B. LA PROJECTION À L'HEURE DU NUMÉRIQUE

Au cours de ses investigations, la mission a constaté que le développement attendu de la projection numérique faisait partie des principaux sujets de préoccupation, non seulement des exploitants, mais plus généralement de l'ensemble des acteurs de la filière cinématographique.

L'édition 2002 du Festival de Cannes a d'ailleurs mis en évidence l'actualité de cette technologie : les deux principales salles utilisées au cours de cette manifestation, à savoir l'auditorium Louis Lumière du Palais des Festivals 60 ( * ) et la salle Debussy, ont ainsi été équipées pour l'occasion de projecteurs numériques afin de pouvoir présenter aux festivaliers les treize films en compétition tournés dans ce format.

De même, Viviane Reding, membre de la Commission européenne responsable de l'Education et de la Culture, dans son allocution d'ouverture, le 24 mai 2002, de la réunion de l'European Digital Cinema Forum 61 ( * ) (EDCF), n'a pas caché son enthousiasme pour une technologie qui devrait, selon elle, permettre aux exploitants de trouver « des possibilités nouvelles pour diversifier leur offre de films et accroître leur autonomie de programmation ».

Afin de mieux comprendre l'engouement subit des autorités de Bruxelles pour la projection numérique, mais également les doutes exprimés pour l'heure par la grande majorité des exploitants, il convient de présenter les possibles conséquences artistiques, économiques et culturelles d'une technologie dont le développement semble inéluctable.

1. La projection numérique : un état des lieux

Alors que la projection des films en salles demeure le dernier maillon analogique d'une chaîne de production de plus en plus ouverte aux technologies numériques, la plupart des exploitants semblent hésiter entre méfiance et franche hostilité à l'égard des nouveaux matériels de projection.

a) Une filière cinématographique largement numérisée

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la numérisation de la filière cinématographique n'est pas un phénomène récent et s'inscrit d'ailleurs dans celui, plus large, de la digitalisation de l'ensemble des industries audiovisuelles. Joël Augros 62 ( * ) rappelle ainsi que la première utilisation de cette technologie pour réaliser les effets spéciaux d'un film, ceux de Mondwest 63 ( * ) en l'occurrence, remonte à 1972.

Plus de trente années se sont écoulées depuis la première intégration du numérique au sein de la chaîne de fabrication d'un film et force est de constater que cette technologie infiltre désormais tous les domaines, toutes les techniques et toutes les formes du cinéma.

(1) La production

Alors que la plupart des réalisateurs considèrent encore le tournage numérique avec méfiance, certains, au contraire, s'intéressent aux possibilités nouvelles qu'il offre et n'hésitent pas, pour leurs prises de vue, à utiliser les petites caméras DV ou les caméras numériques haute définition (HDV).

Les caméras DV font, depuis le début des années 1990, l'objet d'un intérêt grandissant de la part des réalisateurs et le succès de films comme Festen 64 ( * ) ou The Blair Witch Project 65 ( * ) , tournés en numérique, a certainement contribué à populariser l'utilisation de ce matériel dont le faible coût permet aux jeunes réalisateurs de développer leurs projets sans avoir à recourir au circuit traditionnel de financement du 7 e art 66 ( * ) . Un film comme The Blair Witch Project , qui a généré plus de 135 millions de dollars de recettes en salles sur le marché américain, n'a ainsi coûté que 60 000 dollars. Au niveau artistique, le faible poids et les dimensions réduites de ces caméras rendent leur maniement plus aisé et, en permettant de s'affranchir des contraintes imposées par les dimensions des caméras traditionnelles, favorisent le jeu naturel, la spontanéité et l'improvisation.

Plus récemment, la caméra numérique haute définition a également conquis certains réalisateurs. Vidocq 67 ( * ) restera ainsi comme le premier film de l'histoire tourné entièrement dans le format de vidéo haute définition Sony HD Cam 24P . Le choix de s'affranchir de la pellicule repose autant sur des préoccupations esthétiques qu'économiques. En effet, dans le cas de films à très gros budget comprenant de nombreux effets spéciaux 68 ( * ) , il paraît désormais contre-productif de tourner en 35 mm pour devoir ensuite numériser le film, afin d'être en mesure de traiter les images sur ordinateur.

