N° 321
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2002-2003
Rapport remis à Monsieur le Président du Sénat le 28 mai 2003 Dépôt publié au Journal officiel du 29 mai 2003 Annexe au procès-verbal de la séance du 3 juin 2003 |
RAPPORT
de la commission d'enquête (1) sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites , créée en vertu d'une résolution adoptée par le Sénat le 12 décembre 2002,
Tome I
Présidente
Mme Nelly OLIN
Rapporteur
M. Bernard PLASAIT
Sénateurs.
(1) Cette commission est composée de : Mme Michèle André, MM. Gilbert Barbier, Jean-Pierre Bel, Laurent Béteille, Joël Billard, Jean Boyer, Gilbert Chabroux, Mme Michelle Demessine, MM. Christian Demuynck, Gérard Dériot, Paul Girod, Adrien Gouteyron, Serge Lagauche, Lucien Lanier, Mme Valérie Létard, MM. Roland du Luart, Jacques Mahéas, Roland Muzeau, Mmes Nelly Olin, Monique Papon, M. Bernard Plasait.
Voir les numéros :
Sénat : 348 (2001-2002), 89 , 82 et T.A. 38 ( 2002-2003).
Drogue. |
GLOSSAIRE NARCOTIQUE ET PRINCIPAUX SIGLES Utilisés
Alcaloïde se dit d'une substance organique basique d'origine végétale aux puissants effets physiologiques Amphétamine produit de synthèse qui stimule la vigilance ANIT Association nationale des intervenants en toxicomanie Bolitas boulettes de cocaïne, généralement enveloppées d'un préservatif, ingérées par les passeurs des Etats andins Cannabis plante dont les feuilles et la résine ont des propriétés psychoactives du fait de son principe actif, le tétrahydrocannabinol (THC), ou delta - 9
Champignons
CIRC collectif d'information et de recherche cannabique Cocaïne principal alcaloïde de la coca, isolé en 1859. Les différentes formes de cocaïne obtenues par distillation des feuilles, avec divers produits chimiques, sont la pâte de coca (cocaïne base), la poudre, ou chlorhydrate de cocaïne et le crack CND Commission sur les drogues créée en 1946 par le Conseil économique et social des Nations unies CNID Centre national d'information sur la drogue CPLD Conseil de prévention et de lutte contre le dopage Crack puissant dérivé de la cocaïne aux effets fortement addictifs Dawamesc confiture verte à base de résine de cannabis, consommée en Egypte et à Paris par les membres du « Club des Haschischins » à partir des années 1845 Drogue en pharmacologie, le terme réfère à tout agent chimique qui modifie les processus biochimiques ou physiologiques des tissus et de l'organisme Ecstasy produit de synthèse de la famille des amphétamines, qui augmente la vigilance et lève les inhibitions Gandja terme utilisé dans la culture rasta, et en Jamaïque, pour désigner la marijuana GHB puissant inhibiteur du système nerveux, dont l'utilisation parfois criminelle lui a valu le nom de « drogue du viol » Go-fast véhicules rapides de marques allemandes, souvent volés, circulant à très haute vitesse sur autoroute en convoi et utilisés par les trafiquants pour « remonter » de grandes quantités de cannabis d'Espagne Haschisch résine issue de la plante de cannabis et transformée en pâte Héroïne dérivé de la morphine, commercialisé à partir de 1898 Joint cigarette de marijuana, avec ou sans tabac Kétamine anesthésiant pour animaux Kif préparation prête à fumer à base de cannabis et de tabac, répandue dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient Kitchen lab laboratoire à domicile utilisé pour fabriquer des drogues de synthèse LSD substance synthétique aux effets hallucinogènes obtenue à partir de l'acide lysergique, principal alcaloïde de l'ergot de seigle, découverte par le chimiste Albert Hofmann en 1938 Marijuana feuilles de cannabis séchées MDMA méthylène dioxyméthamphétamine, ou ecstasy Mescaline alcaloïde de certaines plantes cactacées, et notamment du peyotl, aux effets hallucinogènes méthadone opiacé de synthèse prescrit en substitution à la morphine ou à l'héroïne MILAD Mission de lutte anti-drogue MILDT Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie Morphine principal alcaloïde de l'opium, isolé en 1804 Mules passeurs de bolitas Nederwiet chanvre batave à forte concentration de THC Nicotine alcaloïde extrait du tabac et de diverses plantes solanacées OCRTIS Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants