8. Jusqu'ici, la PAC a construit l'Europe
Imaginons que l'Europe supprime totalement ses protections aux frontières ; imaginons que les agriculteurs ne soient plus soutenus que par des aides sans lien avec la production. Si les prix mondiaux venaient à baisser durablement, l'Europe se retrouverait avec des surfaces en jachère très importantes : toutes les exploitations, y compris les plus grandes, seraient touchées, car elles souffrent, comme les petites, d'écarts de productivité avec les meilleurs du globe. Et l'Europe ne serait plus en capacité d'assurer sa sécurité alimentaire. Son agriculture connaîtrait un terrible recul, alors qu'elle a atteint en très peu de temps un niveau de développement qui lui permet de fonctionner par elle-même. Attaquée de l'extérieur, elle l'est de l'intérieur puisqu'on lui reproche son coût budgétaire : c'est oublier que le périmètre de l'agriculture s'est agrandi et qu'il continuera de s'agrandir à budget constant.
Il faut rappeler que ce développement européen n'a pas été fait pour l'agriculture, même s'il a, par la force des choses, concerné les agriculteurs. Revenons à l'après-guerre. L'Union européenne n'existe pas et les pays qui vont finir par la constituer doivent se relever. Ils sont dans un piteux état, sur le plan industriel comme sur le plan agricole. Souvenons-nous que le pain n'a cessé d'être rationné, en France, qu'en février 1949 ! L'urgence était de reconstruire l'industrie : l'agriculture a été pilotée pour approvisionner la France entière en nourriture, tout en gérant un transfert et une mutation de la population rurale vers les villes. Pour y parvenir, les dirigeants, et singulièrement le général De Gaulle, ont choisi -comme le rappelle Olivier de Gasquet dans Notre agriculture - de « transférer au niveau européen la nécessité de mener une politique protectionniste pour stimuler la production agricole ». Et le ministre en charge de l'agriculture, Edgar Pisani, a bien reçu comme mission de faire en sorte qu'une agriculture performante émerge. Il s'est d'ailleurs fait rappeler à l'ordre : il ne devait pas « servir de relais à telle ou telle revendication catégorielle » (plus tard, Jean Glavany montrera qu'il a bien compris : « Je ne suis pas le ministre des agriculteurs ; je suis le ministre de l'agriculture dans la société »). Construire l'agriculture de la France et de l'Europe était une condition pour une France industrielle forte. La situation n'était pourtant pas facile : « d'un côté le recours massif aux importations est absolument nécessaire ; de l'autre, ces mêmes importations concurrencent la production locale et empêchent toute dynamique de développement ». Toute ressemblance avec la situation réelle d'un pays aujourd'hui en voie de développement serait fortuite ...
L'Europe va avoir recours à un protectionnisme temporaire. Avec le système du prélèvement, elle va pouvoir ajuster en permanence la protection aux frontières. Le marché agricole commun va fonctionner à l'abri des fluctuations mondiales qui, sinon, l'auraient empêché de naître. Il s'agit d'un marché régulé par les prélèvements, par les prix garantis à l'intérieur et par les restitutions utilisées pour les exportations : le commerce extérieur exerçait une fonction de régulation. Pour que chacun se remémore la cadence d'avancement, rappelons que les premières organisations communes de marché (OCM) ne sont entrées en vigueur qu'en 1967, le Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA) étant né le 1 er juillet de la même année. Et tout ce montage était déjà inspiré du modèle américain : marché libre à l'intérieur et conquête de la planète à l'extérieur.
Dans les négociations de construction du marché commun agricole, les Etats-Unis ont accepté le mécanisme du prélèvement à condition que les européens abandonnent tout droit de douane sur les oléagineux, puis sur les drêches de maïs lors du Kennedy round. Ainsi, en contrepartie du prélèvement, l'Europe se mettait sous la dépendance des Etats-Unis pour la nourriture des animaux, qui se fera à partir des filières américaines du soja et du maïs. Ne l'oublions pas : c'est encore le cas aujourd'hui. Pour les oléagineux, c'est par un système de subvention des ventes à perte (les deficiency payments ) que les américains soutiennent leur production, en régime de croisière. Les européens copieront ce système, alors qu'il s'agissait de faire démarrer cette culture. Puisque toute la production est aidée, cette mesure se révèle coûteuse pour l'Europe. Avec l'accroissement de la motorisation, l'ensemble fut rapidement une réussite marquée par la disparition du cheptel des chevaux (principale source d'énergie pour l'agriculture), l'accroissement du nombre de vaches laitières et du rendement par animal qui conduira aux excédents laitiers, le remplacement de la sole d'avoine destinée aux chevaux par une sole de maïs pour les vaches laitières et l'apparition d'excédents céréaliers dans les années 90.