L'utilisation par les réalisateurs de caméras numériques DV ou HDV ne semble pas, à court terme du moins, menacer la prise de vue argentique. En effet, le matériel disponible sur le marché ne répond pas encore complètement aux attentes des réalisateurs les plus exigeants tant en terme de qualité qu'en terme de coûts. L'analyse faite à ce sujet par Catherine Breillat en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs met ainsi en évidence le chemin qui reste à parcourir : « Un beau film en numérique coûte plus cher qu'un beau film en 35 mm. Si je prends une petite caméra DV, je n'aurai pas les carnations que je recherche. Et si je prends une grosse caméra numérique, le budget dépassera celui d'un film sur pellicule ».

En dépit de ces réserves, nul doute que, dans les années à venir, compte tenu de l'amélioration spectaculaire des performances des caméras numériques et de la diminution progressive des coûts qui leur sont associés, les industriels seront en mesure d'offrir aux « talents » des équipements adaptés à leurs exigences.

(2) La post-production

Les différentes phases qui composent la post-production d'un film ont fortement évolué au contact de la technologie numérique qui permet désormais de travailler les images même et non plus seulement la succession de celles-ci. Exemple extrême et marginal, mais qui pourrait présager des modes de fabrication futurs des longs métrages tournés entièrement en numérique, la post-production du film Vidocq aurait, à elle seule, mobilisé cinquante personnes pendant huit mois.

- Le montage

Le montage est désormais entièrement numérisé. Les scènes tournées en 35 mm sont ainsi transférées en format vidéo grâce à l'utilisation d'un télécinéma puis mises à la disposition du logiciel de montage : le geste de couper et de coller la pellicule en veillant au bon raccord de la bande son qui supposait une attention toute particulière, a ainsi quasiment disparu.

• Les effets spéciaux

Les effets spéciaux, comme on a pu le voir, ont été les premiers à bénéficier de l'apport des technologies numériques. Les trucages numériques ont ainsi pris le pas sur les trucages traditionnels. L'intégration de décors virtuels ou de personnages historiques disparus ( Forrest Gump ) tout comme la réalisation de scènes spectaculaires, pour ne citer que quelques exemples, ont ainsi été facilitées par une technologie considérée désormais comme indispensable.

- L'étalonnage

Opération qui consiste à donner une unité chromatique à chacun des plans du film pour uniformiser le rendu d'une séquence ou de l'ensemble du long-métrage, l'étalonnage n'a pas échappé à la révolution numérique. Alors qu'avec l'étalonnage traditionnel l'opérateur ne peut jouer que sur les composantes rouges, vertes et bleues de l'image, l'étalonnage numérique offre désormais la possibilité de modifier image par image toutes les composantes chromatiques d'un film. L'éclairage peut ainsi, au moment de la post production, être modifié, soit que les prises en extérieur aient été soumises à des aléas météorologiques, soit que les exigences esthétiques particulières du réalisateur le nécessitent.

(3) Le son

La numérisation du son est déjà effective à tous les niveaux, depuis l'enregistrement jusqu'à la diffusion en salles. Elle a permis d'enrichir la bande sonore d'informations supplémentaires par rapport au codage analogique antérieur.

Pour proposer aux spectateurs un son de haute qualité restituant l'intégralité des nuances obtenues au mixage, les exploitants se sont dotés de systèmes de reproduction sonore numériques offrant quatre (trois canaux d'écrans et un canal d'ambiance) ou six voies (quatre canaux d'écrans et deux canaux d'ambiance caractéristiques pour les systèmes Dolby et DTS).

b) Quel avenir pour la projection numérique ?

De fait, de plus en plus fréquemment, c'est désormais la version numérique du film qui constitue la référence et qui, en bout de chaîne, doit être transférée sur pellicule 35 mm 69 ( * ) . C'est pourquoi les majors américaines notamment, qui dépensent chaque année près de 800 millions de dollars en tirage et 400 millions de dollars en livraison de copies uniquement pour les Etats-Unis, insistent pour que cette version numérique soit directement diffusée dans les salles. Ce souhait se heurte néanmoins pour le moment à l'opposition de la quasi-totalité des exploitants.

