ANNEXE 3
LISTE DES PERSONNALITÉS AUDITIONNÉES ET
COMPTES-RENDUS DES AUDITIONS
EFFECTUÉES PAR LA MISSION
D'INFORMATION
Audition de M. Jean-Paul COLLOMP,
inspecteur
général des services judiciaires,
responsable du comité
de coordination des « entretiens de
Vendôme »
(27 mars
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Monsieur l'inspecteur
général, nous sommes très heureux de vous recevoir. Les
membres de la commission des Lois du Sénat ont souhaité se
pencher sur l'évolution des métiers de la justice. Vous avez
été responsable du comité de coordination des
« entretiens de Vendôme », qui a déjà
travaillé sur ces sujets. Vous êtes donc la première
personne que nous avons souhaité entendre sur l'évolution du
métier de magistrat.
M. Jean-Paul Collomp -
Monsieur le Président, je vous
remercie de m'accueillir.
Comme vous le savez, les entretiens de Vendôme ont été mis
en place par la ministre de la justice, Madame Marylise Lebranchu, après
un certain nombre de mouvements que je qualifierai de sociaux, qui ont
marqué la fin de l'année 2000. C'est ainsi que nous avions vu des
magistrats, mais aussi des fonctionnaires et des avocats, manifester sur la
place Vendôme. A l'occasion de ces mouvements, et par la suite, de
nombreuses demandes ont été formulées en termes
d'états généraux de la justice et de mise à plat de
l'institution judiciaire. C'est afin de répondre à cette
préoccupation que Madame Marylise Lebranchu a instauré ces
entretiens de Vendôme.
Je ne dirai que deux mots du dispositif, afin de rappeler que deux
éléments importants ont été mis en place.
Le premier élément était ce que la ministre avait
appelé « l'Instance nationale », à laquelle
participaient des représentants de toutes les organisations
professionnelles de fonctionnaires et de magistrats, ainsi que des
représentants des professions juridiques ou judiciaires comme le barreau
mais aussi les avoués ou d'autres professions. Le politique était
également représenté puisque votre assemblée avait
désigné un de ses membres ainsi que l'Assemblée nationale.
Les entretiens de Vendôme ont fait l'objet d'une consultation large,
puisque beaucoup de juridictions ont répondu, ce qui ne signifie pas que
toutes aient contribué. L'initiative a en effet été
diversement ressentie, dans la mesure où vous connaissez l'adage
suivant :
« quand vous avez un problème, créez
une commission ».
Certaines juridictions ont
considéré les entretiens de Vendôme comme un rideau de
fumée. D'autre part, il est vrai que ces entretiens se sont
situés à un moment du calendrier politique et des
échéances qui permettait à certains de penser que la
Ministre ne pourrait pas donner immédiatement une suite aux diverses
propositions.
Un « comité de coordination » a également
été mis en place, second élément du dispositif,
dont on m'a confié la présidence. Ce comité avait pour
mission de dresser la synthèse de l'ensemble des contributions. Nous
avons pu remettre un rapport provisoire puis le rapport définitif. Le
rapport provisoire a été soumis à l'Instance nationale. Il
y a donc eu un regard porté sur notre travail. La Ministre a pris un
certain nombre de décisions à la suite des propositions
formulées, certaines d'entre elles étant d'application
immédiate ou rapide et d'autres nécessitant une réflexion
et une expertise.
Enfin, il me paraît important de souligner, sur le plan des idées
générales, que le rapport, la plaquette présentant les
décisions de la ministre et une lettre personnelle ont été
adressés à chaque magistrat, à chaque fonctionnaire,
à l'ensemble des barreaux de notre pays ainsi qu'aux auxiliaires de
justice, aux avoués et aux huissiers. Ainsi, le retour sur
investissement a été réalisé de manière
complète. Cela correspondait tout à fait à un voeu de la
ministre.
Je souhaite situer quelques idées générales, parce que je
pense qu'elles constituent le fond de la réflexion. Même s'il y a
eu du déchet, je le disais, dans la consultation des juridictions, il me
semble que ce type de consultation, dès lors que les professionnels s'y
sont impliqués, peut tracer la route pour les années à
venir quant aux orientations les plus importantes.
Dans une première partie, j'évoquerai le problème du
concept d'accès au droit. On constate qu'apparaît nettement une
ligne de partage entre deux tendances. Une première tendance consiste en
ce que le judiciaire soit totalement et spontanément accessible, quel
que soit le problème que puissent connaître nos concitoyens et
quel que soit le niveau de difficulté, et en ce que chacun
bénéficie d'un accès immédiat, gratuit et complet
à la justice. La seconde tendance, en revanche, soutient la thèse
selon laquelle il est nécessaire que le judiciaire reste normalement et
relativement exceptionnel. Selon cette thèse, le tout judiciaire n'est
pas une bonne manière de réguler les difficultés sociales.
Il est nécessaire de donner l'information et de faciliter l'accès
pour les classes défavorisées, mais aussi de placer des limites,
proches du ticket modérateur en matière de santé. Ainsi,
une juridiction propose d'imposer un droit fixe de 600 francs. La
Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel
propose qu'avant toute assignation, c'est-à-dire l'acte qui noue le
procès, le demandeur puisse justifier qu'il a tenté une
négociation ou une médiation avec son futur adversaire. Le but de
cette politique est que le réflexe ne soit pas d'aller vers le juge mais
vers les autres types de solution des conflits. Je pense que cette idée
est importante.
Dans un second temps, j'insisterai sur la nécessité d'une pause
législative et d'une simplification de l'appareil juridique. Les
juridictions ont le sentiment que le droit se complique et que le
législateur ne fait pas le travail de
« toilettage ». Cette expression est revenue à
plusieurs reprises. Il est fréquent qu'un nouveau texte apparaisse et
que l'on ne reprenne pas pour autant l'existant antérieur. La
mosaïque ainsi créée est difficile à aborder.
Le troisième aspect de mon propos sera d'évoquer la recherche
faite autour des nouvelles implantations judiciaires. Il y a là un
facteur extrêmement important. Je vous dirai tout à l'heure qu'il
ne faut peut-être pas aborder le problème aujourd'hui en parlant
de réforme de la carte judiciaire, car cette formulation est bloquante.
Cependant, la recherche de nouvelles implantations judiciaires est un sujet sur
lequel nous reviendrons.
Le quatrième axe de réflexion que je vous propose, aujourd'hui,
est la notion d'efficacité. Les juridictions expriment le sentiment de
travailler beaucoup pour un résultat qui est, parfois, quasiment
inexistant. Cela n'est pas satisfaisant, et m'amène à parler de
la nécessité de fixer des priorités. Les juridictions se
tournent vers le politique et le législateur pour cela. Elles demandent
qu'on leur fixe des voies afin de déterminer les axes principaux et ce
qui est à la marge. Le but de cette politique est de ne pas traiter l'un
et l'autre de la même manière.
Lié à la notion d'efficacité, nous retrouvons un discours,
qui n'est pas nouveau mais qui prend de plus en plus de force, sur la
qualité de la justice. Les juridictions disent souvent, à tort ou
à raison, que ces dernières années l'accent a
été mis sur la productivité judiciaire, sur l'aspect
quantitatif des choses. Elles souhaitent que cette première
démarche soit accompagnée par celle de la qualité et de
l'évaluation, voire de l'auto-évaluation, des juridictions.
Vous devez avoir noté qu'une discussion extrêmement profonde est
en cours concernant le statut des magistrats du parquet. Vous noterez que j'ai
pris soin, dans le rapport, de ne pas interpréter, mais de restituer un
certain nombre de contributions qui me semblent faire apparaître un
certain nombre de questions de fond. Je pense que si vous entendez la
Conférence générale des procureurs généraux
ou celle des premiers présidents, des discours très importants
vous seront tenus, qui ne font pas l'unanimité, mais qui permettent de
dégager des axes importants de réflexion. La question du statut
du parquet est donc fondamentale. Je pense qu'il sera nécessaire d'y
apporter des réponses.
Enfin, et cela nous renvoie à la question générale des
métiers, je souhaite aborder la notion de travail d'équipe. Sur
ce point, nous voyons apparaître des idées nouvelles dans la
mesure où, jusque-là, il était difficile de raisonner en
termes d'équipes et de services. Des concepts nouveaux sont donc en
train d'apparaître. Parmi les idées qui se situent autour du
travail d'équipe, une première question se pose sur la notion
même de service. Comme je vous le disais, la réalité est
très différente selon les juridictions. Il est possible d'aborder
une juridiction dans son ensemble, en tant qu'unité indivisible. Vous
savez que nous travaillons sous forme de chambres. Pour autant, ces concepts ne
semblent pas satisfaisants aujourd'hui. Nous sentons que les juridictions sont
en recherche. Le contenu de la notion de service demeure flou. Nous voyons, par
exemple, apparaître la notion de service pénal. La question du
service pénal intéresse ce qui se passe entre la réception
d'une procédure et la fin de l'exécution de la peine qui a pu
être prononcée. Vous voyez donc apparaître cette notion de
continuum et de responsabilité commune quels que soient les moments dans
lesquels on se situe dans cet ensemble.
Il est également possible de parler d'une sorte d'unité de base
de production. Certaines juridictions utilisent ce terme et définissent
un service comme une équipe composée d'un magistrat, d'un
greffier et d'une secrétaire. Je pense que ces idées, ou les
questions qu'elles sous-tendent, devraient servir de prisme pour
l'appréciation de la pertinence de notre organisation actuelle. Je cite
la cour d'appel de Colmar :
« Il convient de penser autrement
les relations de travail au sein des juridictions et de mettre en application
les notions de travail d'équipe à l'instar du secteur
privé. »
Ce message me semble fort et clair. Au plan
interne, cela signifie une meilleure organisation, une meilleure
efficacité et la notion d'équipe responsable.
Il me faut évoquer les trois thèmes importants qui ont
émergé de notre réflexion sur le travail
d'équipe : les différentes catégories de
fonctionnaires, la notion d'animation d'équipe et enfin le rôle de
l'assistant du juge.
Concernant les fonctionnaires, on voit également apparaître un
autre aspect. Il existe, en juridiction, une sorte de clivage, un partage,
entre les magistrats et les fonctionnaires. Pour le fonctionnement de la
juridiction, nous retrouvons un peu trop souvent, selon les juridictions
elles-mêmes, d'un côté les magistrats qui définissent
un certain nombre de choses en termes de politique judiciaire et de partenariat
avec les instances extérieures, et, de l'autre coté, les
fonctionnaires, qui se sentent trop souvent exclus de cette réflexion.
Les fonctionnaires demandent à être intégrés, voire
réintégrés, dans ces notions de service et de travail
d'équipe, et ce même pour ce qui concerne la réflexion et
les actions à mener avec les partenaires habituels, comme la police, la
gendarmerie, mais aussi la préfecture, les auxiliaires de justice, la
trésorerie etc. Nous avons ressenti cela de manière
extrêmement forte. Peut-être aurez-vous l'occasion de le constater
lors de vos déplacements, ou si les juridictions vous adressent les
contributions qu'elles nous ont fait parvenir. Vous verrez que, parfois, dans
les tribunaux, ce qui nous a été apporté est bien le
résultat d'un travail d'ensemble, alors que, dans d'autres juridictions,
les fonctionnaires, et parfois les magistrats du siège et du parquet,
sont à part. Je pense que le travail d'équipe constitue une piste
de réflexion importante.
Je pense aussi, et cela a été évoqué, que lorsque
l'on parle d'équipe, comme lorsque l'on parle de chambre ou de service,
se pose toujours le problème de l'animation de cette équipe ou de
cette direction. Il ne semble pas qu'il y ait d'équivoque sur le fait
que le magistrat soit en quelque sorte le leader de cette équipe, en
soit le responsable et l'animateur, mais encore faut-il que le magistrat soit
suffisamment préparé et formé à cette tâche
et à ces fonctions d'encadrement. Vous avez noté que, de ce point
de vue, je m'étais permis d'appeler l'attention de l'Ecole Nationale de
la Magistrature sur la nécessité de veiller, dans la formation
initiale, à fournir un effort.
Je fais une parenthèse : il y a quelques années, au
ministère et avec l'Ecole nationale de la magistrature, nous
réfléchissions sur les dispositifs à mettre en place
concernant la formation des cadres. Lorsque nous parlions de l'administration
pénitentiaire ou de la protection judiciaire de la jeunesse, il
apparaissait clairement que le cadre était le chef de service. En
revanche, nous ne savions pas trop que penser concernant le magistrat, sauf
à considérer, par exemple, qu'un jeune magistrat quittant l'Ecole
Nationale de la Magistrature et étant nommé juge d'instance dans
son premier poste, aurait des fonctions de responsabilité et
d'encadrement. Il est donc nécessaire d'intégrer cela dans la
formation initiale du jeune magistrat.
Dans le concept d'équipe, il est apparu un besoin très fort de ce
que j'appelle l'assistant du juge. Vous avez noté que beaucoup de
juridictions se plaignent du manque d'un statut intermédiaire entre
celui de magistrat et celui de fonctionnaire du greffe, en termes de
tâches d'exécution. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que
cette remarque est exprimée par de très nombreuses juridictions,
souvent sous des formes différentes, mais relativement proches les unes
des autres. De plus, cette idée est exprimée aussi bien par les
magistrats que par les fonctionnaires, même si chacun ne voit pas la
même entrée. Pour les fonctionnaires, cela constitue un facteur de
valorisation de leur statut et de leur rémunération. Pour les
magistrats, cela intéresse davantage la participation et le partage des
tâches. Si le besoin s'exprime de cette manière, c'est que nous
bénéficions aujourd'hui d'une sorte d'exemple qui est l'assistant
de justice. Je vous rappelle que l'assistant de justice a été
créé par voie réglementaire. Il s'agit de personnes
recrutées pour deux ans renouvelables une fois seulement, qui ne peuvent
pas avoir un emploi, en termes de nombre d'heures, supérieur à un
équivalent mi-temps. Les contraintes sont donc dans le temps de
présence en juridiction et dans le temps consacré à la
formation.
Le but poursuivi à l'époque de la création de ce poste
était d'accélérer le traitement des contentieux et de
favoriser une expérience professionnelle pour de jeunes universitaires.
Nous nous rendons compte aujourd'hui que l'utilisation des assistants de
justice est allée beaucoup plus loin, puisqu'ils participent souvent
à l'aide à la décision. En effet, on leur demande
fréquemment de rédiger l'exposé des faits, qui est une
partie de la décision de justice, ainsi que le rapport fait à
l'audience par le magistrat qui a le dossier en charge, et, dans certaines
juridictions, on va jusqu'à la rédaction de projets de jugements
ou d'arrêts. Nous voyons également que ces assistants de justice
font très souvent des recherches documentaires et jurisprudentielles. Il
s'agit bien, là aussi, de participer au travail du juge. Certains de ces
assistants sont utilisés dans les centres de documentation. Enfin,
d'autres assistants aident le magistrat en matière de politique de la
ville et de la politique associative.
Le gros reproche que l'on fait à l'institution, c'est que ce sont des
personnes que l'on emploie à titre temporaire et que les juridictions
sont chaque fois obligées de refaire, et parfois tous les trois ou six
mois, un investissement considérable en termes de formation. Autant le
besoin est apparu, autant la réponse apportée aujourd'hui n'est
pas satisfaisante pour l'ensemble de ces raisons. L'idée a donc
émergé d'arriver à un fonctionnement
pérennisé de ce point de vue et d'avoir, dans ces équipes,
une personne qui occuperait le champ que je viens de définir. Ainsi, un
certain nombre de références sont faites explicitement au
système allemand, assez proche bien que différent, du
Rechtspfleger
.
En page 62 de mon rapport, apparaît la place que
l'assistant du juge peut occuper. Il s'agit bien de la situation d'une personne
qui n'est pas dans un statut de fonctionnaire au sens de fonctionnaire du
greffe, mais qui est bien chargée d'un certain nombre de fonctions
à titre juridictionnel. Les juridictions pensent qu'il y a une recherche
importante à mener sur cette question. Madame la Ministre a
demandé à la direction des services judiciaires de
réfléchir à ces questions. Il est certain que nous
rencontrerons des réticences, aussi bien de la part de certains
magistrats que de certains fonctionnaires, mais je pense qu'il y a la place
pour une recherche importante. J'ajoute, d'ailleurs, que nous avons
actuellement, dans nos juridictions, un certain nombre de jeunes greffiers en
chef qui sont des fonctionnaires ayant les mêmes diplômes que les
magistrats. Tous ceux qui sont greffiers en chef dans une juridiction n'ont pas
nécessairement des tâches d'encadrement de chef de service ou de
chefs de greffe. Il est nécessaire de savoir utiliser les
compétences des personnes en matière d'aide à la
décision. Cela a d'ores et déjà été mis en
place dans quelques juridictions, avec les greffiers en chef qui ont
bénéficié de cette bonne formation sur le plan du droit,
et les résultats sont excellents.
M. le Président -
Je vous remercie, Monsieur l'Inspecteur
général. Certains d'entre nous sont également membres
d'une commission d'enquête sur la délinquance des mineurs. J'ai
visité hier le tribunal de grande instance de Paris, et j'estime que le
travail d'équipe constitue un thème de réflexion
très important pour l'avenir.
M. Jean-Paul Collomp -
Je pense que les juridictions pour mineurs
sont précurseurs de ce point de vue.
M. Christian Cointat, rapporteur -
La première question qui
nous préoccupe, évoquée dans les entretiens de
Vendôme, est celle de savoir si les magistrats doivent se concentrer sur
leurs activités juridictionnelles ou s'ils doivent également
avoir d'autres tâches, comme c'est le cas à l'heure actuelle. J'ai
cru comprendre, en lisant le compte rendu de ces entretiens, que les magistrats
souhaiteraient se focaliser sur leurs activités juridictionnelles, en
abandonnant, le cas échéant, au greffier en chef ou à des
assistants du juge, un certain nombre de tâches qu'ils exercent
actuellement. Je souhaite savoir si vous pensez que nous devons aller dans
cette direction, étant entendu que tout le monde a reconnu la
nécessité pour le magistrat d'être le chef d'équipe.
Si nous allons dans cette direction, pensez-vous que les autres tâches
seront dévolues aux greffiers ou bien est-ce que vous pensez davantage
aux assistants du juge ? Ne pensez-vous pas que ces assistants risquent
d'apparaître, à terme, comme des succédanés de
magistrat ? N'existe-t-il pas un risque de complication
supplémentaire du dispositif ? Ne serait-il pas
préférable d'augmenter le nombre de magistrats et de
répartir de manière plus équilibrée les
tâches entre les jeunes qui débutent et les autres ?
Par ailleurs, j'aimerais savoir si vous considérez que, en tout cas en
ce qui concerne les juridictions les plus importantes, il ne serait pas
nécessaire qu'un corps de fonctionnaires spécialisés dans
la gestion administrative soit mis en place. Il s'agirait de créer un
poste de secrétaire général du tribunal responsable de
l'intendance, alors que les magistrats et les greffiers se chargeraient de la
justice proprement dite.
M. Jean-Paul Collomp -
Il s'agit d'une question centrale.
Concernant le rôle du juge, mon premier élément de
réponse porte sur l'existant. Qu'en est-il aujourd'hui ? Nous
venons d'être destinataires d'une note de notre administration centrale,
la direction des services judiciaires, rendant compte d'une étude des
charges de travail des magistrats des parquets généraux dans les
cours d'appel. Cette étude a été réalisée en
1999. Elle nous permet de nous rendre compte que, dans les petites et moyennes
cours d'appel, les activités non juridictionnelles représentent
50 % de la charge de travail. Cela est parfaitement significatif. Nous
prenons également conscience qu'en première instance, et
notamment dans les parquets, la participation aux activités non
juridictionnelles est également très importante.
J'évoquais tout à l'heure la politique de la ville, le
partenariat et les contrats locaux de sécurité. Cela prend
beaucoup de temps. Le temps dont les magistrats bénéficient pour
travailler sur les procédures et les dossiers s'en trouve limité.
En ce qui concerne le siège, la réalité est
différente. Cette pression est moindre. Cependant, les juges des enfants
sont des personnes qui passent beaucoup de temps à l'extérieur de
leur cabinet. Il en va de même pour les juges de l'application des
peines, qui ont besoin de se déplacer sur le terrain, de travailler avec
les équipes et de visiter les établissements. La question est
donc pertinente. Voilà pour le premier point sur le plan concret.
Je pense que si nous voulons réfléchir à ce que peut
être le magistrat, il est nécessaire de s'arrêter sur une
question théorique. Cela ne figure pas dans les entretiens de
Vendôme. Un universitaire belge, Monsieur François Ost, a
fait plusieurs études sur l'image des magistrats, et propose deux types
de classification faisant apparaître l'évolution du droit et donc
l'évolution de ce que l'on attend du juge. Voici les trois types de
juges qu'il a mis en avant : le juge « Jupiter », le
juge « Hercule » et le juge
« Hermès ».
Le juge « Jupiter », c'est le juge qui se trouve au sommet
du Sinaï dont émane la Loi. C'est le juge qui est au service du
droit, et au service du pouvoir dans la mesure où le droit provient du
pouvoir dans ce qu'il a de transcendantal. C'est dans cette catégorie
que l'on trouve le juge avec son imperium, celui qui juge drapé dans sa
robe et dans sa dignité.
Le juge « Hercule », c'est le juge qui est chargé de
tous les travaux. Je me demande si nous ne sommes pas aujourd'hui dans cette
situation. Je cite François OST :
« Ce juge Hercule
s'astreint à d'épuisants travaux. »
Cela signifie
aussi une chose importante pour vous, législateurs, que le juge devient
la source du seul droit valide, car il est présent sur tous les secteurs.
Le juge « Hermès », c'est le juge du dialogue, le
messager. Cela revient à dire que le droit est une mise en
réseau, une infinité d'informations et de structures, et que ce
que l'on attend du juge, c'est de mettre les parties en présence.
Cela présente l'intérêt de donner quelques idées. Le
même auteur propose une autre classification, moins mythologique, mais
tout aussi parlante.
- Le juge pacificateur. Nous retrouvons le juge vêtu de la robe,
celui qui procède du pouvoir royal, dont l'auteur dit :
«
C'est celui qui fait la paix, qui apaise.
»
- Le juge arbitre. C'est celui qui va être le décideur,
l'homme de la juridiction, pas au sens de pouvoir de droit divin. Ce juge meurt
aussitôt sa décision rendue. Son travail s'achève par le
jugement qui est rendu.
Le juge entraîneur, c'est celui qui participe à la
réalisation d'un certain nombre de politiques déterminées
et celui qui interviendra avant le procès, dans ce qu'on appelle en
droit pénal le pré-sentenciel, c'est-à-dire toutes les
mesures qui accompagnent le délinquant, telles que le contrôle
judiciaire. Il interviendra également après le jugement dans le
post-sentenciel.
Le voeu le plus généralement exprimé dans les entretiens
de Vendôme concerne la nécessité de recentrer le magistrat
sur ses tâches judiciaires. Cela suppose néanmoins deux
réserves. La première est que la participation du magistrat
à d'autres activités apparaît comme incontournable et
nécessaire lorsqu'il s'agit de la politique de la ville, de la politique
associative, de la prévention et dans les interventions que j'indiquais
tout à l'heure en termes de pré et de post-sentenciel. Je pense
que des acquis sont ici importants et qu'il est difficile de revenir dessus,
sachant que les contraintes ne sont pas les mêmes selon que l'on parle
des magistrats du parquet ou du siège. Il existe une autre division au
sein des magistrats du siège entre les juges non
spécialisés et les juges spécialisés comme les
juges des enfants et les juges de l'application des peines.
