B. DÉBAT
M. BENAMOU - Chacun peut-il avoir une part dans la mondialisation ? Les craintes que celle-ci suscite ne proviennent-elles pas de l'appauvrissement potentiel qu'elle semble induire ?
Francis MER - Je rappelle que les 20 % de fonctionnaires que compte la population active doivent également se considérer comme des acteurs économiques ! De plus, nous nous trouvons dans un jeu mondial à somme positive. Si elle veut être acceptable, la mondialisation devra adopter des règles différentes pour mieux réguler son fonctionnement. Actuellement, de nombreuses zones accomplissent un rattrapage économique considérable mais, dans le même temps, on constate partout une nette aggravation des disparités qui accompagnent la distribution des suppléments de richesse générés par cette activité. Ainsi, 1 % de la population américaine recueille entre 30 et 40 % du supplément de croissance dégagé depuis dix ans. Si cette concentration de la richesse dans les mains d'un petit nombre se poursuit, elle peut créer des problèmes majeurs au niveau mondial. Ce risque constitue le vrai défi de la mondialisation, car le développement économique doit être partagé par tous. J'espère que la gouvernance mondiale nous permettra de traiter ce problème de société qui s'accentue et se généralise. Qui plus est, ce problème affecte non seulement notre petit pays mais aussi, et plus gravement encore, les Etats-Unis et la Chine.
Christian HARBULOT - Je souhaite revenir sur la façon de mobiliser nos concitoyens et de leur donner confiance. J'ai été l'un des premiers à utiliser le terme « patriotisme économique » et à effectuer un travail de sensibilisation sur ce thème, notamment en direction des jeunes. Cependant, j'ai commencé à chercher d'autres solutions, lorsque j'ai constaté un réel problème de mobilisation des consciences. Un Premier Ministre a d'ailleurs repris ce terme et tenté d'engager l'appareil d'Etat dans cette direction. Malheureusement, les débats qui en résultaient étaient souvent faussés dans les médias. Rejoindre la compétition demeurera un voeu pieux, tant que nous ne prendrons pas la mesure de ce qu'est la France, de ses origines et de ses buts. Il ne s'agit pas simplement d'entreprises et de marchés, mais du déroulement de la mondialisation depuis des siècles. Certains pays ont ainsi très fortement régressé. Aujourd'hui la France s'interroge sur ses méthodes, qui s'avèrent inefficaces.
Catherine GRAS, ministère des Petites et moyennes entreprises, du commerce, de l'artisanat et des professions libérales - Un million de petites entreprises ont été créées en France au cours des cinq dernières années. Alors que l'on enregistrait auparavant 170 000 créations d'entreprises par an, on en recense 230 000. Percevez-vous l'initiative individuelle des chefs d'entreprises comme un signe de dynamisme ou plutôt comme la manifestation d'un problème de chômage ?
Francis MER - Je me réjouis que vous ayez réussi, à la suite de vos prédécesseurs, à relancer l'initiative individuelle et la création d'entreprise. C'est un signe de vitalité, même si une importante partie de ces entreprises sont créées par des personnes ayant perdu leur emploi, ce qui est loin d'être infamant. Il conviendrait toutefois de disposer de statistiques plus précises sur la nature, la taille, la vitesse de croissance des entreprises. En l'état, ces statistiques sont insuffisantes pour permettre au système économique d'évaluer ces problèmes.
La France, peut-être à cause d'un Etat trop fort, n'a jamais eu suffisamment d'entrepreneurs. Les initiatives en faveur des entreprises sont louables, mais il faut également s'intéresser à leur vitesse de croissance. En effet, au bout de cinq années d'existence, une entreprise compte en moyenne moins de salariés en France qu'aux Etats-Unis ou en Allemagne.
