DEUXIÈME PARTIE - LES GRANDES ORIENTATIONS DE L'ÉTUDE
Le complexe agroalimentaire français a évolué de façon considérable au cours du dernier demi-siècle, abandonnant progressivement le modèle de la ferme traditionnelle autocentrée pour s'ouvrir à de nouvelles formes et structures de valorisation. Il rassemble aujourd'hui 4 millions de personnes dans des filières extrêmement diverses, allant de la production à la distribution, en passant par l'agrofourniture, la transformation ou la restauration. Marqué par un phénomène de tertiarisation commun à l'ensemble de l'économie nationale, même si la dimension artisanale reste d'importance, il est passé successivement d'un stade agricole à un stade artisanal, puis agro-industriel, et enfin agro-tertiaire, où la recherche de la croissance et de la valeur ajoutée se concentre sur des éléments de plus en plus immatériels. Une approche systémique met en évidence l'existence, au sein du système alimentaire global, de sous-systèmes dits « opérant », d'« information » et « de décision », tous trois en interaction, à l'échelle nationale comme européenne et mondiale.
Ce système alimentaire global est soumis à des forces de différents types, et en premier lieu à des forces naturelles. Les projections démographiques récentes montrent que la planète, qui ne comptait qu'un milliard d'habitants en 1800, et 2,5 milliards en 1950, en rassemblera 9 milliards à l'horizon 2050, plafond auquel succèdera une phase de stabilisation. Cette transition démographique gouverne en grande partie l'évolution des besoins alimentaires de la population mondiale, en termes quantitatifs et qualitatifs. Appliquées à la seule population paysanne, les projections démographiques font état d'une réduction du nombre d'agriculteurs à 200.000 en 2015, posant la question de la transmission d'exploitation et de l'installation des jeunes exploitants. Ce mouvement s'accompagne d'un repeuplement des campagnes, par des populations toutefois éloignées du monde agricole. A ces pressions démographiques se superposent des forces climatiques et environnementales. La prise de conscience récente, à l'échelle mondiale, du caractère « fini » et fragile de notre biosphère, ainsi que des risques liés à un réchauffement accéléré de la planète en raison des rejets excessifs de gaz à effet de serre, a directement rejailli sur des enjeux agricoles : gestion de la pénurie prévisible d'eau, modification des cultures en fonction de leur situation géographique, mise en place de techniques de production respectueuses de l'environnement, prise en compte de l'agriculture dans le « bilan carbone », et surtout développement de la filière « biocarburants ».
Aux tensions des « forces de la nature » s'ajoutent celles exercées par l'homme et les institutions qu'il crée en vue de gérer la production et les échanges. Les écarts de productivité entre régions « riches » et « pauvres » excluent une libéralisation totale du commerce alimentaire : outre qu'elle accroîtrait les inégalités de développement, déjà conséquents si l'on se réfère aux 2 milliards de personnes malnutries et aux 850 millions souffrant de la faim, elle aurait pour effets annexes d'intensifier la volatilité des marchés agricoles et de remettre en cause la souveraineté alimentaire de nombre de pays producteurs. Du reste, des chercheurs ont montré qu'une telle libéralisation, qui certes profite à certains agents, n'est pas nécessairement avantageuse d'un point de vue global. Doivent être développées, en revanche, des politiques régionales mettant en relation des sous-ensembles aux caractéristiques économiques similaires : ainsi, la PAC n'a pu se mettre en oeuvre, et aboutir d'une situation de pénurie dans l'après guerre à une situation d'excédents quelques dizaines d'années plus tard, puis à l'« ouverture au monde » d'une agriculture respectueuse de l'environnement et regroupant désormais 27 Etats, que parce qu'elle mettait en relation, dans un ensemble provisoirement protégé, des pays aux caractéristiques proches. L'Organisation mondiale du commerce (OMC), plutôt que de se limiter à faciliter les échanges commerciaux de façon multilatérale, devrait chercher à encourager de telles démarches. C'est ce que prône le Mouvement pour une organisation mondiale de l'agriculture (MOMA), initiative cherchant à mettre en place une gouvernance mondiale permettant de réguler les échanges agricoles en respectant les différents modèles de développement. Or, le cycle dit « du développement », inauguré à Doha en 2001, s'est pour l'instant soldé par un échec. Si l'Union européenne a consenti de substantiels efforts en réformant sa politique agricole commune (PAC) en 2003, en vue de réduire ses effets distorsifs dans les échanges internationaux, les plus importants des pays producteurs ont maintenu des dispositifs subtils facilitant la commercialisation de leur production : boards et crédits à l'exportation pour les pays du groupe de Cairns, marketing loans aux Etats-Unis, barrières non tarifaires pour chacun d'entre eux ...