La seconde observation est que l'activité juridictionnelle ne cesse
d'augmenter. Nous en avons un certain nombre d'exemples ces derniers temps, ne
serait-ce qu'avec la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence.
Je vous rappelle que cette loi a créé un nouveau juge, le juge
des libertés et de la détention, la juridiction régionale
de la libération conditionnelle ainsi que la juridiciarisation du juge
de l'application des peines. Cette loi a également créé
l'appel des décisions des cours d'assises. Je vous parlais tout à
l'heure de stratification. Vous voyez que la part du juridictionnel demeure
extrêmement importante.
En ce qui concerne les tâches administratives au sein de la juridiction,
la première observation est que nous assistons, depuis plusieurs
années, à un mouvement de déconcentration très fort
dans le domaine de l'administration des juridictions, depuis notre
administration centrale vers les cours d'appel. Il s'agit d'un mouvement
historique, qui était incontournable et auquel nous adhérons dans
la mesure où il rapproche le décideur de ceux qui en ont besoin.
Ce mouvement de déconcentration a eu pour conséquence une
augmentation des tâches de gestion. Ce qui était
géré autrefois à l'échelon de l'administration se
trouve géré localement.
Ma seconde observation sur ce point est que cette gestion des juridictions fait
l'objet de débats très importants. Elle fait notamment
apparaître une différence de point de vue très nette entre
les magistrats et les fonctionnaires du ministère. Il ne faut pas se
leurrer sur ce point. Nous entendons régulièrement :
« que les juges jugent, que les greffiers
gèrent. »
De ce point de vue, un partage des tâches
devrait donc intervenir, qui déchargerait les magistrats de cette
fonction d'administration, celle-ci étant assurée par les actuels
greffiers en chef.
Rien n'émerge quant à l'intervention d'un tiers, appelé
secrétaire général ou secrétaire administratif. Ce
sujet n'intervient pas réellement dans le débat. Je pense que
nous manquons de maturité sur ce point. Je ne puis donc pas vous en dire
plus.
Ma troisième observation, très importante et à laquelle
les magistrats, pour ne parler que d'eux, sont très attachés est
la suivante. Quand nous parlons de gestion administrative, nous parlons de
moyens et de résultats, et donc de politique. Les chefs de cour et les
chefs de juridiction sont responsables de la politique judiciaire locale et,
à ce titre, ils considèrent que la fonction de gestion leur
revient. Ils ajoutent d'ailleurs que cela constitue un gage
d'indépendance de l'institution judiciaire. Cet élément du
débat me paraît important. Nous pouvons sentir ici que, dans le
débat avec les fonctionnaires, il est nécessaire que les juges
rappellent qu'ils ont été désignés de
manière normale comme responsables de la gestion et de la production de
nos juridictions.
En restant toujours sur le terrain de l'activité judiciaire et extra
judiciaire, vous l'avez noté à travers les entretiens de
Vendôme, se pose le problème récurrent de la participation
des magistrats, du siège comme du parquet, à quantité de
commissions administratives. Il s'agit encore de stratification due à la
nécessité de la présence d'un magistrat du fait de son
indépendance ou de son pouvoir de contrôle de la
légalité. En annexe du rapport figure une liste à peu
près exhaustive des commissions. Nous sommes arrivés à une
double constatation sur ce point. Premièrement, la plupart de ces
commissions sont de création législative. Deuxièmement,
lorsqu'elles sont de création réglementaire, il s'agit de
décrets d'application. Il est donc difficile de modifier le
décret sans menacer l'équilibre de la loi.
J'avais suggéré de renvoyer le problème au
législateur. Il s'agirait de lui soumettre la liste des commissions
auxquelles participent les magistrats et de lui demander de supprimer ou de
maintenir ce qui paraît utile. Il conviendrait que le législateur
adopte une vue d'ensemble du problème et un certain nombre de
critères.
Il ne s'agit que d'une perspective, mais nous sommes devant un réel
problème. La participation à ces commissions prend beaucoup de
temps, et les magistrats n'ont pas toujours l'impression d'être d'une
grande efficacité.
M. le Président -
Je puis donner un exemple qui illustre
votre propos : naguère, les magistrats de l'ordre judiciaire
présidaient les commissions de discipline des agents locaux. Je m'en
suis étonné en disant que le droit de la fonction publique
territoriale appartient à la justice administrative. Si la
présence d'un juge avait été indispensable, ce qui ne me
semblait pas être le cas, il eût été
préférable de placer un juge administratif. Il s'agissait d'un
paradoxe puisque, par définition, le juge judiciaire ne connaît
pas le droit de la fonction publique.
J'ai vécu un autre exemple : les juges judiciaires président
les commissions de propagande pour les élections locales. J'étais
l'année dernière candidat au conseil général, et
j'ai rencontré un jeune juge. J'ai dû lui présenter le
droit électoral : il ne savait strictement rien sur ce point. Nous
pouvons nous demander alors où est l'utilité de la
présence du juge. Il en va de même lors de la remise de la
médaille de la famille française.
M. Jean-Paul Collomp -
L'inventaire à la Prévert est
redoutable dans ce domaine.
M. le Président -
Je pense que, dans ces exemples, le
législateur aurait intérêt à accomplir un travail de
tri.
M. Jean-Paul Collomp -
Vous venez de citer la commission de
discipline des agents municipaux. Il est intéressant de savoir que les
juges administratifs, à qui la tâche a été
confiée, ont refusé de siéger sans indemnisation pour leur
participation. Il y a eu une période transitoire avant que
l'indemnisation ne soit acquise durant laquelle on demandait au juge judiciaire
de remplacer le juge administratif.
M. le Rapporteur -
Vous avez écrit, dans votre rapport sur les
entretiens de Vendôme, que les magistrats n'étaient pas
prêts à accepter une gestion administrative par un
secrétaire général dans certaines juridictions
importantes. Les magistrats craignent que cela porte atteinte à leur
indépendance. Je crois que les parlementaires sont, eux aussi, jaloux de
leur indépendance, et pourtant ils sont contents de
bénéficier d'un, voire de deux secrétaires
généraux. Ces fonctionnaires exercent leurs activités sous
l'autorité du président et du Bureau. J'aimerais connaître
votre sentiment sur ce point.
M. Jean-Paul Collomp -
J'ai eu à travailler dans des
juridictions où il était nécessaire, compte tenu de leur
taille, de bénéficier d'une personne assurant ces fonctions de
secrétaire général. Bien évidemment, je me suis
tourné à chaque fois vers des magistrats. Il m'est apparu que,
pour un certain nombre de tâches qui relèvent de la gestion, la
qualité de magistrat ne constituait pas une plus-value. En revanche,
cette notion d'animation ne recouvre pas que le fait de gérer un budget.
Il s'agit également d'assurer la mise en relation de certaines
personnes, et de prérégler certains conflits. En l'occurrence, je
ne vois pas très bien jusqu'où peut aller la ligne de partage.
Voilà ma réponse et ma réserve de ce point de vue.
L'inspection générale des services judiciaires va essayer de
procéder à une évaluation des services administratifs
régionaux (SAR). Ce dispositif est en place depuis 1996. Il a
été créé par voie de circulaire. Je pense qu'il est
temps de l'évaluer, d'autant plus que les échos que nous en
recueillons sont assez variés. Il est possible de
bénéficier ainsi d'un exécutif utile et
intéressant. Cependant, j'ai toujours dit que tout doit passer par les
chefs de cour, qui constituent notre exécutif.
M. le Rapporteur -
Ma deuxième question porte sur l'accentuation
d'une spécialisation des professionnels de justice. Sur ce point aussi,
les entretiens de Vendôme, laissant entrevoir une vision globale de la
justice et de son organisation. Il est entendu que nous ne pourrons pas traiter
de la même manière une juridiction importante en nombre d'affaires
par rapport à une autre plus petite, notamment en fonction des
départements qui sont plus ou moins peuplés. J'ai cependant cru
comprendre qu'il y avait une sorte de consensus, ou du moins de sentiment
très majoritaire, favorable à ce que l'on mette en place des
tribunaux de première instance, qui remplaceraient le tribunal de grande
instance et le tribunal de grande instance. Cela signifierait-il que, selon les
départements, ces tribunaux de première instance pourraient
être autonomes dans leur gestion ou non ?
Il serait également possible de prévoir une répartition en
pôles de compétences en fonction du nombre d'affaires. Ce dernier
aspect est au centre de la question. Je souhaite savoir comment vous voyez
cette évolution vers les pôles de compétence, qui permet
d'être plus efficace sans donner l'impression à certaines
juridictions d'être dessaisies et d'éloigner la justice du
justiciable.
M. Jean-Paul Collomp -
L'idée générale qui
sous-tend cette réflexion est celle qui considère que le droit
est de plus en plus complexe. Il est de plus en plus difficile pour un
magistrat, mais cela est vrai aussi pour les auxiliaires de justice,
d'être généraliste. Il y a quelques décennies de
cela, c'était possible, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il ne
faut pas que cette complexité du droit se trouve aggravée par des
aléas géographiques. Il ne faut pas que le simple hasard, comme
l'emplacement du siège social d'une société ; mette
en péril le traitement d'une difficulté de cette
société parce que nous ne disposerions pas, localement, du
spécialiste capable de traiter cette affaire. Nous retrouvons donc
à la fois le problème des implantations judiciaires et celui de
l'efficacité. C'est autour de ces éléments de question
qu'apparaît l'idée de la constitution de pôles de
compétences. Il y aurait ainsi des juridictions ayant compétence
en matière de droit maritime, de pollution ou de marque.
Nous voyons également émerger une demande en termes de
développement des pôles spécialisés tels qu'ils
existent déjà, comme le montre le pôle économique et
financier situé à Paris. La création d'un pôle de
compétences suppose la mise en place d'une compétence
rationae
materiae
, alors que les pôles spécialisés supposent,
dans leur définition actuelle, la nomination d'assistants
spécialisés non-magistrats. Je prends l'exemple du
département du Nord qui compte 7 tribunaux de grande instance pour
2 500 000 habitants. Ce département présente un niveau
de peuplement très varié, selon que l'on se trouve dans le
ressort du tribunal de grande instance de Lille ou dans celui du tribunal de
grande instance d'Hazebrouck. Si le siège social d'une
société se trouve à Hazebrouck, je ne suis pas certain que
la juridiction ne risque pas de se trouver en difficulté selon la nature
des problèmes.
M. le Rapporteur -
Il s'agit donc d'une évolution souhaitable...
M. Jean-Paul Collomp -
Une autre question est posée, que
nous trouvons dans la loi modifiant le statut de la magistrature : faut-il
véritablement maintenir un juge d'instruction par arrondissement
judiciaire ? Ne peut-on pas imaginer de regrouper, autour de la notion de
pôles de compétences, l'instruction pour les affaires qui le
méritent ? Un juge d'instruction à Hazebrouck gère un
cabinet qui contient trente dossiers. Il est donc juge d'instruction à
temps partiel et participe à toutes les autres activités de la
juridiction. Il en va de même en matière de crimes de droit
commun : un juge d'instruction qui se rend sur les lieux d'un crime doit
avoir quelques réflexes. Pour en avoir, il est nécessaire que ce
juge pratique suffisamment.
M. le Rapporteur -
Les questions suivantes sont importantes parce
qu'elles touchent à la justice de proximité. Je souhaite que vous
expliquiez à notre mission d'information comment vous ressentez
l'évolution qui va avoir lieu, puisque tout le monde est d'accord sur la
nécessité de rapprocher le juge du citoyen. J'ai vu dans les
entretiens de Vendôme que les avis étaient partagés
à ce sujet. Les uns sont favorables à l'échevinage. Les
autres estiment qu'il peut être dangereux, même s'il est
pratiqué en matière correctionnelle dans les territoires
d'outre-mer. Je souhaite donc que vous nous disiez comment vous voyez cette
proximité de manière efficace pour la justice.
Deuxièmement, je voudrais savoir comment tirer le meilleur parti des
maisons de justice et du droit.
Troisièmement, comment pensez-vous articuler cette justice de
proximité, qui relèverait de la responsabilité
générale du tribunal de première instance s'il
était créé, avec les autorités locales ?
Enfin, les professionnels du droit sont-ils suffisamment impliqués dans
la justice de proximité ? Beaucoup de fonctions nouvelles ont
été créées, n'y en a-t-il pas un trop grand
nombre ? Quelles sont les voies porteuses d'avenir et
d'efficacité ?
M. Jean-Paul Collomp -
Vous avez bien vu qu'il y a, dans les
entretiens de Vendôme, un partage sur ce sujet. Il me semble -et
c'est à la fois une opinion personnelle et quelque chose que j'ai
ressenti en tant que coordinateur- que la notion de proximité
mériterait d'être définie. Je ne suis pas convaincu que
l'on parle toujours de la même chose. Si la proximité doit
signifier l'éclatement des structures judiciaires, alors il n'en est pas
question. Si la proximité signifie la facilité de l'accès
au droit et la recherche d'une meilleure répartition sur le plan
national, alors la réponse est oui. Je suis souvent tenté de
comparer les besoins de la justice à ceux de la santé. On nous
dit, et cela est vrai, qu'il n'est pas nécessaire d'implanter une
maternité dans chaque village. Cependant, un médecin est
indispensable dans chaque village. En matière de justice, faut-il un
juge dans chaque bourg ? Non. Ce qui fera que la justice pourra être
de proximité, c'est qu'il y aura un avocat dans chaque bourg, mais pas
nécessairement un juge. Ce sont donc des concepts qu'il nous faut
manipuler avec quelques précautions. Je puis vous dire qu'au sein de nos
professions, nous ne mettons pas les mêmes choses sous les mêmes
mots.
M. le Président -
Il serait possible d'imaginer un juge qui
se déplace.
M. Jean-Paul Collomp -
Absolument. Ma deuxième observation
est que nous avons beaucoup parlé, ces dernières années,
de la réforme de la carte judiciaire. Je crois que, sur ce point, se
trouve un consensus qui consiste à ne plus parler de réforme de
la carte judiciaire mais de modification des implantations judiciaires. Le fait
de parler de modification de la carte judiciaire est trop souvent ressenti
comme une mise en oeuvre de suppressions. Aujourd'hui, au contraire, dans un
certain nombre de propositions, comme c'est le cas pour le tribunal de
première instance, on ne supprime pas, on gère
différemment. L'un des avantages que nous pouvons trouver à
l'idée du tribunal de première instance, est que nous aurions
réuni, au siège actuel des tribunaux de grande instance, un
certain nombre de prestations, et que les juridictions d'instance seraient
autant de lieux dans lesquels pourraient se déplacer les magistrats pour
tenir leurs audiences foraines dans ce qui relève réellement de
la proximité. Un critère utile pour définir la justice de
proximité est celui de la nécessité d'un contact entre le
juge et le justiciable. Cela est le cas du juge des enfants, du juge des
tutelles et du juge de l'application des peines. Pour un procès normal,
et notamment pour celui où la représentation est obligatoire, si
le justiciable souhaite assister à son procès, cela ne concerne
que lui, et pas l'institution.
La justice de proximité, c'est aussi le guichet unique des greffes. Vous
l'avez vu, ce point reçoit l'unanimité. Cependant, il est
nécessaire que, dans ce domaine-là aussi, nous placions les
mêmes idées sous les mêmes mots. Le guichet unique des
greffes représente la possibilité pour un habitant d'un petit
village des Alpes-de-Haute-Provence, s'il y a une structure, de formuler un
pourvoi en cassation. Une modification législative est nécessaire
de ce point de vue. Il convient de modifier un certain nombre de règles
de procédure pour que, en tout lieu du territoire, les personnes
puissent pratiquer des actes qui ne sont aujourd'hui réalisables que
dans des endroits limités.
Un mouvement extrêmement important se développe au sujet des
maisons de justice et du droit. Il est vrai que cela appartient au domaine de
la justice de proximité. Il est pourtant nécessaire
d'étudier les compétences de la maison de justice et du droit.
Deux étages sont traditionnellement distingués. Le premier est
l'accès au droit : le renseignement, l'information, les dossiers
d'aide juridictionnelle et les imprimés. Cela fonctionne très
bien. Le second étage correspond à ce que l'on appelle la
« troisième voie », c'est-à-dire le rappel
à la loi, la médiation pénale, le
délégué du procureur, les permanences tenues par les
travailleurs sociaux de la protection judiciaire de la jeunesse ou de
l'administration pénitentiaire et les conciliateurs de justice. Cet
étage regroupe donc tout ce qui correspond au travail judiciaire, sans
constituer des tâches juridictionnelles.
Il faut veiller à ce que les maisons de justice et du droit ne
deviennent pas des micro-juridictions. La juridiction représente
à la fois un lieu réel et symbolique et implique la
présence du greffier et des avocats. Si les avocats doivent se
déplacer sur vingt lieux à la fois, cela ne fonctionne plus. Je
pense que, ici aussi, il faut être précis.
M. le Président -
Je pense que le
délégué du procureur, lorsqu'il procède à un
rappel à la loi, notamment pour les mineurs, doit se trouver au
tribunal. Le symbolisme et la solennité de la décision de justice
sont indispensables, même lors de procédures alternatives. Nous
nous souvenons des débats relatifs au port de la robe par le magistrat.
Hier, j'ai été frappé de constater que les familles
vivaient le fait de venir au tribunal de manière différente que
s'il s'était agi d'un lieu banalisé. Il est donc
nécessaire de se montrer prudent, parce que les alternatives peuvent ne
pas avoir de sens pour les justiciables, surtout en matière de justice
pénale.
M. Jean-Paul Collomp -
En dehors de mon sentiment personnel, je
puis vous dire que nous sommes divisés sur ce point. Pour un certain
nombre d'entre nous, la justice doit se tenir dans un lieu symbolique pour
toutes les raisons que vous venez d'évoquer. Pour d'autres, en revanche,
il est important que la justice soit rendue dans un lieu plus neutre, ce qui
n'empêche pas le travail en profondeur, mais constitue une approche
différente.
M. le Président -
Les fonctions émergentes de la
justice de proximité (délégués du procureur,
médiateurs, conciliateurs) traduisent-elles l'apparition de nouveaux
métiers ?
M. Jean-Paul Collomp -
A mon avis, ce ne sont pas de nouveaux
métiers. Il s'agit davantage d'une aide citoyenne. Ce ne sont d'ailleurs
pas des professions organisées, et vous connaissez leur mode de
rémunération. Ce ne sont donc pas des métiers. La seule
particularité concerne les médiateurs. Je me demande si la
médiation, notamment la médiation familiale et la
médiation en matière civile, demain, ne pourra pas
déboucher sur une nouvelle profession. Pour le reste, non, ce ne sont
pas des professions.
M. le Rapporteur -
Qu'en est-il du déficit de communication et du
cloisonnement entre les différentes professions dont vous faites
état dans votre rapport ?
M. Jean-Paul Collomp -
Un rapport de l'inspection
générale sur la communication interne dans les juridictions a
été rendu public il y a quelques mois. Nous n'avons pas à
être fiers de nos savoir-faire dans ce domaine. Un certain nombre de
propositions ont été avancées. Par exemple, j'ai pu
constater que les juridictions qui ont été les plus
fécondes lors des entretiens de Vendôme sont celles qui avaient
des habitudes de dialogue. A l'occasion de nos déplacements, nous avons
pu rencontrer, par exemple sur le dialogue entre magistrats et avocats, des
bâtonniers qui nous disaient que, grâce aux entretiens de
Vendôme, ils avaient pu entrer en contact avec les magistrats. A mon
avis, cela ne provient pas d'un problème de textes, mais d'un
problème de mentalité et de formation de nos cadres.
M. le Président -
Un président de tribunal est aussi
un « manager ».
M. Jean-Paul Collomp -
Absolument !
M. le Rapporteur -
Je souhaiterais évoquer à nouveau le
problème de l'échevinage. Pour associer plus activement le
citoyen à la justice, faut-il favoriser l'échevinage ou bien une
autre formule ? Si vous n'êtes pas favorable à une
association plus active du citoyen, comment, selon vous, est-il possible de
redonner son sens à la justice rendue au nom du peuple
français ?
M. Jean-Paul Collomp -
Aucune unanimité sur ce point n'est
apparue dans les entretiens de Vendôme. La tendance très
majoritaire est un rejet massif. Les entretiens de Vendôme ont
néanmoins ouvert la voie à une piste de réflexion. Nous
pouvons suivre l'évolution des idées lors des différentes
réunions. Le non massif laisse progressivement place à
l'intérêt. Il est possible de considérer que le chantier
sur ce sujet est en friche. Notre réflexion devra aller plus loin dans
cette voie. Je suis frappé de constater que beaucoup de collègues
et de fonctionnaires ignorent que l'échevinage appartient
déjà au droit positif, notamment en matière
correctionnelle en Nouvelle-Calédonie, par exemple. Nous constatons
qu'une réflexion est également nécessaire sur les
jurés d'assises. Les assesseurs des tribunaux pour enfants constituent
eux aussi une source d'expérience que nous n'avons pas suffisamment
explorée. Je pense qu'il est trop tôt, aujourd'hui, pour mettre en
place l'échevinage. Cela reviendrait à violer l'institution et le
citoyen. Cependant, nous devons réfléchir et nous doter
d'instruments d'analyse. Une idée est apparue dans les entretiens de
Vendôme et me paraît très intéressante. Elle revient
à faire siéger des citoyens en correctionnelle, par
nécessairement avec voie délibérative, cette
activité constituant un temps de formation pour les préparer aux
nouvelles fonctions de délégué de procureur ou de
médiateur pénal.
M. le Rapporteur -
Cette idée est très intéressante.
M. Jean-Paul Collomp -
Cette idée est intéressante et
elle permettrait de concrétiser la notion de juridiction à cinq.
M. le Rapporteur -
Sur le fonctionnement des juridictions : quel
est l'impact des nouvelles technologies ? Vous n'abordez ce point que
très brièvement dans les entretiens de Vendôme.
Pourquoi ? Que faire ?
M. Jean-Paul Collomp -
Rien ne s'est dégagé de
très net sur les nouvelles technologies, sinon les plaintes ou les
observations habituelles concernant les logiciels qui ne sont pas compatibles
entre eux. Nous bénéficions d'un équipement globalement
satisfaisant, et nous travaillons avec, malgré toutes les
difficultés liées à l'informatique. Il y a en revanche un
fossé entre quelques pionniers sur le plan des idées qui parlent
du procès de demain, virtuel, sans salle d'audience, sans juge et sans
écrits, et les autres. Nous sommes très loin de cela, et cela n'a
pas été une des préoccupations majeures exprimées
dans le cadre des entretiens de Vendôme, ce qui signifie que nous sommes
globalement satisfaits.
M. le Rapporteur -
Pensez-vous qu'à terme, puisque nous
évoquons l'évolution des métiers de justice, il y aura des
implications non négligeables des nouvelles technologies sur les
métiers de justice ?
M. Jean-Paul Collomp -
C'est déjà le cas, et
nous sommes relativement bien préparés. Nous
bénéficions, sur le plan de l'initiative locale, d'un certain
nombre de possibilités. Dans chaque cour d'appel, outre les produits
nationaux créés par le ministère, nous
bénéficions de crédits et d'un schéma informatique.
