N° 189
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2006-2007
Annexe au procès-verbal de la séance du 30 janvier 2007 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation du Sénat pour la planification (1) sur la productivité et le niveau de vie ,
Par M. Joël BOURDIN,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Joël Bourdin, président ; M. Pierre André, Mme Évelyne Didier, MM. Joseph Kergueris, Jean-Pierre Plancade, vice-présidents ; MM. Yvon Collin, Claude Saunier, secrétaires ; MM. Bernard Angels, Gérard Bailly, Yves Fréville, Yves Krattinger, Philippe Leroy, Jean-Luc Miraux, Daniel Soulage .
Économie . |
INTRODUCTION
Pourquoi le mouvement de rattrapage par l'Europe du niveau de vie moyen des États-Unis, engagé après la Seconde guerre mondiale, s'est-il interrompu ?
Trois facteurs sont généralement évoqués :
- une première rupture est intervenue au milieu des années 70 , en lien avec le ralentissement de la croissance en Europe, ce qui a entraîné une hausse du chômage et un ralentissement de la croissance du facteur travail ;
- une deuxième rupture est intervenue au début des années 80 , avec la mise en oeuvre de politiques anti-inflationnistes en Europe, avec quelques années de retard sur les États-Unis et un impact négatif sur la croissance, à la fois plus durable et plus marqué ;
- une troisième rupture s'est produite au milieu des années 90 : à partir de 1995, la croissance de la productivité du travail aux États-Unis est passée d'un rythme tendanciel de 1,1 % par an à un rythme de 2,5 % par an ; en Europe, au contraire, le rythme a diminué, revenant de 2,3 % à 1,4 % par an. Ainsi, alors que l'Europe avait, en moyenne, pratiquement rattrapé les États-Unis en termes de productivité du travail, l'écart s'est à nouveau creusé à partir de 1995 .
Or, la capacité à mobiliser le facteur travail, d'une part, et la productivité du travail, d'autre part, déterminent le niveau de développement d'un pays. Ceci résulte de l'identité comptable très simple qui suit : le PIB est égal à l'emploi multiplié par la production par personne employée (c'est-à-dire la productivité du travail).
La triple inflexion évoquée ci-dessus est illustrée par le graphique n° 1 ci-dessous. On y voit notamment :
Graphique n° 1
PIB, PIB PAR HABITANT ET PIB PAR HEURE
TRAVAILLÉE
1960-2004
UE-15 EN % DES
ÉTATS-UNIS
Note : le terme « UE-15 »
désigne les 15 pays membres de l'Union européenne, avant le
1
er
mai 2004.
Source : Groningen Growth and Development
Centre (GGDC)
- à partir de 1975 , l'interruption du rattrapage des États-Unis par l'Europe en termes de PIB par habitant - courbe en pointillés bleus -, en lien avec le ralentissement de la croissance et la hausse du chômage ;
- à partir de 1995 , la productivité horaire - courbe en pointillés espacés orange - connaît également une baisse relativement aux États-Unis, entraînant un nouveau creusement de l'écart de niveau de vie entre l'Europe et les États-Unis.
Ainsi, alors que le PIB par habitant dans l'Union européenne 1 ( * ) était inférieur de 22 % à celui des États-Unis en 1980, cet écart s'est par la suite creusé pour atteindre 26 % en 2004.
Si l'on se réfère aux éléments statistiques et comptables brièvement rappelés ci-dessus, l'Europe perdrait donc sur les deux tableaux : celui de l'utilisation de sa ressource en main d'oeuvre et celui de la productivité par tête, nourrissant ainsi le diagnostic d'un décrochage économique de l'Europe .
L'image d'une Europe prenant de plus en plus de retard par rapport aux États-Unis s'est en outre renforcée depuis le début des années 2000. En effet, suite au ralentissement de l'économie mondiale consécutive à l'éclatement de la « bulle Internet » en 2001, les États-Unis ont retrouvé un rythme de croissance proche de 3 %, effaçant ainsi rapidement la croissance perdue 2 ( * ) par rapport au potentiel de croissance. Le niveau du PIB des États-Unis est aujourd'hui supérieur à ce qu'il aurait été sans cette crise.
Dans le même temps, l'Europe qui avait mis fin, au tournant du XXe siècle, à huit années de « croissance molle », dépassant même les États-Unis en 2000 (+3,9 % de croissance contre +3,7 % pour les États-Unis) n'a pas encore surmonté la crise de 2001. Elle reste engluée dans une croissance (+1,3 % par an dans la zone euro sur 2002/2005) inférieure à son potentiel , souffrant ainsi, aujourd'hui, d'un « retard de croissance » de l'ordre de 1,5 % du PIB 3 ( * ) .