Avant d'aller plus loin dans l'analyse de cette situation qui, à première vue, peut paraître incongrue, tant la catégorie des exploitants demeure hétérogène et les intérêts de chacun d'entre eux divergents, il convient au préalable de définir avec précision la projection numérique.

(1) Projection numérique et projection électronique

En effet, lors des auditions qu'elle a pu réaliser sur le sujet, la mission s'est heurtée de manière récurrente à un problème d'ordre terminologique : alors que toutes les personnes auditionnées parlaient sans autre précision de projection numérique, il est apparu qu'elles n'évoquaient pas toutes pour autant la même réalité. Afin d'éviter les confusions et de lever toute ambiguïté sur la nature du matériel de projection qualifié de numérique, il convient par conséquent de différencier celui-ci le plus nettement possible du matériel de projection électronique.

Dans sa recommandation technique datée de juin 2001 (CST-RT-002-P-200) la Commission Supérieure Technique de l'Image et du Son a défini précisément les performances minimales que doivent respecter les équipements des salles de cinéma afin de répondre à l'appellation de cinéma numérique . Dans ce cadre, la terminologie cinéma numérique retenue par la CST permet de désigner les matériels de projection électroniques les plus performants.

La CST a donc pris le parti de garantir le respect de l'oeuvre et celui des spectateurs en s'assurant que la qualité des images proposées par les projecteurs numériques sera au moins égale à celle d'une projection argentique, les matériels ne pouvant respecter ces normes faisant partie de la catégorie des projecteurs électroniques.

- Les projecteurs numériques

Dans les faits, bien peu de projecteurs peuvent encore aujourd'hui prétendre répondre aux exigences techniques posées par la CST. Jusqu'à l'an dernier d'ailleurs, seuls les appareils utilisant la technologie DLP (Digital Light Processing) mise au point par Texas Instrument pouvaient se flatter d'offrir aux exploitants des performances comparables à celles des projecteurs 35 mm. Depuis, la situation a évolué et Texas Instrument est désormais concurrencé dans ce domaine par JVC et Kodak dont la technologie D-ILA (Direct Drive Image Light Amplifier) propose une matrice haute résolution aux performances remarquables.

Le schéma ci-après résume la configuration d'une installation de cinéma numérique : le long-métrage numérisé et compressé est acheminé sur support physique (de type DVD) ou par faisceau satellitaire vers un serveur qui stocke et décompresse l'information avant de la transmettre au projecteur.

Hauts-parleurs

Amplificateur

Processeur audio

Projecteur

Satellite

ou support physique

Serveur

Décompression

Le coût des projecteurs numériques est actuellement prohibitif : devant la mission, le directeur du multimédia et des industries techniques du Centre national de la cinématographie a évoqué une gamme de prix allant de 180 000 à 250 000 euros. En moyenne, un équipement performant reviendrait à 200 000 euros : 150 000 euros pour le projecteur et 50 000 euros pour le serveur qui l'accompagne. Même si les multiplexes peuvent n'utiliser qu'un seul serveur pour alimenter en images l'ensemble des projecteurs numériques équipant leurs salles, l'investissement à consentir par les exploitants reste donc, pour le moment, très élevé. Cette situation explique les réticences des exploitants à s'équiper et la faiblesse du nombre de projecteurs effectivement installés : une centaine dans le monde dont une trentaine en Europe.

PRINCIPALES SALLES DE CINÉMA NUMÉRIQUE RECENSÉES
PAR LA MOTION PICTURE ASSOCIATION OF AMERICA (MPAA)

ETATS-UNIS, CANADA & MEXIQUE

Burbank, CA AMC Media Center North

Chestnut Hill, MA General Cinema Theatres

Hollywood, CA El Capitan

Irvine, CA Edwards Irvine Spectrum

Lake Buena Vista, FL AMC Pleasure Island 24

Mexico City Cinemex Mundo E

New York, NY AMC Empire 25 (deux écrans))