Nous disposons, dans chaque service administratif régional, d'un ou de
plusieurs responsables de la gestion informatique. Nous
bénéficions de techniciens informatiques que nous pouvons
recruter à de bons niveaux. Nous formons des correspondants locaux
informatiques dans les juridictions pour les premières interventions.
M. le Rapporteur -
Les entretiens de Vendôme se concentrent
essentiellement sur les magistrats et les fonctionnaires des greffes et
n'abordent pratiquement pas ni le rôle ni la place des avocats et plus
généralement des auxiliaires de justice ? Est-ce un choix
délibéré de la Chancellerie ? Ces professionnels
n'ont-ils pas manifesté le souhait de s'associer à cette
démarche ?
M. Jean-Paul Collomp -
Cela a constitué une des
difficultés. Vous avez noté que la ministre avait, dès le
départ, clairement fait connaître son souhait de voir
associés les auxiliaires de justice en général et les
avocats en particulier. Cela faisait partie des consignes figurant dans le
guide méthodologique que nous avons envoyé. Le résultat
n'a pas été à la hauteur des espérances, parce que
je pense que, dans beaucoup de juridictions, il y a des contacts entre avocats
et magistrats, mais il n'y a peut-être pas suffisamment de contacts
institutionnels, c'est-à-dire de rencontres de travail entre le Palais
et le Barreau. Nous devons sûrement fournir un gros travail. Je pense, et
je l'ai dit à la ministre, que les entretiens de Vendôme ne sont
pas finis. Il faudrait utiliser la dynamique créée par cette
consultation pour continuer et, continuant, il faut que nous partagions
beaucoup plus nos réflexions avec les auxiliaires de justice.
Les membres des juridictions ont rencontré une seconde difficulté
quand nous leur avons demandé de parler avec les citoyens. Il n'est pas
évident, pour une juridiction, de rencontrer le citoyen. Là
aussi, il sera nécessaire de trouver une solution dans la poursuite de
nos réflexions. Nous devons trouver des supports, nous poser des
questions : est-ce que nous pouvons utiliser la vie associative ? Si
oui, quel type de vie associative ? Est-ce qu'il faut se tourner vers les
municipalités comme porte-parole des citoyens ? Il s'agit donc
d'une autre lacune, qui ne correspondait pas à une volonté
politique.
M. le Président -
Certains procureurs ont écrit aux
parlementaires. J'ai été bien gêné pour
répondre. Je leur ai dit gentiment que je ne voulais pas trop troubler
les débats. Il y a peut-être un autre problème avec les
avocats : certains barreaux ont pu éventuellement hésiter en
se demandant si leurs propos correspondraient à la position de la
Conférence des bâtonniers. Il y a, sur ce point, un certain jeu de
centralisation et de réactions diverses des barreaux.
M. Jean-Paul Collomp -
Souvenez vous du fait qu'à
l'époque, le « rapport Bouchet » venait juste
d'être déposé.
M. le Président -
La période n'était donc pas
favorable. Il y a un conflit qui n'est pas terminé, ce qui a
peut-être incité un certain nombre de barreaux à ne pas
participer. Cela est conjoncturel, je pense que vous avez raison de dire qu'il
faut continuer. Les auxiliaires sont indispensables.
M. le Rapporteur -
La question suivante concerne l'Union
européenne. En effet, dans les entretiens de Vendôme, cet aspect
de la question n'est pas abordé. Il est pourtant important, d'autant
plus que des discussions sont en cours sur l'évolution de l'Europe et
l'élaboration d'une convention. La Cour de Justice des
Communautés Européennes existe déjà, de même
que le tribunal de première instance. Ils occupent une place très
importante dans l'évolution de la jurisprudence. Le Traité de
Nice prévoit la création de chambres juridictionelles. Les
discussions en cours en vue de l'élaboration d'une Constitution de
l'Europe leur donneraient une place encore plus importante. Etes-vous
préparés à cela ? Est-ce qu'une évolution des
procédures sera nécessaire pour adapter le fonctionnement des
juridictions françaises par rapport à la CJCE et au tribunal de
première instance mais également par rapport aux autres
juridictions nationales des Etats membres, puisque nous allons de plus en plus
vers une reconnaissance des jugements rendus par celles-ci ? Cette
reconnaissance suppose, à terme, ce qui n'est pas encore le cas dans
certaines circonstances, que les critères sur lesquels se fondent les
tribunaux pour rendre leurs jugements soient identiques et compatibles avec les
principes fondamentaux qui régissent l'Union européenne. Que
pensez-vous de cela ?
M. Jean-Paul Collomp -
Vous posez une question difficile. Je puis
dire que nous connaissons une présence très forte de la
convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Nous avons également une présence très forte en
matière de droit pénal en général, notamment pour
les juridictions frontalières, pour les commissions rogatoires
internationales, pour l'espace Schengen, pour « Eurojust »,
et pour le mandat d'arrêt international. Cela émerge. En revanche,
le droit communautaire lui-même et ses conséquences en
matière civile et en matière commerciale sont
réservés à quelques juridictions
spécialisées. Il est ici possible de comparer le droit
européen à l'Arlésienne. Nous en parlons, mais nous ne le
voyons pas beaucoup. Il y a un domaine dans lequel il est beaucoup plus
présent, c'est en matière familiale, notamment avec les
conventions bilatérales, par exemple en matière
d'enlèvement d'enfants. Ceci est à la fois européen et
extra-européen, puisque nous avons passé des conventions avec les
pays du Maghreb.
Tout cela explique que le droit européen ne soit pas apparu à
l'occasion des entretiens de Vendôme. Deux éléments
importants sont à prendre en compte dans votre réflexion :
- la Charte européenne sur le statut du juge, de juillet 1998.
Pratiquement tous les magistrats français en possèdent un
exemplaire et le consultent régulièrement. Cette charte constitue
un repère ;
- la création d'un comité d'expert sur l'efficacité
de la justice par le Conseil de l'Europe. Ce comité s'est réuni
à Bayonne du 27 février au 1
er
mars 2002. Les axes de
travail sont l'accès à la justice, l'efficacité des
procédures judiciaires, le statut et le rôle des professionnels de
la justice, l'administration de la justice et la gestion des tribunaux. Il y a
donc une conjonction de préoccupation.
M. le Rapporteur -
Je voudrais poser une dernière question.
Même si cela déborde de notre problématique, je souhaite
connaître la position de Monsieur Collomp sur un point, la
séparation du parquet et du siège, qui a été
soulevé lors des entretiens de Vendôme. Je voudrais savoir
pourquoi cela a été évoqué.
M. Jean-Paul Collomp -
C'est une question qui est dans l'air.
L'étude du statut du parquet est une tâche à laquelle il va
falloir s'atteler. Autour de ce statut se trouve tout le débat relatif
à l'unité de la magistrature ou à une moins grande
unité. Les magistrats du siège et du parquet
bénéficient aujourd'hui du même statut, de la même
formation et il est possible de passer de l'un à l'autre. La
Conférence des premiers présidents, il y a quelques
années, avait proposé de mettre un terme à cette situation
du fait d'une confusion des images. Le métier de poursuivre n'est pas le
même métier que celui de juger. La proposition a été
formulée de maintenir une formation commune, de laisser la
possibilité de passer de l'un à l'autre durant les cinq
premières années de la vie professionnelle, mais de créer
deux conseils supérieurs de la magistrature différents. L'un
gérerait les magistrats du parquet, et l'autre ceux du siège. Ce
sont des pistes de travail. Ce débat est très actuel au sein de
l'institution judiciaire.
M. le Président -
Ce sujet a rencontré les
débats que nous avons connus sur un certain nombre de réformes.
Je pense qu'il s'agit d'une vraie question.
M. Lucien Lanier -
Monsieur mon ancien Président, si vous me
permettez cette appellation qui n'a rien d'impertinent, ma question rejoint
celle que pose Monsieur le Rapporteur. Il s'agit de ces assistants du juge que
vous avez présentés comme ayant une position précaire,
subalterne et faiblement rémunérée. J'ai toujours
été partisan de la promotion sociale dans l'entreprise. Ne
serait-il pas possible d'envisager que les meilleurs de ces assistants,
étant donné que nous pourrions les juger sur un temps un peu plus
long, puissent faire l'objet d'un tour extérieur pour entrer dans la
magistrature sans avoir à passer les concours traditionnels. Il me
semble que cela susciterait un espoir à ceux qui n'ont pas eu la fortune
de passer les concours, et que cela donnerait une émulation à
l'intérieur du corps des assistants de justice. De plus, cela
permettrait peut-être de recruter au tour extérieur des gens de
talent. Je voudrais savoir si vous envisagez cela vous semble possible ou pas.
M. Jean-Paul Collomp -
Cette proposition ne ressort pas des
entretiens de Vendôme. Nous savons qu'il existe une association des
assistants de justice, qui notamment souhaite ce mode de recrutement quasiment
automatique.
M. Lucien Lanier -
Je m'intéresse à une prise en
compte du talent et du mérite.
M. Jean-Paul Collomp -
Ceci est le souhait de l'association. C'est
un pas que les deux derniers ministres n'ont pas souhaité franchir. Ce
n'est pas un mode de recrutement pour l'Ecole Nationale de la Magistrature. En
revanche, nous voyons apparaître de temps en temps des
intégrations comme auditeurs de justice ordonnées par la
commission d'avancement. Nous voyons autant de dossiers rejetés que de
dossiers admis pour le moment.
M. Lucien Lanier -
Cette situation est normale, le tour
extérieur ne représente qu'une faible partie des
intégrations. Il peut d'ailleurs être
réglementé : un tour extérieur pour trois nominations.
M. Jean-Paul Collomp -
Vous avez noté que la loi organique
du 25 juin 2001 réformant le statut de la magistrature a
considérablement modifié les modes de recrutement, dans la mesure
où, jusqu'à présent, il y avait la voie
privilégiée de l'Ecole Nationale de la Magistrature et les
intégrations. Nous avons maintenant comme voie normale de recrutement
les concours exceptionnels. Ce point est extrêmement important, parce que
nous intégrons une autre génération. De plus, ce
système permet d'intégrer des personnes qui ont eu une ou
plusieurs activités professionnelles, parfois relativement
éloignées des métiers du droit. Cela constitue un
enrichissement. Nous avons reçu, dans la cour d'appel de Douai, des
personnes issues de ce concours exceptionnel, et nous avons
bénéficié d'un recrutement de grande qualité.
M. le Rapporteur -
Quand nous avons parlé des nouvelles fonctions
émergeantes, vous nous avez dit que le médiateur pouvait
constituer un nouveau métier, mais pas les autres. Quelles sont les
raisons de cette différence ?
M. Jean-Paul Collomp -
La médiation joue déjà
un rôle en matière pénale, mais il n'est pas impossible
qu'elle prenne une place importante en matière civile. La
rémunération des interventions extérieures en
matière civile n'a rien à voir avec celle qui est valable en
matière pénale. Si demain le juge des affaires familiales fixe
à 2 000 ou 3 000 francs le coût d'une médiation
familiale, sans doute des personnes pourront-elles vivre à temps complet
de leur activité. Tant que la rémunération de la
médiation pénale sera maintenue aux alentours de 300 francs, ce
ne sera pas possible.
M. le Rapporteur -
Qu'en est-il des relations avec les autorités
locales pour les actions de justice de proximité ?
M. Jean-Paul Collomp -
Cela est déjà en place
dans le cadre des contrats locaux de sécurité. En dehors de ce
qui existe, il faut penser que l'institution judiciaire a créé ou
entretenu ces partenariats. Cependant, ces partenariats ne vont pas sans poser
certaines difficultés. Je l'ai connu. Quand on travaille avec un
élu local et que celui-ci se trouve mis en examen, la situation n'est
pas facile. Il faut être concret. C'est une des limites qui met
déjà en difficulté les collègues du parquet. Cela
est encore plus difficile pour les magistrats du siège. En dehors de cet
aspect-là, la vocation des magistrats du siège est de
régler les situations individuelles, donc il n'est pas possible de
prendre d'engagements globaux. Un juge des enfants ne peut pas s'engager
auprès d'une instance partenariale à mettre en prison ou à
ne pas mettre en prison les enfants qui ont commis tel ou tel délit.
Cette question est une des limites de ce travail partenarial.
M. le Président -
Nous tenons beaucoup à vous
remercier pour votre participation à nos travaux.
Audition de Mme Evelyne SIRE-MARIN,
présidente du Syndicat
de la Magistrature
(27 mars
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Je vous remercie d'être
présente aujourd'hui. Sur l'initiative de la commission des Lois du
Sénat, nous avons pensé qu'il était important de
réfléchir à l'évolution des métiers de la
justice. Nous nous intéressons tout particulièrement aux
métiers de la justice judiciaire. Plusieurs questions nous
intéressent, notamment le recrutement, la formation, la carrière
et l'organisation du travail des magistrats et les relations entre les
magistrats et les professionnels du droit. Il serait souhaitable que vous
exprimiez votre sentiment général sur tous ces sujets, et que
Monsieur le rapporteur vous pose ensuite quelques questions
.
Mme Evelyne Sire-Marin -
Monsieur le Président, concernant le
thème de votre mission d'information, il nous est apparu que nous
devions évoquer un certain nombre de pistes de réflexion. Il
s'agit non seulement de l'état actuel de l'appareil judiciaire, les
métiers, la formation, les conséquences du décret du 31
décembre 2001, mais encore de l'idée de fusion entre les
tribunaux d'instance et de grande instance, et surtout de la notion de justice
de proximité.
Sur les questions générales relatives à la mission des
magistrats, le syndicat a toujours expliqué que les magistrats
étaient gardiens des libertés. Nous sommes très soucieux
de cette mission qui nous est dévolue par l'article 66 de la
Constitution. Nous avons actuellement le sentiment d'exercer de moins en moins
cette mission, notamment du fait de ce que l'on appelle au pénal le
traitement en temps réel. La plupart des dossiers au pénal se
retrouvent soit en comparution immédiate soit en audience
correctionnelle, traités de manière souvent expéditive, ce
qui a pour conséquence que le métier de magistrat au pénal
devient relativement machinal. Le magistrat ne dispose pas toujours du temps
nécessaire pour se pencher sur les questions de fond et produire des
décisions motivées. La situation est à peu près
identique au civil, tous nos collègues juges d'instance nous expliquent
que dans beaucoup d'audiences du Tribunal d'Instance et du tribunal de grande
instance en matière familiale, les personnes sont entendues de
manière extrêmement rapide, soit deux ou trois minutes pour chaque
dossier. J'ai moi-même été juge d'instance, et je puis vous
le confirmer. Nous souhaitons une justice plus humaine, qui donnerait aux
personnes le temps d'être entendues avant d'être jugées.
Nous avons peur du traitement en temps réel parce que nous nous
apercevons que les magistrats du parquet sont extrêmement
instrumentalisés par la police. Ce mode de traitement des affaires
pénales détermine l'orientation de la procédure, la
plupart du temps sans instruction et en procédure rapide,
c'est-à-dire en comparution immédiate. C'est aussi la police qui
décide implicitement du type d'infractions poursuivi devant les
tribunaux ; ainsi les mineurs sont poursuivis à 80 % et les
outrages et rébellions le sont systématiquement.
De même, le fait de prolonger une garde à vue en prenant la
décision par téléphone sans voir la procédure n'est
pas toujours évident. Dans ces cas-là, le contrôle des
magistrats sur la garde à vue est illusoire, car l'avis du parquetier de
permanence est induit par les seules informations données par les
policiers. La conséquence est que la tendance est plutôt de
maintenir la garde à vue, plutôt que d'ordonner la
main-levée, surtout depuis les manifestations de policiers de l'automne
2001 et l'exploitation médiatique de l'idéologie
sécuritaire.
M. le Président -
Autrefois, les personnes étaient
placées en garde à vue avant que le parquet ne soit
prévenu.
Mme Evelyne Sire-Marin -
Maintenant, le parquet est prévenu
à peu près en même temps. C'est le magistrat qui prend la
décision, mais il ne dispose pas souvent des éléments
suffisants. Il faut rappeler que la Convention européenne de sauvegarde
des libertés et des droits de l'homme va beaucoup plus loin que la
législation française, puisqu'elle dispose que toute personne
retenue doit être présentée à un magistrat. En
France, nous n'en sommes pas à ce point, nous nous contentons d'un appel
téléphonique ou d'un fax émis la nuit. Voilà pour
expliquer l'état de notre justice et ce en quoi il n'est pas
satisfaisant.
La création de 1.200 emplois en cinq ans nous a été
promise. Nous ne sommes pas totalement satisfaits, parce qu'il s'agit d'emplois
de magistrat qui ne nous semblent pas suffisamment formés. Ces
magistrats sont recrutés grâce au quatrième concours,
c'est-à-dire sur titre et par intégration directe. Le
problème est qu'il n'est pas possible de former un magistrat en quelques
mois. Je pense que la Chancellerie devrait envisager une formation plus
spécifique et longue, parce que même quand on a déjà
été juriste, rédiger des jugements civils ou pénaux
et présider des audiences pénales nécessite une
réelle formation.
Je voulais également attirer votre attention sur la multiplication des
emplois précaires dans la justice. Les assistants de justice
exécutent, malheureusement, de plus en plus des tâches de
magistrats. Il suffit de se rendre à la bibliothèque de la cour
d'appel de Paris pour constater qu'ils rédigent en grande partie ces
arrêts. Les conseillers de la cour d'appel signent, mais, compte tenu de
la charge de travail, l'assistant de justice fait l'essentiel, ce qui nous
semble regrettable. De même que nous semble regrettable, à titre
d'exemple, ce qui s'est produit au parquet de Lyon très
récemment : une avocate a contesté une décision de
prolongation de garde à vue parce que le magistrat du parquet
normalement compétent était remplacé par une personne qui
n'en avait pas le pouvoir. Le fait que des auditeurs ou des assistants de
justice prennent des décisions à la place des magistrats du
parquet est habituel au parquet de Lyon. Ces décisions concernent les
libertés et ne devraient être prises que par des substituts.
Il est également nécessaire de souligner le fait que la
protection judiciaire de la jeunesse comprend beaucoup d'aides
éducateurs, qui parfois remplissent les tâches des
éducateurs. Nous avons eu, par exemple, le cas d'un aide
éducateur qui s'est trouvé seul en charge d'un groupe de huit
à dix mineurs. Il y a eu un accident, et cette situation est absolument
illégale.
Je souhaite également aborder le problème des agents de justice.
Dans mon tribunal, je puis vous témoigner que lorsqu'il y a des agents
de justice, ils exercent pratiquement les tâches des greffiers. Les
agents de justice sont normalement là pour organiser l'accueil du
tribunal, mais les faits sont différents. Les agents de justice ont
généralement les mêmes diplômes que les greffiers.
Ils comprennent rapidement en quoi consiste le travail, et fournissent des
renseignements aux personnes qui en ont besoin. Vous devez savoir que l'accueil
est essentiel dans un tribunal. Le fonctionnaire qui tient ce rôle
reçoit les personnes et doit faire preuve de psychologie et de
connaissances juridiques.
Nous sommes inquiets face à cette atmosphère de
dé-professionnalisation de la justice et de la police, avec les adjoints
de sécurité. Nous n'allons pas déborder sur cette
question, mais vous savez que les policiers sont touchés par le
même phénomène. Les adjoints de sécurité ne
sont pas très bien formés, et nous devons faire face à une
augmentation des procédures de rébellion.
M. le Président -
Il y a peut-être également
des jeunes qui se rebellent plus facilement.
Mme Evelyne Sire-Marin -
En effet, il faut considérer que ces
populations sont loin d'être faciles. Le fait d'avoir des adjoints de
sécurité mal formés donne des résultats
catastrophiques. J'ai été juge des enfants et je prétends
que les brigades des mineurs arrivaient à un travail très correct
et que nous ne connaissions pas les mêmes problèmes.
Je voulais également vous parler du problème du
développement du nombre d'emplois de magistrats placés. A l'Ecole
nationale de la magistrature, au moins 30 % des postes d'une promotion
sont affectés à des postes de magistrats placés. Leur
situation pose un problème du point de vue de l'inamovibilité,
puisque ces personnes sont nommées à disposition du premier
président, par exemple pour remplacer les magistrats absents, mais il
est difficile de fonctionner ainsi. En ce qui concerne les magistrats
eux-mêmes, ils sont à la totale disposition du premier
président, et il est très facile de les écarter s'ils ne
rendent pas les décisions qui conviennent.
Nous sommes également inquiets de constater que, sur 250 postes
d'auditeurs dans la promotion de l'année 2000, seules 214 personnes ont
été nommées. Nous nous demandons pourquoi il n'est pas
possible de recruter parmi les étudiants en droit les effectifs nous
avons besoin. Les critères retenus par le jury du concours pour admettre
les candidats restent opaques.
Concernant la formation initiale des magistrats, nous disons depuis longtemps
qu'il serait possible d'améliorer cette formation, extrêmement
technique, ce qui est nécessaire. Le problème est
l'omniprésence de l'évaluation. Un concours de sortie a
été institué, il y a plusieurs années. Autrefois,
il existait des conventions, ce qui nous permettait de ne pas être trop
inquiets quant au poste que nous obtiendrions et de nous consacrer à la
réflexion et à l'interrogation sur nos futures fonctions.
Maintenant, et cela est tout à fait visible en ce qui concerne les
nouveaux auditeurs, les étudiants sont extrêmement soucieux de
l'opinion que l'on porte sur eux du début à la fin de leur stage
en juridiction. Ils ont tellement peur d'être en désaccord avec le
magistrat qui les forme, et qui les note, qu'ils perdent tout esprit critique.
Il est fréquent que les auditeurs de justice n'osent pas poser de
questions à leur maître de stage de peur de passer pour inaptes
à la fonction. Quand ces auditeurs arrivent en juridiction, ils n'ont
pas reçu toutes les réponses nécessaires du fait de la
concurrence encouragée par l'Ecole nationale de la magistrature entre
les auditeurs, en raison de l'importance finale pour eux du rang de classement
qui détermine leur première affectation. Je trouve qu'il est
dommage de ne pas se donner la possibilité de former l'esprit critique
des futurs magistrats. Malheureusement, en juridiction ils n'auront plus le
temps de se poser les questions de fond.
Nous avons un autre problème avec les auditeurs :
l'évaluation n'est ni transparente ni contradictoire. Il arrive souvent
que les auditeurs en juridiction s'aperçoivent à la fin de leur
stage que leur note est mauvaise. Le redoublement constitue un drame pour ces
étudiants. Je trouve qu'il est dommage que les notations se passent
ainsi. Il serait préférable de se montrer plus francs avec les
auditeurs afin de leur permettre de s'améliorer. Nous en avons souvent
fait part à l'Ecole nationale de la magistrature.
M. le Président
- Il est possible que l'on s'aperçoive
pendant le stage qu'une personne qui a réussi le concours n'est pas apte
à exercer la profession de magistrat. L'utilité de l'école
et du stage est de vérifier que les personnes sont aptes à
remplir ces fonctions.
Mme Evelyne Sire-Marin -
Nous sommes parfaitement d'accord, mais il
est préférable de le dire à cette personne dès que
nous nous en apercevons.
M. le Président -
Cette question relève peut-être de
la formation des formateurs.
Mme Evelyne Sire-Marin -
Absolument. C'est également le
problème des réunions d'évaluation. Souvent, le magistrat
qui a été désigné n'a pas choisi cette fonction, et
il doit la remplir en plus de ses tâches habituelles. Ce problème
se posera tant que la formation ne fera pas l'objet d'une fonction à
part entière.
S'agissant de la carrière des magistrats, le décret du 31
décembre 2001 procède à un reclassement des magistrats.
