III. LAISSER-FAIRE ? NON : ÊTRE LIBÉRAL ET RÉGULER
Les tensions des « forces de la nature » ne sont pas les seules à s'exercer. Et la pression sur l'agriculture redouble, quand les discussions à l'OMC sont remises sine die : « Les aides agricoles provoquent l'échec de la libéralisation du commerce », titrait Le Monde du 26 Juillet 2006, alors que dans un éditorial intitulé « Égoïsmes agricoles », il est indiqué que « jamais un cycle commercial n'était allé aussi loin en matière agricole, avant de tourner court ». Ainsi se trouve suspendu le cycle de Doha, destiné à favoriser l'activité des pays pauvres, en toute logique avec les objectifs du Millénaire pour le développement. En numéro un, l'ONU a mis la « lutte contre la pauvreté » : réduire de moitié la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour et réduire de moitié la malnutrition (entre 1990 et 2015).
1. Libéralisation seulement? La productivité agricole des « déjà riches » ne peut pas conduire à la souveraineté alimentaire des « encore pauvres »
On a vu que la production agricole et alimentaire mondiale a progressé légèrement plus vite que la population au cours des 50 dernières années. Mais on compte 2 milliards de personnes malnutries et 850 millions qui souffrent de la faim, principalement dans les pays en développement. Or, la plupart de ceux-ci sont des producteurs de nourriture, des paysans pauvres.
Comment expliquer que des paysans producteurs de produits agricoles se retrouvent sans les moyens de pouvoir s'acheter de la nourriture ?
Pour le comprendre, Marcel Mazoyer, professeur à l'INA-PG, explique que l'écart de productivité est de l'ordre de 1 à 1.000 entre la culture « à la main » la moins performante, pratiquée en Afrique, par exemple, et la culture motorisée la plus performante, pratiquée en France, par exemple (pour fixer les idées, il est admis qu'au début du XXème siècle, l'écart de productivité entre la culture « à la main » et la culture à traction animale était de 1 à 10).
10 quintaux de céréales produits en un an par un homme en Afrique : un homme travaillant un hectare et obtenant un rendement de 10 quintaux. 10.000 quintaux par an pour un homme dans la Beauce : un travailleur sur 100 hectares produisant 100 quintaux à l'hectare. L'écart est le même pour les productions animales : un paysan africain trayant une vache à 1.000 litres par an, quand un éleveur néo-zélandais trait plus de 100 vaches à 10.000 litres par an.
D'un côté, une très grande majorité de paysans travaille uniquement avec des outils à main, sans engrais ni phytosanitaires ; de l'autre, une minorité a bénéficié de la révolution agricole et dispose de tracteurs, de semences sélectionnées, d'engrais et de phytosanitaires.
Les gains de productivité obtenus par la révolution agricole et par la révolution verte ont été énormes au cours des 50 dernières années, de sorte que les prix des produits agricoles ont été divisés par 4 ou 5 selon les produits et selon les pays. Les revenus des exploitations ont chuté, et l'on a vu qu'il ne reste plus que 380.000 exploitations professionnelles en 2000 en France.
Par ailleurs, suite à la libéralisation des mouvements de capitaux dans les années 80, des investissements massifs ont été réalisés, notamment dans les grandes exploitations d'Amérique latine ou des pays de l'Est. La productivité ainsi obtenue a sa contrepartie : réduction de l'emploi, bas salaires, sous-alimentation, c'est-à-dire contraction du marché intérieur de produits agricoles et augmentation des quantités disponibles à l'exportation, à bas prix.
Ces prix de vente sont très inférieurs aux coûts de revient obtenus par la très grande majorité des agriculteurs du monde. Et ces prix, par le canal des marchés internationaux, entrent en compétition avec les productions locales, dont les prix de vente doivent s'aligner, devenant ainsi inférieurs aux coûts de production. On comprend alors que les revenus tirés des agricultures locales ne permettent pas le développement. Chez les plus pauvres, ces revenus ne permettent même pas de se nourrir correctement. Dans les pays riches, s'il n'y avait pas de mécanismes régulateurs, les agriculteurs auraient un revenu nul ou négatif. Ce que les pays riches ne peuvent accepter car, souverains chez eux, ils veulent leur indépendance agricole pour assurer un approvisionnement sûr et régulier pour leurs entreprises de transformation et de distribution alimentaires.
Or, les marchés agricoles sont volatiles : la loi de l'offre et de la demande ne s'y applique pas de manière classique. Les productions agricoles sont fluctuantes en quantité et qualité (climat, maladies ...), tandis que les capacités de consommation alimentaire sont relativement rigides en volume, liées aux revenus disponibles. Les variations de prix sont amplifiées : ils s'effondrent dès que les quantités dépassent celles qui sont nécessaires à la consommation, tandis qu'ils deviennent très élevés, rendant la nourriture très chère, si les quantités font défaut.
Pour les plus pauvres des agriculteurs-consommateurs, il y va de leur survie. Les prix agricoles ne peuvent être à la base de leur sécurité alimentaire, ni de leur développement. Et la réduction de l'instabilité des prix est l'objet des politiques agricoles qui visent à satisfaire à la fois les consommateurs et les producteurs.