Penser l'agriculture mondiale aujourd'hui implique de penser la diversité, et donc de parler « d'agricultures ». Les projections réalisées par des chercheurs font état de scénarios de développement différenciés pour chacune des grandes régions de production du monde selon les choix de spécialisation, le degré d'intervention des pouvoirs publics et le niveau d'ouverture aux échanges. La France, au sein de ces agricultures mondiales, devrait connaître un retour à une spécialisation relativement marquée par régions. Les simulations réalisées par la Délégation à l'aménagement du territoire (DATAR) distinguent quatre scénarios privilégiant respectivement les aspects agricole, industriel, identitaire et tertiaire d'un tel développement. Si les évolutions législatives récentes, et plus particulièrement la loi d'orientation agricole publiée au début de l'année 2006, présentent des avancées appréciables, elles se gardent de choisir entre ces divers scénarios et n'offrent pas de projet d'avenir précis pour le monde rural. Celui-ci reste aujourd'hui très marqué par le modèle de la coopérative agricole, apte à organiser la production pour chacun de ses membres, mais également à porter des participations dans d'autres filières en vue d'élargir ses activités sur l'ensemble du périmètre agricole et alimentaire, notamment vers l'aval. Dans un mouvement symétrique, les grands groupes de l'industrie agroalimentaire cherchent à s'assurer un lien direct avec les producteurs, afin de sécuriser leur approvisionnement.
Le système alimentaire est donc marqué par une interpénétration croissante des acteurs et des activités, l'agriculture proprement dit n'y représentant qu'une étape parmi d'autres. Si une branche « industrie agroalimentaire » continue toutefois d'être identifiable, elle se caractérise cependant par sa grande hétérogénéité, regroupant de très nombreuses petites et moyennes entreprises employant une part importante des effectifs, mais aussi quelques très grandes entreprises réalisant l'essentiel du chiffre d'affaires du secteur. Si ce dernier demeure le plus important de l'industrie européenne et place notre pays au deuxième rang au niveau mondial, derrière les Etats-Unis, il n'en reste pas moins marqué par une dégradation de la croissance et des marges, ainsi que d'une perte de compétitivité et de parts de marché. La voie du salut semble passer par un accroissement des dépenses de recherche et développement, afin de répondre à l'évolution des besoins des consommateurs, ainsi que par une stratégie plus offensive à l'égard des marchés à croissance rapide. Les entreprises les plus dynamiques, telles Danone, sont en effet celles ayant privilégié l'internationalisation, l'innovation et la recherche d'activités complémentaires. Les fonds d'investissement constituent, pour ces groupes, de précieux instruments de financement dont les exigences en termes de rentabilité incitent les dirigeants d'entreprises à se positionner stratégiquement sur les secteurs bénéficiant d'un fort potentiel de croissance : produits laitiers, boulangerie -viennoiserie- pâtisserie, produits frais élaborés, produits de la mer, produits « santé » ou « minceur » ... La grande distribution joue naturellement un rôle primordial dans la valorisation des produits. Malgré la succession de textes normatifs ayant tenté de réguler ces pratiques et à entretenir la diversité, jusqu'à la récente loi Dutreil plafonnant les « marges arrières », celle-ci s'est concentrée jusqu'à devenir le lieu d'approvisionnement quasi unique des consommateurs et a imposé sa politique de prix bas aux producteurs auprès desquels elle se fournit. A des producteurs et, dans une moindre mesure, des transformateurs éparpillés, s'oppose aujourd'hui une demi-douzaine de distributeurs qui, bien qu'animés de stratégies très éloignées, « tiennent » le marché. Malgré son efficacité commerciale, la grande distribution française semble cependant s'essouffler comparé à des groupes comme l'anglais Tesco, beaucoup plus rentable et ayant su créer une relation-client exemplaire, mais également face au développement du hard discount, proposant à des prix agressifs des produits dont la qualité ne cesse de s'améliorer. Enfin, la restauration constitue un maillon du système alimentaire à l'importance croissante, du fait de la généralisation de la consommation alimentaire hors domicile, qui lui aussi infléchit ses pratiques en élargissant sa gamme de services, en se rapprochant de la transformation, en pratiquant une politique de recrutement plus fine ou encore en privilégiant l'offre de produits nutritionnellement ou écologiquement viables.