Ainsi, les juges du second grade
seront de moins en moins nombreux et
représenteront 21 % du corps, et le nombre de juges de premier
grade augmentera. Cela aura pour effet d'augmenter les salaires. Cependant,
pour passer du second grade au premier grade, il est nécessaire de
solliciter un tableau d'avancement, et certaines personnes souhaitent demeurer
dans des fonctions du second grade. Ces personnes vont rapidement être
bloquées dans leur carrière, à un indice assez bas.
De plus, nous observons que ce décret aboutit à un renforcement
de la petite hiérarchie. Par exemple, dans pratiquement tous les
tribunaux d'instance, un vice-président est nommé au lieu d'un
juge directeur. Autrefois, cette fonction de juge directeur revenait au membre
le plus ancien du tribunal. Maintenant, cette personne sera
nécessairement un vice-président. Autrefois, pour prendre une
décision concernant tout le tribunal d'instance d'un ressort, par
exemple le contrôle des élections ou l'établissement de la
liste des associations et gérants de tutelles, un groupe de travail
était réuni et tous les juges d'instance concernés se
réunissaient en assemblée générale. Maintenant, les
réunions de travail ne rassemblent plus que les vice-présidents,
et nous assistons à une sorte d'exclusion des juges d'instance de la
prise de décision, d'autant plus que les assemblées
générales sont contournées au profit de ces
réunions.
Cela est d'autant plus dommageable que les vice-présidents sont en
relation avec la hiérarchie, mais n'ont pas de mission d'information ni
d'animation dans les pratiques juridictionnelles. Le vice-président a un
rôle purement fonctionnel d'organisation du service, mais n'a en aucun
cas un rôle hiérarchique. Il serait préférable de
rassembler tous les juges d'instance afin de les convaincre d'appliquer tous la
même pratique. Je suis partisane de la cohérence vis-à-vis
des justiciables. Le fait que l'ensemble des juges concernés ne
participe pas à ces réunions donne lieu à des pratiques
incohérentes.
Il semble que la ministre ait pris la décision, à la fin des
entretiens de Vendôme, de fusionner les tribunaux d'instance et les
tribunaux de grande instance. Le Syndicat de la magistrature est en total
désaccord avec cette position. La ministre a annoncé cette
décision dans une sorte de bilan des entretiens de Vendôme. Je
cite :
« simplifier l'organisation judiciaire, fusion des
tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance. »
Nous
pensons que les tribunaux d'instance doivent continuer à exister parce
qu'ils remplissent une fonction de justice de proximité, contrairement
au tribunal de grande instance.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Vous êtes donc contre le
tribunal de première instance.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Nous sommes tout à fait contre, d'autant
plus que cela ne repose absolument pas sur une concertation des juridictions.
Nous ne savons pas comment cette idée est arrivée dans le bilan
des entretiens de Vendôme. Nous doutons que beaucoup de juridictions
aient demandé cette fusion. Ce qui est vrai, c'est qu'il faut trouver un
allègement à la complexité des contentieux, comme cela a
été fait en matière de baux commerciaux. Nous pensons
qu'il faut suivre cet exemple, en développant l'accès aux
tribunaux, par l'aide juridictionnelle et un meilleur accueil dans les
juridictions par exemple. Il ne faut surtout pas fusionner le tribunal de
grande instance et le tribunal de grande instance, car le tribunal de grande
instance est la juridiction qui fonctionne le mieux en France (5 mois en
moyenne pour traiter une procédure, contre 9 mois pour les
tribunaux de grande instance). Casser un outil qui marche serait la pire des
décisions de la Chancellerie. Nous demandons au contraire la
création de tribunaux d'instance sur les territoires où la
population a fortement augmenté depuis les années 1960, comme les
banlieues, et le renforcement des effectifs réels des tribunaux
d'instance, tant en magistrats qu'en greffiers.
Par exemple, dans les grandes juridictions telles que celle de Paris, certains
juges sont mis à disposition d'autres administrations mais sont
considérés comme étant toujours en poste et figurent dans
l'effectif de la juridiction. En réalité, ils ne sont pas
présents au sein de la juridiction. Il faut cesser cette pratique de
prélèvement des effectifs d'une juridiction en créant des
postes de magistrats détachés, qui permettent de combler les
postes vacants.
M. le Président -
Auprès de quelles personnes ces
magistrats sont-ils mis à disposition ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Ils sont mis à disposition auprès
de commissions, par exemple. Je sais que cela concerne environ cinquante
magistrats de la juridiction de Paris. Le président du tribunal de
grande instance de Paris pourrait vous répondre.
M. le Président
- Ils ne sont pas mis à disposition
auprès de la Chancellerie.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Des magistrats ont été mis
à disposition à la mairie de Paris. Ils sont essentiellement mis
à disposition auprès d'autres administrations que celle de la
justice. Je ne sais pas comment la Chancellerie gère ses emplois, et
j'espère qu'il n'y a pas de mis à disposition auprès de
cette administration. Nous observons en tout cas que lorsque la Chancellerie
souhaite obtenir un magistrat, elle le prélève
immédiatement sur l'effectif d'une juridiction sans que le magistrat ait
le temps de présenter ses dossiers à ses collègues. Au
contraire, quand une juridiction a besoin d'un magistrat, elle peut facilement
attendre un à deux ans. Il suffit de consulter la Chancellerie pour se
le faire confirmer.
S'agissant de la notion de « justice de proximité »,
nous sommes inquiets face aux déclarations avancées, lors de la
campagne électorale, quant à la nécessité de
créer des juges de proximité. Nous nous demandons ce que cela
signifie. Le Premier ministre candidat a déclaré que ces juges
seraient recrutés parmi les retraités de la police et de la
gendarmerie. Nous pensons que les juges d'instance remplissent ce rôle et
qu'il serait préférable de combler tous les postes de juges
d'instance. Il est nécessaire de cesser de dé-professionnaliser
la justice. Nous avons l'habitude de travailler avec les gendarmes et les
policiers, et ces personnes n'ont pas toujours le sens de l'application de la
loi comme l'ont les magistrats, ce qui est compréhensible, dans la
mesure où ce ne sont pas des professionnels de la justice. Nous sommes
donc absolument contre la création de juges de proximité.
M. le Président -
Les tribunaux pour enfants travaillent
avec des assesseurs. Est-ce que votre organisation envisagerait une
possibilité d'associer mieux les citoyens à la justice ?
Mme Evelyne Sire-Marin -
Nous envisageons l'échevinage. Il faut
voir comment cela sera présenté, mais nous ne sommes pas hostiles
à cette idée. Cette solution ne fonctionne pas mal dans les
tribunaux pour enfants. Je suis pour un recrutement de magistrats
non-professionnels large et ouvert sur la société, mais toujours
en collégialité et avec la présence de magistrats
professionnels dans la formation. Les cours d'assises fonctionnent parfaitement
avec les jurés. Nous avons regretté la professionnalisation des
cours d'assises en matière de terrorisme. Si l'échevinage est
réservé à une petite catégorie de la population,
tels que les retraités, ou à certaines professions (tels les
anciens policiers ou gendarmes), nous y sommes opposés
.
M. le Président -
Votre position dépend du mode de
recrutement des assesseurs.
Mme Evelyne Sire-Marin -
Tout à fait. Il faut que cela
représente tout le monde, et pas que des policiers et des gendarmes,
parce qu'il y en a déjà beaucoup dans la justice (conciliateurs,
délégués du procureur, intégrations directes comme
magistrats), et que ce n'est pas sans effet sur la nature des décisions
prises par ces instances. Nous trouvons qu'il est tout à fait
intéressant de recruter dans d'autres professions plutôt que dans
la police et dans la gendarmerie.
M. le Rapporteur -
Je vais vous poser quelques questions très
brèves. Vous avez parlé des difficultés de recrutement.
Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ces difficultés ?
Sont-elles récentes, anciennes, ou s'accentuent-elles ?
Mme Evelyne Sire-Marin -
Je suis incapable de vous donner des
statistiques sur ce point. Nous entendons, depuis dix ou quinze ans, parler du
fait que tous les postes du concours ne sont pas comblés. Le jury a
toujours fonctionné en ne comblant pas tous les postes. On nous dit que
ce problème vient d'une question de niveau. Nous avons du mal à
le croire, compte tenu du nombre de candidats au concours. Il est difficile de
croire que, parmi tous les étudiants en droit, il n'y en ait pas 200 par
an qui soient capables d'être magistrats. Cela provient peut-être
d'un problème de fonctionnement du jury. Je ne peux pas répondre
davantage à votre question.
M. le Rapporteur
-
Vous avez également
évoqué l'inquiétude que crée, au sein de votre
syndicat le statut précaire et particulier des assistants de justice.
Seriez-vous favorable à une solution qui consisterait à
créer, comme cela se fait en Allemagne, un véritable statut de
l'assistant du juge ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Nous pensons qu'il serait nécessaire que
les assistants de justice aient un statut. Cependant, nous savons que les bons
assistants de justice se destinent à devenir magistrats. L'idée
serait peut-être de les aider afin de vérifier s'ils sont vraiment
motivés par cette fonction et de les préparer au concours. Ils ne
doivent pas rédiger les jugements à la place des magistrats, or,
il est possible d'observer cela dans les fonctions de juge des affaires
familiales. Il est facile de faire rédiger aux assistants de justice
tout ce qui a trait aux questions de personnalité et d'histoire du
divorce. Nous pensons que cela est dangereux et qu'il est
préférable de recruter des magistrats.
M. le Président
- Il semble tout de même utile aux
magistrats que les assistants de justice exécutent les travaux de
recherche. Lorsque les postes d'assistants de justice ont été
créés, aucune juridiction ne souhaitait en
bénéficier. Cela me paraissait étrange. Je pensais que ces
assistants pouvaient être utiles. Il est vrai que ce poste a
prouvé ses qualités à condition d'être bien
utilisé. Je suis d'accord avec vous sur le fait que les dérives
que vous exposez ne devraient pas exister.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Un assistant de justice est très
utile pour exécuter les travaux de recherche. Cependant, dans certains
tribunaux d'instance et tribunaux de grande instance, les besoins sont
très faibles, alors qu'ils sont énormes en nombre de magistrats
et de greffiers. Parfois, les juridictions ne savent pas à quelle
tâche affecter les assistants de justice. On leur demande donc de
rédiger, par exemple, les injonctions de payer ou des jugements simples,
ou de tenir des permanences au parquet ; dans ce dernier cas, les
décisions qui sont alors prises, en dehors de la présence des
magistrats, sont parfaitement illégales.
M. le Rapporteur -
Beaucoup de magistrats se plaignent d'avoir trop de
tâches administratives à exécuter. Seriez-vous favorables
à un recentrage de leur fonction sur les activités
juridictionnelles, ce, qui suppose que ce soit les fonctionnaires qui
reprennent les tâches administratives.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Tout dépend de ce que vous entendez
par tâches administratives. Par exemple, le fait de siéger dans
différentes commissions, comme la commission d'expulsion des
étrangers ou la commission des clauses abusives, nous semble très
important pour les magistrats. Nous avons assisté au retrait d'une
grande partie du droit de la nationalité de la compétence des
magistrats. Nous observons que, depuis que les greffiers en chef sont
chargés de cette tâche, la situation n'est guère
satisfaisante. En effet, le délai de délivrance des certificats
de nationalité est très long parce que, dès qu'un petit
problème se pose, le greffier en chef interroge la Chancellerie et
attend son avis. Autrefois, le magistrat prenait une décision, et il
était possible de bénéficier d'un recours contre celle-ci.
Tout dépend de ce que vous entendez par la notion de tâches
administrative.
M. le Rapporteur
- Quelles sont les tâches administratives qui
vous semblent ne pas devoir nécessairement relever de la
compétence des magistrats ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Je ne vois pas quelle tâche il
serait possible d'ôter au magistrat, parce que nous pensons qu'il doit
être ouvert sur la cité.
M. le Rapporteur
- Qu'en est-il des pôles de compétence,
c'est-à-dire d'essayer de spécialiser les juridictions dans
différents domaines ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Il est possible d'imaginer que, dans les
grandes villes, par exemple, tous les tribunaux d'instance ne comprennent pas
un service de nationalité ou un service de saisie des
rémunérations. Je pense cependant qu'il ne faut pas trop
centraliser les services. Par exemple, il ne faut pas créer de grand
pôle compétent en matière de nationalité. Cette
juridiction se transformerait en une seconde préfecture de police. Le
justiciable ne bénéficierait plus de l'accueil humain qu'il
reçoit auprès des petits tribunaux. Il est certain qu'il serait
en revanche possible de regrouper plus intelligemment les compétences.
Cela pose le problème de la carte judiciaire.
M. le Rapporteur
- Vous parlez de la proximité. Que
pensez-vous des maisons de la justice et du droit et des relations avec les
autorités locales ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Je crois que la justice n'a pas suffisamment de
liens de contrôle et de concertation avec les maisons de la justice et du
droit. Les conseils fournis dans les maisons de la justice et du droit ne
correspondent pas parfois aux jugements effectivement rendus par les tribunaux.
Je pense qu'il existe également un réel problème de
concertation entre les autorités locales et les tribunaux, sans qu'il
soit, bien sûr, question d'empiéter sur les décisions
juridictionnelles.
Je souhaitais également vous parler de la carte judiciaire. Nous
déplorons qu'aucun gouvernement n'ait le courage de la réformer.
Nous pensons qu'elle est totalement inadaptée, et tout le monde le
pense. La réforme de la carte judiciaire ne consiste pas seulement en la
suppression de tribunaux comme le craignent les élus. Cette
réforme peut également avoir pour conséquence la
création de tribunaux. Nous pensons qu'il serait nécessaire de
créer des tribunaux dans les zones urbanisées ou
péri-urbaines.
M. le Président -
Je crois qu'il n'y a eu aucune
création de tribunaux en France depuis la création des nouveaux
départements de la région parisienne.
M. le Rapporteur
- Vous n'avez pas répondu à ma
question sur les relations avec les autorités locales pour la justice de
proximité.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Nous craignons la municipalisation de la
justice dans le cadre des contrats locaux de sécurité. Nous ne
voulons pas que le maire ait un quelconque pouvoir de poursuite ni de sanction
en matière de délinquance locale. Nous y sommes absolument
opposés.
M. le Rapporteur
- Les procédures deviennent de plus en plus
lourdes et complexes. Certains métiers de justice sont
développés dans le cadre de la justice de proximité et de
rapprochement du citoyen. Que pensez-vous de cette évolution ?
Croyez-vous que la justice risque d'étouffer sous autant de
mutations ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Je vous ai apporté le numéro de
notre revue relatif à la composition pénale. La composition
pénale nous pose problème parce que nous pensons que la justice
concerne un juge, un parquet, un avocat et les parties. Nous nous apercevons
que la médiation pénale et les autres solutions de
médiation mettent en place une justice à deux vitesses, où
des sanctions sont prononcées par un délégué du
procureur, souvent sous la pression de la victime. Nous sommes inquiets face
à toutes ces manières de contourner la justice. Assez souvent,
les faits ne sont pas suffisamment prouvés lorsque les personnes sont
face à un médiateur. Il est nécessaire de
s'intéresser davantage à la culpabilité de la personne
avant de prononcer la sanction.
M. le Rapporteur
- Etes-vous favorables à la séparation du
parquet et du siège ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Nous pensons que nous devons demeurer dans
un corps unique.
M. le Rapporteur
- Vous trouvez normal le fait que la poursuite,
l'accusation et la sanction puissent relever d'un corps unique alors que
l'avocat, qui défend, en est séparé.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Nous pensons que tout magistrat doit passer du
siège au parquet. Si le parquet devient un corps spécial, il
deviendra de plus en plus dépendant de l'exécutif, alors qu'il
l'est déjà beaucoup. Le nouveau système de composition
pénale limite grandement le nombre de classements sans suite. De plus,
le corps unique de magistrats du parquet sera, à mon avis, beaucoup trop
centré sur la poursuite.
M. le Président
- Vous déplorez que le parquet remplisse
une fonction juridictionnelle.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Je ne le déplore pas, je constate que le
principe de l'opportunité des poursuites est de moins en moins
appliqué.
M. le Président
- La composition pénale est
quasi-juridictionnelle.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Oui, il s'agit d'un
démembrement des fonctions du parquet.
M. le Président
- Le parquet devient juge.
Mme Evelyne Sire-Marin
- En quelque sorte, il prend la place du juge, en
effet.
M. le Président
- Je considère que ce sont deux fonctions
différentes, même si les étudiants suivent la même
formation.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Oui, mais je crois que ce n'est pas bien que le
parquet devienne juge.
M. le Rapporteur
- Par le passage du siège au parquet, un juge
qui a été procureur ne me paraît pas tout à fait
impartial.
Mme Evelyne Sire-Marin
- Si, ce n'est pas impossible.
M. le Rapporteur
- J'ai constaté à la lecture des
entretiens de Vendôme que certains juges étaient
découragés par l'inapplication de certaines sanctions et a fait
que la partie défaillante puisse, par le biais de nombreuses voies de
recours, échapper dans de nombreux cas à la sanction. Qu'en
pensez-vous ?
Mme Evelyne Sire-Marin
- Nous ignorons les chiffres réels.
L'autre organisation syndicale, l'Union syndicale de la magistrature (USM),
avait publié un chiffre important d'inexécution des
décisions pénales. Je pense que cette information est à
vérifier d'une part parce qu'elle n'a pas été
confirmée par les services statistiques de la Chancellerie, d'autre part
parce qu'elle repose sur une malhonnêteté dans l'exploitation des
chiffres : en effet, l'USM a inclus dans les peines
non-exécutées les peines autres que les peines d'emprisonnement
fermes, telles les semi-libertés, les chantiers extérieurs ou les
travaux d'intérêt général. Nous constatons en
revanche dans les juridictions une volonté du parquet de faire
exécuter les peines courtes par les juges l'application des peines dans
un délai très rapide, mais qu'il y a d'inadmissibles manques de
moyens pour toutes les alternatives à l'incarcération, alors que
les prisons sont « archi-pleines » depuis fin 2001. Par
exemple, des mesures pénales de milieux ouverts sont en liste d'attente
depuis plusieurs mois. Cela est dû à un manque
d'éducateurs. Il manque partout des places de travaux
d'intérêt général et des places en centres de
semi-liberté (59 places seulement pour les juridictions de Meaux,
Paris et Bobigny !). Les services de contrôle judiciaire (mesure qui
évite la détention provisoire) sont exsangues et le nombre de
libérations conditionnelles a baissé de moitié depuis
1990, faute de possibilité de suivi des mesures d'individualisation des
peines.
M. le Président
- Je vous remercie, Madame la Présidente.
Audition de M. Dominique MATAGRIN,
président de
l'Association professionnelle des magistrats
(27 mars
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Monsieur le Président,
merci d'avoir répondu à l'invitation de la mission d'information
constituée par la commission des Lois sur l'évolution des
métiers de la justice. Notre mission d'information concerne la
profession de magistrat de l'ordre judiciaire ainsi que tous les métiers
qui l'entourent. Elle comporte également l'examen des nouvelles
fonctions telles que celles de conciliateur et de médiateur. Nous nous
intéressons particulièrement aux missions des magistrats. Les
entretiens de Vendôme ont contribué à enrichir la
réflexion. Nous nous intéressons également à la
justice de proximité ainsi qu'à tout ce qui concerne le
recrutement, la formation et la carrière. Enfin, nous souhaitons
recueillir votre sentiment sur les relations entre les magistrats et les autres
professionnels du droit, bien que cette question soit un peu secondaire
aujourd'hui.
M. Dominique Matagrin -
C'est un menu assez copieux auquel je
vais essayer de donner quelques réponses. Je vous remercie de cette
invitation.
M. le Président -
Un exposé des positions prises
par votre organisation professionnelle sur les sujets que j'ai
évoqués conviendra parfaitement. Je pense que notre rapporteur
pourra ensuite vous poser des questions.
M. Dominique Matagrin -
Il est nécessaire de se
demander quel service les Français peuvent attendre d'une institution
qui s'appelle la justice et dont les missions se sont brouillées au fil
du temps. Nous sommes confrontés à une perte du sens, aussi bien
à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'institution.
Les magistrats et leurs collaborateurs ne savent pas toujours très bien
ce que l'on attend d'eux. Le problème des moyens se pose
également ici, cependant, je pense que la course entre les besoins et
les moyens est toujours perdue d'avance. Il est nécessaire de se
demander tout d'abord ce qu'est la fonction judiciaire, ici et maintenant. Au
fil du temps, la mission s'est brouillée, avec des missions parasites
dont on a chargé l'institution au prix d'une perte de cohérence
et d'unité, sans que l'on ait jamais mis les choses à plat. Je
rends d'ailleurs hommage au travail effectué dans cette assemblée
à plusieurs reprises à travers des rapports faisant écho
à nos préoccupations. A cet égard, le thème du
recentrage du juge sur ses missions essentielles était nouveau à
une époque et est devenu banal aujourd'hui. Tout le monde se contente de
constater qu'il est nécessaire de recentrer le juge sur ses missions,
mais personne ne va plus loin. Il est temps maintenant de combler cette lacune.
D'autant que ces pratiques perdurent, malgré toutes les mises en garde
effectuées par votre assemblée.
Un garde des Sceaux, Monsieur Jacques Toubon, dont j'étais le
collaborateur, a souhaité aller plus loin, et avait confié
à deux personnalités successivement la confection d'un rapport
sur ce sujet. Cette mission a joué de malchance, puisque son premier
titulaire a été nommé au Conseil Constitutionnel avant
d'avoir eu le temps d'approfondir le sujet. Le second, M. Casanova, aurait
pu aller plus loin, mais il a refusé de continuer son travail lors du
changement de garde des Sceaux. Je trouve cela dommage, parce que ce sujet
n'était pas lié à un parti pris et que cette mission
constituait une innovation pour le ministère de la justice.
Vous avez entendu Monsieur Jean-Paul Collomp à ce sujet. Il y a fait
allusion dans son rapport, mais de manière extrêmement
« minimaliste ». Cette problématique
se réduit à la question de la participation des magistrats
aux commissions administratives. Ce sujet mérite un débat, mais
il est également démagogique : il consiste à faire
miroiter aux magistrats qu'ils auront moins à siéger à
l'extérieur de leurs juridictions. La composition de ces commissions
doit faire l'objet d'un regard critique. La liste en est impressionnante, et
elle a dû enfler depuis.
M. le Président -
La Commission Nationale de Dispense
du service militaire n'est plus active, mais elle doit toujours exister...
M. Dominique Matagrin -
Ce n'est que le petit bout de la
lorgnette. De ce point de vue, il n'y a pas eu de vrai débat sur ce
sujet dans le cadre des entretiens de Vendôme.
M. le Président -
Ces commissions demandent beaucoup de
temps. Cependant, parfois, cela tient de l'anecdote. Ainsi, les commissions
électorales pour les élections sénatoriales ont lieu une
fois tous les 9 ans, et nous nous apercevons que les magistrats ne connaissent
pas le droit électoral. Il serait préférable de ne pas
leur confier ces tâches. Une telle participation ne relève pas de
leur métier.
M. Dominique Matagrin -
C'est un hommage rendu au corps, ce qui est
positif, mais nous serions aussi sensibles à d'autres formes d'hommage.
M. le Président -
La préfecture organiserait cela
très bien !
M. Christian Cointat, rapporteur -
Cela poserait un problème
de respect de la démocratie.