Olathe, KS AMC Studio 30

Plano, TX Cinemark Legacy

San Diego, CA AMC Mission Valley 20

San Francisco, CA AMC Van Ness

South Barrington, IL AMC Barrington 30

Tempe, AZ Harkins Theatres Arizona Mills

Toronto, Ontario Famous Players Paramount

Valley View, OH Cinemark Valley View

Vancouver, BC Famous Players Riverport

Tlanepantla, Mexique Cinemex Mundo E

EUROPE

Bruxelles, Belgique Kinepolis

Londres, Angleterre Odeon Leicester Square

Londres, Angleterre Warner Village Finchley Road

Manchester, Angleterre UCI, Trafford Centre

Paris, France Gaumont Aquaboulevard

Düsseldorf, Allemagne Düsseldorf

Berlin, Allemagne Berlin Zoo Palast

Cologne, Allemagne Cinedom Cologne

Madrid, Espagne Kinepolis Ciudad de la Imagen

Barcelone, Espagne UCI's Cinesa Diagonal

ASIE

Seoul, Corée Seoul Cinema Town

Tokyo, Japon AMC Tokyo Disneyland

Chiyoda-ku,Tokyo, Japon, Nichigeki Theatre

Toutefois, il convient de souligner que les prix du matériel de projection numérique avancés ci-dessus n'ont pas grand sens pour l'instant : il s'agit en effet d'un prix de prototype. L'évolution de ce prix demeure d'ailleurs assez difficile à prévoir : les 163 000 salles de cinéma recensées dans le monde par la Fédération nationale des cinémas français ne constituent qu'un micro marché dont la taille ne semble pas justifier une réduction du prix comparable à celle que peuvent connaître les biens de consommation grand public. En toute hypothèse, le prix d'un projecteur numérique devrait donc rester élevé, de l'ordre de 100 000 euros, auquel il faudra ajouter le coût des mises à jour et de la maintenance (5 à 10 % du prix d'achat du projecteur).

La qualité d'image créée par ces projecteurs, en dépit de certaines imperfections récurrentes constatées lors des différentes projections en matière de contrastes et de restitution des couleurs notamment, ne semble quant à elle plus faire débat : elle est considérée par les spécialistes comme « au moins équivalente à celle d'une bonne copie 35 mm ». Selon Jean-Pierre Neyrac, membre de la Commission supérieure technique de l'image et du son, même pour l'oeil averti, aucune différence de qualité n'est décelable entre l'image numérique et l'image 35 mm. Elle n'est pas non plus « meilleure » que celle d'une image 35 mm. La qualité d'image dépend en fait des conditions de fabrication du long-métrage et de l'utilisation ou non des technologies numériques dans le processus de création.

- Les projecteurs électroniques

Les performances et le coût des projecteurs électroniques évoluent depuis quelques mois de façon inversement proportionnelle, à l'image des autres produits issus des technologies informatiques. Les constructeurs présentent désormais dans les salons professionnels des gammes de projecteurs adaptés à tous types de situations, « de l'écran géant au home cinema ». Pour 15 000 euros à peine, la firme JVC présentait ainsi au dernier NAB de Las Vegas un projecteur électronique dont les performances semblent, selon les premières mesures de la CST, être parfaitement adaptées à des écrans d'environ six mètres de large, ce qui est la taille des écrans présents dans les salles de 100 à 150 places.

Certaines salles du circuit MK2, mais également le cinéma Utopia de Bordeaux, utilisent d'ailleurs déjà des projecteurs électroniques pour diffuser des films ou des documentaires.

Toutefois, selon Jean-Pierre Neyrac, si la projection électronique peut séduire des pays faiblement équipés en projecteurs cinématographiques, elle pourra difficilement se substituer dans notre pays à la projection 35 mm. En effet, la rotation rapide des copies, qui permet de préserver l'image et le son des films des dégradations, ainsi que la multiplication des salles dont les écrans ont une largeur supérieure à dix mètres, ont rendu le public exigeant. Celui-ci, trop habitué à la qualité du 35 mm, verrait le développement de la vidéo projection et ses conséquences comme un retour en arrière.

(2) Le nombre d'incertitudes constitue un frein au développement de la projection numérique

Alors que la transition vers la projection numérique semble inéluctable, la plupart des acteurs du secteur de l'exploitation, quelle que soit leur taille, hésitent à sauter le pas. Ce front commun contre l'introduction de la projection numérique, qui peut paraître à première vue surprenant, s'explique par les incertitudes économiques et techniques qui caractérisent le projet.

(a) Qui financera une telle révolution ?

Le développement du cinéma numérique n'est envisageable que si l'on trouve un modèle économique qui réponde au paradoxe suivant : alors que l'économie réalisée par l'introduction de la projection numérique profite pour l'essentiel aux distributeurs, l'investissement doit, quant à lui, être réalisé par les exploitants.