OEDT Observatoire européen des drogues et des toxicomanies OFDT Observatoire français des drogues et des toxicomanies OICS Organe international de contrôle des stupéfiants, chargé depuis 1968 de l'application des conventions des Nations unies sur les drogues ONDCP Office of national drug control policy ; créé en 1984 et rattaché directement à la Maison Blanche, l'Office coordonne la politique américaine sur les drogues et gère un budget annuel d'environ 18 milliards de dollars Opium suc des capsules de pavot Poppers se dit de préparations à base de solvants, vendues comme aphrodisiaques notamment dans le milieu homosexuel à partir des années 70 Peyotl cactus dont est extrait la mescaline PNUCID Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (UNDCP en anglais) Psychédélique terme inventé par le psychiatre anglais Humphry Osmand pour décrire l'action des substances hallucinogènes, notamment celle du LSD Psychotrope se dit d'une substance dont l'effet principal est de modifier le psychisme ; se réfère aux médicaments utilisés dans le traitement des désordres mentaux, tels les neuroleptiques ou les anxiolytiques Speed boats embarcations sur-motorisées utilisées par les narcotrafiquants dans la zone Caraïbe Stupéfiants se dit des substances dont les effets psychoactifs peuvent entraîner des effets de tolérance et de dépendance Subutex buprémorphine prescrite en substitution aux opiacées THC tétrahydrocannabinol (principe actif contenu dans la résine de cannabis) ; le delta - 9 THC est très liposoluble et a une demi-vie d'élimination très longue ; à l'état naturel, le cannabis contient entre 0,5 % et 5 % de concentration en THC, mais les modes de culture sophistiqués, comme aux Pays-Bas, permettent d'atteindre des taux de concentration jusqu'à 30 % Toxicomanie addiction ou dépendance |
INTRODUCTION
« L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes,
Remplit l'âme au-delà de sa capacité »
(Les Fleurs du Mal)
« Le haschisch rend la société inutile à l'homme, comme l'homme inutile à la société »
(Charles Baudelaire)
«
Vous connaissez la position de la
France : la drogue est une gangrène qui menace chaque pays
touché par son trafic, qu'il soit producteur, transitaire ou
destinataire. Une gangrène répandue sur tous les continents et
aggravée par la mondialisation. Une gangrène qu'il faut combattre
dans toutes ses dimensions, loin en amont des routes, par une combinaison
d'approches répressive et judiciaire, sanitaire et sociale,
économique et financière et sur tous les fronts, national,
régional, mondial
. »
(Discours de M. Jacques
Chirac, Président de la République, lors de la
cérémonie d'ouverture de la Conférence internationale sur
les routes de la drogue à Paris le 22 mai 2003)
Mesdames, Messieurs,
À l'initiative de MM. Bernard Plasait et Henri de Raincourt, et des membres du groupe des Républicains et Indépendants, le Sénat a constitué le 12 décembre 2002 une commission d'enquête sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites.
L'intérêt du Sénat en ce domaine ne date pas d'aujourd'hui : lors du débat sur la loi de 1916, adoptée à l'unanimité en pleine guerre mondiale et qui réprime, outre l'usage en société, le commerce et la détention frauduleuse de substances vénéneuses, réservant leur seul usage légal à une médecine sous haute surveillance, le sénateur Dominique Delahaye dénonçait à la tribune « l'une des invasions les plus dangereuses de nos « amis » les boches », alors que l'on s'inquiétait depuis 1911 de l'effet délétère sur l'armée des « drogues allemandes », c'est-à-dire de la morphine et de la cocaïne.
On rappellera également que le sénateur Justin Godart devint entre les deux guerres le responsable européen de l'association internationale de défense contre les stupéfiants et que Marius Moutet, ministre des colonies du gouvernement de Front populaire, lui confia en 1937 la mission d'enquête sur l'Indochine qui constata que la Régie de l'opium, instituée en Cochinchine en 1882, et étendue par Paul Doumer à l'ensemble de la colonie en 1897 -ses gains représentant le quart de ses recettes budgétaires en 1914-, était encore en place.
