2. Une extension des actions en responsabilité des dirigeants est-elle souhaitable ?
Au préalable, il faut préciser que toute évolution en ce domaine devrait être mesurée et tempérée par l'instauration de « filtres » adéquats, afin d'éviter toute inflation abusive des contentieux, entravant la bonne marche des entreprises.
Rappelons, qu'en l'état actuel du droit, l'action en responsabilité civile contre les dirigeants exercée par un ou plusieurs actionnaires peut être de deux types :
- l'action individuelle « en réparation du préjudice subi personnellement » (article L. 225-252 du code de commerce) ;
- l'action sociale ut singuli , exercée au nom et pour le compte de la société (article L. 225-252 du code de commerce).
Ces actions peuvent se fonder sur des infractions aux dispositions législatives, réglementaires ou statutaires, ou encore sur des fautes commises dans la gestion. Toutefois, on ne recenserait qu'une cinquantaine de décisions définitives rendues depuis la promulgation de la loi du 24 juillet 1966, condamnant un dirigeant pour faute de gestion, ce qui tient notamment au coût de l'action et à un certain déséquilibre des forces en présence (à quoi il faut ajouter une prescription triennale).
Le principal obstacle à l'action individuelle réside dans la nécessité de prouver que le préjudice est direct, certain et personnel , c'est-à-dire distinct de celui de la société. Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, que votre rapporteur général considère comme raisonnable, il n'est pas possible d'agir sur le fondement de la perte de valeur des actions qui ne constitue pas un préjudice personnel distinct du préjudice social. De plus, en cas d'action individuelle, les associés sont considérés comme des tiers, en sorte qu'ils ne peuvent invoquer la faute du dirigeant que si cette faute est détachable de l'exercice de ses fonctions. Or la jurisprudence interprète restrictivement cette notion de « faute détachable », ce qui limite considérablement la responsabilité des dirigeants 116 ( * ) .
Quant à l'action sociale ut singuli , elle se révèle très coûteuse , car les frais doivent être avancés, voire supportés, par celui ou ceux qui engagent la procédure, alors qu'ils ne peuvent en retirer aucun profit, les dommages et intérêts étant, le cas échéant, versés à la société.
Les « equity class actions » en droit américain
Une « equity class action » est une action en justice menée par un ou plusieurs membres d'une catégorie de porteurs de titres et ayant vocation à représenter tous les membres de cette catégorie, afin d'obtenir réparation d'un préjudice.
Un certain nombre de conditions sont exigées pour que cette action collective puisse être exercée :
- le nombre d'actionnaires concernés rend une action commune de tous les membres impossible en pratique ;
- les questions de droit ou de fait sont communes à l'ensemble des membres de la catégorie d'actionnaires en question ;
- les moyens d'action des personnes représentant la catégorie d'actionnaires correspondent à ceux de la catégorie d'actionnaires ;
- il existe un risque que les juridictions saisies rendent des décisions contradictoires en cas d'actions individuelles des actionnaires ;
- les moyens d'action opposés en défense sont applicables à l'ensemble des membres de la catégorie d'actionnaires.
Lorsque ces conditions sont respectées, la procédure produit effet pour l'ensemble des membres de la catégorie représentée, à l'exception de ceux qui ont expressément fait connaître leur refus d'être inclus dans l'action collective.
Par ailleurs, le droit américain permet de recourir aux « contingency fees », c'est-à-dire de conditionner le paiement, voire le montant, des honoraires d'avocat au résultat de l'action en justice.
Sans remettre en cause certains fondements du droit français (effet relatif des jugements, principe selon lequel « nul ne plaide par procureur »), il serait possible d'améliorer les dispositifs existants, afin d'en accroître l'effectivité.
- En premier lieu, au cours de la discussion en deuxième lecture du projet de loi de sécurité financière, le Sénat avait rejeté un article additionnel introduit par l'Assemblée nationale tendant à admettre la réparation d'un préjudice propre subi par les actionnaires, distinct du préjudice social. La proposition de loi récemment déposée à l'Assemblée nationale, sur la gouvernance des sociétés commerciales 117 ( * ) , comporte à nouveau une disposition en ce sens. Toutefois, on peut se demander si une telle disposition serait en mesure de modifier la jurisprudence, qui admet ce principe. Ce que la jurisprudence n'admet pas, c'est que la perte de valeur des actions soit constitutive d'un préjudice propre subi personnellement par l'actionnaire. Or si ce principe était admis, on risquerait d'assister à une augmentation très importante des actions contentieuses.
Par conséquent, peut-être serait-il plus efficace de lever l'obstacle de la faute détachable , qui ne devrait pas s'appliquer aux actions intentées par des associés.
- En second lieu, ne faudrait-il pas envisager, en instaurant un filtre approprié, de permettre l'avance des frais par l'entreprise en cas d'action sociale ut singuli ? Il s'agirait de remédier à l'obstacle financier qui entrave l'exercice de cette action, qui a pourtant pour objectif de protéger les intérêts de la société. Le filtre consisterait en un examen de recevabilité effectué, au préalable, par le juge, qui vérifierait notamment l'existence du préjudice.
* 116 Depuis peu, la Cour de cassation semble toutefois assouplir sa jurisprudence (Com. 31 mars 2004, Recueil Dalloz, 2004, n° 27, p. 1961) : elle a jugé que le prononcé de sanctions pécuniaires à l'égard du dirigeant d'une personne morale n'était pas subordonné à la démonstration d'une faute séparable de ses fonctions dès lors que la COB n'avait pas été saisie d'une action en responsabilité civile mais avait décidé du bien-fondé d'une accusation en matière pénale, au sens des dispositions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cet arrêt rappelle a contrario la survivance de la théorie de la faute détachable en matière de responsabilité civile.
* 117 Proposition de loi n° 1407 (XII ème législature) de Pascal Clément et plusieurs autres députés, sur la gouvernance des sociétés commerciales, faisant suite à la mission d'information sur le droit des sociétés de l'Assemblée nationale (rapport n° 1270 - XII ème législature).