Tout ce parcours fut pourtant marqué par de sérieuses embûches. Le système était fait pour fonctionner avec des monnaies stables entre elles. Si les monnaies se mettaient à diverger, ce serait aussi la divergence du système. Or, deux ans après sa naissance, c'est la dévaluation du franc, le 8 août 1969. Les dirigeants décident de ne pas appliquer ce système à l'agriculture. Ils y parviennent, par l'invention des montants compensatoires monétaires. Deux mois plus tard, c'est le mark qui est réévalué. On poursuit la technique et invente des montants compensatoires ... dans l'autre sens !
Le coût budgétaire de ces désordres monétaires fut important. La monnaie unique, qui ne viendra qu'après, aurait évité ces conséquences fâcheuses.
Les différents pays vont avoir des attitudes divergentes en fonction de leurs intérêts et de leurs convictions. Par construction, la France était favorisée sur le plan agricole, ce qui était la « monnaie de la pièce » pour le développement industriel de l'Allemagne. Mais l'Allemagne va vite comprendre que, pour diminuer le coût relatif de son financement de l'agriculture européenne, elle n'avait qu'à développer sa propre agriculture, ce qui amplifia le succès de l'agriculture européenne. Inversement, l'Angleterre, dont les intérêts sont ailleurs que dans l'agriculture depuis longtemps, ne va pas suivre ce chemin. Ce faisant, elle va accroître sa part de financement relatif de l'agriculture européenne en adoptant une attitude purement financière : « I want my money back ! » réclamait Madame Thatcher. C'est que plus l'agriculture produisait, plus elle coûtait sur le plan budgétaire. Même des dispositifs comme la taxe de coresponsabilité ne sont pas parvenus à freiner le système : l'agriculture était en quelque sorte victime de son succès. Il fallait une sérieuse remise en ordre sur le plan financier ; ce fut l'objet de la réunion de Fontainebleau en 1984.
Il en est découlé des quotas financiers par production : par exemple pour les oléagineux, il y a eu une quantité maximale garantie. Puis, en s'inspirant du farm bill américain, qui raisonne sur des plans pluriannuels, on a vu apparaître les stabilisateurs budgétaires.
Enfin, il a fallu « taper dans le dur » et restreindre la production par des méthodes de contingentement. En 1983, Michel Rocard a mis en place les quotas laitiers, politique qui fut poursuivie par Henri Nallet puis François Guillaume : en 10 ans, l'effectif des producteurs de lait a été réduit de 60 % et le caractère « social » de la production laitière a disparu, laissant place à une filière économique dont les entreprises agricoles et de transformation se sont agrandies et concentrées.
Dans le domaine végétal, ce fut l'introduction de la jachère. Outre les bienfaits sur la réduction de la production et sur le repos des sols, cette mesure a permis d'amorcer les premières cultures destinées aux biocarburants.
Il s'agit ici d'un rappel sommaire, le but étant tout simplement de montrer qu'il est malgré tout possible de rattraper les emballements, qui valent mieux de toute façon que les pénuries.
Il est bon de faire sentir cependant que cela « n'est pas aussi simple » et que l'on a affaire à un système vivant, donc complexe et aux nombreuses réactions en chaîne. Ainsi, au fur et à mesure que les stocks de lait ont disparu, ce sont les stocks de viande qui sont apparus : les vaches laitières, en effet, sont aussi de la viande. Les besoins en surface fourragères diminuant, celles-ci ont été livrées aux céréales ... pour lesquelles on s'est inspiré du set aside américain, qui est un gel obligatoire. Saisissons ce point pour faire remarquer une différence très importante entre l'Europe et les Etats-Unis. En Europe, il est très difficile pour un agriculteur de laisser une terre non cultivée, ce qui ne pose aucun problème à un farmer américain. La conception de l'espace est radicalement différente : ils ont la place (pour l'agriculture d'une part, et pour le recreational d'autre part), tandis que « chez nous, aliments et paysages doivent être obtenus au même endroit ».