VI. UNE COOPÉRATION INTERNATIONALE QUI MANQUE DE SOUFFLE

A. DES CONVENTIONS INTERNATIONALES BAFOUÉES

1. Le système onusien de contrôle des drogues : un dispositif complexe articulé autour de conventions et d'institutions internationales spécialisées

On rappellera que de nombreuses conventions internationales relatives au contrôle des drogues ont été signées durant la première partie du XX e siècle ; la création de l'ONU après la guerre a permis l'adoption par la quasi totalité des Etats de trois nouvelles conventions constituant l'assise juridique actuelle du système de contrôle international des drogues :

- la convention unique sur les stupéfiants de 1961 et la convention de 1971 sur les substances psychotropes , ayant toutes deux pour objet le contrôle du commerce licite mondial et comportant à ce titre dans leurs annexes des tableaux dans lesquels sont classées les diverses substances psychoactives selon leurs vertus thérapeutiques et leur dangerosité respectives, chaque classe de produit faisant l'objet d'un régime juridique différent. Ces conventions n'ont pas pour objet essentiel de prohiber ; elles visent au contraire à permettre un usage médical et scientifique des produits psychotropes et stupéfiants, mais pas au-delà ;

- la convention de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes , ayant pour objet la lutte contre le trafic illicite de drogues. Les deux premières conventions n'ayant pas été suffisantes, cette troisième renforce l'arsenal répressif pour lutter contre la production et le commerce illicites, c'est-à-dire s'effectuant en-dehors de tout objectif médical ou scientifique.

Au point de vue institutionnel , le système onusien de contrôle des drogues est constitué de trois organes principaux placés sous la direction du Conseil économique et social :

- la Commission des stupéfiants , structure législative du système qui décide notamment chaque année de l'inscription de nouvelles substances aux tableaux annexés aux conventions de 1961 et 1971, ainsi que de changements de tableaux et d'éventuelles radiations ;

- le Programme des Nations-Unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID), organe exécutif siégeant à Vienne chargé notamment d'assister les Etats dans la mise en oeuvre des conventions en leur fournissant des législations anti-drogues « clefs en mains » et en formant leurs fonctionnaires, d'effectuer des études sur la situation de chaque région en termes de production de drogues ainsi que de coordonner les différentes structures et actions menées à l'échelle internationale en matière de contrôle des drogues ;

- l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) , structure judicaire siégeant également à Vienne chargée de contrôler l'exécution des conventions des Etats parties en s'appuyant sur les rapports que ces derniers lui remettent chaque année ainsi que de leur formuler éventuellement des recommandations.

Les trois conventions précitées imposent aux Etats les ayant ratifiées cinq types d'obligations :

- posséder des institutions nationales appropriées au contrôle des drogues ;

- établir une classification nationale des différentes drogues au moins aussi stricte que celle retenue dans les conventions onusiennes ;

- associer à chaque activité liée aux drogues un dispositif pénal déterminé (si l'incrimination de l'usage est laissée à la discrétion de chaque pays, possession et trafic doivent être systématiquement incriminés et poursuivis) ;

- mettre en place des dispositifs de réduction des risques et de diminution de la demande ;

- coopérer avec les trois institutions onusiennes précédemment évoquées dans leur activité de contrôle des drogues.

Ces obligations, que s'engage à respecter chaque Etat ayant adhéré aux traités en les transcrivant notamment au niveaux juridique et institutionnel internes, sont souvent méconnues malgré leur importance primordiale. Comme l'a fait remarquer à cet égard devant la commission M. Jacques Franquet, premier vice-président de l'OICS, « les Etats de droit, qui, à 90 %, ont ratifié (ces conventions), doivent forcément (en) tenir compte (...), sauf, dans des procédures qui existent, à les dénoncer, à s'en retirer ou à en demander des modifications par des voies qui sont indiquées dans les trois conventions ».

Or, M. Franquet s'est dit « frappé de voir que, nulle part, on (ne) rappelle ce que contiennent ces conventions internationales » et qu'il y avait en la matière « un vide en matière de formation des élites et des cadres », notamment en France, sentiment d'ailleurs pleinement partagé par M. Bernard Leroy, conseiller interrégional au programme d'assistance législative du PNUCID.