M. le Président -
La mairie organise les élections,
et personne ne s'en plaint. Il est toujours possible de faire appel au juge en
cas de problème. En revanche, le parquet est très
sollicité pour la politique de la ville et d'autres commissions de ce
type.
M. Dominique Matagrin -
Leur participation aux politiques publiques
présente des aspects positifs, elle semble nécessaire. Un travail
critique mérite toutefois d'être effectué au cas par cas.
Il est facile de solliciter les magistrats. Il faudrait mettre en place une
ligne logique. Cela dit, je ne récuse pas leur participation à
des organismes extérieurs, car elle peut répondre à un
véritable besoin et apporter une réelle plus-value. Dans certains
cas, la situation donne l'impression que les personnes ont souhaité
utiliser un « magistrat alibi » qui donne une garantie. Il
est possible de trouver ces garanties par d'autres moyens.
Ce sujet est marginal par rapport à la problématique des
missions. Les entretiens de Vendôme, -ou plutôt le rapport de
Monsieur Jean-Paul Collomp, parce qu'il est abusif de parler d'entretiens
dans ce cas-, est décevant sur le sujet des missions. Il serait
souhaitable de reprendre le travail engagé par Monsieur Jacques
Toubon afin d'aller plus loin. Il faut s'intéresser à la
problématique des modes de traitements dits
« non contentieux », en élargissant cette
problématique afin de ne pas exclure le plus efficace d'entre eux,
l'arbitrage. L'arbitrage est contentieux, mais il ne relève pas du
contentieux judiciaire : il appartient au contentieux extra-judiciaire.
Nous croyons beaucoup à ce mode de règlement des conflits et nous
essayons de le promouvoir. La médiation et la conciliation sont utiles,
mais lorsqu'un conflit est déjà suffisamment cristallisé,
il est difficile de revenir en arrière. L'intérêt de
l'arbitrage est d'être sentenciel et d'aboutir à une
décision qui peut être revêtue de la force exécutoire
comme un jugement. L'arbitrage peut ainsi être utile à certaines
affaires qui ne nécessitent pas d'être portées devant le
juge. La fonction du juge consiste d'abord à dire le droit lorsqu'un
vrai problème juridique se pose. Actuellement, les fonctions
« nouvelles », d'une justice qui ne serait plus
« verticale », sont exaltées. Cette vision est
souvent artificielle et constitue un « virus » à
l'origine du brouillage de la mission du juge. Afin de retrouver une
cohérence, il est essentiel de partir de l'idée que le rôle
de l'institution judiciaire est de trancher les conflits irréductibles
et d'essayer d'apporter un élément à la connaissance du
droit quand son sens et son interprétation donnent lieu à
discussion. Beaucoup de litiges sont des drames de l'incivilité, dus
à des personnes qui refusent de respecter une norme qu'ils connaissent
parfaitement. Dans ces cas, il est possible de faire intervenir un juge, mais
il est préférable de trouver une autre solution, et l'arbitrage
peut offrir une solution intéressante. Les grandes entreprises l'ont
bien compris.
M. le Président -
A l'initiative du Sénat,
l'interdiction de la clause compromissoire en matière civile a
été levée.
M. Dominique Matagrin -
Cela constitue une avancée
importante, que nous avions souhaité. Nous bénéficions,
pour l'instant, de solutions de luxe, coûteuses mais rendant de grands
services aux personnes qui peuvent se les offrir, comme c'est le cas des
entreprises. Par parenthèse, nous avons prôné
l'interdiction pour les magistrats en activité de procéder
à de l'arbitrage, parce que cette situation n'était pas saine. Il
faudrait mettre en place des structures plus légères pour de
petits litiges ou destinées à des personnes qui ne peuvent pas
s'offrir un recours à l'arbitrage. Je pense que cette réflexion
doit avoir lieu au niveau des collectivités locales et des mairies, et
doit être reliée à celle menée actuellement sur les
conciliateurs. Le conciliateur pourrait être un arbitre. Cette
réflexion peut également être liée à la
réflexion en cours sur le notariat. Nous y croyons : cette
profession bénéficie d'un gros potentiel, elle quadrille bien le
territoire, elle jouit d'un crédit de confiance important et, depuis les
réformes intervenues dans les années 1970, elle fait l'objet de
garanties de compétence indiscutables. Je pense qu'il y aurait un
marché pour elle. Enfin, la réflexion sur l'arbitrage doit
être reliée à celle sur l'acte authentique. Nous
bénéficions d'un instrument juridique qui a l'avantage de
revêtir la force exécutoire et qui peut ainsi dispenser d'un
jugement. La force exécutoire s'attache aux obligations de sommes
d'argent. Il est possible d'imaginer de l'étendre dans certaines
conditions et de faire exécuter directement une obligation de faire.
Cela apporterait un réel service dans certaines situations.
Il serait également souhaitable d'encourager, dans les actes
notariés, le recours à l'acte authentique. Il est possible
d'inclure une clause compromissoire qui précise les conditions dans
lesquelles, en cas de litige, la partie la plus diligente saisira un arbitre.
Cela éviterait de se rendre devant la justice pour des litiges courants
qui ne supposent pas de discussion sur la règle de droit. Ainsi, il est
possible d'organiser une dérivation d'une partie du contentieux qui ne
pose pas de problèmes juridiques. L'institution de la justice
retrouverait alors son véritable rôle. Il faut donc trouver, au
cas par cas, et contentieux par contentieux, d'autres modes de règlement
des litiges. Cela n'est pas toujours facile. Il faut respecter des
intérêts, et notamment ceux de la profession d'avocat. Par
exemple, il y a eu un débat sur le divorce, qui a forcé le
Gouvernement à reculer. Pourtant, nous n'étions pas hostiles
à ce que, dans certaines hypothèses, le juge n'intervienne pas ou
de manière facultative en tant que contrôle. Une simple
information du juge serait parfois suffisante. Il aurait été
possible d'alléger sensiblement la procédure. Cette
réflexion est à reprendre. Je parlais de l'arbitrage, et je dois
préciser que, s'agissant du divorce, l'intervention d'un juge est
parfois légitime, ce qui n'est pas le cas dans des litiges très
courants.
L'intérêt de l'arbitrage est de se situer sur une base volontaire.
Dans la conciliation et la médiation, il manque parfois le petit
élément de contrainte qu'exigent les justiciables. Sans
contrainte, les personnes ont l'impression d'abdiquer face à la partie
adverse. Ainsi, il est à noter que, lorsqu'il n'y a que de faibles
sommes d'argent en jeu, le taux d'appel est beaucoup plus faible, et ce,
même dans des contentieux très passionnels. Dans beaucoup de cas,
une fois qu'une décision intervient, les parties acceptent d'en rester
là. Je pense que l'arbitrage satisfait le besoin d'une décision
contraignante sans pour autant faire appel à un juge.
M. le Président -
Je suis interrogatif sur le rôle du
juge des tutelles. Les juges ne bénéficient pas du temps
nécessaire pour exercer convenablement ses fonctions. Ne serait-il pas
préférable de trouver une autre solution qui présenterait
toutes les garanties ?
M. Dominique Matagrin -
Il y a, d'une part, le problème des
gérants de tutelle proprement dits. Des scandales commencent à
avoir lieu. Une réflexion est engagée sur ce point depuis
plusieurs années, et je trouve qu'il est important que l'on s'en
préoccupe. En ce qui concerne le juge des tutelles d'autre part, nous
sommes encore une fois au coeur du brouillage de la fonction judiciaire. Bien
entendu, le fait d'imposer à une personne une mesure contraignante qui
restreint sa capacité relève de la décision d'un juge. En
revanche, lorsqu'il s'agit de surveiller, de contrôler et de jouer le
rôle de gestionnaire de fortune, le juge sort du champ de son
métier. Il pourrait y avoir, entre le juge et les gérants, afin
d'assurer un réel contrôle, une structure intermédiaire
privée ou publique. Le juge pourrait se situer davantage en seconde
ligne pour prendre les décisions fondamentales. Je pense que le juge
devrait être moins impliqué dans le suivi de sa décision,
ce qui n'est pas le cas actuellement, et ce qui oblige à faire des
choix. Beaucoup de juges d'instance vous diront qu'ils procèdent
à des choix, parce qu'ils ne peuvent pas assumer de front toutes leurs
obligations. La fonction de suivie, qui est fortement liée à la
gestion, pourrait être assurée par d'autres structures. La
population française vieillit, les problèmes du quatrième
âge, physiques ou mentaux, se multiplient et il est nécessaire que
la collectivité puisse assumer cela sans demander à la justice de
le cautionner.
M. le Président -
Que pensez-vous de la séparation
des magistrats du siège et des magistrats du parquet ?
M. Dominique Matagrin -
Pour ce qui nous concerne, nous sommes
favorables à l'unité de la fonction et aux passerelles de l'un
à l'autre. Je sais que des personnes y sont farouchement hostiles. Il y
a une unité de la fonction de magistrat, et je pense que le fait de
dévaloriser les fonctions du parquet est mauvais. En effet, cette
réflexion aboutit à considérer que les magistrats du
parquet ne sont pas aussi importants que les autres, alors que, pour nous,
l'intérêt du ministère public à la française
est de confier cet acte particulièrement grave, qui met en branle le
processus judiciaire et qui peut avoir des conséquences
irréparables, à un magistrat plutôt qu'à un simple
instrument du pouvoir exécutif. Le fait de dissocier, même en
conservant un statut de magistrat au parquet, revient à mettre le doigt
dans l'engrenage qui peut aboutir à la fonctionnarisation du parquet.
Certains pensent que ce serait revaloriser le juge en tant que tel, mais cela
me semble très artificiel. Les passages ne sont pas très
fréquents, mais leur existence offre une possibilité de
diversité du parcours professionnel. Il est également bien que
les accusateurs puissent connaître le travail des juges. L'accusateur est
le « juge de la poursuite ». J'utilise le terme de
« juge », parce que le magistrat doit apprécier les
éléments de l'affaire, au début du processus, à la
manière d'un juge. Le fait d'accuser signifie la mise en branle du
processus de jugement. Cela suppose d'anticiper le futur, et d'avoir
suffisamment d'objectivité pour apprécier les
éléments à charge. Les membres du parquet apprennent
à l'Ecole nationale de la magistrature qu'abandonner une accusation si
elle ne tient pas est parfois nécessaire. Pour cela, il faut
connaître le fonctionnement du siège, et la meilleure école
est d'en avoir été membre. De la même façon, le
fait, pour un juge du siège, d'avoir été dans la peau de
l'accusateur, ne peut pas nuire à son travail. Cela permet de savoir
comment travaillent les policiers et les gendarmes concrètement. Ces
passerelles offrent donc une possibilité d'enrichissement pour les
magistrats du siège comme pour ceux du parquet. Je pense que nous
perdrions à supprimer cette possibilité, et je ne vois pas ce que
nous y gagnerions. Il est également proposé d'intégrer
d'anciens policiers et gendarmes parmi les membres du parquet, une fois
celui-ci séparé du siège. Personnellement, je ne suis pas
opposé à l'intégration d'anciens membres de la police ou
de la gendarmerie.
M. le Président -
Tout le monde ne partage pas votre opinion
sur ce point. En revanche, vous êtes tous d'accord quant au refus de voir
le siège et le parquet séparés.
M. Dominique Matagrin -
La situation est peut-être
ambiguë, mais nous sentons la volonté d'intégrer des
policiers et des gendarmes, de détacher les magistrats du parquet et,
pourquoi pas, à terme de les remplacer définitivement. Cela nous
ferait perdre ce qui fait l'intérêt du ministère public
à la française. Je n'ai pas envie d'un ministère public
à l'anglo-saxonne. Je suis très heureux et fier du
ministère public que l'histoire a donné à mon pays.
M. le Rapporteur -
Je souhaite vous poser une première question
concernant les assistants de justice. Quelle est votre appréciation sur
ces assistants ? Que pensez-vous des assistants de justice à
l'allemande, qui bénéficient d'un statut particulier de juges
assistants ?
Ma seconde question porte sur l'échevinage. Qu'en pensez-vous ?
M. Dominique Matagrin -
La situation actuelle des assistants n'est
qu'un début, nous devons continuer le combat. L'avantage de ce qui
existe est d'introduire le mot et la chose comme nous le réclamions.
Cette fonction ne constitue qu'« un petit boulot » pour
étudiants, dépourvus d'un véritable statut, sans aucune
perspective et qui doivent partir à peine formés. Cette situation
n'est pas satisfaisante. Il faut passer à la vitesse supérieure,
c'est-à-dire à la création d'un véritable statut,
et, peut-être, d'un véritable corps ou bien une diversification
des carrières à l'intérieur des greffes. Une
identification de cette fonction est nécessaire, comme semble
nécessaire celle de collaborateurs de magistrats à part
entière, de catégorie A. Nous nous rapprocherions du
« Rechtspfleger » allemand et peut-être même le
dépasserions-nous. Je pense que cela constitue un des principaux axes de
modernisation de l'institution. Plutôt que de recruter des magistrats qui
coûtent très cher, recrutons-leur des collaborateurs. Plus on
recrute de magistrats, plus on court le risque de dévaluer le corps et
d'aller au-devant de problèmes.
Nous sommes également très favorables à
l'échevinage. Cela existe et fonctionne bien en Allemagne. Je crois que
la réforme des cours d'assises a été mal engagée et
que la meilleure formule se trouvait dans l'« avant avant-projet
Toubon ». Ce texte proposait la création d'un
« super tribunal correctionnel » comportant des
échevins et réservant le jury à l'appel, parce que cela
représente la souveraineté et l'expression de la volonté
populaire. Le taux d'appel estimé est de 20 %, ce qui signifie que
80 % des affaires pourraient être traitées par cette
« super correctionnelle ». Je pense que, dans une logique
d'appel, nous bénéficierions alors d'une réelle
complémentarité des regards : en première instance se
trouverait une majorité de « professionnels » ainsi
que des assesseurs, de véritables échevins, et une composition
totalement différente en appel, avec le jury et l'appel au peuple comme
à Rome. Le fait que la distinction soit aujourd'hui de trois
jurés de plus ou de moins ne change rien et entraîne des
difficultés de gestion. Je pense qu'un retour au projet initial
constituerait un réel progrès.
Pour ce qui est de la correctionnelle ordinaire, la présence
d'échevins, avec voie consultative ou non me semble légitime et
utile. Il me semble que de nombreuses personnes seraient motivées et
intéressées par une telle fonction.
M. le Président -
Merci Monsieur le Président.
Audition de M. Dominique BARELLA,
secrétaire
général,
et de Mme Carole MAUDUIT,
membre du
bureau de l'Union syndicale des magistrats
(27 mars
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Nous vous remercions
d'être venus rencontrer la mission d'information sur l'évolution
des métiers de la justice. Le Sénat a souhaité constituer
une mission d'information sur l'évolution, à la fois, du
métier de magistrat et de tous les métiers de la justice.
L'émergence de nouvelles fonctions telles que celles de médiateur
et de conciliateur nous intéresse plus particulièrement. Nos
travaux se limitent à l'institution judiciaire et nous avons exclu de
notre réflexion les mandataires et administrateurs judiciaires ainsi que
les commissaires-priseurs dont le statut a récemment été
modifié. Nous nous intéressons essentiellement aux missions des
magistrats ainsi qu'à la justice de proximité, notamment à
l'institution de juges de paix qui fait actuellement débat.
M. Dominique Barella -
Merci Monsieur le Président. Je vous
remettrai une note que nous avons déjà préparée sur
les capacités de traitement de la justice. s'il est nécessaire de
parler de métiers de justice, c'est bien parce qu'il y a d'abord une
justice, qu'il y a un besoin de technicité et un besoin de
répondre aux demandes de la population. Quelle justice ? Pour faire quoi
? Et donc, quels magistrats ? Quels fonctionnaires ? Quels auxiliaires de
justice ? Dans quel but ? Ce sera le sens du résumé que je vais
vous présenter.
Vous savez que la justice est plus que contestée à la fois dans
sa symbolique mais aussi dans son efficacité. Nous avons, actuellement,
dans les parquets, 5.300.000
procédures qui arrivent chaque
année. La capacité de jugement en matière pénale
s'élève à 590.000 procédures. On nous parle de
tolérance zéro, d'impunité zéro ou
d'efficacité de la justice, mais, à procédure constante,
nous savons que le nombre de procédures traitées est
limité. Les demandes des avocats, de plus en plus exigeantes s'agissant
des débats, du respect des horaires et de la qualité des
audiences vont conduire à une diminution des audiences. La
capacité de traitement en matière pénale est actuellement
comprise entre 400.000 ou 450.000 jugements par an, alors que le taux de
saisine des juridictions correctionnelles ne cesse de s'accroître. Nous
rendons 1.685.000 décisions civiles par an. Nous en avons à
peu près autant en stock. Cela signifie que les procédures
civiles et pénales, les modes de gestion des flux sont inadaptés
; mais aussi que le nombre de magistrats, d'auxiliaires de justice et de
fonctionnaires est inadapté aux demandes de justice, c'est-à-dire
aux entrées de procédures, que ce soit en matière de
justice pénale ou en matière de justice civile.
Donc, au-delà de la formation des magistrats, des fonctionnaires et des
auxiliaires, se pose la question du nombre et du type des interventions que
nous souhaitons. Souhaitons-nous travailler avec un système de justice
que je qualifierais de dégradé ou avoir le même
système judiciaire, mais en calibrant les moyens qui lui sont
donnés aux besoins ?
Ce dysfonctionnement de la justice a une conséquence sur les
professionnels. Ils subissent une crise morale qui découle
elle-même de cette crise d'efficacité de la justice,
constatée par la presse, l'opinion publique et l'ensemble des
intervenants. Messieurs les Sénateurs, vous connaissez depuis fort
longtemps la situation et vous en avez d'ailleurs fait état au travers
de nombreux rapports.
Vous entendez régulièrement les syndicats de fonctionnaires, de
magistrats et d'avocats. Ces intervenants vous disent que nous ne travaillons
plus dans des conditions d'efficacité et de qualité suffisantes.
Pour nous, il n'existe que quatre ou cinq solutions, qui peuvent être
appliquées de manière alternative ou cumulative.
La première solution consisterait à aligner le budget de la
justice française sur celui des grandes démocraties telles que
l'Allemagne et le Royaume-Uni. Les chiffres sont
éloquents avec :
- 13 milliards d'euros pour le Royaume-Uni ;
- 9,5 milliards d'euros pour l'Allemagne ;
- 4,6 milliards d'euros seulement pour la France .
Il ne sera pas possible de prévoir des recrutements suffisants
d'éducateurs, de magistrats et de fonctionnaires, il ne sera pas
possible de prévoir des moyens ni des locaux, non plus que d'installer
la justice dans des lieux nouveaux dans lesquels la population a une forte
demande en matière pénale sans un budget de 10 milliards
d'euros. Nous estimons, à l'USM que, sauf à pratiquer de
façon différente, le problème du budget est un
problème de crédibilité de l'Etat et des élus
vis-à-vis du citoyen.
La seconde solution viendrait d'une simplification des procédures.
Depuis des années les procédures sont devenues de plus en plus
complexes. En matière criminelle, en France, les délais moyens
d'instruction s'élèvent à deux ou trois ans. Les Anglais
et les Allemands arrivent à instruire des affaires en six mois.
L'affaire des immigrés chinois retrouvés
décédés sur le territoire anglais a été
traitée en six mois. Nous mettons encore plus de temps à traiter,
en France, de grandes catastrophes comme celle de l'autoroute A10 (7 ans de
procédure). Pour la catastrophe de Toulouse, je pense que les
délais seront longs, de même que pour la catastrophe du Mont
Blanc, ainsi que s'agissant des conséquences des tempêtes de
décembre 1999.
La justice française est incapable de gérer ces problèmes
dans des délais suffisants, parce que les procédures sont trop
lourdes. Il va donc falloir les simplifier. Monsieur François de Closet
précisait, dans un livre datant d'une quinzaine d'années, que la
difficulté de la police et de la justice était de gérer
toutes les affaires comme de la chirurgie cardiaque à coeur ouvert. Nous
sommes incapables de faire de l'ambulatoire en matière
judiciaire. Nous avons, de plus, créé, avec l'aide
juridictionnelle, une sécurité sociale judiciaire que nous ne
sommes plus capables de prendre en charge. Nous savons très bien que le
paiement à l'acte attire l'acte. Je pense à nos amis avocats. La
simplification des procédures s'impose comme une
nécessité. La loi du 15 juin 2000 relative à la
protection de la présomption d'innocence a contribué à
alourdir de manière inquiétante la procédure et la gestion
dans les juridictions. Nous ne pouvons plus travailler efficacement.
La troisième solution pourrait consister en une refonte de la formation
et une redéfinition du périmètre d'intervention du juge.
Le juge professionnel statue sur des affaires très lourdes de garde
d'enfants, dans des affaires de meurtres, d'homicides et de disparition. Ces
affaires exigent une haute technicité juridique qui est une garantie de
liberté. Il est nécessaire de prévoir, dans la formation
du juge, une formation aux sciences humaines, que ce soit en psychologie ou en
sociologie. Le contact avec des populations très agressives ou en
extrême détresse n'est pas simple. Pour un juge d'instruction, les
déplacements sur les lieux d'un crime et le face à face avec un
cadavre massacré ne sont pas des activités faciles ni neutres,
mais plutôt perturbantes. Il en va de même pour les policiers. Il
n'est pas possible de laisser n'importe qui devenir un magistrat. Aucun stage
probatoire n'est prévu lorsque les magistrats sont recrutés par
concours complémentaire. Cette situation est inquiétante et
constitue une erreur énorme du point de vue de la sécurité
des citoyens et de la qualité de notre justice. En effet, des personnes
à faible psychologie ou qui entrent dans la magistrature pour
régler des comptes doivent être écartées. Les
institutions doivent les détecter afin de n'intégrer dans la
magistrature que les personnes qui bénéficient à la fois
de cette haute technicité juridique, de capacités humaines et
d'une formation en psychologie ou en sociologie suffisante pour affronter les
drames individuels que sont les affaires judiciaires.
Enfin et c'est notre quatrième solution, il est également
nécessaire de mieux former les magistrats à la gestion, en
particulier s'agissant de la gestion d'équipe. Une formation
complète à l'informatique s'avère indispensable. En ce qui
concerne les métiers de greffe, la formation à la saisie
informatique est, à notre sens, totalement insuffisante.
La formation doit donc être de qualité et anticipée. En
effet, la Chancellerie, fait preuve d'une incapacité notoire depuis des
années dans le domaine de la gestion des ressources humaines. De plus,
je crois savoir que, depuis longtemps, le Sénat et l'Assemblée
Nationale ont demandé au ministère de la justice d'évaluer
le coût d'un procès et de fournir le taux d'exécution des
décisions en matière pénale. Il me semble qu'aujourd'hui,
le ministère soit toujours dans l'incapacité totale de donner ces
informations. Les seuls chiffres dont nous disposons sont ceux de l'USM. Je
suis content que nous puissions fournir un éclairage à nos
partenaires ainsi qu'aux institutions de la République. Cependant, il me
paraît anormal qu'un syndicat se charge de ce travail. Nous, qui avons
l'esprit du contradictoire, estimons que nos chiffres devraient pouvoir
être discutés par le ministère de la justice. Cela
révèle le sous-dimensionnement du ministère de la justice
en matière statistique, d'évaluation du personnel,
d'évaluation de l'efficacité et s'agissant de gestion
prévisionnelle. Tant que nous ne bénéficierons pas de ces
moyens, le Parlement ne sera pas en situation d'exercer le contrôle qu'il
est en droit d'exercer, il ne pourra pas être éclairé, et
nous, syndicats, ne serons pas dans le cadre d'un débat
éclairé. Nous tentons d'apporter des éclairages, mais sans
ces moyens d'évaluation, la gestion des métiers de justice sera
très difficile à apprécier.
