C. LES OBSTACLES À LA MIXITÉ

1. A l'école : des attentes distinctes

Selon l'expression du sociologue Michel Fize, les filles seraient « formatées » pour la réussite scolaire.

a) Comment l'école et les enseignants entretiennent inconsciemment les stéréotypes sexués

L'institution scolaire elle-même perpétue les stéréotypes sexués car les enseignants n'ont pas les mêmes attentes vis-à-vis d'un garçon et vis-à-vis d'une fille .

Il est très fréquent, par exemple, d'entendre dire que les garçons seraient « naturellement » bons en mathématiques, alors que les filles seraient plus douées pour les lettres. Comme le note Catherine Marry, dans la conférence déjà mentionnée qu'elle a prononcée au ministère de l'éducation nationale, le 16 octobre 2003, sur le thème « Les paradoxes de la mixité filles-garçons à l'école - Perspectives internationales », « la croyance des maîtres dans la supériorité des garçons en mathématiques et celle des filles en littérature est décelée, dès l'école primaire, alors même que les différences de performance sont inexistantes. Ces attentes fonctionneraient comme « des prophéties auto-réalisatrices », alimentant la moindre confiance des filles et la surévaluation des garçons en mathématiques ».

Des attentes toujours spécifiques à l'égard des jeunes écoliers

A l'entrée à l'école primaire, filles et garçons semblent déjà largement façonnés par une socialisation différenciée.

Un nombre important de travaux atteste d'attitudes différentes des parents en fonction du sexe de leur enfant 25 ( * ) . Selon Vouillot 26 ( * ) , cette différence d'attitude se manifeste dans de multiples domaines, tels que le choix des jouets, des vêtements mais aussi les comportements et attirances que l'on souhaite voir se développer chez l'enfant. De plus, les parents attribuent et reconnaissent des « talents » spécifiques pour chaque sexe ; ils ont par conséquent des demandes et des attentes différentes à l'égard des filles et des garçons. Les mères encouragent davantage l'autonomie et l'exploration de l'environnement chez les garçons alors qu'elles valorisent plus les comportements d'obéissance, de passivité, de dépendance et de conformité chez les filles. D'une manière générale, les pratiques éducatives parentales sont plus rigides envers les filles.

Des différences esquissées dès l'enfance, confortées par l'école

Esquissées dès la petite enfance dans la relation avec les parents notamment, ces différences se trouvent confortées au cours de la scolarisation primaire. En effet, l'école en général et les enseignants en particulier jouent un rôle important dans la transmission des normes sociales sur la place des hommes et des femmes, non seulement par le contenu de leur enseignement, mais également par leur comportement en classe, par les relations qu'ils établissent avec leurs élèves et l'idée qu'ils se font des compétences des garçons et des filles dans les diverses disciplines. De fait, garçons et filles sont traités comme deux groupes différents à l'école. Un enfant peut y être classé selon son sexe plus de vingt fois par jour, jour après jour : l'un des messages les plus fréquents qu'il reçoit est qu'il est avant tout un garçon ou une fille.

Des interactions verbales favorables aux garçons

Les convictions latentes des enseignants selon lesquelles les garçons sont plus capables de réussir en mathématiques se reflètent également dans les interactions verbales qu'ils échangent avec leurs élèves. [...] Dans le contexte français, Zaidman 27 ( * ) qui a observé les interactions verbales maître-élèves à l'école élémentaire en français, mathématiques et histoire parle de « domination de l'espace sonore » par les garçons. Loudet-Verdier et Mosconi 28 ( * ) retrouvent en mathématiques, au niveau du CM2, la proportion de deux tiers d'interactions maître-élèves avec les garçons et un tiers avec les filles, classique dans la littérature anglo-saxonne. De plus, les enseignants semblent connaître moins bien les prénoms des filles que ceux des garçons : les filles sont davantage perçues comme un groupe indifférencié, les garçons davantage comme des individualités.

