de manière simultanée. Cette logique conduit à un grand défi : la capacité, par exemple pour les pays européens, de s'imposer dans cette économie mondialisée en réseau, grâce à l'émergence de pôles de compétitivité, de clusters, de districts, ces éléments étant largement empruntés aux théories britannique, italienne et beaucoup plus récemment française.
Il me semble donc incorrect d'opposer l'Etat et le marché. Je crois au contraire, comme l'indique la politique des pôles de compétitivité, qu'une synergie nouvelle doit s'instaurer entre, d'une part, la politique des entreprises, qui elle-même dépend très largement, et de plus en plus, d'une législation fiscale, sociale ou environnementale, et d'autre part les administrations publiques. Fait peut-être nouveau, ces dernières ne sont d'ailleurs plus seulement l'Etat-Nation, mais exercent leur compétence à de multiples niveaux, local, régional, français, européen, et peut-être global, au travers d'instances comme l'OMC. Elles ont un rôle croissant à jouer dans la régulation de cette économie mondialisée.
Sans m'attarder, je souhaite citer l'exemple de Pfizer qui a annoncé la nécessité de réduire ses effectifs, en raison de la législation nouvelle sur les génériques. Que ce soit vrai ou faux, il existe de toute façon un vrai débat. Les problèmes de régulation des marchés se posent aujourd'hui avec une acuité particulièrement forte. De même, la question liée à la régulation des institutions publiques, ou à leur « gouvernance », terme à la mode, est assez inédite, surtout en raison de la multiplication des niveaux d'administration publique.
Je pense que nous attendons tous que les échanges de ce colloque dépassent l'opposition résolument caricaturale entre entreprises et Etats et cette question simpliste « Qui gouvernera le monde de demain ? », comme si une seule puissance allait se substituer aux Etats-Unis dont l'hégémonie est de plus en plus contestée.
I. TERRITOIRES ET RÉSEAUX : L'ÉTAT AU DÉFI DES LOGIQUES ÉCONOMIQUES
A. TABLE RONDE : LES CONFLITS D'INTÉRÊT
Jean ARTHUIS, président de la Commission des Finances du Sénat
Suzanne BERGER, professeur à l'Institut de Technologie du Massachusetts (M.I.T.)
Christian HARBULOT, directeur de l'Ecole de guerre économique
Francis MER, ancien ministre de l'Economie, des finances et de l'industrie
Dominique ROUSSET - Merci à vous deux et bonjour et bienvenue à tous les participants. Je rappelle que vous êtes tous invités à participer à nos débats. Nous y veillerons à l'issue de chaque table ronde.
Cette première table ronde insistera sur les notions précédemment citées de territoire et de réseau. Nous réfléchirons aux problématiques qui se sont posées très récemment autour de la localisation -et de la délocalisation - de nos grandes entreprises et sur les réponses apportées par l'Etat. Nous effectuerons des comparaisons avec d'autres pays pour évaluer la gravité du phénomène ou, au contraire, voir l'opportunité que l'Etat nous propose pour agir et réagir différemment. Nous évoquerons ensuite, dans le cadre de la deuxième table ronde, les relations entre privé et public. Enfin, au cours de l'après-midi, nous aurons réellement l'occasion de nous poser la question « Qui gouvernera demain ? » avec les éléments apportés à la réflexion pendant la matinée.
Je vous présente maintenant nos invités de la première table ronde. Tout d'abord, Jean Arthuis est président de la Commission des Finances du Sénat.
Suzanne Berger, qui vient des Etats-Unis, est professeur au célèbre MIT, l'Institut de Technologie du Massachusetts. Elle a publié très récemment un ouvrage important pour notre débat, Made in Monde , résultat d'une très vaste enquête menée auprès de 500 entreprises mondialisées, dont des entreprises françaises. Elle évoquera le contenu de cette étude, en la rapprochant peut-être de nos préoccupations françaises, pour savoir si nous avons raison d'être parfois aussi inquiets.
Francis Mer, ancien ministre de l'économie, des finances et de l'industrie réagira à ces analyses. Enfin, Christian Harbulot, directeur de l'Ecole de guerre économique, nous dira quels sont les enjeux et les objectifs de cette école assez récente. Il apportera sa réflexion sur les nouvelles « armes » - puisque nous parlons de guerre économique -, qui peuvent être opposées à ce qui semble menacer nos économies locales et nationales.
J'aimerais d'abord opposer l'analyse de Suzanne Berger à la vôtre, Jean Arthuis. Je fais référence au rapport remis en 2005, dont l'écho avait été important, et dans lequel vous exprimiez clairement votre inquiétude de voir s'enfuir autant d'entreprises. Vous avanciez d'ailleurs un chiffre de plusieurs millions d'emplois appelés à disparaître en France, qui avait beaucoup impressionné.