- Des économies d'envergure pour les distributeurs

Intermédiaire agréé entre producteurs et exploitants, le distributeur consent en général l'avance des frais d'édition du film et assure, après avoir déterminé le plan de sortie optimal du film au niveau national, l'acheminement des copies vers les salles. Cette tâche coûteuse qui comprend notamment la manutention, le stockage puis la destruction des copies, devrait subir d'importantes modifications si la projection numérique devenait réalité. En effet, quel que soit le support utilisé pour la distribution des films vers les salles, des supports physiques de type DVD (une dizaine de DVD pour un long métrage d'après Olivier Bomsel et Gilles Le Blanc), la transmission par satellite ou par fibre optique pouvant être indifféremment utilisée à cet effet, les économies réalisées apparaissent conséquentes.

Les graphiques ci-après montrent ainsi que l'économie réalisée sur le coût d'édition et de diffusion des copies 35 mm est proportionnelle à leur nombre : faible en deçà de 35 copies, il augmente très fortement au-delà de 115 copies (deux fois moins cher) et atteint des montants très élevés (sept fois moins cher) pour un film faisant l'objet de 500 copies, le satellite étant néanmoins le moyen de diffusion numérique le plus avantageux à partir de 40 copies.

Selon une simulation réalisée par le service des études et de la prospective du CNC, le coût d'édition et de distribution des 539 films diffusés en France en 2000 aurait été de l'ordre de 26 millions d'euros en numérique contre un coût réel dans le cadre actuel de 82 millions d'euros.

En résumé, plus le nombre de copies est élevé, plus les économies d'échelle induites par la projection numérique sont importantes. Alors que le nombre de copies en circulation ne cesse d'augmenter, on peut comprendre l'intérêt que représente le passage à la projection numérique pour une partie de la filière cinématographique.

- Des exploitants réticents

Si les distributeurs et notamment les majors américaines ont intérêt au développement de la projection numérique, tel n'est pas le cas des exploitants, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, les exploitants n'ont aucun intérêt à financer une technologie qui n'est pas en mesure d'améliorer le spectacle proposé aux spectateurs. Il y a d'ailleurs fort à parier que ces derniers refuseraient de financer, par l'intermédiaire d'une augmentation du prix du billet, l'introduction d'une technologie qui n'élèverait pas leur niveau d'utilité.

De plus, comme le soulignent Olivier Bomsel et Gilles Le Blanc, l'introduction de la projection numérique rapprocherait le spectacle proposé dans les salles de celui accessible chez soi par l'intermédiaire du home cinema , alors même que la stratégie industrielle des exploitants au cours des dix dernières années a pour but de différencier leur produit des autres modes de diffusion des films.

En second lieu, la situation financière actuelle du secteur de l'exploitation est telle qu'elle rend illusoire de nouveaux investissements destinés à équiper les salles en projecteurs numériques. Une enquête approfondie réalisée par l'Observatoire européen de l'audiovisuel 70 ( * ) a mis en évidence la fragilité financière de la branche de l'exploitation cinématographique sur le continent.

MARGES BÉNÉFICIAIRES DES DIFFÉRENTES BRANCHES
DE L'INDUSTRIE CINÉMATOGRAPHIQUE
DE L'UNION EUROPÉENNE (1997-2000) - (en %)

Source : Observatoire européen de l'audiovisuel

Malgré la hausse importante du produit d'exploitation et des actifs de ces entreprises, notamment dans le cadre des investissements dans la construction de multiplexes, les indicateurs de performances financières sont « dans le rouge ».  Bien que les données complètes de l'année 2001 ne soient pas encore disponibles, les déclarations de quelques-uns des principaux circuits européens indiquent une poursuite de la crise financière traversée par cette branche. Et même si les rapports de circuits tels que Cinemaxx et Kinepolis pour le premier semestre 2002 semblent montrer les premiers signes d'un retour progressif à une meilleure santé financière, l'annonce en octobre 2002 de l'insolvabilité de UFA-Theater GmbH laisse présager que le rétablissement de la branche sera lent. Il convient de rappeler qu'en France la fusion entre Gaumont et Pathé qui s'est soldée par la création de la société Europalaces 71 ( * ) a, elle aussi, été en partie motivée par la fragilité financière du groupe de Nicolas Seydoux.