Nous voyons se multiplier, à l'heure actuelle, une forme de sous-justice
coûteuse, dont l'efficacité au fond et l'efficacité
procédurale ne sont pas mesurées. Les conciliateurs, les
délégués du procureur, les médiateurs et le
personnel des maisons de justice et du droit sont coûteux. Quel est le
rapport coût-intérêt pour la collectivité ?
Les maisons de justice et du droit constituent une richesse, dans le sens
où les citoyens disposent d'un lieu d'écoute où la justice
est présente dans des lieux desquels elle était absente. Mais
à quoi servent-elles ? Elles ne servent sûrement pas à
accroître le nombre des décisions pénales rendues, ni
à augmenter le nombre des décisions civiles rendues. Or, de quoi
ont besoin nos concitoyens ? Ils ont besoin, à l'occasion d'un litige
prud'homal que la cour d'appel ne juge pas leur affaire 5 ou 6 ans
après, comme c'est le cas à la cour d'appel de Douai. J'ai
assisté hier à l'agression d'une dame qui s'est fait arracher sa
carte bleue à un distributeur en plein centre de Paris. Je pense que, si
l'auteur était arrêté, cette dame accepterait difficilement
une médiation avec son agresseur dans une maison de justice et du droit.
Les conciliations et les médiations, qui peuvent être
considérées comme un travail amoindri du droit et de la
décision collective, ont leur utilité pour des affaires qui ne
concernent pas l'intérêt général,
c'est-à-dire à l'exclusion de la matière pénale.
Nos concitoyens souhaitent qu'une véritable décision soit rendue
au nom du peuple français, ainsi que de pouvoir être entendus dans
des conditions normales et non à 23h30 après le
cinquantième dossier comme c'est le cas dans l'ensemble des tribunaux.
Nos concitoyens ont besoin de véritables professionnels.
Les maisons de justice et du droit servent essentiellement, pour le
ministère de la justice, à diminuer le taux de classement
annoncé, taux de classement que le Sénat, dans un rapport, avait
hautement critiqué. Les classements secs ont étés
remplacés par des classements avec rappel à la loi. Ainsi, dans
des tribunaux tels que celui de Bobigny, le substitut de permanence, à
qui on ne donne plus de date de comparution immédiate, a
été obligé de faire appliquer des rappels à la loi
par l'officier de police judiciaire chargé de l'affaire dans des cas
d'agression physique. Il ne me semble pas que l'on utilise alors les
professionnels et l'institution judiciaires tels qu'ils devraient être
utilisés. Nous avons besoin d'utiliser les plus-values intellectuelles
des magistrats, des greffiers et des avocats là où elles sont
nécessaires. Pour paraphraser Monsieur François de Closet :
« mobilisons nos moyens pour des affaires importantes comme les disparues
de l'Yonne et pour des affaires importantes de trafic de stupéfiants
pour lesquelles nous avons besoin d'officiers de police judiciaire
formés, de professionnels compétents et d'avocats qui suivent le
dossier. Cela implique un coût pour la collectivité, et ce
coût mérite d'être engagé ».
En revanche, il est nécessaire de réfléchir au
problème de l'encombrement et du gaspillage de temps dans les tribunaux
de police. La gestion des excès de vitesse doit être
modifiée. En effet, un même radar peut, sous un tunnel en
Savoie, identifier près de 3.000 personnes en infraction en
une seule journée. La capacité de traitement d'un tribunal de
police en matière pénale dans une juridiction moyenne est de
2 000 affaires par an. Nous voyons donc qu'un tunnel peut, à lui
seul en une journée, générer une fois et demie la
capacité annuelle d'absorption d'un tribunal de police. Tant qu'aucun
garde des Sceaux n'aura accepté de résoudre ce problème et
de l'aborder par le biais de l'entonnoir, nous ne trouverons pas de
véritable solution. Il en va de même en matière de
formation : les juges, les huissiers et les magistrats sont coûteux pour
la collectivité, il faut donc, si l'on veut prendre soin du budget de
l'Etat, utiliser ces professionnels dans un intérêt
général clairement défini. Nous avons besoin d'une
véritable définition des priorités.
Concernant la séparation entre le parquet et le siège, le
système américain n'apparaît pas comme un système
idéal. En France, il est possible de s'inspirer de certaines pratiques
observées chez les américains qui ont de grandes
compétences dans certains domaines. Dans le domaine juridique, les
américains, à l'heure actuelle, cherchent à exporter leur
droit commercial, civil, et pénal par le biais de leurs énormes
cabinets d'avocats. Le jour où le droit pénal américain
sera introduit par le législateur dans le droit français, les
gros cabinets d'avocats américains seront les plus compétents.
Nous pensons que notre système permet aux membres du parquet
d'être de véritables magistrats. J'ai été procureur
de la République, lorsque je traitais une affaire, je ne tentais pas de
faire condamner à tout prix la personne arrêtée par la
police, en effet, le devoir d'un magistrat du parquet est justement de se
comporter en magistrat, c'est-à-dire de faire enquêter à
charge et à décharge.
Le but du parquet à la française n'est pas de soustraire des
éléments de preuve et de procédure qui seraient à
décharge de la personne mise en examen ou de la personne contre laquelle
une enquête est diligentée. Je crois que ce système
inquisitoire constitue une richesse pour notre droit. Le système
inquisitoire ne se rapproche pas de l'inquisition. Ce système a pour
but, non pas de rechercher un accord perpétuel, mais d'aboutir à
une recherche de la vérité. Nous essayons d'atteindre la
vérité, ce qui est dans l'intérêt de tous les
justiciables. Si nous basculons dans un système où le membre du
parquet devient un pur accusateur public, seul un justiciable qui
bénéficiera de moyens matériels, financiers et
procéduraux considérables pourra faire face.
Le fait que le magistrat du parquet puisse choisir d'être nommé au
siège constitue une richesse. Cela lui apprend à maintenir, dans
le cadre de l'accusation, un minimum de contradictoire et de respect du
contradictoire. Cela permet au juge du siège, qui va travailler avec un
ancien collègue du parquet à prendre davantage en compte, au
cours du délibéré, la notion d'intérêt
général, de protection de la société, dont le
magistrat qui est passé par le parquet est parfois un petit peu plus
protecteur. Cette passerelle constitue donc une richesse. Cette richesse
entraîne peut-être des inconvénients. Des
améliorations doivent sans doute être recherchées, mais
notre position est de dire que la défense de notre système
juridique français impose le maintien de ce système.
Les magistrats sont formés à produire de la qualité. Ils
ne bénéficient pas, contrairement à nos collègues
portugais ou allemands, de services d'aide à la décision. Un
statut d'assistant de justice a été créé. Il ne
fonctionne pas mal, il conviendrait de le sécuriser juridiquement.
c'est, selon nous, une évolution à laquelle nous sommes
particulièrement favorables. Les syndicats de greffiers vous diront
qu'ils sont totalement opposés à la création d'un
système d'aide à la décision. Nous avons cette
particularité, au sein du ministère de la justice, de
connaître l'étanchéité des fonctions et des corps.
La fonction publique présente déjà cette lourdeur par
rapport au secteur privé. Le drame du ministère de la justice
réside dans l'impossibilité de travailler en équipe. Nous
sommes, sur ce plan, l'exemple de ce qui se fait de pire au sein de la fonction
publique. Le travail ne se fait pas en équipe, ce qui
génère des aigreurs, des agressivités et des batailles de
chapelles entre ceux qui veulent gérer et ceux qui ne le veulent pas. Le
travail en équipe, notamment au sein d'un parquet, est indispensable. La
ministre de la justice, qui vient de publier une circulaire relative aux
astreintes, n'a pas prévu de dispositions spécifiques pour les
greffiers ni pour les fonctionnaires du parquets.
Un de mes collègues, alors procureur au moment de l'accident de
l'autoroute A10, est arrivé immédiatement sur les lieux avec le
préfet. Le préfet avait pu mobiliser ses services. Le nombre de
morts était élevé. L'autoroute était
bloquée. Les experts nationaux étaient présents. Il
fallait essayer de bloquer le moins possible l'autoroute et de créer une
cellule pour les familles. Ce procureur était tout seul. Le procureur
général de Bordeaux lui a fourni un membre de son parquet pour
l'aider. Le procureur devait téléphoner, rendre compte au
procureur général, appeler le ministère et la cour
d'appel. Voilà l'état d'impréparation de notre
ministère face aux grandes catastrophes.
De même, face à la gestion habituelle, nous ne pouvons pas
continuer à travailler sans bénéficier d'une plus grande
fluidité entre les différents professionnels qui interviennent.
En dehors de la formation et des problèmes des métiers de
justice, je pense qu'il faudrait resserrer le nombre des intervenants et les
faire travailler de manière collective. Sans travail en équipe,
un parquet digne de ce nom ne pourra jamais fonctionner. Il n'est pas possible
qu'un procureur fonctionne sans enregistrement au bureau d'ordre. J'ai connu un
bureau d'ordre où nous avons dû enregistrer et traiter en
4 mois, 8 000 procédures. Nous étions deux magistrats et un
greffier. Aucune entreprise privée n'accepterait d'enregistrer
8 000 pièces aussi importantes avec aussi peu de personnel.
Les hôpitaux constituent une piste intéressante à laquelle
nous devons réfléchir. L'hôpital ressemble beaucoup au
tribunal : il connaît lui aussi le travail de nuit, d'urgence, les
personnes très agressives et des interventions rapides sont parfois
exigées. Si nous travaillions comme les hôpitaux, nous pourrions
avoir, par exemple, des étudiants en droit qui viendraient participer
à nos travaux, à l'instar des internes. Il s'agirait d'un
véritable stage de formation productif. Les facultés de
médecine le font. Le Sénat pourrait réfléchir
à cette possibilité.
Il faut aussi aborder le thème des autres métiers de la justice.
Les avocats sont indispensables pour garantir le caractère
contradictoire de la procédure. Ils constituent une protection de la
démocratie. Cependant, se pose le problème de la formation
éclatée des avocats, ainsi que la question du numerus clausus.
Les avocats y sont hostiles. Si nous continuons à recruter des avocats
au rythme actuel et si l'Etat continue à financer l'aide
juridictionnelle au niveau actuel, à terme, l'aide juridictionnelle sera
aussi coûteuse qu'en Angleterre ou en Allemagne, pour une plus-value qui
ne sera pas nécessairement intéressante. Il est indispensable de
mobiliser les moyens de l'Etat et éviter ce que nous avons connu lors de
la création du juge de l'exécution, c'est-à-dire la
création
ex-nihilo
sur l'ensemble de la France, de 33.000
saisines dont une grande partie ne tenait pas réellement la route. Elles
ont constitué, pour un certain nombre d'avocats, une piste
intéressante pour multiplier les procédures inutiles. Il est
nécessaire de prévoir un regroupement sérieux des centres
régionaux de formation professionnelle des avocats et de fixer un
numerus clausus. Sans cela, nous ne gérerons pas ces inflations.
Je souhaite signaler à votre commission les difficultés
d'exercice que connaissent les huissiers et le caractère parfois
archaïque de leurs interventions. Leur présence à certaines
audiences ne paraît plus indispensable. Le coût horaire d'un
professionnel à ce niveau d'étude est connu. Leurs indemnisations
n'en tiennent pas compte. Je pense qu'il faut soit supprimer ce type
d'intervention qui n'est plus systématique, soit revaloriser leurs
indemnisations. L'utilisation des huissiers ne paraît plus très
intéressante à toutes les audiences. Il est possible de la
limiter aux cour d'assises. Leur mode d'indemnisation est également
très lourd.
J'en profite pour vous dire que les procureurs de la République ont
été chargés du contrôle d'un grand nombre
considérable de professions. Ce contrôle n'est pas fait
sérieusement car les procureurs de la République ne peuvent pas
traiter 5. 300 000 procédures convenablement, suivre le parquet
civil, le parquet commercial, faire la politique de la ville et suivre en
même temps l'ensemble des auxiliaires de justice. Nous savons tous que
les juges produisent du formel. Il en va de même pour les comptes des
tutelles, que le juge des tutelles et le parquet sont sensés surveiller.
Nous avons parfois dénombré 2.500 comptes de gestion par juge des
tutelles. Nous perdons beaucoup de temps. Les professionnels doivent être
recadrés sur leurs missions essentielles. Seul le Parlement peut
décider du périmètre d'intervention du juge. Le juge n'est
pas formé pour intervenir dans les 63 commissions dans lesquelles il
intervient à longueur de temps. Il ne lui appartient pas non plus de
passer des journées à surveiller les élections au tribunal
de commerce au lieu de rendre des jugements. Je ne vous énoncerai pas
l'ensemble de la liste. Pour une fois, le ministère de la justice l'a
publiée et je pense qu'elle vous a été transmise. Il
paraît donc nécessaire de cibler leurs interventions là
où elles sont nécessaires. La formation d'un magistrat
représente cinq ans de formation universitaire et près de trois
ans de formation au sein de l'école. Il faut être attentif au
concours complémentaire, afin d'éviter un trop grand écart
de qualité de formation entre ceux qui passent par l'Ecole nationale de
la magistrature et ceux qui utilisent les autres voies d'intégration.
Sans cela, la justice deviendra aléatoire sur le plan de la
qualité.
Sur l'existence des conciliateurs, délégués du procureur,
médiateurs et personnels des maisons de justice et du droit, je
m'interroge. Pourquoi pas, mais pour faire quoi ?
Nos concitoyens demandent de véritables professionnels, mais il faut les
utiliser là où ils sont nécessaires, c'est-à-dire
là où les affaires sont complexes. Il ne faut pas les
épuiser dans des contentieux de masse pour lesquels la plus-value
intellectuelle des magistrats est inutile. Est-il besoin d'utiliser trois
magistrats pour prononcer une amende de 200 euros avec sursis alors que dans le
même temps un seul magistrat statue sur une détention provisoire
dont on sait que, parfois, elle peut durer deux ans ? J'entends par
là, qu'en matière de détention provisoire, la
sécurité de la société, l'intérêt du
mis en examen ainsi que l'autonomie et la liberté de jugement du
magistrat impose que l'on place trois magistrats sur cette affaire. Le juge de
la détention a été créé afin de diminuer le
nombre de détentions provisoires. Les premiers chiffres, dont la
ministre s'est félicitée, révèlent une diminution
de 23 %, puis nous sommes revenus à une augmentation de 10 % des
détentions provisoires. Cela montre que le remplacement d'un juge qui
connaît le dossier par un juge qui ne le connaît pas n'a absolument
rien fait progresser. Si nous souhaitons arriver à une continuité
du service public en ce domaine et ainsi, à une continuité de la
sécurité des citoyens et des libertés publiques, il est
important que les professionnels que sont les magistrats et les greffiers
soient utilisés là où ils sont nécessaires. Cette
tâche vous revient, à vous Messieurs les Parlementaires.
Aujourd'hui, il faut attendre un an pour obtenir un jugement de divorce, voir
trois ans dans le cas d'un divorce pour faute. Nous traitons 590.000 affaires
pénales alors que nous recevons 5.300.000 procédures. 300.000 de
ces procédures concernent des auteurs identifiés, mais vous savez
que les 2.000.000 de procédures concernant des auteurs non
identifiés comprennent des dossiers très lourds comme ceux de
l'affaire des disparues de l'Yonne et font l'objet de classements parce que
nous ne bénéficions pas de moyens d'enquête. Ainsi, lorsque
la ministre de la justice ne parle que des affaires concernant des auteurs
identifiés, elle se trompe. Un dossier qui arrive au parquet et pour
lequel l'auteur n'est pas identifié peut être très
important. Il peut s'agir d'un crime maquillé en suicide. Je pense qu'il
faut mobiliser les moyens de la justice sur ces affaires importantes. Seul le
Parlement dispose de cette possibilité. Au sein de l'USM, nous tentons
de tenir un discours clair, et non, comme cela a été dit,
corporatiste ou fondé sur les moyens. Notre discours est
complètement fondé sur ce que nous respectons,
c'est-à-dire la République.
Les magistrats qui aiment leur métier sont les premiers à
s'alarmer des conditions dans lesquelles les procédures sont
traitées au parquet et les dossiers sont jugés. Ils sont
également désespérés d'apprendre que parfois
seulement 25 % des décisions qu'ils ont prononcées sont
réellement exécutées (s'agissant des sursis avec mise
à l'épreuve). La justice est en situation d'échec total,
quoi qu'en disent les gardes des Sceaux successifs et certains de nos
collègues qui craignent d'avouer cet échec. Face à cet
échec, nous avons besoin d'un véritable plan de sauvetage. Le
Sénat est souvent intervenu dans ses rapports et dans le cadre des
entretiens de Vendôme de manière assez forte afin d'essayer
d'influer sur la politique gouvernementale. Nous souhaitons que vous puissiez
faire évoluer les choses avec la même vigueur.
M. le Président -
Monsieur le rapporteur, la réponse
à notre question sur les assistants nous a été
apportée.
M. Christian Cointat, rapporteur
- J'ai écouté avec
beaucoup d'intérêt votre intervention. Je souhaite obtenir une
précision sur un point. D'un côté, vous nous dites que le
magistrat doit bénéficier d'une haute technicité juridique
ainsi que des qualités humaines et ne doit pas être
dévalorisé par des tâches qui ne correspondent pas à
cette valeur. D'un autre coté, vous vous êtes plaints, au
début de votre exposé, du développement d'une sous-justice
avec les conciliateurs, médiateurs et délégués du
procureur. Vous avez, à la fin de votre exposé,
atténués vos propos. Je souhaite que vous nous précisiez
comment vous voyez ce partage des tâches entre le magistrat qui doit se
concentrer sur l'essentiel et la répartition du reste. Pouvez-vous nous
préciser si les nouveaux métiers de conciliateurs,
médiateurs et délégués vous semblent
répondre aux besoins ? S'ils ne sont pas adaptés à la
situation, quelles autres solutions vous semblent meilleures ? Est-ce qu'il est
possible de confier un certain nombre de ces tâches aux greffiers, qui
pourraient décharger le magistrat de travaux et, notamment, de la
participation à certaines des commissions administratives ? Comment
voyez-vous la justice de proximité, avec les maisons de justice et du
droit ? Vous en dites à la fois du bien et du mal, et j'ai du mal
à comprendre où se situe la frontière. Enfin, le dernier
point qui me parait important est l'échevinage, c'est-à-dire la
participation du citoyen à la justice. Pouvez-vous me donner ces
précisions ? Je ne poserai pas d'autres questions, mais celles-ci me
semblent importantes. Pourriez-vous malgré tout et en quelques mots, en
guise de conclusion, nous donner votre sentiment au sujet des « pools
» de magistrats. Je souhaite que vous nous précisiez votre position
sur ce point.
M. Dominique Barella -
Il nous semble important que le Parlement
série l'importance des affaires. Les demandes de justice sont
importantes, en matière pénale comme en matière civile,
mais nous estimons que toutes les affaires ne sont pas d'égale
importance, en termes de montants et en termes d'émoi de l'ordre public.
Prenons l'exemple de l'excès de vitesse : est-il nécessaire de
continuer à faire intervenir directement des juges sur des contentieux
aussi massifs ? Est-il utile de faire intervenir un juge en matière
civile parce qu'un client est mécontent, sans doute à juste
titre, d'un pressing qui a taché une robe qu'il a payée 20 euros
? Pour l'instant, nous produisons de la sous-justice en ce sens que nous ne
faisons que produire des titres exécutoires. Il est possible de
contester les relevés de radars. Il faudrait ne saisir le juge qu'en cas
de désaccord. Notre société française a fait du
juge un intervenant direct, un gestionnaire. c'est le cas, par exemple, dans le
dossier de tutelle : le juge intervient directement. Le juge doit demeurer un
recours pour les affaires importantes, ce qui ne signifie pas que les personnes
n'ont pas besoin de décisions. Il faut mettre en place de
véritables moyens procéduraux simplifiés. Ce qui nous
gêne, dans le cas du conciliateur, du médiateur, du
délégué du procureur et des maisons de justice et du droit
qui accueillent l'ensemble de ces intervenants, est qu'une personne repart en
ayant été entendue, ce qui est important, mais sans avoir obtenu
une décision ayant force exécutoire. Je crains que cette personne
ne soit immédiatement contente parce qu'elle aura eu le sentiment
d'avoir été comprise, mais qu'elle ne soit déçue
par la suite, parce que la décision n'est pas suivie d'effet. La
crédibilité de l'Etat est ici en jeu.
Il est donc nécessaire de sérier l'importance des affaires, de
revoir le périmètre d'intervention du juge et de mobiliser le
juge professionnel là où il est utile.
Des pistes existent : L'échevinage existe en Nouvelle-Calédonie
en matière correctionnelle, en matière de départition
prud'homale sur le reste du territoire L'avantage de l'échevinage
réside dans l'intervention du non professionnel qui va se former pendant
trois ans. Le fait de demander à une personne de venir au hasard comme
c'est le cas devant les cours d'assises, surtout pour des affaires importantes,
est dangereux. Cela revient à placer une personne, avec toutes ses
difficultés, dans un milieu symbolique et face à une charge
affective lourde. Nous pensons que l'échevinage constitue une piste de
réflexion, mais qu'il convient de réfléchir à la
durée du mandat de l'échevin et à sa formation.
L'échevinage en matière correctionnelle fait l'objet de
débats sans fin au sein de l'USM. Je ne prendrai donc pas de position
ferme. Il est bon que vous puissiez débattre de manière
démocratique d'un projet complexe permettant d'assurer une participation
des citoyens et de crédibiliser de la justice.
Nous sommes, à l'USM, particulièrement favorables à ce
que, dans tout tribunal et notamment en matière pénale, existe un
service de communication, comme cela se fait dans d'autres pays. J'ai pris
connaissance des projets sénatoriaux de notification des
décisions de classement par les procureurs. Je puis vous dire que cela
est tout à fait ingérable, sauf à bénéficier
d'un service de communication. Je pense que la véritable piste est
là.
J'espère ne pas avoir oublié une de vos questions, Monsieur le
rapporteur.
M. le Rapporteur -
En ce qui concerne les greffiers, je pense avoir
compris votre position : je pense que vous êtes favorables à la
focalisation du juge sur les actions juridictionnelles et que le greffier
prenne davantage en main les tâches administratives.
M. Dominique Barella -
Cela doit se placer dans le cadre d'un travail en
équipe.
M. le Rapporteur -
Vous avez évoqué les grandes affaires.
Je souhaite que vous nous présentiez votre sentiment sur les pools de
magistrats et sur les pôles de compétences.
M. Dominique Barella -
Nous connaissons déjà, dans les
affaires très lourdes, notamment financières, ce système
de pool. Il nous paraît très intéressant, notamment du fait
qu'ils bénéficient de l'aide d'assistants
spécialisés. Il serait d'ailleurs bon que le ministère de
la justice arrive à pourvoir les postes d'assistants vacants dans ces
pool. Par ailleurs, à titre d'exemple une juridiction comme celle de
Toulouse après la catastrophe de l'usine AZF (septembre 2001) a
évalué la possibilité d'une hausse des
référés de l'ordre de 3.000 procédures sur un an.