Jean ARTHUIS - Je précise que mon premier rapport date de 1993. J'étais alors rapporteur général du budget au Sénat et j'avais souhaité conduire une mission d'information sur la mondialisation. Je commençais en effet à être agacé par ce discours convenu, volontiers emprunté par les plus hautes autorités françaises, consistant à penser que la mondialisation était une chance pour la France et à n'en tirer aucune conséquence en termes de réformes structurelles. Dans cette logique, il était permis de continuer à développer toutes nos singularités nationales en termes de réglementation du travail et de prélèvements obligatoires, notamment fondés sur la production, les charges sociales...autant de facteurs qui jouent pourtant contre nos intérêts. Auparavant il était en quelque sorte possible de s'approprier les entreprises en cas de difficulté : le ministre demandait au préfet de régler le problème avec le président et l'affaire était arrangée.
Désormais, la mondialisation a changé la donne. J'exerçais auparavant à la fois les professions de consultant auprès d'entreprises, de parlementaire et de maire d'une petite ville et je sentais naître en moi une sorte de schizophrénie. D'un côté le consultant était prêt à recommander aux entreprises qui lui accordaient leur confiance de se délocaliser pour optimiser les coûts de production et les résultats. De l'autre, le maire souhaitait la création d'emplois et l'implantation d'entreprises sur le plan local afin que sa ville bénéficie de la taxe professionnelle et de la cohésion sociale. Je sentais l'importance du discours de la lutte contre la vie chère et la nécessité de créer de l'emploi. Je commençais également à m'interroger sur la pleine compatibilité entre ces deux préoccupations, compte tenu du poids de nos réglementations.
Certes les personnes vivant de la mondialisation la trouvent formidable et les résultats qu'elles obtiennent sont extraordinaires. J'avais, en effet, dressé le constat du fort développement de la distribution de masse qui avait établi des rapports de force avec ses fournisseurs extrêmement contraignants. En 1992, dans mon département, la Mayenne, existait le formidable projet d'implantation d'une entreprise chinoise de Shenzhen fabricant des téléviseurs. Les Chinois pensaient alors que l'Europe deviendrait une forteresse impénétrable. Or j'ai visité l'entreprise le jour où le client d'un grand distributeur français faisait ses courses, à la veille de Noël, à l'époque où des petits téléviseurs seraient vendus. J'ai pu alors mesurer à quel point un certain nombre d'industriels avaient cessé toute fabrication en France pour produire en Asie du Sud-Est. J'ai pensé qu'il existait parfois de l'hypocrisie dans la présentation générale des faits.
Dominique ROUSSET - Je mentionnais justement votre rapport de 2005 sur les délocalisations, dressez-vous aujourd'hui le même constat d'inquiétude sur notre industrie ?
Jean ARTHUIS - L'idée était répandue que les délocalisations en Chine concernaient les secteurs de la chaussure, de l'électronique grand public, de l'horlogerie, des jouets et du textile. Pourtant, certains prothésistes dentaires numérisaient déjà des empreintes, pour que le bridge ou les couronnes soient fabriqués en Corée du Sud. Il était évident que la numérisation, les nouvelles technologies de l'information, Internet allaient bousculer la situation, et qu'il serait possible de délocaliser des activités de service à haute valeur ajoutée. Depuis, j'ai pu constater en Inde, notamment à Bangalore, des évolutions impressionnantes. D'aucuns pensent que la délocalisation des productions industrielles est sans gravité et que, de toute façon, nos entreprises conserveront la main sur la fabrication de produits à haute valeur ajoutée. A mon sens, ils se fourvoient. En effet, rien ne pourra désormais entraver le processus. Cette épreuve est accélérée par la financiarisation des entreprises. Lorsqu'une PME française de cinquième génération est reprise par un fonds d'investissement, nous nous réjouissons car ce geste signifie que la France est attractive. Cependant, des auditeurs pourront expliquer qu'il vaut mieux délocaliser l'activité, car elle sera bien plus rentable si l'atelier est transféré en Inde ou en Chine.
Je trouve que certains discours convenus ne sont pas acceptables et qu'il faudrait en revanche expliquer ces phénomènes pour montrer le grand risque de divorce entre le réseau des entreprises et les autorités étatiques, qui vivent une épreuve sans précédent. Les Etats se livrent, aujourd'hui, à un dumping fiscal qui consiste à essayer d'attirer la matière imposable. Il faut prendre conscience que les assiettes fiscales sont devenues extrêmement « délocalisables ». La mondialisation peut effectivement être une chance pour la France, à condition qu'elle en tire les conséquences et qu'elle se réforme. Or j'éprouve quelques inquiétudes à ce propos.
Dominique ROUSSET - Nous reviendrons également sur votre regard sur l'attitude de l'Etat français et de l'Union européenne et sur les solutions éventuelles que vous proposez. Je souhaite, maintenant, évoquer votre enquête, Suzanne Berger. En effet, vous vous intéressez depuis longtemps au positionnement des entreprises mondialisées. Que pensez-vous de la spécificité française que nous avons encore soulignée lors de l'ouverture de ce colloque ?
Suzanne BERGER - Je suis d'abord très honorée d'être invitée à participer à cette journée de travail sur l'impact de la mondialisation sur les Etats et les entreprises. La mondialisation est un sujet de grande préoccupation pour les Américains, aussi bien que pour les Français. Il est du devoir des chercheurs et des hommes politiques d'essayer de comprendre, d'analyser et d'expliquer à nos concitoyens la situation. Or dans ce domaine il est plutôt convenu de raisonner par anecdote plutôt que par analyse de fond. C'est pourquoi mes collègues du MIT et moi-même avons décidé de réaliser une enquête sur le terrain auprès de 500 entreprises, pour essayer de comprendre comment est prise la décision de délocaliser ou de rester.