Source : Marie Duru-Bellat et Annette Jarlégan , Garçons et filles à l'école primaire et dans le secondaire, in La dialectique des rapports hommes/femmes, 2001, citées par la revue Problèmes politiques et sociaux, L'identité masculine - Permanences et mutations, n° 894, novembre 2003 , La documentation française.

Ainsi, dans le numéro de janvier 2003 du magazine Le Monde de l'éducation , Marie Duru-Bellat explique qu'« à partir de l'étude des interactions enseignants/élèves il a été mis en évidence que, dans les classes mixtes, les enseignants s'occupent davantage des garçons que des filles. [...] Cela se manifeste de deux façons différentes. Si l'on s'intéresse à la « position haute » - ceux que l'on appelle les bons élèves -, on constate que la fille est interrogée le plus souvent pour rappeler les savoirs de la leçon précédente. Le garçon est sollicité au moment du cours où il y a production de savoir. La fille rappelle, le garçon est intégré aux opérations cognitives. Le garçon est aussi interrogé beaucoup plus souvent que la fille, c'est la règle du 2/3-1/3 ». Elle en déduit que « tout concourt à valoriser le garçon, à lui donner de l'importance ».

Pour Marie Duru-Bellat, « la mise en évidence de la différenciation des sexes commence très tôt ». Ainsi, pendant la récréation, les petits garçons occupent les cours des écoles maternelles, tandis que les petites filles sont rejetées à la périphérie. De même, dans la classe, les garçons occupent généralement le fond de la salle, loin de l'enseignant, alors que celui-ci s'attend à ce que les filles occupent le premier rang, car elles sont forcément « attentives ».

Ce traitement différencié entre filles et garçons à l'école se retrouve aussi dans la manière de noter les travaux des filles.

Dans les années 1990, la thèse de Mireille Desplats met en évidence le fait que les notes scolaires ne sont pas la pure expression de la valeur de la copie.

Elles sont influencées, notamment, par la variable sexe : les mêmes copies de physique, bonnes, moyennes ou médiocres, sont distribuées à un panel d'enseignants avec un prénom de garçon ou de fille. Quand il s'agit d'une bonne copie, la note est plus élevée si elle correspond à un prénom de garçon. Mais quand la copie est médiocre, elle obtient une moins mauvaise note avec un prénom de fille.

Le paradoxe n'est qu'apparent. L'attente de réussite en matière scientifique est plus grande du côté des garçons que des filles. Quand un garçon en rend une mauvaise, on le punit plus sévèrement. En revanche, on n'attend pas grand-chose des filles et on les traite avec indulgence. Nicole Mosconi parle de double standard d'évaluation des élèves.

Source : Le Monde de l'éducation n° 310, janvier 2003.

b) Le « prix » de la mixité

Les limites de la mixité se révèlent également, du fait des orientations différenciées des filles et des garçons, dans l'enseignement technique et professionnel, comme l'ont observé Nicole Mosconi et Rosine Dahl-Lanotte 29 ( * ) .

Ces auteurs montrent que le choix d'une section technique par des filles est à la fois fortement déterminé par des considérations prétendument « masculines » et conditionné par l'acceptation de la domination des garçons : « il semble bien que ce soit à la fois les métiers auxquels ces filières préparent, mais aussi le caractère réputé masculin de ces métiers et la présence d'une majorité de garçons dans ces sections qui motivent avant tout ces filles dans leur choix. Mais, en même temps, cette motivation se paie d'une dévalorisation de leur groupe de sexe et d'une rupture de la solidarité avec celui-ci. Tout se passe comme si elles adoptaient le même point de vue stéréotypé sur les filles que les garçons de leurs classes ».

Lorsque l'on demande à ces filles comment elles vivent leur présence dans une classe où elles sont très minoritaires, « les premiers propos ont souvent [une] tonalité positive en début d'entretien. Mais très vite, ils se nuancent pour décrire des attitudes très variables des garçons à leur égard, allant de la surprotection au rejet pur et simple ».

