C. LE CONTRÔLE DE L'INFORMATION ET DES MÉDIAS
La censure qui a frappé les images du drame de Beslan porte la marque du contrôle de plus en plus étroit du Kremlin sur les médias, justifié au nom de la « guerre contre le terrorisme » .
C'est ce qu'ont pu exprimer les représentants russes et français de la presse que la délégation a rencontrés, comme elle l'avait souhaité, à son arrivée à Moscou.
1. L'emprise accrue du Kremlin sur les médias
La Russie compte plus de 30 000 organes de presse imprimée, audiovisuelle ou électronique, dont un grand nombre au niveau régional.
Toutefois, le pluralisme n'est pas la règle. La situation générale de verrouillage de l'information ne souffre que de rares exceptions : la radio Écho de Moscou a conservé une liberté de ton, mais sa diffusion reste limitée.
Dans un ouvrage récent 3 ( * ) , George Sokoloff dresse l'état des lieux suivant : « Les chaînes publiques de télévision, qui bénéficient désormais d'un quasi-monopole, offrent une information on ne peut plus officielle. La presse, beaucoup moins populaire que la télévision, préfère s'autocensurer que de s'exposer aux poursuites judiciaires ».
Le Kremlin a en effet repris le contrôle des grandes chaînes de télévision, devenues la propriété des grands groupes privés au début des années 1990. NTV, la 3 e chaîne de télévision du pays, considérée dans les années 1990 comme la plus indépendante et la plus professionnelle 4 ( * ) , en offre un exemple parmi d'autres : d'abord détenue par Vladimir Goussinski, « oligarque » propriétaire du groupe Media Most, contraint à l'exil après des poursuites judiciaires, la chaîne est désormais placée sous le contrôle direct de l'entreprise publique Gazprom.
Comme le souligne un récent article intitulé « La télévision : média du pouvoir » 5 ( * ) , l'allégeance prévaut sur le pluralisme : il s'est installé un « sentiment de peur omniprésent qui incite les journalistes, et plus encore les rédacteurs en chef ou les directeurs de médias, à l'autocensure et au conformisme. »
La pression s'est accrue, en effet, après la prise d'otage du Théâtre de la Doubrovka à Moscou en octobre 2002, la presse ayant alors été accusée de faire le jeu des terroristes. Le Parlement a adopté une loi sur les médias très restrictive, interdisant en termes peu précis la publication de toute information « pouvant servir à la propagande ou à la justification des activités extrémistes ». Même si Vladimir Poutine a finalement opposé son veto à l'adoption définitive de ce texte, cela a servi d'avertissement.
L'antenne des grandes chaînes de télévision est occupée, la plupart du temps, par des émissions de divertissement ou des soap operas .
La présentation du journal télévisé, qui touche les masses, est devenue un exercice stéréotypé : « le message, quelles que soient les circonstances, doit être que tout va pour le mieux et que, en haut, on maîtrise parfaitement la situation ». Ainsi, la télévision a « contribué à l'effort du régime pour se donner une image de stabilité, d'unité et de patriotisme » . La présentation « orientée » des informations a été dénoncée par les observateurs des dernières campagnes pour les élections législatives et présidentielles.
2. La couverture de la tragédie de Beslan : une confirmation
La couverture minimaliste des évènements par les télévisions nationales russes a suscité une vive polémique, tant en Russie que dans la presse internationale. Le 4 septembre, l'éditorialiste du quotidien Izvestia, l'un des plus gros tirages de Russie (235 000 exemplaires), a fustigé la « honte nationale » que fut la couverture télévisée du drame.
Les grandes chaînes nationales, comme Pervy Canal ou Rossiya, ont continué de diffuser leurs programmes, ne délivrant aucune analyse du drame, très peu d'images et d'informations précises, alors que les chaînes occidentales comme CNN ou la BBC assuraient une liaison en direct au moment de l'assaut final.
La plupart des Russes n'ont ainsi été informés que tardivement de l'ampleur du drame. Ainsi, la question se pose désormais en termes d 'accès à l'information : on constate en effet un « hiatus croissant entre l'information pour le Russe moyen, très dépendant des télévisions gouvernementales, et le Russe plus éduqué ou plus riche qui peut accéder aux satellites et à l'Internet » 6 ( * ) .
Une grande partie de la presse écrite s'est montrée très critique à l'égard du Kremlin et a demandé des comptes au pouvoir russe, sur la politique caucasienne et le dérapage des forces de l'ordre.
Mais le 6 septembre, Raf Chakirov, le rédacteur en chef des Izvestia , a été « démissionné » par le groupe industriel propriétaire du quotidien, pour une couverture du drame jugée « trop émotionnelle » 7 ( * ) .
Quelques semaines après les événements, des journalistes ont protesté contre « une censure de fait, l'autocensure, les licenciements, la fermeture de certaines émissions. On tente de nous imposer une ligne officielle à la place de l'actualité, de la propagande à la place des discussions libres. »
Lors d'une conférence de presse internationale, le 24 septembre 2004, le Président Poutine a confirmé son appel implicite à l'autocensure : « Les terroristes se servent cyniquement des médias et, d'une façon plus générale, des possibilités offertes par la démocratie, pour multiplier l'impact psychologique de l'information pendant les actes de terrorisme ».
* 3 George Sokoloff, « Métamorphose de la Russie - 1984-2004 » , Fayard, 2004.
* 4 La chaîne programmait par exemple les émissions « Svoboda Slova » (Liberté de parole), seul programme de débat de la télévision, et « Krasnaya Strela » (satire politique, sorte de « Guignols de l'info »), dont la diffusion s'est arrêtée.
* 5 Floriana Fossato, « La télévision, média du pouvoir », Pouvoirs n° 112 (2005), Seuil.
* 6 Marie Mendras, « Russie. La réélection de Vladimir Poutine », CERI, mars 2004.
* 7 La une de l'édition de 4 septembre était recouverte d'une grande photographie d'une jeune otage à moitié nue dans les bras d'un sauveteur.