M. Franquet a en revanche remarqué que la France « a été un Etat moteur dans tout ce processus » de création d'un système de contrôle international. Il a ajouté que notre pays était parmi les « bons élèves sur le plan juridique » en ayant « non seulement ratifié ces conventions, mais (...) également fait la loi de 1970 (qui) a évolué jusqu'en 1996 pour coller précisément aux exigences des conventions ».

Il a toutefois regretté que la France n'ait pas encore intégré dans sa législation pénale les dispositions suggérées par la convention de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes pour lutter contre le détournement de précurseurs.

2. La situation actuelle dans le monde concernant la production et le trafic illicites de drogues : « des progrès encourageants dans la réalisation d'objectifs encore lointains ».

Cette formule reprend l'intitulé du rapport intérimaire du directeur exécutif du PNUCID 109 ( * ) relatif au respect des objectifs fixés à la vingtième session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations-Unies en 1998. Il y est ainsi fait état de progrès encourageants, tempérés toutefois par des signes alarmants enregistrés à travers le monde depuis ladite session extraordinaire :

- l'héroïne : avec environ 13 millions d'usagers et 4 400 tonnes produites par an, le marché mondial s'est stabilisé, cachant en réalité d'importants déplacements de la production et du trafic d'une région à une autre. Ainsi, la production a fortement diminué en Birmanie et au Laos, mais a substantiellement augmenté en Afghanistan depuis la chute des Talibans, ce pays étant aujourd'hui le premier fournisseur mondial d'opium alors qu'il n'en produisait quasiment pas voici un quart de siècle. L'héroïne afghane fait l'objet d'un trafic en progression préoccupante en Asie centrale, dans la Fédération de Russie, en Europe orientale et dans les Etats baltes, risquant dans ces pays de provoquer une catastrophe en matière de santé publique si l'infection par le VIH et le sida se propage au-delà du cercle restreint des toxicomanes ;

- la cocaïne : la situation est sensiblement la même que pour l'héroïne, avec une stabilisation, voire une légère décrue de l'offre et de la demande masquant en réalité un déplacement de l'abus et du trafic. Ainsi, parmi les trois pays andins fournisseurs, la Bolivie occupe désormais une place presque marginale et le Pérou est parvenu à réduire de près des deux tiers ses cultures depuis 1995, tandis que la Colombie a vu sa production s'envoler depuis le milieu des années quatre-vingt dix jusqu'à représenter aujourd'hui les trois quarts de la cocaïne illicitement produite dans le monde. Quant au trafic et à la consommation, ils sont stables ou en légère régression en Amérique du sud et aux Etats-Unis (qui continuent toutefois à représenter le premier marché mondial), mais progressent de façon inquiétante en Amérique centrale et dans les Caraïbes ainsi qu'en Europe occidentale (où les saisies ont doublé entre 1998 et 2001) ;

- le cannabis : malgré le manque de données, il est certain qu'il constitue la drogue illicite la plus importante en termes d'offre, de demande et de trafic, les chiffres étant en forte progression sur les cinq continents (les saisies ont augmenté de façon générale de 40 % depuis 1998). Presque toutes les régions signalent une progression de l'abus de cannabis, notamment en Afrique où il représente la drogue la plus consommée. Une distinction plus fine peut être opérée entre la résine de cannabis dont le trafic, concentré aux trois quarts en Europe occidentale, est relativement stable, et l'herbe de cannabis dont le trafic, concernant à 60 % les Amériques, est en forte progression ;

- les drogues de synthèse : en dépit de données là encore lacunaires, il est admis que ce marché, constitué essentiellement des méthamphétamines, ainsi que d'amphétamines et d'ecstasy, continue de se développer dans des proportions sans précédents (l'Europe restant le principal centre de production et de trafic) et pourrait à terme remplacer le marché classique des stupéfiants d'origine végétale. Ces dernières années, le trafic de méthamphétamines s'est nettement développé et concentré en Asie de L'est et du Sud-Est. L'Europe reste par ailleurs le premier centre de production et de commerce d'amphétamines. Enfin, en ce qui concerne l'ecstasy, le trafic ralentit en Europe occidentale (50 % du marché mondial tout de même) et aux Etats-Unis, mais s'intensifie en Asie et en Afrique.