Ainsi, « quand on est une fille dans une classe de garçons, si l'on ne veut pas voir sa place dans la classe remise en question, il ne faut pas se plaindre : supporter l'attitude des garçons est le prix à payer pour se faire accepter ».

Pour rendre sa situation vivable, une élève doit ainsi, soit faire siens les stéréotypes masculins, « où la force (masculine), opposée à la précision (féminine), organise la division du travail », soit se plier à la division des genres : « aux garçons le manuel et aux filles l'intellectuel ». Autre opposition symbolique, aux garçons l'extérieur - ils font leur stage sur un chantier - et aux filles l'intérieur - elles l'effectuent fréquemment dans un bureau d'études.

Par ailleurs, ces filles font aussi souvent l'objet de plaisanteries sexistes, qu'elles ont généralement tendance à minimiser, condition pour être intégrées dans la classe.

Et Nicole Mosconi et Rosine Dahl-Lanotte de conclure : « on ne peut se faire reconnaître qu'en acceptant d'abord de ne pas remettre en cause la domination masculine ». En effet, « si les garçons se vivent en position dominée dans la hiérarchie scolaire, lorsque des filles vont venir « envahir » leur territoire, on peut s'attendre à ce qu'ils défendent encore plus âprement leur situation de dominants dans la hiérarchie des sexes. [...] les garçons tendent à rappeler que ces sections sont « chasse gardée » et ils mettent en place des stratégies de défense ».

D'une manière générale, Mme Marie-Françoise Blanchet, Grande Maîtresse de la Grande Loge Féminine de France, au cours de son audition par votre délégation, a considéré que si, au XX ème siècle, avec le travail des femmes hors de la maison, le partage des territoires avait évolué et l'espace public semblait ouvert à tous, en réalité celui-ci est, selon elle, un territoire captif, annexé de toute éternité par la composante masculine de la société. L'arrivée des femmes dans l'espace public ne constitue pas pour autant la mixité : on reste toujours en territoire masculin, où les femmes sont admises à condition de ne pas se singulariser, de se « neutraliser » le plus possible.

2. Au travail : de l'exclusion à la discrimination

Dans un article intitulé Du travail à l'emploi : l'enjeu de la mixité 30 ( * ) , publié en 1987, Margaret Maruani et Chantal Nicole analysent plusieurs études de cas permettant de démonter certains mécanismes de ce qu'elles appellent « la mise au travail différentielle des hommes et des femmes ». L'une de ces études de cas, concernant le milieu professionnel de la typographie, fait apparaître la qualification comme une construction sociale sexuée .

Ces chercheuses du CNRS notent ainsi : « la mixité ne s'obtient pas par simple addition : rajouter des femmes là où il n'y a que des hommes, augmenter le taux de féminité d'une branche, ne signifie pas que l'on fait sauter les barrières de la division sexuelle du travail. Ainsi l'entrée des femmes dans cette branche traditionnellement masculine [la typographie] ne s'est-elle pas accompagnée d'une féminisation de la profession. Elle n'a fait que créer un ghetto féminin dans une forteresse masculine : à côté des métiers masculins qualifiés naissent des fonctions « spécifiquement » féminines et non qualifiées ».

Il apparaît bien souvent que, dans un espace mixte, en particulier professionnel, la domination masculine ne s'éteint pas : elle ne fait que se déplacer. Plutôt que de mixité, il conviendrait de parler de coexistence et de division sexuée du travail.

Dans un article intitulé De la ségrégation sexuelle des postes à la mixité au travail : étude d'un processus 31 ( * ) , Sabine Fortino estime qu'« il n'existe pas, dans le champ du travail, d'« an 1 » de la mixité - et rien ne permet de dire non plus [...] que les « dernières heures » de la ségrégation sexuelle ont véritablement sonné ». En effet, ce n'est pas parce que les femmes sont majoritaires dans un métier ou un grade de la fonction publique qu'elles auront de meilleures carrières que celles des hommes, ni même des carrières équivalentes.