Je peux résumer nos conclusions en trois points. D'abord, conformément à toutes les recherches des économistes, aussi bien français qu'américains, nous constatons que le nombre de licenciements dus à des transferts dans les pays à bas salaire est faible. En France, les économistes Aubert et Sillard les ont évalués à 13 000 emplois par an, avec plus de la moitié allant vers des pays à haut salaire. L'ordre de grandeur aux Etats-Unis est le même. Par ailleurs, nous pouvons estimer que, depuis 1970, seulement 15 % du déclin de l'emploi industriel s'explique par les importations du Sud. La vraie question n'est pas le transfert de l'emploi ailleurs, mais la création des emplois nationaux, en France, aux Etats-Unis et dans les pays à haut salaire. Notre avenir dépend de notre capacité à lancer de nouvelles activités et le rôle de l'Etat dans ce domaine est très important.
Dominique ROUSSET - Vous constatez donc que le nombre d'emplois perdus est inférieur aux craintes exprimées par Jean Arthuis. Je souhaite, par ailleurs, vous demander quelle est, selon vous la spécificité française. La première phrase de votre livre est en effet : « La France a mal à la mondialisation ». Vous connaissez très bien notre pays et y avez longtemps séjourné. Dès lors, pouvez-vous nous dire si nous « avons plus mal que d'autres » ?
Suzanne BERGER - Je pense que la France se porte plus mal que d'autres Etats parce que la préoccupation liée à l'ouverture des frontières y est beaucoup plus grande qu'aux Etats-Unis ou ailleurs en Europe. Je crois également que les Français ont été bercés par les discours promettant que l'Europe s'érigerait comme une sorte de garde-frontières, l'Etat n'étant plus capable d'assumer ce rôle. L'Europe n'ayant pas rempli cette mission, les Français ont l'impression d'avoir été bernés et l'ont exprimé lors du vote de 2005.
Dominique ROUSSET - Jean Arthuis peut donner sa réponse sur le nombre d'emplois perdus, puis Francis Mer et Christian Harbulot interviendront s'ils le souhaitent.
Jean ARTHUIS - Dans le second rapport de 2005, nous observions un nombre restreint d'opérations consistant à fermer un établissement pour le recréer en Roumanie ou en Asie du Sud-Est. Le phénomène est devenu très rare, d'abord parce qu'il est socialement intolérable et qu'il donne lieu à des réactions extrêmement vives du corps social. Par ailleurs, les phénomènes de délocalisations sont beaucoup plus subtils. Bien souvent les entreprises ont recours à une externalisation transitoire, par exemple pour des services comptables regroupés chez un tiers, qui fera lui-même le déplacement hors du territoire national.
De plus, les nouvelles activités ne « démarrent » plus chez nous. Auparavant, lorsqu'un produit arrivait en fin de cycle, de nouvelles productions étaient lancées. Désormais, elles quittent d'emblée le territoire national et la gestion sociale s'en trouve facilitée. Les grands groupes ont ainsi eu recours à des stratégies extrêmement habiles consistant à filialiser les usines, selon le concept d'« entreprises sans usine », que Serge Tchuruk avait développé de façon presque provocatrice. Si cette notion marketing était bénéfique à l'appréciation du cours de bourse, elle avait des conséquences difficilement supportables pour le corps social. En effet, les usines filialisées sont vendues à des chevaliers blancs, qui ont leur poste assuré pendant trois ans avant d'accéder à l'autonomie. Or trois fois sur quatre, le bilan est déposé au terme de la quatrième année. Les médias assimilent bien ce phénomène, mais il est mal vécu par le corps social et provoque des réactions telles que le référendum sur la constitution européenne.
Dominique ROUSSET - Vous semblez d'accord pour dire que la France doit réagir face à la situation actuelle et que, sur cette question, l'Etat est grandement interrogé. Quelles sont vos réactions, Francis Mer et Christian Harbulot ? Nous ne sommes peut-être pas confrontés pour la première fois à ce type de situation !
Francis MER - Je voudrais d'abord rappeler que nous ne sommes pas en guerre. Je proscris d'ailleurs ce genre de termes qui sont, à mon avis, absurdes, malhonnêtes et égoïstes. Nous assistons, après un passage à vide de plusieurs siècles, à la renaissance d'un certain nombre de pays, tels que la Chine ou même le Vietnam. Ce pays compte désormais 85 000 000 habitants contre 30 000 000 lors de son accession à l'indépendance. La Chine, après l'épisode utopiste et sanglant de Mao, a pensé que son avenir consistait à copier les autres. Dans les années 70, Deng Xiao Ping, après avoir survécu à Mao, a lancé le retour de la Chine sur le plan économique. Ce dernier a eu lieu et aujourd'hui les Chinois, à marche forcée certes, commencent à aspirer à un niveau de vie plus ou moins similaire au nôtre. L'Inde, quant à elle, accuse un retard de 20 ans par rapport à la Chine et sa nature démocratique l'empêche d'enregistrer une croissance record. Le Vietnam, quant à lui, se trouve à mi chemin entre l'Inde et la Chine.
