3. Les autorités publiques indépendantes, nées de l'attribution de la personnalité morale
4.1.1. Le double jeu de la personnalité morale et de l'indépendance, porte-à-faux par rapport aux catégories du droit administratif. Le rapport du Conseil d'Etat sur les Autorités administratives indépendantes a estimé qu'il ne fallait pas aller dans la voie de la personnalité morale, en ce qu'elle retirait les Autorités des catégories usuelles du droit public, engendrant donc de l'insécurité juridique. En effet, si un « opérateur de l'Etat », pour prendre ici le vocabulaire de la LOLF, a une personnalité morale, il est sous une tutelle d'un ministre, et appelle la qualification d'établissement public. Mais si l'organe en question est tout à la fois doté d'une telle personnalité, et soustrait du fait de son principe d'indépendance, d'un mécanisme tutélaire, alors il y a nécessité de créer une nouvelle catégorie juridique, à travers la nouvelle sémantique de « l'autorité publique indépendante » pour en rendre compte 131 ( * ) . On comprend dès lors qu'il ne convenait de sauter le pas et qu'il ne convient de songer à aller plus loin que si l'on peut contrebalancer une telle perturbation par des avantages certains.
4.1.2. Le précédent jurisprudentiel de la Banque de France. Il est vrai que lorsque la jurisprudence attribua la personnalité morale à la Banque de France, pour régler des questions de gestion de personnel (TC 16 juin 1997, Société La Fontaine de mars , Rec. , p. 532), la décision estima prudemment que la Banque constituait une catégorie juridique sui generis , catégorie bien connue pour être le refuge de l'hésitation qualificative, signe d'un désarroi du système auquel le législateur peut désirer mettre fin, dans sa mission visée de meilleure visibilité et intelligibilité des règles en la matière 132 ( * ) .
4.1.3. La solution pragmatique de l'attribution des prérogatives d'une personne juridique sans passer par l'attribution de la personnalité morale. Le législateur n'est pas nécessairement le professeur et son pouvoir normatif lui permet, s'il l'estime nécessaire, de s'échapper du schéma dogmatique précité de l'attribution d'une qualification catégorielle comme préalable au déclenchement d'un régime juridique. En effet, la souveraineté du législateur lui permet de donner à des Autorités administratives indépendantes des prérogatives juridiques « comme si » elles étaient des personnes juridiques (c'est-à-dire des sujets de droit dotés de droits et d'obligation), sans pour autant leur conférer cette personnalité. La souveraineté du législateur est tout entière dans ces « comme si ». C'est de cette façon que la COB s'est vu reconnaître le pouvoir d'intervenir dans des procédures mettant en cause son action sans passer par l'intervention de l'Agent judiciaire du Trésor. De la même façon, le Conseil de la concurrence, auquel il n'est pas pour l'instant question d'attribuer la personnalité morale, ne serait-ce qu'en raison de sa ressemblance avec une juridiction et dans la mesure où il n'est pas question d'attribuer aux juridictions une telle personnalité, a désormais le pouvoir de former des pourvois contre les arrêts de la Cour d'appel de Paris ayant réformé ses décisions.
4.1.4. Avantages et inconvénients de la méthode législative pragmatique. Si l'on se réfère aux sources du droit, cette méthode législative est légitime, car la loi est souveraine pour imputer des conséquences juridiques à des situations ou des pouvoirs à des organes, dès l'instant que la Constitution n'en est pas froissée. L'avantage d'agir ainsi tient dans le fait que la loi tient exactement les pouvoirs -d'ordinaire liés à la personnalité, notamment le droit d'agir en justice-, dont elle veut que l'Autorité administrative indépendante soit dotée. Pas plus, pas moins. Mais les inconvénients d'une telle démarche sont les suivants. En premier lieu, dans le silence de la loi, les qualifications deviennent très difficiles. Ainsi, lorsque des Autorités « transmettent » des cas aux juridictions, est-ce au titre d'un droit d'action ou non ? Plus encore, il est juste que les droits soient les miroirs des obligations. Il est dangereux et injuste qu'une attribution de prérogatives ne soit pas accompagnée d'attribution d'obligations. Or, pour prendre un exemple dans le domaine processuel, le législateur attribue au cas par cas des pouvoirs processuels, par exemple celui précité de former un pourvoi en cassation, ou celui ambigu de formuler des observations dans des instances, mais sans permettre au juge de condamner l'Autorité à prendre en charge les frais irrépétibles de l'autre partie, sur le fondement que l'Autorité ne peut être considérée comme une « partie », puisqu'elle n'est pas une personne. Cela n'est pas satisfaisant au regard de l'équité, et cela montre au passage que l'attribution de la personnalité morale à des Autorités administratives indépendantes n'est pas seulement favorable à celles-ci.