3. Le non-respect par certains Etats de leurs obligations internationales, limite à l'efficacité du système onusien

Le dispositif international de contrôle des drogues a permis d'indéniables avancées : institué à une époque où régnait entre les Etats une quasi liberté en matière de production, distribution et usage de stupéfiants, il a permis de limiter et d'encadrer, à défaut de le réduire véritablement, le commerce international illicite des drogues. Il est permis à ce titre de penser qu'en son absence, la situation actuelle en matière de trafic serait bien pire encore qu'elle ne l'est aujourd'hui .

En ce qui concerne le marché licite des stupéfiants (concernant les seules substances à usage médical), bien plus important en volume que le marché illicite, les conventions ont permis de contrôler leur production et prescription à un tel degré que l'OICS a pu noter dans son rapport 2002 que cette année, comme les précédentes, n'a connu aucun détournement du commerce international de stupéfiants et psychotropes malgré les quantités importantes de substances concernées et le nombre élevé de transactions réalisées.

Ensuite, les conventions onusiennes ont contribué au développement de véritables politiques nationales de réduction de la demande en incitant les Etats à prévenir l'abus des drogues et à prendre des mesures en vue du traitement et de la réhabilitation des toxicomanes. Enfin, elles ont introduit des standards permettant de favoriser l'harmonisation des législations nationales et d'instaurer une coopération judiciaire internationale.

Tous ces apports sont indéniables et plaident pour le maintien, et même pour le renforcement du système international de lutte contre la drogue . C'est ce qu'a d'ailleurs souhaité M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, qui a appelé devant la commission à « un soutien sans faille de l'ONU, qui s'efforce avec une légitime détermination de faire ratifier les trois conventions internationales interdisant la légalisation des drogues et la dépénalisation du cannabis ».

Malgré ces apports, le système souffre de son irrespect par de nombreux Etats qui ont pourtant adhéré à ses traités fondateurs, et ce à plusieurs niveaux.

Tout d'abord, et sans qu'il soit facile de faire le départ entre leur mauvaise volonté et leur manque de moyens, une part non négligeable d'Etats parties aux diverses conventions ne s'acquitte pas ou s'acquitte mal de ses obligations de coopération avec les institutions onusiennes . Bien qu'ils aient l'obligation formelle de présenter chaque année à l'OICS un rapport sur l'évolution de la situation des drogues sur leur territoire, afin que l'organe puisse les synthétiser au niveau mondial et apprécier le respect par les Etats de leurs obligations, une forte proportion d'entre eux, appartenant notamment aux zones Afrique et Océanie, s'abstient de rendre un tel rapport, ou bien le rend tardivement ou de façon incomplète.

Par ailleurs, et sans qu'il soit aisé là encore de faire le partage entre leur mauvaise volonté et leur manque de moyens, de très nombreux Etats ne respectent pas les dispositions des conventions leur faisant obligation, d'une part de limiter aux seules fins médicales et scientifiques la fabrication, le commerce, la distribution et l'utilisation des substances stupéfiantes et psychotropes, d'autre part de prévoir des sanctions dissuasives lorsqu'il s'avère que certaines personnes ont effectué de tels actes à des fins non médicales ou abusives.

En effet, la culture et le commerce illicites de substances psychoactives continue de perdurer à une très vaste échelle dans de nombreuses régions du monde (Afghanistan, Maroc, Bolivie ...), tandis que la fabrication de stimulants de synthèse de type amphétamine ou ecstasy prend une ampleur sans précédent, notamment en Europe. Ce dynamisme du marché mondial des drogues illicites s'accompagne souvent d'une inaction des Etats concernés, voire de leur complaisance lorsque, comme l'a évoqué le criminologue Xavier Raufer à propos de la Bolivie et même de Singapour, ils en retirent un avantage financier.

Or, le dispositif onusien de contrôle des drogues , et notamment l'OICS qui en constitue le « bras judiciaire », ne possède pas vraiment d'instruments adaptés permettant de faire cesser systématiquement toute infraction par un Etat à la législation internationale . M. Franquet a ainsi expliqué que ces instruments, qui vont « du simple avertissement jusqu'à l'embargo (...) des médicaments psychotropes à destination du pays ou venant du pays (litigieux) », posent plusieurs problèmes en pratique : les organes de l'ONU n'y recourent que « petit à petit » ; le processus de sanctions n'est jamais mené jusqu'à son terme (l'embargo n'ayant « jamais été utilisé ») ; l'unanimité qu'ils requièrent n'est que rarement acquise (« on n'est pas prêt, lorsqu'on est à treize autour d'une table et alors que l'on va du Chinois au Français en passant par le Philippin, à accepter des choses de façon unanime ou même aux deux tiers » a indiqué M. Franquet) et leurs effets sont problématiques (de l'avertissement, qui n'est pas réellement contraignant, à l'embargo, « qui fait surtout mal au type qui a besoin de psychotropes pour se soigner de la douleur parce qu'il est en phase terminale du cancer », a remarqué M. Franquet).