Notre problème français, européen ou occidental est donc l'égoïsme. Nous pensions que le monde était l'Occident et l'avions organisé comme tel, avec nos règles. Aujourd'hui, les autres pays - qui représentent 3 milliards d'habitants - souhaitent participer au grand concert des nations afin d'améliorer l'environnement dans lequel vivent les hommes. Cette contribution n'est pas négative pour nous. Je m'oppose d'ailleurs à l'idée selon laquelle nous serions en guerre contre ces Etats. A mon sens, les tenants de cette conception souhaitent surtout leur interdire de nous rattraper. Nous devons plutôt considérer que chacun est libre de vivre et de se développer et que nous avons eu l'opportunité de participer à des vagues antérieures d'industrialisation.
Nos débuts ont d'ailleurs été chaotiques et, en 1780, les Anglais ont fait travailler des enfants parce que les parents, tous paysans et libres, refusaient de travailler à des horaires fixes. Deux siècles après, nous avançons, face à la Chine, l'argument des droits de l'Homme. Nous devons nous remettre en cause, non pas pour empêcher les autres de vivre, mais pour vivre avec eux. Travailler seulement pour soi est le triomphe de l'égoïsme. Par ailleurs, si nous considérons que nous avons des responsabilités à titre professionnel et national, nous pouvons ouvrir le débat sur la façon de nous adapter à cette mondialisation.
Dominique ROUSSET - Nous reviendrons sur les réponses de l'Etat et de la recherche-développement, ainsi que sur l'idée du patriotisme économique, qui a été beaucoup évoquée en France ces derniers mois. Christian Harbulot, l'Ecole de guerre économique - dénomination que vous assumez parfaitement - a été créée en 1997. D'après votre site Internet, les objectifs recherchés par votre Ecole sont la prise en compte des affrontements informationnels (définition de la stratégie des entreprises), de la problématique de la puissance après la guerre froide et la prise de conscience d'une mondialisation des échanges de plus en plus conflictuelle. Selon vous, sommes-nous en guerre économique ?
Christian HARBULOT - Je précise que cette Ecole n'a pas été créée pour empêcher des pays de se développer, mais pour étudier les rapports de forces et approfondir l'étude des contradictions liées aux phénomènes économiques. Ainsi, à la fin du Moyen-Age, la Bretagne était une région prospère, largement favorisée par le commerce maritime. Lorsque les Royaumes de France et d'Angleterre se sont heurtés militairement, ce commerce a décliné et deux siècles furent nécessaires à la Bretagne pour retrouver un élan économique, grâce à une école d'agriculture installée à Rennes.
Il s'agit donc plutôt d'être réaliste, en considérant que le développement des autres ne nous conduit pas à des impasses, surtout si nous essayons de comprendre et d'analyser les faits, volet souvent occulté. L'intitulé volontairement provocateur de l'Ecole masque cette raison d'être de notre activité. Il faut considérer aujourd'hui la pluralité des types d'économie.
Par exemple, le Japon s'est lancé dans l'industrialisation au début de l'ère Meiji pour sauver son indépendance et éviter la colonisation. De même, l'activité de Vladimir Poutine autour de l'énergie ne vise pas seulement à développer Gazprom. Un sondage auprès des citoyens irakiens, quant à lui, montrerait également que la production de pétrole n'est pas un facteur de pacification dans les relations internationales. Il est nécessaire de remettre les territoires en face de ces différentes réalités souvent complexes. Nous ne luttons donc aucunement contre le développement des autres et nous exportons d'ailleurs notre savoir, puisque nous aidons par exemple la banque marocaine du commerce extérieur à devenir une structure compétitive.
Dominique ROUSSET - Certes. Toutefois, certains Etats puissants ne disposent pas toujours des mêmes armes. Ainsi ne sont-ils pas tous démocratiques.
Jean ARTHUIS - Le développement du commerce adoucit les moeurs et représente l'avenir. Ceci étant, le libre échange peut susciter des déconvenues. Ainsi des entreprises chinoises de fabrication de téléviseurs implantées en Mayenne ont-elles fait faillite deux ans après leur arrivée à cause de l'importation, en France, de téléviseurs produits en Turquie. En 1995, pour rappel, près d'un téléviseur sur deux, en Europe, provenait de Turquie.
Sur le plan commercial, l'ouverture totale des frontières est formidable. Par ailleurs, nous pouvons noter que les pays européens ont ratifié le protocole de Kyoto. D'un côté, les industriels issus des pays d'Europe se voient donc dans l'obligation de respecter certains quotas. De l'autre, ils doivent faire face à la concurrence d'entreprises non soumises aux mêmes réglementations. Les Etats se doivent donc d'introduire de la cohérence dans les négociations qu'ils conduisent et faire preuve de clairvoyance. Je suis inquiet à ce propos. Je note d'ailleurs que le carburant, c'est-à-dire le transport de proximité, est ainsi volontiers taxé, tandis que la convention de Chicago de 1944 exonère les carburants de navigation internationale, bateaux et aéronefs.
Dominique ROUSSET - Vous n'avez pas prononcé le mot protection, mais il transparaît dans vos propos.