RATIOS DE PERFORMANCE
DES SOCIÉTÉS D'EXPLOITATION CINÉMATOGRAPHIQUE
DE L'UNION EUROPÉENNE (1997-2000) - (en %)

Source : Observatoire européen de l'audiovisuel

Aux Etats-Unis, la situation du secteur de l'exploitation n'est guère meilleure qu'en Europe, bien au contraire. En dépit d'un premier trimestre 2003 prometteur en termes de fréquentation, bon nombre de sociétés d'exploitation américaines se trouvent encore aujourd'hui dans une situation financière délicate. Et la succession de faillites, dont celle d'United Artists, qui a marqué le secteur en 2000 et 2001, est encore présente dans les esprits.

- Vers un mode de financement alternatif de la transition ?

En dépit de la situation financière actuelle du secteur de l'exploitation, des modes de financement alternatifs existent et permettraient d'assurer l'équipement progressif du parc de salles en projecteurs numériques, en Europe comme aux Etats-Unis.

L'idée la plus aboutie repose sur le principe du leasing : le géant de l'aviation Boeing par l'intermédiaire de sa filiale Boeing Digital Cinema, a ainsi proposé aux exploitants américains, lors de l'édition 2002 du ShoWest de Las Vegas, d'assurer l'installation et la maintenance du matériel moyennant une rémunération à partir d'un versement de royalties sur chaque entrée.

Pour les exploitants, ce type de proposition relève de la catégorie des fausses bonnes idées : privés de la propriété de leur matériel de projection, ils craignent de perdre, sous la pression de ces intervenants extérieurs à la filière cinématographique traditionnelle et en application du principe « qui paye commande », leur liberté de programmation.

(b) Des problèmes techniques en suspens...

Il serait néanmoins réducteur d'analyser le manque d'enthousiasme dont font preuve la plupart des exploitants sous le seul angle financier. Plusieurs difficultés techniques freinent également le développement de la projection numérique.

- La standardisation des normes et leur interopérabilité

Alors qu'une copie 35 mm peut être lue par tout projecteur cinématographique, le numérique se cherche encore un standard. La question des normes ne concerne pas seulement le projecteur lui-même mais également l'ensemble de la chaîne de distribution du film : format original du master numérique, modalités d'encodage, de compression et de sécurisation du signal, modes de transport, conditions de réception et gestion des droits. Le système doit être capable de lire tous les fichiers, quels que soient les modes de transmission (sur support physique ou par satellite), de compression et de sécurisation.

Dans une déclaration commune datée du 12 décembre 2001, qui constitue à n'en pas douter une première dans l'histoire du secteur, toutes les organisations de l'exploitation à travers le monde ont d'ailleurs fait savoir que la définition de standards techniques uniques et mondiaux était un préalable indispensable à ce qui, à leurs yeux, constitue « la transition technologique la plus significative de l'histoire de l'exploitation ».

Américains et Européens semblent prêts à se concerter sur cette question évidemment très stratégique. Des contacts de principe ont d'ailleurs déjà eu lieu entre l'European Digital Cinema Forum et le groupement Newco, émanation des majors américaines.

L'objet de ces conversations est de définir des standards qui permettent « l'interopérabilité » des différents outils de la chaîne de production et de diffusion, et qui fixent un niveau d'exigence de qualité d'image, qui soit plus proche de celui auquel nous sommes habitués en Europe.

La définition de standards communs ne doit pas faire oublier la question de l'évolution de ceux-ci dans le temps. Les exploitants exigent ainsi, dans la déclaration précédemment évoquée, que les projecteurs numériques puissent facilement s'adapter aux éventuels progrès technologiques. Il serait d'ailleurs fort dommageable que l'évolution des matériels informatiques composant la chaîne de projection rende difficile d'accès des milliers d'oeuvres enregistrées dans un format devenu obsolète. Alors que le format 35 mm a traversé le siècle, il serait en effet regrettable que les standards numériques ne bénéficient pas de la même permanence. Il est à cet égard nécessaire de rappeler que les standards vidéo se sont jusqu'à présent caractérisés par leur durée de vie relativement courte, l'Institut national de l'audiovisuel possédant ainsi des kilomètres de bandes tournées en 2 pouces qu'elle ne peut plus lire, faute de matériel adapté à ce format.