Enfin, le système des Nations-Unies souffre d'un débat international engagé sur le cannabis altérant son action à deux niveaux. Tout d'abord, il subit la pression continue Etats ou d'organisations non gouvernementales (telles que le Senlis Council, dont fait partie M. Raymond Kendall, ancien directeur d'Interpol, ou encore The European Foundation) cherchant à obtenir une modification de la classification du cannabis. Il s'agirait de l'extraire des tableaux I des psychotropes et I et IV des stupéfiants, qui sont identiques et le soumettent à une quasi prohibition en raison de l'absence d'effets médicaux connus, à un autre tableau dont le régime de contrôle serait beaucoup plus souple.

Plusieurs arguments ont été avancés en ce sens, notamment l'existence d'effets médicaux et scientifiques liés à l'usage de cannabis (position de l'Angleterre) et le fait qu'il n'y aurait pas d'abus du THC en tant que substance chimique isolée (idée défendue par l'OMS). Or, M. Franquet a successivement rejeté ces deux arguments : le premier parce que les recherches menées sur les bénéfices du cannabis sur la santé « sont loin d'être concluantes », le second parce qu'il reviendrait à faire « un pari sur les abus » et que « la question de l'affichage médiatique » qu'il soulève « chez les gens mal informés ou mal intentionnés » aurait des effets « catastrophiques ».

Par ailleurs, le système de contrôle des drogues des Nations-Unies se trouve confronté à de nombreux Etats tels la Suisse, le Canada, la Belgique, les Pays-Bas, l'Espagne, le Portugal, le Luxembourg ou le Royaume-Uni qui ont assoupli, ou s'apprêtent à assouplir leur législation en matière de cannabis en violation formelle des dispositions internationales précitées . Lors de la réunion de la Commission des stupéfiants à Vienne au mois d'avril dernier, le directeur général du PNUCID, M. Antonio Costa, s'est dit « gravement préoccupé » par ces approches libérales qui « risquent de remettre en cause le régime de contrôle international des drogues » et « ne sont pas en accord avec les trois conventions onusiennes » .

M. Franquet a illustré ces problèmes en se référant à la Suisse, pays autorisant l'usage domestique, mais aussi la fabrication, la transformation, la détention et la commercialisation de cannabis dans certaines limites. Il a à ce propos avoué la relative impuissance de l'OICS, chargé de faire respecter la législation internationale sur les drogues, en tenant devant la commission les propos suivants : « On a dit aux Suisses que c'était illégal par rapport aux conventions et ils nous ont répondu que nous nous méprenions et que c'était à titre interne. Nous leur avons donc répété (...) qu'ils sont dans l'illégalité et qu'ils sont donc passibles des sanctions prévues par les conventions (...). C'est une espèce de menace. (...). C'est un premier geste. Je ne vais pas vous apprendre que, dans le domaine international, les sanctions prennent du temps ».

M. Philip Emafo, président de l'OICS, a confirmé à la délégation s'étant rendue à Vienne que son institution connaissait des problèmes de ce type avec d'autres pays, notamment la Hollande, qui reste insensible aux remarques et mises en garde formulées à plusieurs reprises en raison de sa législation sur le cannabis.

L'analyse de l'application qui est faite de ces conventions internationales montre bien, aussi méritoires soient-elles, que le degré de contrainte qu'elles font peser sur chacun des Etats parties en matière de contrôle des drogues est extrêmement faible. Ceci est d'autant plus vrai qu'elles ne sont assorties d'aucun véritable moyen de sanction, si ce n'est la publicité que les organes de l'ONU peuvent faire de leur non respect. L'objectif d'une éradication totale, ou à tout le moins d'une réduction substantielle de la production et du commerce de drogues illicites dans le monde fixé en 1998 par l'Assemblée générale des Nations-Unies lors de sa vingtième session extraordinaire semble à ce titre loin d'être atteint.

* 109 que la commission a pu rencontrer à Vienne

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