Jean ARTHUIS - Oui. Nous devons cesser d'être naïfs. Tous les pays mettent en place des mesures de protection, au moins minimales.
Christian HARBULOT - Il importe d'être lucide sur certains dysfonctionnements de la mondialisation. L'un de nos élèves a ainsi réalisé une enquête de terrain en Chine sur la contrefaçon des médicaments. Il a conclu que nous ne devions pas dénigrer la production de ces médicaments, mais inciter l'Etat chinois à être davantage régulateur. Cette économie parallèle est en effet extrêmement flexible et dynamique. Par ailleurs, certaines stratégies marketing des groupes indiens pour les génériques ont également posé problème à des laboratoires pharmaceutiques occidentaux. Ces problèmes doivent être portés à la connaissance des gouvernements.
Hugues de JOUVENEL - L'échange entre Jean Arthuis et Suzanne Berger me laisse penser que les Français raisonnent à partir d'une économie stable de rente et de stock et se braquent dès qu'un pan leur échappe. Le véritable enjeu est de passer à une économie de flux et de savoir, non plus comment gérer une richesse rare, mais comment la développer, ainsi que les activités. Le choc culturel consiste à passer d'une mentalité de rentier à celle d'un entrepreneur.
Par ailleurs, Futuribles s'est beaucoup intéressé aux travaux de Jean Arthuis sur le dumping fiscal. Cette notion s'exerce d'ailleurs aussi au sein de l'espace français. La TIPP est, par exemple, très variable selon les régions. Ne raisonnons plus selon la protection et le dumping, mais selon l'entreprenariat, la création et le renouvellement de la richesse et la redistribution planétaire des cartes. Je remercie Francis Mer pour ses propos éclairés : le développement de la Chine et l'Inde constitue effectivement une opportunité pour l'Europe, si elle cesse d'être crispée sur des schémas anciens et comprend le redéploiement actuel. Il s'agit du défi majeur du sphinx : « Invente ou je te dévore ».
Jean ARTHUIS - Pour précision, je ne suis pas favorable à une économie de rente. Je dénonce la contradiction entre l'idée française, extravagante, que notre modèle est le plus achevé et exportable mondialement et notre fiscalité. En effet, jamais les autres Etats adopteront un dispositif similaire au nôtre. J'invite donc les responsables de mon pays à prendre conscience des défis de la mondialisation et à cesser de diffuser des messages anesthésiants. Tel est le sens de ma révolte et la raison de mon impatience !
Francis MER - Je suis totalement d'accord.
Dominique ROUSSET - Suzanne Berger, votre étude récuse la fatalité. Vous avez ainsi rencontré des entreprises françaises florissantes, heureuses sur notre territoire, et qui se sont nécessairement adaptées.
Suzanne BERGER - Nous voulions savoir si certains secteurs étaient spécialement prometteurs ou condamnés. L'étude s'est donc focalisée à la fois sur des secteurs à très haute technologie, comme l'électronique, et les secteurs du textile. Nous avons d'ailleurs découvert que le coût du travail, dans ces domaines, était moins élevé que nous ne pourrions le croire. L'étude récente de Mac Kinsey sur l'état de l'industrie française fait également ce constat. Même dans le secteur très traditionnel du textile, certaines entreprises européennes, italiennes ou françaises affichent des résultats prometteurs. Ainsi, pari qui pourtant semble audacieux dans le secteur de la chaussure, Geox, créée en Italie en 1995, en est aujourd'hui le quatrième acteur mondial. Pour information, l'entreprise utilise l'économie globale dans le district de Montebelluna, près de Venise.
Dominique ROUSSET - Elle est en même temps très implantée sur son territoire, n'est-ce pas ?
Suzanne BERGER - Oui. Cette entreprise profite des atouts du district de Montebelluna en termes de design et de sa spécialisation dans la fabrication de chaussures. Dans cette région, Geox a créé de nombreux emplois. Elle a également développé l'emploi en Roumanie et en Chine, exploitant ainsi au mieux ses réseaux globaux.
Dominique ROUSSET - Cet exemple est intéressant et votre étude en contient d'autres. Francis Mer et Joël Bourdin souhaitaient réagir.
Francis MER - Voici un autre exemple : le coût salarial total pour fabriquer un téléviseur en Chine est de 10 euros. Il est 10 ou 100 fois plus élevé chez Darty ou les autres acteurs du secteur. Concernant ce secteur, les personnes qui pensent qu'il est soumis à une guerre économique scandaleuse qui se traduit par une exploitation scandaleuse des travailleurs chinois se trompent. Par ailleurs, dans le secteur textile européen, le nombre de créations d'emplois est seulement légèrement inférieur à celui des suppressions, même si Ségolène Royal a rejoint ce matin sa région pour protester contre la délocalisation d'Aubade, entreprise de lingerie féminine.