- Les difficultés de transmission

Comme le soulignent Olivier Bomsel et Gilles Le Blanc « ce qui distingue le cinéma des autres biens informationnels, c'est l'exceptionnelle densité des informations contenues dans un film : une douzaine de térabits (douze mille milliards de bits) pour un film long métrage en 35 mm, soit l'équivalent d'un million de séquences musicales MP3 ou de l'ensemble de la bibliothèque du Congrès. (...) le film de cinéma présente au spectateur, dans un temps limité, plus d'informations qu'aucun autre support matériel connu ». Or si l'ensemble de ces informations est aisément stockable sur des supports physiques de type DVD, la transmission par satellite d'un fichier informatique pouvant atteindre 100 GigaOctets pose encore aux ingénieurs de redoutables questions techniques.

Plusieurs démonstrations récentes ont d'ailleurs connu des incidents divers qui montrent que nous sommes en présence de technologies complexes et qui ne sont pas encore totalement maîtrisées.

- Le piratage

A l'évidence, le piratage des données qui transitent sur les réseaux informatiques constitue également un frein important au transfert des films vers les salles, d'autant qu'en ce domaine les pirates semblent toujours trouver le moyen de contourner les systèmes de sécurisation mis en place par les industriels. Seule la découverte d'une technologie sûre permettrait de pallier ce problème.

* 60 Pour pallier toute défaillance, deux projecteurs D-Cine Premiere de Barco ont été installés dans la salle Louis Lumière aux côtés de deux serveurs EVS . L'image projetée était au format Scope 2,35 :1 et couvrait une base de 16 mètres, soit 5 mètres de moins que la largeur maximale de l'écran.

* 61 L'European Digital Cinema Forum (EDCF) a été créé le 13 juin 2001 au cours d'une réunion tenue à Stockholm et rassemblant 30 représentants des différentes institutions et entreprises opérant dans les secteurs de l'audiovisuel et des télécoms. L'un de ses principaux objectifs est de contribuer au développement de la projection électronique ( e-cinema ) et numérique ( d-cinema ).

* 62 Augros Joël, La digitalisation d'Hollywood in CinémAction Hors-série : Quelle diversité face à Hollywood ?

* 63 États-Unis 1972, film de science-fiction réalisé par Michael Crichton.

* 64 1998 réalisé par Thomas Vintenberger.

* 65 1999 réalisé par Eduardo Sanchez.

* 66 Rick Mc Callum dans un entretien accordé à l'hebdomadaire Ecran Total soulignait cet avantage : « (...) les jeunes metteurs en scène peuvent maintenant acheter leurs propres équipements. Leurs films ne seront peut être pas meilleurs que les autres mais ils auront au moins la possibilité d'apprendre leur métier en le pratiquant. Je connais de nombreux créateurs de talent qui n'ont pas le statut social ou l'argent leur permettant de faire partie du « club » d'Hollywood. En réalisant des films dans leur coin, ils auront peut être la chance d'être remarqués et de sortir du lot »

* 67 2001 réalisé par Pitof.

* 68 Chacun des 2 200 plans du film Star Wars : Episode II a ainsi fait l'objet d'un trucage.

* 69 Rick Mc Callum, producteur de Star Wars : Episode II et fervent partisan de la projection numérique déclarait à ce sujet, dans un entretien accordé à l'hebdomadaire Ecran Total : « ce qui coûte cher c'est de retourner ensuite sur pellicule, mais cette donnée va changer lorsque les salles de cinéma capables de faire de la projection numérique seront plus nombreuses. En 2005, pour la sortie de l' Episode III, on espère que le film sera très massivement distribué en numérique. Nous faisons notre maximum avec George [Lucas] pour pousser dans cette direction mais pour le moment rien ne se passe...on a l'impression de jouer les Sisyphe ! »

* 70 Observatoire européen de l'audiovisuel, Strasbourg, France, Annuaire 2002-cinéma, télévision, vidéo et multimédia en Europe édition 2002,Vol. 3, "Cinéma et vidéo domestique".

* 71 Détenue à 36% par Gaumont et à 64% par Pathé.

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