A la fois consommateur et citoyen, le « mangeur » est un acteur central du système alimentaire. Vital et récurrent, l'acte d'alimentation a profondément évolué au cours des deux derniers siècles, du fait de la diminution du coût des produits et de la diversification de l'offre alimentaire : tandis que le budget consacré à l'alimentation s'est considérablement réduit, en proportion du revenu des ménages, la quantité moyenne journalière de calories a presque doublé, principalement au profit des produits gras et sucrés, dont le prix a très fortement diminué. Les déséquilibres alimentaires qui en ont résulté on provoqué une augmentation de l'obésité et des maladies cardiovasculaires. D'autre part, l'accroissement de la production et des échanges de produits bruts et transformés a multiplié la survenance de crises sanitaires. Bien que mus par des intérêts distincts, tant les pouvoirs publics que les industriels de l'agroalimentaire ont pris conscience de ces dérives et se sont donné les moyens d'y faire face. Les premiers sont intervenus pour renforcer la traçabilité, l'hygiène et la sécurité alimentaires des produits ; ils ont également lancé de grandes campagnes d'information et de prévention sur les comportements alimentaires. Les seconds ont adopté des codes de bonne conduite en matière de publicité, rééquilibré la composition de leurs produits et communiqué sur des conseils nutritionnels.
Il est aujourd'hui indispensable d'intervenir pour accompagner ou orienter les évolutions du système alimentaire, dans chacune de ses composantes. L'utilisation d'organismes de recherche d'excellence doit être optimisée : il faut par exemple donner à l'Institut national de la recherche agronomique, dont les travaux sont axés sur le « tripode » agriculture -alimentation- environnement, les moyens de fonctionner et de valoriser le fruit de ses recherches. Tout en maintenant leur productivité, les pratiques agricoles doivent continuer d'évoluer pour contribuer à un respect accru de l'environnement et de la biodiversité. Les grandes régions de production du monde doivent adapter leurs structures et leur politique de développement aux modifications prévisibles des régimes alimentaires, afin de rester en adéquation avec la demande. Partout, elles doivent par ailleurs s'ouvrir à l'international afin de favoriser l'implantation sur leur territoire des industries agroalimentaires, à la recherche de liens resserrés avec leurs fournisseurs de produits bruts. Dans les zones rurales françaises, des pôles de compétitivité, de qualité de vie et de services, animés par un réseau serré de TPE et PME, doivent être mis en place afin de drainer les revenus des « présents » : résidents et touristes. Au niveau institutionnel, européen notamment, la nécessité du maintien d'une véritable politique agricole et alimentaire doit être réaffirmée en mettant en avant le fait que des mécanismes publics nouveaux ont à être conçus pour réguler la volatilité des marchés agricoles et alimentaires et rémunérer à leur juste mesure les aménités positives apportées par l'agriculture à l'ensemble de la société. Si un système agricole et alimentaire continuera bien d'exister, son profil évoluera cependant de façon notable : moins d'exploitants mieux formés gérant des structures recomposées ; des disparités naturelles et logistiques qui tendront à se radicaliser ; une industrie agroalimentaire dont la valeur ajoutée continuera de se concentrer dans un nombre réduit d'acteurs ; une importance accrue de l'export dans le contexte d'un marché national saturé ; un délaissement du critère « prix » dans l'acte d'achat au profit d'éléments écologiques, sanitaires ou éthiques, symboles d'une attention croissante accordée à l'individu et à sa place dans la biosphère.