4.1.5. Les valses-hésitations des extensions de la catégorie sui generis des autorités publiques indépendantes. Le législateur semble en la matière comme hésitant. Après avoir attribué la personnalité morale à l'Autorité des Marchés Financiers, il l'a encore attribuée, il est vrai à travers un amendement de la loi de Finances de décembre 2004, à la Commission de Régulation de l'Énergie, pour la lui retirer promptement par la loi du 13 juillet 2005. Dans le même temps qu'il n'est pas décidé de procéder de cette façon systématique, le projet de loi actuellement en discussion devant le Parlement réformant le Comité de lutte contre le dopage, prévoit d'attribuer à l'agence dans laquelle ce Comité se métamorphosera la personnalité morale (projet d'article L. 3612-1 du code de la santé publique). Or, la question de la personnalité morale ne dépend guère du type de mission ou d'Autorité dont il s'agit. L'on peut considérer que les raisons de l'adopter ou de ne pas l'adopter, raisons qui seront explicitées ci-dessous, valent pour l'ensemble des Autorités administratives indépendantes . Cette question aurait donc vocation à être organisée d'une façon générale si le législateur jugeait opportun d'adopter une loi-cadre sur ces Autorités 133 ( * ) . L'appréciation de cette question est à la fois d'ordre pragmatique, par un bilan des avantages et inconvénients, et d'ordre symbolique 134 ( * ) , en ce que la personnalité évoque l'autonomie, être une personne serait une condition de l'autonomie juridique, ce qui rapproche alors la question de celle de l'indépendance, c'est-à-dire la qualité consubstantielle de ces Autorités administratives.
4.1.6. L'efficacité de la personnalité morale. Si le législateur attribue la personnalité morale à une Autorité administrative indépendante, ce qui est méthodologiquement supérieur à une qualification ex post par la jurisprudence ou une attribution émiettée de quelques prérogatives 135 ( * ) , il peut songer offrir par ce biais aux Autorités administratives indépendantes deux nouvelles efficacités, budgétaire et processuelle.
4.1.6.1. L'efficacité budgétaire de la personnalité morale, en raison de l'interférence avec la LOLF. Comme nous le verrons, les Autorités administratives indépendantes ont du mal à s'insérer dans le nouveau schéma de la LOLF, ce qui est dommageable si l'on voit dans celle-ci plus qu'un nouvel agencement budgétaire mais le ferment d'une réforme de l'Etat dont les Autorités administratives indépendances sont précisément une autre expression. Si l'on estime que les deux logiques ne sont guère compatibles, notamment parce que la LOLF est un nouveau mode de direction de l'action de l'Etat, de gouvernance donc, et que les Autorités administratives ici en cause ne peuvent que difficilement supporter ce principe même en raison de leur principe d'indépendance 136 ( * ) , alors une solution peut être de les sortir de la LOLF. Si l'on s'orientait vers cette solution radicale 137 ( * ) , alors la seule façon de leur faire bénéficier de ressources affectées, sur l'usage desquelles elles ne rendraient pas de compte d'une façon hiérarchique 138 ( * ) , et dans la mesure où la possibilité de prévoir des budgets annexes est désormais très limitée, la seule solution possible serait de cumuler en leur faveur et des ressources affectées et une personnalité morale attribuée. L'AMF est dotée des deux et n'entre pas pour cette raison dans la LOLF, ce qui donne une liberté budgétaire au service de l'efficacité de son action 139 ( * ) .