Ainsi dans le secteur du textile, de la chimie, ou dans les autres, si nous acceptons la règle du jeu mondial supposant que rien n'est jamais acquis, en quittant la logique de rente pour entrer dans la compétition (ce terme est préférable, car il a un sens sportif, alors que la guerre suppose des victimes et des morts) ; si nous considérons la recomposition permanente des activités dans un secteur et un territoire donnés, et le rôle des responsables dans ce domaine, parce qu'ils souhaitent rester sur leur territoire et pas seulement devenir citoyens du monde ; si nous pensons que ces responsables sont capables, parce qu'ils connaissent et acceptent la règle, consistant à donner la priorité à l'innovation, à la recherche et au changement ; et enfin si la vitesse d'entraînement ou de changement d'une entreprise, d'un secteur, d'une région, d'un pays, ou d'une grande zone comme l'Europe, est suffisamment grande, en capitalisant sur ce que l'homme trouvera, alors la France, l'Europe ou les Etats-Unis n'ont aucune raison de pâtir de la mondialisation. Toutefois, le respect de deux conditions est nécessaire : que les acteurs économiques se sentent responsables de gérer ce changement et que l'acteur public, la France ou l'Europe, en soit un facilitateur, et non un inhibiteur. C'est de cette manière dynamique et positive que doit changer le rôle de l'Etat. Cependant, un Etat sans entreprises est impuissant et les dirigeants des entreprises, tout en pensant à leurs structures, doivent eux aussi penser à leur territoire, pays ou région.
Joël BOURDIN - Au coeur de cette discussion se trouve ce que Kindelberger nommait le cycle de vie des produits. Il y a trente ans, le professeur Kindelberger expliquait que parmi les avantages comparatifs des pays se situaient ceux qui innovent, ainsi que leurs entreprises : elles développeront leur produit sur leur territoire et l'exporteront, et tant qu'elles auront des innovations de détail, elles demeureront imbattables. Toutefois, inéluctablement, la structure des coûts dans le cycle de vie des produits change et lorsque les produits ne sont plus innovants, le coût du facteur travail fait la différence. Le produit créé dans une entreprise sera donc, un jour, fabriqué dans un autre pays où les coûts de production sont moins élevés.
Cependant, les pays où la main d'oeuvre est traditionnellement moins onéreuse ont accompli d'immenses progrès en matière d'éducation et de formation. Ainsi, à l'heure actuelle, l'Inde forme-t-elle plus d'ingénieurs que la France. Ces pays sont donc maintenant capables d'innover, en modifiant par exemple un produit d'une entreprise occidentale, de sorte que l'avantage comparatif se répand beaucoup plus vite.
Dominique ROUSSET - Je donne la parole à Jean Arthuis, qui va devoir partir. Quelles sont vos propositions de solutions ?
Jean ARTHUIS - Je précise que je me punis en vous quittant, mais je dois accueillir Jean-François Copé à la commission des Finances.
Nous avons tort d'être à ce point concentrés sur la consommation. Je conteste l'idée qu'elle relance la croissance et je pense qu'il faut revenir à une logique d'offre. L'hyperconsommation entraîne le réchauffement de la planète, et éventuellement l'obésité, entre autres dérèglements. Aussi, dans une économie mondialisée, il semble judicieux de taxer plutôt la consommation que le travail, sinon celui-ci part. Concernant la consommation, relancer le pouvoir d'achat en empruntant et en augmentant le déficit public par la prime pour l'emploi se traduira par une augmentation des importations en provenance de Chine ou d'autres pays.
Un autre phénomène agite également l'économie : la financiarisation. Des milliers de milliards de dollars sont détenus principalement par les pays fournisseurs d'énergie, de pétrole, de gaz naturel et de biens de consommation. Vers quels pays s'orienteront ces capitaux à l'avenir ? Les entreprises du CAC 40 sont maintenant largement ouvertes sur le monde et participent modestement à la vie nationale, même si leurs résultats nous donnent des motifs de fierté et si une partie de leurs capitaux est possédée par des fonds de placement étrangers. Cette hyperfinanciarisation conduit à une inflation des actifs. Certaines sociétés en viennent même à rendre de l'argent à leurs actionnaires pour optimiser leurs résultats, faute de projet. Cette image est préoccupante et nous devons retrouver la voie de l'investissement productif.
Les banques centrales élaborent par ailleurs de nouvelles normes prudentielles (Bâle 2). La faible épargne en France, dans l'assurance-vie notamment, devra donc être essentiellement concentrée sur les obligations. Les liquidités mondiales se dirigeront, elles, directement vers les économies productives. L'Etat a donc un rôle important à jouer et les lois doivent être radicalement revues, notamment sur le travail. Une candidate à la présidentielle affirmait, ce matin, que pour lutter contre les délocalisations, il fallait les interdire. Or c'est le meilleur moyen de faire disparaître les créations d'emploi et de tuer l'emploi. Pour développer l'emploi, le licenciement doit être favorisé ainsi que la prise en charge efficace des chômeurs. Le Danemark, par exemple, a adopté ce modèle. Plus de flexibilité et de souplesse sont nécessaires dans nos réglementations. Si les textes ne sont pas assouplis, les activités de production seront délocalisées, dans une logique de baisse des coûts.
S'agissant des prélèvements obligatoires, le ministre semble commettre un abus de langage lorsqu'il présente la loi de finances en distinguant les charges des ménages et des entreprises. En effet, si les entreprises ne répercutent pas dans le prix des produits et des services qu'elles vendent aux ménages leurs impôts, elles ne survivent pas. Il faut refonder le pacte républicain autour d'un impôt pris en charge par les citoyens, sur le patrimoine, le revenu ou la consommation. Un impôt sur la consommation se substituant à l'impôt de production, comme les charges sociales, me semble une bonne idée.