Un professeur de sciences économiques et sociales - Je félicite Francis Mer pour ses deux remarques sur la place de la France dans la mondialisation. Daniel Cohen, que j'avais invité il y a deux ans, avait également indiqué que la mondialisation était d'abord marquée par l'arrivée de 2,3 milliards d'Indiens et de Chinois sur la scène internationale. Cette considération ramène la France à une plus juste mesure. Sa remarque sur l'égoïsme m'a rappelé Jean-Paul Fitoussi s'interrogeant sur nos réticences à voir depuis quelques mois le PIB de la Chine dépasser celui de la France, alors même que la Chine compte 1,3 milliard d'habitants, contre 60 millions dans notre pays. En revanche, je n'ai pas bien compris la remise en question par Francis Mer de la démocratie en Inde, dans la mesure où celle-ci ne me semble pas entraver la croissance, contrairement peut-être au système de castes ou à la place des femmes dans la société.
Par ailleurs, comment relancer en France le processus de « destruction créatrice d'emplois et d'entreprises » pour stimuler la croissance, idée portée par Pierre Cahuc, sans mener en parallèle une politique d'innovation et de croissance au niveau européen ? Chaque pays refuse en effet de participer à un tel budget européen.
Francis MER - Je ne réfute pas le caractère démocratique de l'Inde. Cependant, une comparaison avec la Chine, qui est confrontée au même problème de développement, montre qu'un Etat fort (avec une justice rapide...) peut présenter parfois des « avantages » par rapport à une démocratie. Je suis très admiratif du développement de l'Inde « malgré » son caractère démocratique.
Par ailleurs, l'Europe regroupera bientôt 500 millions d'habitants, contre 350 millions d'Américains, plus d'un milliard de Chinois et plus d'un milliard d'Indiens. Si nous savions transférer à Bruxelles un certain nombre de pouvoirs dans des domaines nouveaux, nous tirerions mieux parti de cet effet de taille du marché européen.
Néanmoins, nous nous trouvons dans une phase délicate de la construction de l'Europe. Si fin 2008, le travail souterrain efficace d'Angela Merkel, relayé ensuite par deux pays plus petits, ne permet pas de parvenir à une relance institutionnelle de l'Europe, nous devrons attendre quatorze ans, selon le système actuel de présidence tournante. En effet, en 2022, la présidence sera à nouveau assurée par un « grand » pays, c'est-à-dire ayant une réelle capacité d'entraînement. Ainsi, nous risquons dans les vingt prochaines années, de ne pas être aidés par un approfondissement de la construction européenne. Sans cet appui, nous avons intérêt à choisir nous-mêmes nos priorités et à avancer avec nos moyens.
Un responsable de Chambre des métiers - Dans l'Europe à 27, environ 98 % des entreprises ont moins de vingt salariés. Quel est votre regard sur les 920 000 entreprises artisanales françaises dans le contexte de la mondialisation et des délocalisations ?
Hugues de JOUVENEL - Ce chiffre recouvre des phénomènes d'externalisation par des grands groupes d'activités autrefois réalisées en interne. J'espère que l'essor de la création d'entreprises n'est pas seulement lié à ces phénomènes. La France a eu le tort de raisonner pendant longtemps en fondant son économie sur des entreprises publiques ou parapubliques et en vendant à des Etats étrangers avec des garanties publiques. Or le tissu productif est extrêmement dépendant de notre capacité à développer et renouveler le tissu de PME.
C'est un défi considérable pour les prochaines années, notamment parce qu'en raison du vieillissement démographique, de nombreux patrons de petites entreprises, particulièrement dans l'artisanat, devront se poser la question de la transmission ou de l'arrêt de leur activité. Je suis convaincu qu'un des enjeux majeurs dans la compétition économique mondiale réside dans l'affirmation du rôle des petites entreprises, celles-ci devant travailler intelligemment ensemble, en créant des synergies et en mutualisant leurs moyens. Elles me semblent plus efficaces que les grands groupes qui sont handicapés par leur lourdeur et qui souhaiteraient se transformer en fédérations de PME.