Alors qu'au cours des années 1990, la faiblesse de la croissance en Europe pouvait être imputée à l' orientation de la politique économique et, notamment, en lien avec la gestion de la réunification allemande, à des politiques ou stratégies monétaires (hausse des taux d'intérêt, dévaluations compétitives) extrêmement pénalisantes, rien de tel, en première analyse, au début des années 2000 : les soldes budgétaires se sont dégradés, semblant indiquer que la politique budgétaire a joué un rôle de stabilisation de la conjoncture, et la politique monétaire a été plus accommodante (les taux d'intérêt ont baissé de 4,4 % à 2,3 % entre 2000 et 2003).
Dans ce double contexte - le retard de la croissance de l'Europe et des politiques de régulation macroéconomique a priori accommodantes -, les travaux des économistes se sont plus particulièrement penchés sur les causes structurelles de ce décalage de dynamisme économique, et plus particulièrement sur les divergences d'évolution de la productivité .
*
La productivité est, en effet, le déterminant essentiel de la richesse des nations, pour paraphraser Jean Fourastié. Elle constitue la mesure de l'efficacité économique d'un pays .
La productivité est le rapport entre une production et les facteurs qui ont permis de la réaliser .
Il y a trois approches de la productivité, selon le facteur de production que l'on prend en compte : la productivité du travail, la productivité du capital, ou la productivité globale des facteurs c'est-à-dire la productivité de l'ensemble des facteurs utilisés (voir chapitre I pour une définition de ces concepts et la manière de les mesurer).
Ce rapport d'information est centré sur la productivité du travail , et chaque fois que le terme de « productivité » y sera employé, il sera fait référence à la productivité du travail.
La productivité du travail est, en effet, l'indicateur le plus important, car « il n'y a ni richesse ni force que d'hommes » , selon le mot de Jean BODIN au XVIe siècle 4 ( * ) , s'opposant ainsi à MALTHUS.
Cette expression traduit le fait que le nombre des hommes en capacité de travailler est le facteur qui, sur une longue période, limite la production. Accroître la productivité du travail est donc la seule manière d'augmenter le niveau de vie (de « faire plus avec moins » en quelque sorte).
Il faudrait ajouter que si les travaux sur la productivité concernent généralement la productivité du travail, cela résulte aussi de ce que le capital est très difficile à mesurer : on ne peut pas se contenter de compter le nombre de machines, il faut savoir aussi mesurer leur potentiel, et les comparaisons sont parfois impossibles.
Il est donc plus simple pour les économistes de privilégier la productivité du travail, en tenant compte de la qualité et de la quantité du facteur capital comme source d'augmentation de la productivité du travail.
*
Aborder la question de la productivité conduit inévitablement à affronter une difficulté fondamentale : si l'on sait décomposer ex post l'évolution de la productivité à partir des données comptables disponibles, et, ainsi, progresser dans les explications de cette évolution, la science économique reste encore relativement démunie pour en expliquer les déterminants fondamentaux, et notamment ce qui est au coeur de la productivité, le progrès technique .
L'augmentation de la productivité du travail résulte, en bonne partie, d'un « cadeau du ciel » 5 ( * ) . Longtemps qualifiée de « résidu inexpliqué » 6 ( * ) , elle souligne en quelque sorte les limites de la connaissance des sources de la croissance.
Avec la notion de productivité, on touche ainsi au coeur de tous des débats sur les déterminants de la croissance .
Cependant, les analyses menées pour comprendre la « double inflexion » de la productivité au cours des années 1990, c'est-à-dire son accélération aux États-Unis et son ralentissement en Europe, ont permis une nette avancée de la compréhension de ce phénomène.
Elles ont également permis à la science économique de progresser sur les deux questions suivantes :
- quel est l'impact de politiques sectorielles - recherche et développement, éducation et formation, développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication, libéralisation des marchés de biens et services,... - sur la productivité ?
- quel est le rôle de la puissance publique pour créer un environnement favorable - notamment macroéconomique - à la diffusion de l'innovation et à l'augmentation de la productivité ?
*
En présentant ce rapport d'information sur « la productivité et le niveau de vie » , l'ambition de votre Délégation paraît donc élevée : parce que le sujet peut sembler relever de la recherche académique et parce qu'il est au coeur de tous les débats de politique économique.
Malgré cette double difficulté, il a paru nécessaire à votre Délégation de « faire un point » :
- tout d'abord sur un plan statistique et comptable, il lui semblait nécessaire de présenter un constat et une synthèse abordables permettant de mesurer les écarts de niveau de vie entre les principaux pays développés et d'en comprendre les déterminants.
Votre Délégation a ainsi demandé à l' INSEE (Direction des Etudes et Synthèses économiques) de réaliser une étude qui réponde à cette double exigence 7 ( * ) .