Actuellement seul le juge d'instruction de Bonneville est en charge de
l'affaire du tunnel du Mont Blanc. L'absence d'organisation en pool dans ce
type d'affaires constitue une faiblesse. Des pools
nationaux
permettraient de renforcer les services d'une juridiction en cas de grandes
catastrophes. C'est déjà le cas dans d'autres ministères,
et nous y sommes favorables. Le travail en équipe et la
collégialité nous paraissent importants.
M. le Rapporteur -
Vous n'êtes pas favorable au système
américain, vous l'avez dit. Cette approche se comprend compte tenu de
notre patrimoine juridique, culturel et social, mais que pensez-vous de
l'introduction du « plaider coupable » ?
M. Dominique Barella -
Nous considérons que l'introduction du
« plaider coupable » n'est pas incompatible avec notre
système. Notre système est en passe de sombrer parce que toutes
les affaires passent à l'audience. Les américains font passer
seulement 10 % des affaires en audience. Notre système fonctionnera le
jour où nous serons capables de travailler différemment. Le
« plaider coupable » pourrait être limité au
tribunal correctionnel, afin d'en éviter les excès en
matière criminelle. Le criminel ne représente qu'une
minorité d'affaires. Nous n'avons donc aucune opposition au plaider
coupable.
M. le Président -
Bien souvent, en matière criminelle,
aucun problème de culpabilité ne se pose, la personne
reconnaît les faits. Pour ma part, je suis favorable à la mise en
place du « plaider coupable » en place, même aux
assises.
M. Dominique Barella -
J'ai toujours des inquiétudes quant
à l'introduction de systèmes provenant de l'étranger. Le
fait d'aller trop loin risque de créer des réactions de rejet.
M. le Président -
Le déballage auquel nous assistons
parfois est-il utile à la manifestation de la vérité ?
M. Dominique Barella -
Nous avons tous connu des audiences au parquet
durant lesquelles le président demande au délinquant de donner
les moindres détails d'une infraction que ce dernier a reconnu avoir
commise. Les délinquants, fréquemment, ne se souviennent plus
précisément des faits. Nous tombons alors dans un système
très français et très symbolique. Nous aimons faire assaut
de symbolisme, alors que les mesures d'efficacité semblent
n'intéresser personne.
M. le Président -
Merci beaucoup.
Audition de Mme Marylise LEBRANCHU,
garde des Sceaux, ministre de
la justice
(28 mars
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Madame la Ministre, merci.
Comme vous le savez, la commission des Lois a proposé la création
d'une mission d'information sur l'évolution des métiers de la
justice.
Nous avons envoyé une lettre aux juridictions pour connaître leur
sentiment sur ce thème.
Vous avez la parole.
Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux, ministre de la
justice
- Merci d'avoir choisi ce sujet, qui est
intéressant, même s'il faut casser une image passéiste qui
existe, dont je me rends compte quand je discute avec un certain nombre de
citoyens.
Nos métiers ne sont pas totalement obsolètes dans leur
façon de préparer aux carrières ou de les faire
évoluer.
Il existe des évolutions intéressantes, qu'il s'agisse des
magistrats, des greffiers, des avocats ou des collaborateurs divers. Je pense
que tout a beaucoup changé depuis une dizaine d'années.
Dix ans, c'est assez court...
M. le Président
- En même temps, il y a eu la loi de
1990 sur les professions judiciaires. C'est donc l'occasion de faire le point
sur les évolutions.
Mme la Ministre
- En effet.
Le sentiment général au sein des juridictions est celui de forts
changements dans beaucoup de domaines, ce qui rend d'ailleurs plus visibles les
secteurs où le conservatisme l'emporte sur la modernisation.
Les effets d'optique donnent souvent l'impression que les choses
évoluent peu ou pas assez vite ; en fait, il existe des
évolutions différentes.
On trouve de nouveaux métiers, comme les délégués
du procureur, les agents de justice, les assistants spécialisés
des pôles économiques et financiers, les chefs de service
administratif régionaux, les médiateurs et les conciliateurs.
On trouve aussi quelques nouvelles pratiques professionnelles, comme
l'extension des pouvoirs propres des greffiers, bien vécue par la
profession, même si celle-ci trouve qu'on ne va pas encore assez loin, le
pacte civil de solidarité, la délivrance d'actes, la
vérification des comptes de tutelle, ou la spécialisation des
magistrats des pôles économiques et financiers.
Même si j'ai conscience que cette dernière spécialisation
est intéressante, elle est aussi décriée sur certains
points, et il faut le prendre comme tel.
L'implication des parquets dans la politique de la ville et le
développement des alternatives aux poursuites sont des évolutions
notables, même si on peut être plus dubitatif, en dehors des
contrats locaux de sécurité (CLS) des grandes villes, sur ces
contrats qui se multiplient -et c'est tant mieux- sur d'autres territoires.
On me dit souvent que les parquets sont peut-être moins présents
quand les problèmes sont moins lourds.
Il faut, je pense, cadrer cette mission sur les évolutions de
l'environnement judiciaire.
On a maintenant 100 maisons de justice et du droit et 70 conseils
départementaux de l'accès au droit. L'institution s'est
modernisée, puisqu'on a maintenant à peu près la
moitié du personnel connectée à l'intranet justice.
Cela s'est fait en deux ans et permet aux gens une meilleure
réactivité à l'innovation mais aussi toute une
série de transmissions d'informations.
On compte ainsi 20.000 boîtes-mails en service et 12.000 dans
les juridictions.
C'est une belle avancée, mais il faut sûrement aller plus loin en
termes de modernisation générale.
Comment recadrer cette évolution des rôles des professionnels
catégorie par catégorie ?
Pour les magistrats, le problème principal, à mon sens, est celui
de la gestion des ressources humaines.
Beaucoup de dysfonctionnements de la justice viennent du fait que certaines
personnes ne sont pas employées aux bons postes, alors qu'elles seraient
utiles et efficaces dans d'autres fonctions.
De très fins juristes peuvent ainsi être d'excellents conseillers
de cour d'appel, mais pas forcément de bons chefs de juridiction ;
certains, très doués pour le contact humain, peuvent beaucoup
« s'ennuyer » en cour d'appel mais faire de très
bons juges des enfants ou aux affaires familiales.
Je pense qu'il est important pour nous de commencer à gérer les
carrières en ce sens.
Les vraies spécialisations techniques des magistrats -je pense bien
sûr aux procédures pénales, au droit économique et
financier, au droit du travail- sont souvent utilisées à un
moment de la carrière, mais pas forcément tout au long de
celle-ci.
Je me permets donc de dire que la spécialisation par l'expérience
professionnelle ou la formation continue est une bonne chose.
Certains magistrats gèrent d'ailleurs leur carrière en se
spécialisant ou en se formant à nouveau mais, globalement, le
système ne prend pas en compte les demandes des magistrats.
Aujourd'hui, la préoccupation d'indépendance structure toutes les
gestions du corps grâce à l'intervention du conseil
supérieur de la magistrature, qui a un poids décisif dans les
affectations et dans les mouvements.
Les critères qualitatifs pour les affectations ne sont pas
forcément examinés ou ne le sont que marginalement, lorsqu'il y a
un énorme problème. Ces critères qualitatifs sont peu pris
en compte parce qu'ils seraient immédiatement interprétés
par une majorité du corps comme des artifices pour masquer des
interventions dans les carrières.
La spécialisation statutaire et la création de corps
spécialisés seraient, à mon avis, une mauvaise solution de
gestion. Elles apporteraient une rigidité supplémentaire à
l'ensemble, alors qu'il me semble que le statut est déjà trop
rigide.
Toute la réforme de l'Etat qui vise au contraire à réduire
le nombre de corps, à éviter l'émiettement statutaire,
à élargir les leviers de recrutement, et à ouvrir les
passerelles à la mobilité professionnelle, s'opposerait à
cette spécialisation. Il ne faut donc pas diviser la magistrature en
chapelles ni figer les carrières à 25 ans, au moment de la sortie
de l'Ecole nationale de la magistrature.
On a donc un véritable défi pour demain : comment mettre en
place une vraie gestion des ressources humaines, plus soucieuse des profils
pour certains postes, qui prenne en compte de vrais parcours professionnels,
sans porter atteinte aux mécanismes destinés à
préserver l'indépendance de la magistrature ?
Pour les greffiers, le problème principal est sans doute celui de
l'enrichissement des tâches.
80 % des recrutements en A se font à Bac + 4 pour les greffiers en
chef ; 85 % des recrutements en B se font à Bac + 2 ou plus
aujourd'hui.
Il faut donc mieux utiliser les compétences des greffiers pour
gérer les procédures de masse ou les procédures
parajudiciaires, ce qui permettrait d'économiser du temps aux magistrats.
C'est le sens des annonces que nous avons faites après les entretiens de
Vendôme, qui prévoient les nouveaux pouvoirs propres des greffiers
pour l'aide juridique ou la délivrance d'actes civils.
C'est aussi le sens de la réforme statutaire qui est en cours -le
décret est en préparation- qui revalorise la grille,
reconnaît la compétence technique autonome des greffiers et permet
d'ouvrir les juridictions aux corps administratifs classiques pour les
tâches de gestion -secrétaires administratifs communs à
tous les ministères.
J'ai beaucoup plaidé pour l'arrivée de secrétaires
administratifs. Les juridictions me les réclament toujours. Je sais en
revanche qu'il y a une vraie inquiétude du côté des
greffiers. On l'a d'ailleurs bien vu avec les services régionaux
d'administration et d'équipement, et l'on devra pratiquer le même
type de gestion fine pour faire que ce soit mieux accepté.
Il faut aussi aborder le problème des avocats, parce que la notion
d'auxiliaire de justice est sûrement à renouveler.
L'avocat et son client ne sont pas des consommateurs de justice, mais des
parties prenantes à la procédure. Ils doivent donc être
également responsables du bon déroulement de la procédure.
Il faut également mieux associer les barreaux à la vie de la
juridiction avec des contrats de procédure. Beaucoup de barreaux y sont
ouverts. En matière civile en particulier, le dialogue magistrat-avocat
est essentiel pour assurer de bons délais, plus du tiers des renvois
étant imputable aux barreaux.
Je crois qu'il faut associer les barreaux à l'audiencement pénal
pour avoir moins d'attente et une meilleure qualité des débats,
comme de plus valoriser le travail préventif de l'avocat, qui permet
d'éviter des contentieux inutiles -la réforme de l'aide
juridictionnelle va en ce sens- pour que la consultation d'un avocat soit
effectivement indemnisée, même si l'on décide de ne pas
ester en justice.
Ceci est très important, car l'avocat qui veut se faire rembourser sa
consultation doit interroger la justice. Ce n'est pas une bonne chose. Il faut
favoriser toutes les médiations qui réussissent.
Certaines réformes en cours ont été très longues.
On peut reprocher au barreau de ne pas avoir fait en sorte que cela aille plus
vite : je pense à la formation, dont la réforme a
traîné pendant quatre ans, à l'organisation des ordres et
aux problèmes disciplinaires, à l'organisation des caisses des
règlements pécuniaires des avocats, en lien avec la
réforme de l'aide juridictionnelle. Tout ceci est essentiel, faute de
quoi on va rester sur ce que j'avais appelé le « couple
disloqué ».
Nous devons maintenant prendre en compte le rôle des non-professionnels,
avec leur présence et leur action avant, pendant et après le
jugement.
La question centrale de l'échevinage a pratiquement été
abordée par toutes les juridictions au moment des entretiens de
Vendôme, ainsi que par nous. Il existe une tendance à l'ouverture
de l'institution judiciaire à la société civile, avec la
mixité des formations de jugement : aux assises, aux prud'hommes,
dans les tribunaux de commerce, au tribunal pour enfants. Je pense qu'il faut
traiter le petit correctionnel dans le même esprit. C'est maintenant une
conviction. La proximité de la justice, je l'ai souvent dit, n'est pas
affaire de transport, ni de carte judiciaire ; c'est aussi affaire de
proximité sociale, de simplification du vocabulaire, de refus de
corporatisme et de reconnaissance mutuelle entre les juges et les justiciables.
Je crois que l'échevinage, pour le petit correctionnel, nous ferait
faire de grands progrès.
Bien sûr, je n'oublie pas que l'échevinage présente des
risques. Il faut absolument qu'il soit encadré, mais il donne
généralement satisfaction là où il est correctement
mis en oeuvre, en France, mais aussi à l'étranger.
Toutefois, beaucoup de magistrats disent, concernant les tribunaux pour
enfants, que ce sont les assesseurs qui sont les plus durs quand il s'agit de
demander des sanctions. C'est pourquoi le problème de la formation et de
l'association à la construction de la sanction doit être beaucoup
mieux travaillé.
Pour les petits contentieux civils et pénaux, notre rôle
étant de multiplier les modes alternatifs de règlement des
conflits, ceci donne une vraie place aux professionnels et aux
bénévoles. Je pense là aux médiateurs, aux
conciliateurs et aux délégués des procureurs.
Sur ce sujet, on ne peut faire l'économie d'une bonne formation.
Peut-être faudra-t-il aussi mettre des barrières à
l'entrée. Il faut que l'on soit très courageux si cela devient
une façon de traiter beaucoup de petits contentieux.
Aujourd'hui, l'encadrement par les magistrats n'est pas forcément bien
fait. Ces magistrats n'ont pas le temps. Quand on en aura les moyens, on pourra
le leur demander.
Il faudrait également faire une évaluation du résultat des
interventions de toutes ces nouvelles fonctions, même si ce ne sont pas
de nouveaux métiers. Certains doivent le devenir.
C'est pourquoi le Conseil national de la médiation travaille
actuellement sur la formation qualifiante des médiateurs.
On doit laisser une part importante, dans les mois et les années qui
viennent, à l'expérimentation dans les juridictions sur les
questions touchant aux non-professionnels, à leur évolution et
à la professionnalisation de certaines fonctions.
C'est à partir de l'expérimentation et de l'évaluation que
l'on pourra évoluer vers des nouveaux métiers qualifiés
soit par des acquis validés, soit par des formations.
M. le Président
- La conciliation, souvent, n'aboutissant
pas, beaucoup estiment qu'il faudrait aller au-delà et favoriser
l'arbitrage.
Mme la Ministre
- Il faudrait passer par la voie législative.
M. le Président
- L'interdiction de la clause
compromissoire, en matière civile, a aujourd'hui disparu. En revanche,
elle perdure s'agissant des relations entre non-professionnels.
Mme la Ministre
- Les assureurs y sont opposés, mais il
pourrait y avoir des clauses d'arbitrage en matière de
responsabilité civile. La crainte de beaucoup est d'arriver à un
arbitrage non-dit, de fait et non de droit. On devrait travailler sur un
meilleur encadrement de l'arbitrage et sur le recours en cas de litige avec
tiers.
Il faut aussi tenir compte du problème du coût de l'arbitrage.
Je ne suis pas opposée à l'arbitrage en tant que tel, mais il
existe un risque que certains justiciables se retrouvent sans appel. C'est tout
le problème.
Pour les conflits civils, de type conflit de voisinage, la conciliation
fonctionne parfois.
M. le Président
- On conseille toujours aux gens d'aller
voir un conciliateur, mais les gens accepteraient-ils un arbitre ?
Mme la Ministre
- Je pense qu'il faut travailler ce sujet, en
faisant attention lorsqu'un tiers est concerné. Il faudrait limiter les
cas d'arbitrage. Même dans le domaine professionnel, le tiers
concerné existe souvent.
S'agissant des bonnes relations avec les auxiliaires de justice, je pense qu'il
est impossible de tirer une leçon. Il y a des endroits où cela se
passe bien et des endroits où cela se passe très mal. J'ai eu
l'impression que cela dépendait des personnalités. Certains
magistrats aiment à créer des liens, à discuter des
calendriers, de la façon de mener les audiences, etc., et y prennent un
vrai plaisir de chef de cour ou de chef de juridiction ; d'autres le
supportent très mal. On a un travail interne à faire pour que ces
relations s'améliorent.
M. le Président
- On pourrait en dire autant du management
de la juridiction : on a tous connu cela.
Mme la Ministre
- C'est pourquoi la question de la carrière
est une question très lourde.
M. le Président
- Monsieur le Rapporteur...
M. le Rapporteur
- Madame la Ministre, vous nous l'avez dit, au
coeur des métiers de justice, il y a le magistrat.
Notre civilisation devient de plus en plus procédurière. La
justice devient de plus en plus compliquée. Ne pensez-vous pas que des
réflexions plus approfondies devraient être conduites pour
simplifier au maximum la procédure ?
Un exemple tiré des entretiens de Vendôme concernant le
pénal : on y disait que 77 % des affaires provenaient de
constitutions de partie civile, dont 80 % aboutissaient à un
non-lieu, encombrant la justice et mettant en difficulté un certain
nombre de citoyens qui sont finalement théoriquement lavés de
tous soupçons, mais qui garderont une trace parfois
indélébile des accusations dont ils ont été
l'objet, sans compter le travail considérable que la justice a dû
mener.
Envisage-t-on une réflexion pour mettre à plat l'ensemble du
dispositif et faciliter l'exercice des métiers de justice ?
Deuxième question : la proximité est au coeur des
discussions actuelles. Tout le monde reconnaît que c'est
nécessaire, et tout le monde y est favorable, toutes sensibilités
politiques confondues.
Comment voyez-vous cette évolution ? Les uns prônent le
développement des maisons de justice et du droit ; d'autres
évoquent la possibilité de rétablir le juge de paix, mais
cela pourrait s'insérer dans une réforme pour la création
d'un tribunal de première instance qui, soit regrouperait le tribunal de
grande instance et le tribunal d'instance, soit serait élargi à
d'autres.
Comment insérer la justice de proximité ? Comment
l'articuler avec les pouvoirs locaux ? On a parlé des contrats
locaux de sécurité, mais vous avez vous-même
évoqué les problèmes que cela posait avec l'implication du
parquet.
Pourtant, il faut donner à cette justice de proximité toute sa
valeur, à la fois dans l'information, mais aussi dans le
règlement des petits conflits, ce qui pourrait éviter d'encombrer
les tribunaux.
C'est toute cette problématique que je souhaiterais connaître.
Par ailleurs, vous avez évoqué l'échevinage. Vous le
destinez surtout aux petits conflits, ce qui est normal, mais
considérez-vous qu'il faille un juge unique et deux échevins
ayant voix délibérative, ou un juge unique conseillé par
deux échevins avec voix consultative ?
Comment les former en leur donnant le minimum de connaissance pour leur
permettre de remplir leur tâche, qui n'est pas mince, de manière
efficace ? Comment les choisir ? Comment les renouveler ?
Bref, comment essayer de faire en sorte que la justice soit rendue au nom du
peuple français ?
Mme la Ministre
- Vous vous souvenez des débats que l'on a
eus sur la place des juges consulaires, leur formation, leur recrutement.
Le problème est de savoir comment la société civile, dans
sa globalité, pourrait élire ces échevins. Ce mode de
recrutement par l'élection ne me semble pas du tout concevable au niveau
de la justice en général.
Cela signifie effectivement qu'il existe un pouvoir de choisir qui appartient
aux juridictions et qui tient compte de la géographie, de l'histoire et
du profil.
Sans avoir suffisamment travaillé le sujet, j'imagine qu'il faut
réussir un échevinage avec des décisions collectives.
Vous avez raison pour ce qui est de la formation. Dans notre conception
habituelle -c'est le cas des juges consulaires- nos échevins sont des
bénévoles. Cela pose de très grandes difficultés.
De moins en moins d'actifs sont disponibles, ce qui signifie qu'il s'agit de
retraités dans bien des cas.
La société va très vite. Est-ce bien d'utiliser des
retraités ? Je fais partie de ceux et de celles qui pensent que la
modernité n'est pas liée à l'âge, et qu'on peut
être moderne à 90 ans et complètement archaïque
à 20 ans !
Cela ne me pose aucun problème par rapport à l'évolution
de la société. La notion d'utilité sociale, pendant un
certain nombre d'années définies après la retraite, me
semble une excellente chose.
L'espérance de vie, la clairvoyance et la richesse des vies sont telles
que l'utilité sociale pourrait très bien rejoindre
l'utilité judiciaire.
Je suis donc plutôt favorable à un échevinage de ce type,
avec une responsabilité écrite du choix -ce n'est pas le cas
aujourd'hui et n'est d'ailleurs même pas envisageable-.
Celui qui choisit les échevins doit être responsable de ses choix
s'il n'est pas élu. La seule façon de ne pas être
responsable, c'est de le soumettre à une élection, ce que je
n'imagine pas. Cela signifie la responsabilité du chef de juridiction
sur les choix des échevins, avec une sorte de contrat -je ne sais de
quelle nature- qui ne soit pas de trop longue durée et,
éventuellement, renouvelable ou non, l'essentiel étant que,
même dans les petits contentieux, l'appel existe toujours.
Il faudra que l'on garantisse un recours. Il faudra peut-être que l'on
évolue sur l'aspect qualitatif de ce recours, mais il faudrait que le
recours existe.
Quant à l'articulation avec les pouvoirs locaux, il faut revoir
l'organisation. C'est une question législative lourde, puisque tout le
code est à reprendre. Je pense qu'entre tribunal d'instance et tribunal
de grande instance, la frontière actuelle n'est pas bonne. La notion de
première instance serait à mon avis plus efficace.
En outre, on voit bien que les magistrats, dans nos tribunaux d'instance, sont
souvent malheureux du manque de reconnaissance de leur travail, alors qu'il est
extrêmement important pour la société.
L'idée de première instance, sur un arrondissement judiciaire, me
paraîtrait d'une bonne nature.
S'agissant de l'absence de barrière à l'entrée, si l'on a
créé cette possibilité pour la partie civile d'obliger que
l'information soit ouverte, c'est bien parce qu'on a peur du classement.
L'affaire des disparues de l'Yonne -pour lesquelles j'ai eu beaucoup à
m'investir- montre bien l'importance de la possibilité pour la partie
civile de faire ouvrir une information.
M. le Président
- Il faut dire que les juridictions sont
très timorées.
En matière administrative, lorsqu'il y a recours abusif, les
juridictions commencent à appliquer des amendes. Cela calme quand
même le jeu !
Mme la Ministre
- On l'a vu récemment dans une affaire de
logement de fonction, que les Français aiment bien.
Le procureur avait instruit l'affaire et avait passé un accord avec
l'ensemble des assemblées délibérantes pour régler
tel ou tel aspect des choses ; une partie civile, l'Association des
défenseurs des contribuables lésés, je crois, a fait
ouvrir le dossier et l'on ne peut rien.
Je suis assez choquée de certaines pratiques de la part des associations
qui, systématiquement, font ouvrir une information judiciaire. Il est
vrai que les non-lieux sont assez rarement publiés de la même
façon.
Pourquoi pas une amende plus importante ?
Il faut aussi gagner la confiance du citoyen concernant les liens entre la
Chancellerie et le parquet et le fait qu'on ne classe pas n'importe quoi,
n'importe quand, n'importe où. Il faut une vraie lecture, en particulier
en matière pénale.
Il faut réécrire ces liens de telle sorte que tout citoyen ait la
certitude que la politique pénale est appliquée de la même
façon sur l'ensemble du territoire, que les classements sont
répertoriés dans de bonnes conditions, et
qu'éventuellement le procureur peut interroger la Chancellerie sur tel
ou tel type de problème qui lui est posé avant de classer ou
avant d'ouvrir.