Ma vision de la mondialisation, qui m'a amené à m'exprimer de manière souvent excessive, est une sorte de révolte, car les citoyens sont trompés par des histoires, qui les rassurent mal. La mondialisation est au coeur du débat politique et je souhaite que les candidats s'en souviennent.
Dominique ROUSSET - Je vous remercie pour votre participation. Je reviens sur le thème de patriotisme économique que nous avons à peine évoqué. Cette formule vous convient-elle François Harbulot ?
Christian HARBULOT - Je préférerais rebondir sur l'aspect de compétition et de conquête de nouvelles parts de marché. Nous rencontrons aujourd'hui un problème de mobilisation des forces. Lors de la conférence de Lisbonne en 2000, l'Europe a émis le voeu très fort de construire l'économie la plus compétitive du monde dans le domaine de la connaissance. Toutefois, les pays européens, notamment la France, sont loin d'avoir accédé à cette demande. Pourtant, la connaissance constitue l'un des éléments moteurs de l'Histoire de France.
Ainsi, certains crédits européens pouvant être utilisés dans des régions françaises ne le sont pas. J'ai étudié ce problème pour une petite ville des Landes à propos d'un projet relevant du domaine des technologies de l'information. Les personnes concernées considéraient les aides européennes comme une économie et les appréhendaient dans une logique de rente. Elles ne comprenaient pas qu'elles pouvaient les aider à relever le défi de la compétition mondiale. Mobiliser les petites forces, délocaliser la matière grise et rendre des acteurs locaux compétitifs ne sont pas des actions aisées à mettre en oeuvre.
De même, lors d'une réunion d'une chambre d'agriculture à Châlons-en-Champagne, il y a deux ou trois ans, un consultant nous a montré que les Américains - qui avaient inventé un procédé de traçage animal dans le secteur des biotechnologies - étaient mieux organisés que nous. Il a ajouté qu'un groupe rémois avait conduit des recherches sur ce sujet, mais que, contrairement à la société américaine, il ne possédait ni « capital risqueur » ni logique de task force . Ces termes ont suscité la défiance et une crainte de dépossession du savoir. La mobilisation des forces ne se limite pas à affirmer la nécessité d'innovation. En effet, le contexte doit être expliqué afin d'entraîner une réaction de la part des personnes concernées.
Dominique ROUSSET - Je reviens sur la notion de patriotisme économique, intéressante pour notre débat et que vous avez défendue.
Christian HARBULOT - Je ne suis pas un fervent partisan de ce terme, parce qu'il me semble avoir compliqué le débat. Je m'attache davantage à la notion de mobilisation des forces pour conquérir des parts de marché, dans un pays qui a longtemps été une économie de subsistance, et qui rencontre de réelles difficultés à se redéployer hors de ses zones traditionnelles d'échange, comme l'expliquait très justement Le Monde il y a deux ans. Je constate en tout cas que le mot patriotisme économique ne permet pas cette unification des forces dans le public ou le privé.
Dominique ROUSSET - Francis Mer, ce terme est-il déjà obsolète ?
Francis MER - Je pense que non. Par ailleurs, je ne l'appliquerai pas à l'Etat, mais simplement aux acteurs économiques. En effet, même si l'Etat peut contribuer, dans une certaine mesure, au changement nécessaire du fonctionnement de l'économie, les entrepreneurs sont en réalité les acteurs principaux, en tant que responsables dans un système. Le problème est effectivement la défiance. Malgré le poids de notre passé, la manière d'assumer aujourd'hui notre situation de conquérants face à la mondialisation est de créer un système où les acteurs (entrepreneurs, innovateurs, chercheurs) ont confiance en eux et sont alors capables de tout entreprendre et partout. L'Etat a un rôle majeur à jouer, à travers le système éducatif. Celui-ci, y compris dans le supérieur, doit donner aux personnes confiance en elles, et pas seulement dans le gouvernement, pour les protéger. L'Etat doit se fixer des priorités et accepter de remettre en cause sa façon de les gérer. Celle de l'éducation doit ainsi permettre aux citoyens de quitter le système en pleine possession de leur jeunesse et de leurs connaissances, mais aussi de leurs moyens pour partir à la conquête du monde.
Suzanne BERGER - Je souhaitais revenir à la notion de patriotisme économique et répondre à la question de la différence de la France. Il me semble qu'en termes de politique de mobilisation de ses propres atouts, elle a manqué beaucoup d'occasions. Les pôles de compétitivité et les clusters émergent partout dans le monde. Les entreprises étrangères de pointe sont notamment encouragées à s'installer aux Etats-Unis, à Taiwan, au Japon et en Chine notamment grâce à des subventions de l'Etat. En France, au moment de l'inauguration des politiques de compétitivité, Le Monde et le journal de Grenoble indiquaient que l'Etat était très préoccupé par les possibilités d'espionnage industriel. Il existe d'ailleurs des formations de sûreté pour les cadres dans ces pôles, contre les éventuels espions. Cependant ne pas participer à des réseaux de création de connaissances et de produits nouveaux est à mon avis un plus grand danger et il faut inviter les étrangers. Le patriotisme compris dans ce sens est véritablement néfaste.