- ensuite, le moment semble venu d'une « mise
à plat » des travaux d'experts qui se sont récemment
multipliés sur la question des évolutions de productivité
des deux côtés de l'Atlantique, en lien avec la « double
inflexion » des rythmes de productivité depuis le milieu des
années 1990, afin de mettre en évidence les
éléments de diagnostic
les plus solides et d'en
déduire les
préconisations
les plus
pertinentes
8
(
*
)
.
Pour répondre à ce double objectif, votre rapporteur a pris le parti de traiter quatre problématiques :
La première est liée à la double nature du concept de productivité, qui détermine à la fois à la croissance à long terme d'un pays et le contenu en emplois de la croissance .
A un horizon où la croissance effective d'un pays n'est
pas contrainte par une insuffisance de la demande, celle-ci rejoint son
rythme potentiel
.
Or, le potentiel de la croissance d'un
pays dépend de la croissance de l'emploi et de la productivité
par tête
9
(
*
)
.
La productivité est ainsi au coeur du processus de croissance d'un pays et de sa richesse.
Mais, à un horizon où la croissance peut être contrainte par une insuffisance de la demande , la productivité détermine le contenu en emplois de la croissance .
Cette double nature du concept de productivité peut placer la politique économique face au conflit d'objectifs : dans un contexte de faible croissance, il peut être rationnel de mettre en oeuvre des politiques d' enrichissement du contenu en emplois de la croissance - donc de ralentir les gains de productivité - afin de lutter contre le chômage, mais elles contribuent à terme à abaisser le potentiel de croissance et à affaiblir structurellement l'économie.
Cette contradiction apparente peut-elle être dépassée, ce qui revient finalement à poser cette question triviale : la productivité joue-t-elle contre l'emploi ?
Cette problématique sera abordée dans un premier chapitre introductif.
La deuxième problématique est liée au creusement des écarts de niveau de vie entre l'Europe et les États-Unis : quels sont les facteurs comptables de ces écarts ? Résultent-ils en particulier d'une « préférence européenne pour le loisir » 10 ( * ) ?
Ces questions seront abordées dans le deuxième chapitre , sur la base de l'étude réalisée par l'INSEE et annexée à ce rapport d'information.
La troisième problématique résulte de ce qui apparaît en première analyse comme un décrochage de l'Europe par rapport aux États-Unis en matière d'évolution des rythmes de productivité depuis les années 1990 : quelle est la réalité de ce décrochage ? Quelles en sont les causes ? Que faut-il penser de la thèse souvent avancée, selon laquelle l'économie européenne aurait rattrapé, dans le courant des années 80, le niveau de la productivité américaine grâce à une stratégie d'imitation , mais qu'ayant atteint la « frontière technologique » 11 ( * ) , il lui faudrait désormais entrer dans une stratégie d'innovation permanente , que ses rigidités et ses faiblesses structurelles supposées (effort de recherche et de formation insuffisants, réglementation excessive...) freineraient ? ( troisième chapitre ).
La quatrième problématique est de nature prospective : dans un contexte de vieillissement démographique , qui va entraîner une augmentation du ratio de dépendance (rapport du nombre d'actifs au nombre d'inactifs), le ralentissement de la progression du niveau de vie est-il inéluctable ? Cela remet-il en cause la capacité des actifs à financer l'augmentation des dépenses liées au vieillissement démographique (retraites et santé) ? ( quatrième chapitre ).
*
* *
* 1 Les termes « Union européenne » utilisés dans ce rapport se réfèrent, sauf précision contraire, à la moyenne des 15 pays membres de l'Union en 2004.
* 2 A cause de la « crise Internet ».
* 3 C'est-à-dire que le niveau du PIB est inférieur de 1,5 % à son niveau potentiel ou tendanciel (estimation OFCE).
* 4 Expression citée par Arnaud Parienty, dans la revue « Alternatives économiques » (n° 240).
* 5 « A manna from heaven » selon l'image de l'économiste C. HALTEN.
* 6 Dans le modèle de croissance de l'économiste Robert SOLOW.
* 7 Cette étude est annexée à ce rapport d'information.
* 8 Ce rapport s'est notamment appuyé sur les travaux de Gilbert CETTE, Directeur des études macroéconomiques à la Banque de France. Cet économiste, coauteur avec Patrick ARTUS du rapport du travail d'Analyse Économique « Productivité et croissance » (2004), a proposé nombreuses contributions qui ont permis d'améliorer la compréhension des évolutions et des déterminants de la productivité.
* 9 Votre rapporteur rappelle que ceci se déduit de la simple décomposition comptable présentée ci-dessus (page 43) selon laquelle le PIB est égal au produit de la production par personne employée (c'est-à-dire la productivité) par le nombre de personnes employées. Cette décomposition ou cette identité est la même lorsqu'on raisonne en variation.
* 10 Pour reprendre l'expression d'Olivier BLANCHARD, Professeur au MIT dans « The Economic future of Europe » NBER Working Papers, février 2004.
* 11 C'est-à-dire le stade le plus avancé en matière de productivité et de technologie.