2. L'hypothèse des autorités administratives indépendantes comme bastion avance de l'administration traditionnelle
3.1.1. Les liens entre les autorités administratives indépendantes et le mécanisme des agences. La présentation du mécanisme des Autorités administratives indépendantes comme attentatoire à l'Etat est dogmatique, c'est-à-dire à la fois fondée théoriquement et décalée par rapport à la réalité des choses. En effet, en premier lieu, l'organisation administrative française est depuis longtemps déconcentrée. En second lieu, l'établissement de très nombreux comités d'expertise est très courant et dans de nombreux cas ceux-ci sont analogues à des Autorités bénéficiant de l'indépendance. Par exemple, la situation du Conseil Consultatif National d'Éthique est proche de la Commission pour la sécurité des consommateurs ou d'autres conseils non indépendants. Dans une perspective plus théorique, il a été montré que l'Etat peut encore exister sur un mode pluraliste. Si l'on veut bien prendre en considération cette pluralité de fait qui ne signifie pas en soi la destruction de l'idée d'Etat, le problème qui demeure est donc plutôt celui du cumul des pouvoirs et de la reddition des comptes. Il est essentiel de pouvoir ainsi évaluer l'ampleur de la difficulté : l'indépendance n'est pas en soi un décrochage par rapport à l'Etat, le cumul des pouvoirs 124 ( * ) maniés par des organismes peu responsables 125 ( * ) justifie en revanche que le législateur y réfléchisse intensément.
3.1.2. Transparence, consultation et négociation, nouveaux modes de l'action publique. Si l'on reprend la distinction méthodologique entre les Autorités administratives indépendantes et l'administration traditionnelle tenant à la transparence et à la consultation 126 ( * ) , une appréciation plus relative peut en être faite. En effet, en premier lieu, la transparence est une façon de faire qui permet à l'Etat ou à l'administration de donner à voir comment les décisions sont prises, renvoyant à la théorie politique de l'apparence. L'institution par la loi du 2 février 1995 de la Commission Nationale du Débat Public est exemplaire de ce mouvement. De la même façon, la manière de faire consistant à consulter les parties prenantes, c'est-à-dire toutes les personnes dont les situations sont susceptibles d'être affectées par l'action de l'Autorité, renvoyant à ce qui est théorisé sous le vocable de « contractualisation de l'action publique » 127 ( * ) , est adoptée d'une façon plus large. Le législateur 128 ( * ) et les pratiques administratives vont dans ce sens. Ainsi, les codes de bonnes conduites de la part des administrations ou des gestionnaires de réseaux se multiplient.
3.1.3. Les conséquences de l'hypothèse de bastion avancé : les Autorités administratives indépendantes comme expérimentation d'une évolution plus générale. Ainsi, l'on pourrait considérer que les Autorités administratives indépendantes ne sont pas si étranges par rapport l'organisation de l'Etat mais correspondent à une organisation générale prochaine. Si le pouvoir politique, le Gouvernement comme le Parlement, estime que cette façon de faire est plus légitime et plus efficace, alors le statut des Autorités administratives indépendantes change : il s'agit alors de les utiliser comme des expériences d'une nouvelle façon de procéder, pour envisager de généraliser l'organisation et la méthode. Les Autorités administratives indépendantes auraient alors deux qualités nouvelles : d'une part, elles permettent d'améliorer le système avant son extension, d'autre part, elles acclimatent ces nouvelles conceptions, ce qui rend concrètement leur extension envisageable. Si le pouvoir politique adopte cette conception, qui ne met plus du tout les Autorités administratives indépendantes comme des exceptions, mais comme des organisations ordinaires par anticipation, alors la catégorie doit recevoir toutes les faveurs.
3.1.4. Les limites de la thèse des Autorités administratives indépendantes comme expérimentation d'une réforme générale de l'Etat vers un nouveau modèle ordinaire. Sur bien des points techniques ou symboliques, les Autorités administratives indépendantes peuvent être prises comme exemples. Mais en premier lieu, leur principe d'indépendance, qui est dans leur nature même, peut finir par détruire l'exécutif si le Gouvernement ne peut plus donner d'ordres à aucune administration ! Cette limite politique est d'ailleurs relayée par la Constitution qui confie au Premier Ministre la charge et le pouvoir de gouverner. Cela finit par produire un changement politique majeur, dans une sorte de suppression dans l'exécutif de l'échelon de l'administration hiérarchisée, pour se rapprocher alors d'un modèle politique tel qu'on le connaît aux Etats-Unis, au sein duquel on ne peut pas vraiment dire qu'existent des ministres. En second lieu, sur le versant financier, c'est-à-dire un versant essentiel puisque la France s'est constituée comme un Etat financier et que c'est ce biais que la réforme de l'Etat cherche actuellement à s'opérer à travers la LOLF 129 ( * ) , si un nombre élevé d'administrations deviennent indépendantes, la LOLF qui a pour objectif de resserrer la cohérence de l'exercice du pouvoir budgétaire, finirait par voler en éclat 130 ( * ) .
3.1.5. Les Autorités administratives indépendantes, un modèle mais non une règle. L'on peut alors en conclure que le système des Autorités administratives indépendantes est tout à la fois non généralisable sur ce qu'il aurait de plus spécifique, à savoir l'indépendance structurelle, fonctionnelle, et budgétaire, mais constitue un modèle pouvant inspirer le fonctionnement généralisé de l'Etat et de l'administration hiérarchisée notamment dans leurs rapports avec les personnes et les entreprises au travers de principes et de méthodes comme la transparence et l'actualisation.
SECTION 4 : LES AUTORITÉS PUBLIQUES INDÉPENDANTES ET LA PERSPECTIVE DE LA PERSONNALITÉ MORALE
4.0. Qualification et personnalité morale. Le vocabulaire juridique n'est pas neutre, il contient en lui-même une forte normativité, puisque le terme choisi par le législateur présuppose une qualification juridique, c'est-à-dire implique un régime juridique plutôt qu'un autre. Or, le législateur lui-même, sans recourir à la catégorie plus économique de « régulateur » (à laquelle se réfère davantage le juge), a assez souvent qualifié les organismes qu'il créait d' « Autorité administrative indépendante ». En créant l'Autorité des Marchés Financiers, il la désigna comme une « autorité publique » indépendante, du fait qu'elle lui attribuait la personnalité morale. . Un flottement de qualification qui s'en suivit a été le prix à payer pour l'attribution de la personnalité morale, à propos de laquelle la question principale est de savoir s'il convient que toute Autorité indépendante la possède. Le législateur lui-même semble hésitant puisqu'elle a été attribuée à l'Agence française de lutte contre le dopage, mais qu'elle a été retirée à la CRE, et que les Autorités elles-mêmes sont partagées sur les bienfaits ou non, sur même le réel effet ou non, d'une telle attribution.
* 124 V infra.
* 125 V .infra.
* 126 V infra.
* 127 Renvoyant elle-même à une conception « post-moderne » de l'Etat, telle qu'elle est notamment développée dans les travaux de Jacques Chevallier.
* 128 Principe d'information en matière environnementale (Art. L. 110-2 Code de l'environnement), Loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, Loi du 12 juillet 1983 sur les enquêtes publiques ; loi du 2 février 1995 instituant la Commission nationale du débat public.
* 129 V. infra.
* 130 V. infra.