Joël BOURDIN - Les sénateurs assurent toujours aux maires, sans démagogie, qu'il n'existe pas de petite commune. Cette considération vaut aussi pour les entreprises. Le secteur artisanal en fait partie intégrante et se situe au coeur de notre développement économique. La création d'emplois plus forte dans ce secteur, souvent mise en avant par les chambres de métiers, le démontre. En outre, les méthodes de travail artisanales évoluent, même dans le bâtiment où le manque de personnel qualifié est réel. De plus, de nouvelles activités artisanales se développent, comme le dépannage informatique à domicile. Or une économie performante compte de nombreuses entreprises artisanales sachant se diversifier, comme en France. La mondialisation n'est pas un handicap pour l'artisanat, puisqu'il est lié à la proximité, moins touchée par ce phénomène.
Francis MER - Je partage cet avis, mais j'ajoute toutefois que l'artisanat sera aussi concerné indirectement par les effets, positifs ou négatifs, de la mondialisation. Une chambre de commerce, d'industrie et d'artisanat a donc le devoir de protéger et de mettre en valeur ces entreprises mais aussi de les orienter et de les guider pour qu'elles évoluent en utilisant toutes les nouvelles technologies, tout en restant dans leur domaine. Nombre d'artisans sont des self made men, et nous avons le devoir, y compris les pouvoirs publics à travers un effort d'éducation, de les aider à s'adapter au monde actuel, différent de celui qu'ils ont pu connaître au travers de leurs manuels. Concernant le désir des grandes entreprises de devenir des fédérations de PME, je pense que de tels cas sont limités.
Victor SCHERRER - Je dirige plusieurs PME, que j'ai créées ou acquises. J'ai par ailleurs eu la chance d'être président pour l'Europe d'un grand groupe multinational d'agroalimentaire, et de siéger plusieurs années au conseil exécutif du Medef, et d'en être le vice-président aux côtés de Francis Mer. Or je suis frappé par l'écart, parfois abyssal, entre d'une part le discours, le raisonnement, les concepts et l'action de la superstructure (politique, administrative ou patronale), et d'autre part le peuple des entrepreneurs.
Il importe d'examiner le nombre de disparitions et les soldes nets de création des PME après sept ans d'existence. Les dirigeants de PME, et surtout les futurs entrepreneurs entre 35 et 40 ans, souhaitent mettre en oeuvre leur volontarisme et leurs compétences dans un environnement où ils n'auraient plus à consacrer entre un tiers et un quart de leur temps à des questions de droit du travail ou à satisfaire des contraintes administratives. Or cette question semble être taboue, tout comme l'étaient les 35 heures au Medef, sur lesquelles se sont véritablement opposées le grand patronat salarié et les PME, notamment propriétaires. Le risque est donc que les 25-35 ans partent exercer leur talent en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et peut-être en Inde, afin de trouver les leviers favorables.
Un étudiant de troisième année en finance de marchés - Concernant le patriotisme économique, je souhaiterais avoir votre avis sur la polémique liée à l'attribution à Bombardier, société canadienne, plutôt qu'à Alstom, d'un important contrat pour les transports en commun en Ile-de-France.
Francis MER - Je réponds en tant qu'ancien administrateur d'Alstom, et parce que j'ai été concerné par ce sujet dans le cadre de mes fonctions ministérielles. Le problème se présente en réalité autrement. Bombardier, qui fabrique d'ailleurs une partie de son matériel en France, a été déclaré adjudicateur selon des règles d'attribution des marchés publics, scrupuleusement suivies, valables en France et en Europe. Alstom protestait plutôt contre le fait de ne pas avoir pu participer, en totale transparence, à un semblable appel d'offres au Canada. De tels problèmes révèlent les imperfections du marché. Le Canada n'est ainsi pas obligé d'émettre des appels d'offre.
Dominique ROUSSET - Nous remercions les intervenants et accueillons les prochains orateurs pour la deuxième table ronde.