Ainsi, le même auteur constate, à partir d'enquêtes empiriques réalisées au sein de deux organisations du secteur public, que « le mouvement de mixité se construit sur fond de sur-sélection des femmes recrutées. En d'autres termes, ces dernières paient au prix fort leur ticket d'entrée dans les « travaux des hommes ». On peut ainsi observer que les candidatures féminines à l'embauche sont plus sévèrement triées que celles des hommes ». Ce constat réalisé au niveau des procédures de recrutement se retrouve en matière de promotion professionnelle, parfois avec des effets plus importants encore, les femmes présentant des retards de carrière importants par rapport aux hommes, qui s'expliqueraient par « une pratique assez répandue d'auto-élimination (elles se présentent moins aux concours que les hommes) ».

Sabine Fortino conclut ainsi : « la coexistence entre les sexes que suppose la mixité au travail n'égalise nullement les situations professionnelles des hommes et des femmes. [...] Le fait de partager le même espace de travail et la même activité ne crée pas, de facto ni en soi, les conditions d'une plus grande égalité entre les sexes. En réalité, ce que l'étude de la mixité au travail révèle à ce niveau est un processus [...] que l'on pourrait définir par ces quelques mots : là où s'arrête l'exclusion, commence la discrimination ».

La mixité au travail n'est donc pas l'espace privilégié d'une réduction des inégalités. Elle ne provoque pas non plus le changement des représentations du masculin et du féminin, les stéréotypes ayant la vie dure, tandis que se recréent de façon permanente des espaces ségrégués.

Ce phénomène se retrouve jusque dans l'éducation nationale. Si la profession enseignante est fortement féminisée - 77,4 % des enseignants du primaire sont des femmes et, dans le secondaire, 60,5 % parmi les certifiés et 51,4 % chez les agrégés -, les personnels d'encadrement sont majoritairement des hommes. Ainsi, le personnel de direction de l'administration centrale du ministère de l'éducation nationale comprend 30 % de femmes, les recteurs et secrétaires généraux 23,3 %, les inspecteurs généraux 15,8 %, les administrateurs civils 26 %, les inspecteurs d'académie et adjoints 13 %, les inspecteurs de l'éducation nationale 32 %, les personnels de direction d'établissement 35,8 % 32 ( * ) . Du reste, la proportion de chefs d'établissements femmes a diminué avec la mixité à l'école, même si beaucoup d'établissements difficiles sont dirigés par une femme. Enfin, dans l'enseignement supérieur, les femmes ne représentent que 36,5 % des maîtres de conférences et 14,2 % des professeurs des universités.

* 25 Marie Duru-Bellat, La socialisation familiale différentielle des enfants, garçons et filles, 1997.

* 26 F. Vouillot, Structuration des pratiques éducatives parentales selon le sexe de l'enfant, 1986.

* 27 Catherine Zaidman, La mixité à l'école primaire, 1996.

* 28 N. Mosconi et J. Loudet-Verdier, «Inégalités de traitement entre les filles et les garçons », in C. Blanchard-Laville (dir.), Variations sur une leçon de mathématiques, 1997.

* 29 Article intitulé C'est technique, est-ce pour elles ? - Les filles dans les sections techniques industrielles des lycées, revue Travail, Genre et Sociétés n° 9, pages 71 à 90, avril 2003.

* 30 Article paru dans la revue Sociologie du travail n° 2-87, pages 237 à 250, 1987.

* 31 Article paru dans la revue Sociologie du travail n° 41, pages 363 à 384, 1987.

* 32 Ces chiffres ont été cités par Nicole Mosconi à l'occasion du colloque organisé pour le 25 ème anniversaire de l'association française des administrateurs de l'éducation.

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