Plus près de nous, M. Roland du Luart, par ailleurs vice-président de la commission d'enquête, a été chargé au nom de la commission des finances du Sénat d'un nécessaire contrôle budgétaire de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie (MILDT) 1 ( * ) .
Par ailleurs, le Sénat dispose d'un groupe d'études 2 ( * ) sur la lutte contre la drogue et la toxicomanie, présidé par Mme Nelly Olin, qui a assuré avec autorité, souplesse et toute la neutralité requise la présidence de la présente commission d'enquête.
Il était donc légitime que le Sénat décide de la création de cette commission pour y voir plus clair dans la mise en oeuvre de la politique nationale de lutte contre les drogues illicites, et surtout pour relever ses carences.
En se gardant de tout parti-pris, compte tenu du fait que la situation très préoccupante de notre pays au regard de la consommation et des trafics de drogues est la résultante de politiques des gouvernements qui se sont succédé depuis plus de trente ans, la commission a engagé des investigations approfondies dans un climat de consensus républicain qu'elle s'est efforcée de prolonger aussi longtemps qu'il était possible tout au long de sa période d'existence légale.
Comme le lui suggérait l'exposé des motifs de la proposition de résolution, la commission a limité ses investigations aux seules drogues illicites et a exclu de son enquête notamment l'alcool et le tabac qui entraînent, il convient de le rappeler, respectivement 45 000 et 60 000 morts par an.
Alors que la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) a élargi son domaine de compétences aux drogues licites, la commission s'est tenue strictement à la feuille de route qui lui avait été assignée par le Sénat, même si nombre de ses interlocuteurs ont fréquemment évoqué lors de leur audition les dangers des médicaments psychotropes, du tabac et de l'alcool, qui sont bien entendu avérés, mais dont la problématique ne relève pas, à son sens, de celle des drogues illicites 3 ( * ) .
S'il existe incontestablement des similitudes dans les phénomènes d'addiction, la commission ne pouvait traiter de l'ensemble des comportements à risque et son champ d'investigation était déjà extrêmement large puisqu'il englobait à la fois la prévention, la prise en charge sanitaire et sociale des toxicomanes et la répression de l'usage et du trafic de stupéfiants.
On rappellera en effet que le périmètre de l'enquête assigné par la proposition de résolution à la commission portait précisément :
- sur l'évaluation des politiques publiques de lutte contre la toxicomanie, la détention, la consommation, la vente et le trafic de stupéfiants ;
- sur la définition des drogues, de leurs effets sur la santé des consommateurs, la santé et la sécurité publiques au regard des connaissances scientifiques actuelles ;
- sur la définition d'une politique nationale forte, claire et cohérente de lutte contre les drogues illicites.
Par ailleurs, le développement de la consommation des drogues, notamment du cannabis, qui place désormais la France en tête du classement des pays de l'Europe élargie en termes de prévalence chez les jeunes de 15 à 16 ans , la montée socialement déstabilisante de l'économie souterraine liée à la drogue , qui devient la première activité dans certaines de nos cités, l'essor des drogues de synthèse à usage festif , notamment dans les rave parties -véritables supermarchés de la vente de stupéfiants-, l'explosion du trafic international des drogues 4 ( * ) -désormais aux mains des puissantes mafias criminelles-, qui déstabilise les Etats et l'économie mondiale, sont autant d'éléments qui justifiaient la création de la commission d'enquête.
Sans déflorer les développements ci-après, elle ne peut que constater que la loi du 31 décembre 1970 , relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic de l'usage de substances vénéneuses, initialement prévue pour contenir le développement préoccupant de la consommation de l'héroïne n'est plus adaptée à la situation actuelle et aux nouvelles consommations, et est d'ailleurs largement inappliquée : le délit d'usage n'est plus sanctionné, l'injonction thérapeutique, c'est-à-dire l'obligation de se soigner contre une remise de peine est diversement prescrite, le volet prévention a été négligé, et les capacités de prise en charge des toxicomanes sont dramatiquement insuffisantes.