4.1.6.2. L'efficacité processuelle de la personnalité morale. Le second type d'efficacité est d'un tout autre ordre et concerne l'action procédurale des Autorités administratives indépendantes 140 ( * ) . En effet, l'action en justice correspond à l'exercice d'un droit, qui suppose lorsqu'elle est le fait d'une entité autonome la titularité d'une personnalité juridique. Faute de cela, les textes organisant les pouvoirs des Autorités administratives indépendantes en la matière les ont visés d'une manière embarrassée, soit en visant des transmissions de dossiers, qui ne sont pas l'exercice d'un droit, soit en l'attribuant au président de l'Autorité administrative indépendante, président qui, en tant que personne physique, dispose d'une pleine personnalité. Cela n'est guère satisfaisant, et ce d'autant plus que l'action des Autorités administratives indépendantes est de plus en plus en liaison avec les juridictions, que cette action est de plus en plus processualisée, ce qu'entrave l'absence de personnalité. Ainsi, la loi du 1 er août 2003 a en même temps donné la personnalité morale à l'Autorité des Marchés Financiers et des nouveaux pouvoirs processuels, comme la constitution de partie civile.
4.1.6.3. La symbolique des autorités publiques indépendantes. En outre, au-delà de la flexibilité technique nouvelle ainsi offerte aux Autorités administratives indépendantes, l'affaire est symbolique. La personnalité est synonyme juridique d'autonomie, puisque la philosophie de l'autonomie de la volonté se réfère à la puissance, la liberté et la rationalité de la personne. En donnant aux Autorités administratives indépendantes la personnalité morale, le législateur « fait signe » qu'il veut fortement l'indépendance de celles-ci. Il n'est pas techniquement acquis qu'il faille cette personnalité pour que les Autorités administratives indépendantes soient effectivement indépendantes et il n'y a pas d'urgence technique à leur distribuer cette personnalité, mais il peut y avoir urgence symbolique si le législateur veut expliciter sa volonté politique de soutenir l'indépendance la plus grande possible des Autorités administratives indépendantes 141 ( * ) .
* 131 L'Autorité des Marchés Financiers se désigne même dans sa réponse au questionnaire comme « une personne morale de droit public sui generis dans la mesure où elles ne s'inscrit dans aucune catégorie préexistante même si elle emprunte à bien des égards aux établissements publics administratifs de l'Etat ».
* 132 V. supra.
* 133 V. supra.
* 134 L'Autorité des Marchés Financiers, dans sa réponse au questionnaire, estime que « La question de la personnalité morale donne parfois l'impression de revêtir davantage une dimension symbolique qu'opérationnelle. Si, en termes juridiques, l'AMF a acquis, avec la personnalité morale, la pleine responsabilité de ses actes et se distingue désormais très clairement de l'Etat, ses deux années d'activité ne permettent pas, pour l'heure, de conclure à des différences significatives de capacité d'action dans l'une ou l'autre des deux hypothèses. ».
* 135 V. supra.
* 136 Sur le développement de cette problématique budgétaire en soi, v. infra.
* 137 Qui ne s'impose pas nécessairement comme seule voie pour préserver l'indépendance des Autorités administratives en cause face à la LOLF, v. infra.
* 138 Ce qui rendrait alors encore plus cruciale une reddition des comptes que ces Autorités feraient de leur action au Parlement ou à la Cour des Comptes, v. infra.
* 139 La CNIL, dans sa réponse au questionnaire, estime la concernant que « L'absence de personnalité morale qui permettrait de disposer de ressources propres est un frein à l'indépendance. ». On retrouve exactement la même idée dans la réponse faite par la Commission de Régulation de l'Energie : « La personnalité morale est le préalable indispensable à un financement autonome, garantie de son indépendance. Elle ne procure aucun avantage en soi. ».
* 140 L'efficacité processuelle de la personnalité morale est assez peu souvent mise en avant, voire relevée. Cependant, la HALDE, dans sa réponse au questionnaire, souligne qu'elle « sera certainement conduite à s'interroger à l'avenir sur le fait que la personnalité morale ne lui a pas été reconnue. Il pourrait s'agir d'un élément susceptible de renforcer l'efficacité de ces misions notamment la capacité d'ester en justice. ».
* 141 Sur cette question même de l'indépendance de ces Autorités, et la conception finalement très radicale qu'on en a adoptée en France, v. infra.