Hugues de JOUVENEL - Nous avons effectivement plus à gagner en créant des jeux coopératifs à somme positive avec des partenaires qu'en se figeant sur les droits acquis et les « rentes de situation ». Le problème de la confiance, analysé depuis très longtemps, notamment par Alain Peyrefitte dans un ouvrage remarquable, est réel. Par ailleurs, dans les enquêtes valeurs, la France a, parmi les pays industrialisés, l'indice de défiance le plus fort à l'encontre de l'entreprise et du libéralisme. Cet élément constitue une grande faiblesse.
Christian HARBULOT - Il faut se rappeler la raison de cette défiance : la France a pendant longtemps développé une économie de subsistance, alors que d'autres pays ont dû se projeter dès le début vers l'extérieur et ont construit une autre culture informationnelle, moins fondée sur la protection et plus sur la conquête. Cette défiance est cependant parfois entretenue. Il existe ainsi une antenne officielle américaine en Bretagne et certains services français constatent, parfois avec déplaisir, que des Américains visitent les pôles de compétitivité non retenus par l'Etat pour leur proposer des financements en compensation. Cette règle de compétition est honorable, mais elle n'arrange pas la paranoïa française.
Hugues de JOUVENEL - Elle représente une chance à saisir pour les pôles non retenus...
Dominique ROUSSET - Si ces pôles de compétitivité se développent de la manière dont vous le souhaitez, Suzanne Berger, quel doit être plus spécifiquement le rôle de l'Etat ?
Suzanne BERGER - Le problème pour l'Etat dans les pays à haut salaire est d'adapter les activités aux territoires. L'Etat peut recourir à trois politiques : l'éducation et la formation, l'innovation, et la redistribution. Le Massachusetts, par exemple, prélève les impôts les plus élevés des Etats-Unis. Dans cet Etat, les salaires, les prix des logements et des terrains sont aussi les plus importants du pays. Or entre le MIT et Harvard, sur une zone de deux kilomètres, se situent des entreprises pharmaceutiques et de biotechnologie formant un district parmi les plus dynamiques. Elles ne sont donc pas attirées par un coût de travail bas, mais par la proximité avec les laboratoires de recherche du MIT et d'Harvard. L'investissement de l'Etat fédéral dans ces laboratoires est donc la raison d'être de ces activités et de ces emplois. Il représente d'ailleurs 85 % du budget de recherche du MIT, université pourtant privée et est consacré essentiellement à la santé ou à l'énergie (pas à la défense car le MIT refuse ces activités).
Joël BOURDIN - Je pense que la peur empêche effectivement de progresser et que nous sommes trop méfiants en France, à l'égard des entreprises en général, et des entreprises étrangères en particulier. Outre le travail, les facteurs recherche et développement sont importants. Les dissocier dans un pôle de compétitivité est une erreur. De plus, en tant qu'élu local, je constate sur mon territoire combien les règles relatives aux aides départementales, régionales ou nationales, aux entreprises, sont complexes. Les critères sont très compliqués et, en définitive, l'énergie dépensée à les atteindre correspond au montant des aides allouées. Nous subissons donc actuellement une crise de méfiance véritablement paralysante concernant l'innovation et les entreprises.
Francis MER - Je souhaiterais revenir sur les propos de Suzanne Berger. La proximité physique, indépendamment de la taxation et du lieu, est et restera un élément majeur de réussite d'une collectivité de recherche, par rapport aux nouvelles technologies comme Internet. Dans ces conditions, l'idée consistant à faciliter les regroupements physiques et pas seulement intellectuels est donc à retenir.
Plus généralement, on recense aujourd'hui plus de chercheurs dans le monde industriel que celui-ci n'en a jamais compté depuis deux siècles, ce qui témoigne d'une accélération exponentielle de la connaissance et, par conséquent, de l'activité économique. Notre pays doit accepter cette réalité. Schumpeter a parlé de destruction créatrice ou de création destructrice. Or la seule manière d'aider nos concitoyens et leurs responsables à accepter ce changement accéléré consiste à leur donner confiance en eux.
La défiance évoquée est évidente en France. Je paraphraserai Jean XXIII : « n'ayons pas peur ». Par l'éducation mais aussi en encourageant d'autres comportements, l'Etat doit apprendre aux nouvelles générations à se développer par elles-mêmes et à être ainsi à l'aise dans le monde. Elles ne gagneront alors pas contre les autres, mais à leurs côtés. J'insiste sur cette notion de confiance, car celle-ci n'est pas insuffisamment mise en avant dans les colloques et les réflexions ministérielles, face aux défis actuels du monde.
Ce thème vaut aussi pour les entreprises. Pour moi, le patriotisme économique consiste, pour chacun de nos responsables, à avoir conscience qu'il doit aider l'autre à se développer et à être plus performant. Si nous ne comprenons pas les fantastiques enjeux du monde tel qu'il évolue, nous sommes incapables d'assumer nos responsabilités. Il importe de concevoir celles-ci de façon suffisamment large pour aider chacun, et pas seulement sa propre structure juridique.