Force est également de constater que le discours officiel tenu au cours des dernières décennies, et surtout des dernières années, sur les drogues, sur leur dangerosité et sur leur interdit, s'est brouillé : en privilégiant un seul volet, celui de la réduction des risques, notamment par l'échange des seringues et la délivrance de produits de substitution aux toxicomanes, dont les résultats en termes de santé publique doivent cependant être salués, au détriment d'un véritable programme d'information et de prévention, notamment en direction des jeunes, il a accrédité l'idée que les pouvoirs publics, via la MILDT et la nébuleuse des acteurs associés à la politique de lutte contre les drogues illicites, se bornaient à gérer le problème de la toxicomanie .
Ce discours brouillé, renforcé par les déclarations de certains responsables politiques au cours des années récentes, entretenu par une complaisance extravagante de certains medias de la presse écrite et de l'audiovisuel, ainsi que par les comportements de certains « beautiful people » et groupes-pilotes, n'est évidemment pas dépourvu de tout lien avec la banalisation de la consommation des stupéfiants, et notamment du cannabis, dont l'usage reste cependant interdit, il convient de le rappeler, comme celui des drogues dites dures.
Alors qu'un puissant lobby, notamment inspiré de l'étranger, promeut la dépénalisation ou la libéralisation du cannabis, mais aussi d'autres drogues, la commission rappellera que la France est déjà confrontée à deux fléaux légaux et « culturels » -l'alcool et le tabac- et qu'elle n'a pas à se charger d'un troisième en autorisant, et donc en organisant, l'usage du cannabis, dont la prévalence rejoint déjà pour certaines classes d'âge, celui du tabac.
Les enquêtes les plus récentes montrent cependant que les trois quarts de la population de notre pays rejettent ce discours banalisateur . Il est donc encore temps de réagir contre une trop longue dérive en mettant en place une nouvelle politique de lutte contre les drogues illicites, fondée sur l'humanisme et sur le réalisme : celle-ci devrait s'inscrire dans une nécessaire continuité, en apportant une réponse judiciaire systématique et modulée à toutes les infractions, en mettant en oeuvre une prévention digne de ce nom dès le plus jeune âge, et notamment à l'école qui est restée trop longtemps à l'écart de cette action prioritaire, en donnant de véritables moyens au dispositif sanitaire de prise en charge, de traitement et de réinsertion, et en prenant des mesures propres à réduire l'usage des drogues dans le monde du travail.
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Dans les développements ci-après, la commission n'évoquera qu'à titre incident la longue et tumultueuse histoire des drogues. La chronologie sommaire figurant à la page 27 du présent rapport s'efforcera cependant de rappeler très brièvement les usages anciens du pavot, du chanvre et de la coca, liés depuis des siècles à la tradition et à des pratiques médicales, religieuses et sociales ; les conditions dans lesquelles le fléau de l'opium s'est abattu sur la Chine sous la pression anglaise ; les nouvelles pratiques expérimentées en Europe à partir du premier tiers du XIX e siècle, notamment par des amateurs d'exotisme, des médecins aliénistes, des écrivains et des artistes ; la découverte des alcaloïdes et la mise au point de médicaments-miracles (morphine, cocaïne, héroïne...) comportant cependant de redoutables effets secondaires ; la prohibition des drogues qui sera progressivement mise en place par les Etats au début du siècle dernier, à la suite de conférences internationales, mais qui sera aussi à l'origine d'un trafic international aujourd'hui considérable ; enfin, la « démocratisation » de l'usage des drogues depuis les années 60, notamment dans la jeunesse, et la banalisation de la consommation de produits de plus en plus diversifiés, en dépit du renforcement des législations et des conventions internationales.
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* 1 On consultera avec profit ce rapport d'information qui garde toute son actualité : « Que fait la MILDT de son argent ? » (n° 28 - 2001-2002).
* 2 Ce groupe d'études a été naturellement mis en sommeil pendant la durée de la commission d'enquête et devrait être réactivé dès l'automne prochain.
* 3 Nul ne reprendrait à son compte les propos évidemment datés du docteur Henri de Rothschild en 1923, relevant que beaucoup de médecins continuent à distinguer « le stupéfiant détestable qui contribue pour une large part à l'affaiblissement de la race et à la dépopulation si menaçante pour notre pays et le bon verre de notre vin de France, réparateur puissant des forces physiques et morales »...
* 4 Son chiffre d'affaires serait de l'ordre de 500 milliards de dollars par an.