L'ensemble des citoyens -qui restent persuadés qu'il faut des
associations- a aujourd'hui de mauvaises relations avec la justice. Ce n'est
pas une situation de droit, mais plutôt là un fait sociologique.
M. le Rapporteur
- Êtes-vous plutôt favorable au
passage entre le siège et le parquet ou plutôt à une
séparation des carrières ?
Mme la Ministre
- Je ne suis toujours pas convaincue par la
séparation des deux catégories.
On parlait tout à l'heure des carrières. Il existe d'excellents
juges du siège qui sont passés par le parquet, qui ne le
regrettent jamais et qui pensent avoir acquis une certaine appréciation
de la globalité des plaintes déposées. Ils ont une
meilleure connaissance, par leur pratique de parquetier, de ce qu'est la
demande de justice. Pour un juge du siège, cette formation est difficile
à acquérir à l'Ecole nationale de la magistrature.
Dans les deux cas, le passage de l'un à l'autre ne me choque pas du tout.
En revanche, l'urgence absolue réside dans l'inscription et la
clarification des liens entre le parquet et la Chancellerie.
M. le Président
- Les juges assesseurs sont choisis en
fonction d'une certaine qualification.
Il existe également une expérience intéressante en
Nouvelle-Calédonie qui fonctionne bien. Le rapport de synthèse
des entretiens de Vendôme contient une annexe à ce sujet.
Effectivement, il faut bien choisir ces assesseurs, surtout en
Nouvelle-Calédonie, les équilibres ethniques doivent être
pris en compte.
On rajoute toujours des peines de plus en plus lourdes. Lorsqu'on dit cela, on
dit qu'on ne veut pas lutter contre la délinquance. Au moment de la
réforme du code pénal, j'ai toujours plaidé pour qu'on
n'aille pas trop loin et pour qu'on fasse une belle hiérarchie, bien
claire. Or, aujourd'hui, on confond tout !
Lors des dernières décisions que l'on a prises sur un certain
nombre de sujets, on disait : « Vous êtes des
laxistes ! ». Non ! C'est la peine maximum qui compte.
Autrement, on retrouve ce qui se passait naguère, quand il y avait un
minimum et un maximum. On trouvait des raisons pour ne pas sanctionner. Il ne
faudrait pas aboutir à la même chose.
M. le Rapporteur
- Quel est votre sentiment sur le juge de paix,
les maisons de justice et du droit et les liens avec les collectivités
locales ?
Mme la Ministre
- J'y crois. Il serait en outre extrêmement
important qu'il puisse y avoir un vrai travail en amont à partir des
antennes de justice ou des maisons de justice et du droit.
Ester en justice n'est pas forcément une bonne solution pour
soi-même, la conciliation se fait dans ces lieux et c'est là que
la médiation pourrait se faire. Les petits contentieux pourraient y
être traités, comme c'est déjà le cas avec les
rappels à la loi.
Si l'on crée les maisons de justice et du droit, ce n'est pas pour
traiter de l'accès à la justice, mais d'accès au droit. Il
faudra bien définir leur périmètre d'intervention.
Auparavant, l'accès au droit n'était pas facilité. La
première instance devrait être accessible à tout le monde.
M. le Rapporteur
- Les magistrats s'impliquent-ils dans ce
dispositif ?
Mme la Ministre
- Pas tous. Pour certains, le manque de moyens en
est la cause. Il y a des endroits où les contentieux explosent et les
parquets n'ont pas la possibilité de s'y intéresser.
En second lieu, il y a des réticences, qui seront faciles à lever
le jour où l'on expliquera bien que participer à un contrat local
de sécurité, ne consiste pas à révéler le
type d'affaire traitée.
Ces pratiques ont été un peu brouillées du fait de
parlementaires, de députés en particulier, qui demandaient que le
procureur transmette systématiquement au maire la liste des personnes
condamnées sur sa commune.
Du coup, j'ai vu les magistrats avoir un mouvement de recul, en disant :
« On est parti sur quelque chose de trop
compliqué ». Une information sur l'état des lieux est
fondamentale et nos procureurs, qui ont l'obligation de communiquer, vont plus
facilement participer aux contrats locaux de sécurité ou aux
groupes locaux de traitement de la délinquance.
On leur a fait passer le message selon lequel la communication permet
d'éviter un accès abusif à la justice ou un recours
infondé. Je pense qu'ils l'ont compris.
M. Jean-Pierre Sueur
- J'ai pu observer de très près
une maison de justice et du droit. J'en ai vu l'aspect positif, mais aussi les
limites.
Je crois qu'une vraie question se pose : dans un quartier où l'on a
des difficultés -ou une zone rurale- ne faut-il pas aller plus loin
qu'une maison de justice, où l'on fait de la médiation, de la
conciliation, du rappel à la loi et de la formation ? Ne faut-il
pas un juge dans le quartier ?
Mme la Ministre
- C'est la carte judiciaire à
l'envers : je suis d'accord !
M. Jean-Pierre Sueur
- Je parle ici d'un juge de quartier, pour un
territoire donc très limité par rapport aux tribunaux de grande
instance et aux tribunaux d'instance, qui puisse prendre tout de suite des
décisions simples, prononcer des sanctions de réparation.
On sait que ce qui mine les gens dans ces quartiers, c'est le fait qu'entre le
moment où est établi le rapport de police et l'éventuelle
convocation du jeune devant un magistrat ou un juge pour enfant,
s'écoule un certain nombre de mois, alors que les procédures
doivent être plus rapides, plus directes, bien sûr avec toutes les
possibilités de recours et d'appel, pour éviter une justice
expéditive.
Ne faut-il pas dépasser le stade de la maison de justice et du droit
pour avoir une justice de proximité qui se traduise par des juges de
quartier qui pourraient apporter des réponses rapides ?
M. le Rapporteur
- Justement : il s'agit d'un juge nouvelle
formule !
M. le Président
- Crée-t-on un nouveau type de juge
plutôt qu'un conciliateur, un juge de type britannique ? Ce sont des
gens de la société civile qui sanctionnent, prennent des
décisions -réparations, petites peines. Tout le débat est
là.
Autre question : clarifier les fonctions des maisons de justice et du
droit. Je l'ai dit à plusieurs reprises : je crois que la
solennité de la justice est indispensable dans un certain nombre de
cas ! Les choses doivent se dérouler dans un palais de justice,
même pour des jeunes. On nous racontait l'autre jour que lorsqu'on
faisait venir les parents et le jeune au palais de justice, ce n'était
pas pareil.
Mme la Ministre
- Pour répondre à cette question -y
compris par rapport aux métiers- je pense qu'il faut évoluer sur
la justice de proximité, au sens de ce que l'on a dit sur la
première instance et sur la carte judiciaire à
« l'envers ».
On a toujours parlé de la carte judiciaire en termes de suppression et
non en termes de création dans les zones de forte population -en tout
cas pas suffisamment. Soyons clairs entre nous : les maisons de justice et
du droit, sont quand même une réponse à des territoires
désertés par la justice.
On a donné aux maisons de justice et du droit une fonction que l'on a
découverte en marchant, qui s'apparente maintenant à une fonction
d'accès au droit, de réparation, de médiation, de
conciliation, de rappel à la loi pour l'exercice de
délégué du procureur, et je pense honnêtement que le
délégué du procureur doit continuer à exercer dans
les maisons de justice et du droit avec un mandat clair du procureur, mais si
l'on parle de jugement, il faut un tribunal ou alors changer notre
procédure. C'est impossible dans l'état actuel des
procédures !
Ce n'est donc pas un problème de métier. Le juge de
proximité, dans mon esprit en tout cas, est davantage le juge de la vie
que celui des tutelles ou des petits litiges civils. La proximité est
très importante. Certes, il faut veiller à ce que la
première instance existe partout, mais souvent les petits litiges ne
sont pas traités, et c'est mauvais car la justice ne passe pas. Ce n'est
pas de nature à stabiliser les quartiers, comme dans toute
démocratie.
Il y a là un vrai problème d'accès et une vraie question
sur la première instance, mais pas de là à faire des
tribunaux de quartier.
Je vous rejoins -alors que j'ai bataillé contre- lorsque vous dites que
le tribunal est nécessaire lorsqu'on a transgressé la loi dans
des proportions importantes, mais il faut différencier les deux sujets.
Je regrette que le délégué du procureur ne soit pas connu
et reconnu. Il y a sûrement quelque chose à écrire sur ce
sujet.
Les commentaires des journaux locaux rapportant les décisions de justice
dans leur globalité se font rares. Les rappels à la loi ou les
mesures de réparation qui sont décidées dans les maisons
de justice et du droit ne sont jamais mentionnés. Cela retire une part
de stabilité à la société.
Si l'on ne touche pas à nos procédures de façon trop
profonde, ce qui pourrait être la conclusion de toutes vos missions
actuelles, il faut que l'on travaille sur la meilleure appréciation de
ce que sont le délégué du procureur, les
médiateurs, les conciliateurs, sur leur reconnaissance, leur
qualification et leur rôle.
A Chambéry, nous avions un conciliateur de très grande
qualité qui avait fini par acquérir une aura dans le quartier.
Lorsqu'il prenait en charge un problème de tapage nocturne, son
arrivée à la maison de justice et du droit était toujours
solennelle.
Je ne veux pas trancher cette question, mais elle me semble très lourde.
M. le Rapporteur
- On veut assouplir la justice et la simplifier,
mais on lui confie toujours des tâches supplémentaires. Pour y
arriver, vous allez soit quadrupler le nombre de magistrats, soit les
décharger de certaines fonctions.
Êtes-vous favorable à un recentrage des tâches des
magistrats sur leurs fonctions juridictionnelles en les libérant des
tâches administratives au sens large -participation à des
commissions administratives ?
Les avis des magistrats sont partagés : les uns sont prêts
à l'accepter, les autres non. Qu'en pensez-vous ?
Mme la Ministre
- Dans certaines commissions, la présence
des magistrats a du sens. Il faut rechercher si elle a du sens.
Souvent, cette présence ne fait aucun sens. On ne sait plus très
bien pourquoi on y a mis un magistrat. Je vois comment cela se passe en
interministériel lorsqu'on écrit les décrets : on a
tellement peur que la Chancellerie soit fâchée que l'on met des
magistrats partout !
M. le Président
- Le Parlement aussi !
Mme la Ministre
- On a commencé ce travail de tri et on fera
des propositions en ce sens.
De la même manière, je pense qu'un certain nombre de contentieux
de procès-verbaux aux infractions du code de la route ne devraient plus
être traités par des magistrats. C'est le cas typique où la
sanction devrait être prédéterminée, sachant que les
personnes en difficulté financière peuvent toujours former un
recours auprès des services fiscaux.
M. le Président
- Savez-vous pourquoi les gens se tournent
vers le tribunal de police pour les retraits de permis de conduire ? Parce
que la sanction administrative tombe immédiatement sans que soit
aménagée la possibilité d'obtenir de permis blanc. Le juge
se présente donc comme le seul recours pour l'obtenir. Cette situation
doit changer et des réformes sont à inventer.
Mme la Ministre
- Je m'étais jurée de faire avancer
ce sujet, mais...
M. le Président
- Madame la Ministre, merci.
Audition de Mme Laurence PÉCAUT-RIVOLIER,
juge au tribunal
d'instance du 10ème arrondissement de Paris,
présidente
de l'Association nationale des juges d'instance
(10 avril
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Mesdames, Messieurs, je vous
souhaite la bienvenue. Nous accueillons Mme Laurence Pecaut-Rivolier,
présidente de l'Association nationale des juges d'instance. Vous
travaillez au tribunal d'instance du
10
ème
arrondissement de Paris.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Tout à fait.
M. le Président -
Ce ne doit pas être de tout repos.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Effectivement. Le tribunal est
situé dans un quartier peuplé, avec une population assez
variée, qui comprend notamment le secteur de la gare du Nord et de la
gare de l'Est.
M. le Président -
Nous avons décidé de
constituer une mission sur l'évolution des métiers de la justice.
Elle concerne à la fois la justice de proximité, sur laquelle
vous avez probablement un point de vue, ainsi que les spécialisations.
Nous souhaitons aborder avec vous tous ces sujets. Je pense que notre
rapporteur a beaucoup de questions à vous poser.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Le métier de juge d'instance
est un métier assez particulier. Il est à la fois relativement
spécialisé, mais aussi très varié, puisqu'il
regroupe un nombre important d'attributions. C'est le seul qui en regroupe
autant : les tutelles, les saisies des rémunérations, le tribunal
de police, les nationalités, le civil... Les attributions sont
très diverses. Il a des particularités procédurales,
puisqu'il s'agit d'un tribunal devant lequel l'assistance d'un avocat n'est pas
nécessaire et qui comporte des procédures spécifiques
appelées procédures rapides. Il bénéficiait,
jusqu'à présent, d'une certaine autonomie puisqu'il était
séparé du tribunal de grande instance.
Sa gestion était quelque peu autonome. A la suite des entretiens de
Vendôme, nous avons éprouvé quelques craintes. En effet,
nous pensons que le tribunal d'instance tient par cet ensemble de
spécificités. Il est vrai que se pose la question de savoir s'il
faut davantage spécialiser le juge d'instance dans certaines de ses
fonctions. En tout cas, l'Association se bat pour éviter une
spécialisation trop grande. Nous pensons en effet que le grand
intérêt pour ce métier tient justement à sa
variété. Cette variété permet d'éviter
l'installation d'une certaine routine dans nos fonctions.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Madame la Présidente, on
parle beaucoup de justice de proximité. Le juge d'instance est
probablement celui qui est actuellement le plus proche du citoyen, dans sa vie
quotidienne. Comment voyez-vous l'avenir du métier de juge d'instance
par rapport, d'une part, au projet de création de tribunaux de
première instance remplaçant les tribunaux d'instance et les
tribunaux de grande instance et, d'autre part, le développement des
maisons de justice et du droit, dont la mission est d'être au contact du
citoyen, souvent dans les endroits où il n'y a pas de tribunaux
d'instance ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Nous regrettons les orientations
prises actuellement. En effet, elles nous paraissent sources de confusion et
non d'amélioration. Des actions doivent être menées. Le
tribunal d'instance est l'une des juridictions qui fonctionnent le moins mal.
Or, on prévoit, d'une part, de le rattacher au tribunal de grande
instance, sans savoir précisément quelles seraient les
améliorations pour le justiciable. Par ailleurs, on développe des
moyens supplémentaires de conciliation dans des domaines qui
étaient traditionnellement dévolus au tribunal d'instance. Nous
ne comprenons plus la place du tribunal d'instance dans cet ensemble. Nous ne
parvenons pas à cerner les buts recherchés. Nous sommes
entièrement d'accord sur le fait que des améliorations doivent
être apportées. Nous sommes les premiers à dire, depuis
très longtemps, qu'il faut en premier lieu réformer la carte
judiciaire. Des tribunaux d'instance sont trop petits et n'ont pas lieu de
rester en l'état. Au contraire, certains tribunaux d'instance sont en
décalage. Il convient de réformer la carte judiciaire afin
d'obtenir des tribunaux d'instance viables. Nous sommes également les
premiers à affirmer qu'il convient peut-être de revoir la
répartition des compétences. Aujourd'hui, cette
répartition n'est pas claire. Dans beaucoup de domaines, la
répartition des compétences entre les tribunaux de grande
instance, les tribunaux d'instance, voire les tribunaux de commerce et les
conseils de prud'hommes, s'avère confuse. Nous avons nos
spécificités. Je pense notamment à l'accès direct
du justiciable, facile et sans intermédiaire. Il faudrait probablement
redonner un sens à la justice de proximité en
redéfinissant précisément les matières qui sont du
domaine du tribunal d'instance. La conciliation était l'une des
particularités des juridictions d'instance. Je ne dis pas que nous avons
toujours été parfaits dans l'exercice de cette
particularité mais nous avons toujours tenté de lui donner un
véritable sens. Ces dernières années, nous avons fortement
développé cet aspect. En particulier, les juridictions d'instance
ont pris l'habitude de travailler avec des équipes de conciliateurs. De
nombreux tribunaux invitaient des conciliateurs à l'audience. A titre
d'exemple, nous pratiquons de la sorte depuis six ans dans le X
e
arrondissement. Nous proposons systématiquement aux personnes de
s'engager d'abord dans une conciliation. Si cette conciliation n'aboutit pas,
les justiciables passent immédiatement devant le juge d'instance. Ce
système a donné d'excellents résultats. Les citoyens
étaient satisfaits. Ils avaient l'impression de ne pas avoir
été déroutés. Ils avaient bien fait leur demande en
justice. On avait tenté une ultime conciliation, d'une certaine
manière, sous le contrôle du juge d'instance. Ce dernier pouvait
en effet homologuer et donner son avis. Apparemment, ce système
fonctionnait à la satisfaction de tous. Le seul problème
était le manque de conciliateurs, de salles, etc. Mais ce
problème pouvait être résolu. Or, la création des
maisons de justice et du droit, qui a un sens, a été
malheureusement réalisée sans véritable concertation avec
les juridictions d'instance. Nous sommes aujourd'hui un peu perdus et nous ne
savons plus où nous situer précisément par rapport
à ces évolutions.
M. le Président -
Cette formule a-t-elle été
développée dans de nombreuses juridictions d'instance ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Oui, beaucoup de juridictions
d'instance ont adopté ce système, notamment depuis la loi de 1998
qui permet de recourir plus facilement à la conciliation.
M. le Rapporteur -
Vous avez indiqué, Madame, qu'il
convenait de redéfinir les compétences des tribunaux d'instance
et de revoir la carte judiciaire. Comment voyez-vous le rôle futur des
tribunaux d'instance dans l'hypothèse où l'on garderait la
fonction de juge d'instance ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Je resterai volontairement
vague dans la mesure où la discussion s'ébauche seulement. Il est
un peu difficile de répondre de manière très
précise. Les tribunaux d'instance devraient se spécialiser, d'une
manière générale, dans tout ce qui peut concerner le
contentieux de proximité. Outre le contentieux classique (droit de la
consommation, baux, contentieux concernant des sommes peu importantes), nous
avons ouvert des réflexions sur ce qui concerne le contentieux de
l'exécution. Nous avons même évoqué la question du
contentieux familial car cela nous paraît relever, d'une certaine
manière, du contentieux de proximité. Nous songeons
également à tout ce qui pourrait être abordé avec
des procédures simplifiées et sans représentation
obligatoire. Nous sommes très ouverts sur ce qui peut être notre
contentieux. Nous sommes d'accord sur la nécessité d'une
clarification des compétences entre le tribunal de grande instance, qui
traite des contentieux très techniques nécessitant l'intervention
de professionnels, et le tribunal d'instance, qui peut traiter des contentieux
mettant en cause le citoyen souhaitant se défendre tout seul.
M. José Balarello -
J'ai exercé pendant 35 ans
la profession d'avocat. Je connais donc le système judiciaire. J'ai
connu la justice de paix. Nous avons commis deux erreurs majeures dans ce pays
: supprimer la justice de paix et les commissariats de quartier. Nous ne nous
en sommes pas remis. Je suis entièrement d'accord avec vous. Il faut
augmenter les compétences de ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui
les tribunaux d'instance. Il faut augmenter les possibilités de
conciliation. Pour autant, je suis contre le conciliateur. J'estime que chacun
doit faire son métier. Quand les citoyens venaient devant le juge de
paix, ils se conciliaient. En effet, ils savaient que la décision finale
revenait au juge. Le juge émettait déjà un semblant
d'opinion. Ils évitaient les frais, en particulier lorsqu'ils n'avaient
pas l'assistance d'un avocat. Il faut donc augmenter le nombre de magistrats
des tribunaux d'instance. Il convient également de rétablir, dans
les campagnes, les tribunaux d'instance. On a supprimé la justice de
paix ; on a tout ramené à l'échelle du chef-lieu.
C'est une erreur majeure. Le stock des affaires découle du fait que les
gens ne se concilient plus. On regroupe cette accumulation de procédures
sous le terme barbare de « stock des affaires ».
Auparavant, les tribunaux d'instance, en particulier en zone rurale, traitaient
les affaires de bornage, les petits litiges de propriété, etc. La
moitié des affaires étaient conciliées et ne donnaient
jamais lieu à une audience en dehors de l'audience de conciliation. Il
faut revenir à des notions de bon sens. On a abandonné le chemin
du bon sens pour prendre celui de la technique.
M. le Président -
Nous savons très bien que la
réforme de la carte judiciaire est difficile à mettre en place.
Il existe toujours des résistances. Nous savons très bien qu'il
existe certains tribunaux d'instance dont la pertinence n'est pas
évidente. Toutefois, certaines expériences sont menées. Un
juge est chargé du tribunal et il traite régulièrement les
affaires. Cette formule vous agrée-t-elle ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Elle peut tout à fait
être développée. Cependant, ce n'est pas
nécessairement le cas à l'heure actuelle. Nous constatons qu'un
juge qui n'est pas à plein temps dans son tribunal d'instance est
sollicité par le tribunal de grande instance. Nous déplorons
cela. Nous avons émis l'idée d'un tribunal d'instance
départemental. Les juges d'instance pourraient rester dévolus
à l'instance. Pour l'instant, ce n'est pas le cas.
M. José Balarello -
C'est ce que faisaient autrefois les
juges de paix. Ils étaient « forains ».
M. le Président -
Ce système existe dans
certaines juridictions. Je pense notamment au tribunal d'instance de Bordeaux.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Il y a beaucoup de juges d'instance
au tribunal d'instance de Bordeaux.
M. le Président -
Nous allons d'ailleurs visiter ce
tribunal.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Il existe un grand nombre de
secteurs dans lesquels les juges d'instance se déplacent et tiennent des
audiences foraines. Pour l'instant, nous dépendons de nos chefs de
juridiction, les présidents de tribunal de grande instance.
M. le Président -
Lorsqu'il manque un juge pour faire
le troisième en correctionnelle, on préfère le mettre
là.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
En effet. C'est
inévitable et cela se comprend. On nous parle de tribunaux de
première instance. Les tribunaux d'instance deviendraient alors
clairement des chambres détachées de tribunaux de grande
instance. Nous avons une peur terrible d'une telle évolution. Nous
arguons que les intérêts du président du tribunal de grande
instance ne rejoignent pas toujours ceux du tribunal d'instance. En outre, nous
estimons que les tribunaux d'instance ne fonctionnent pas trop mal parce que
les juges d'instance se sentent responsables de leur domaine, de leur secteur,
de leur tribunal. Si on leur enlève cette responsabilité, on
risque aussi de leur ôter l'envie de faire fonctionner au mieux leur
juridiction.
M. José Balarello -
Si je comprends bien, vous seriez
partisan de la mise en place d'un président des tribunaux d'instance
à l'échelle départementale, indépendant des
présidents des tribunaux de grande instance (puisqu'il peut y avoir deux
présidents voire trois présidents de tribunal de grande instance
dans un département).
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
J'ai l'air d'hésiter car
l'ensemble de mes collègues n'a pas forcément le même point
de vue sur cette question. C'est une des idées qui est émise pour
essayer de résoudre les problèmes de gestion d'une structure
comportant trop de juridictions. Tous mes collègues ne sont pas
forcément d'accord avec cette solution.
M. le Président -
Cela dépend de la structure du
département...
M. le Rapporteur -
J'ai précisément une question
à poser sur ce sujet. Lors des entretiens de Vendôme, on a
réfléchi à une structure de la justice plus simple et plus
compréhensible, avec les cours d'appel et les tribunaux de
première instance qui regrouperaient les tribunaux d'instance et les
tribunaux de grande instance. Il y aurait une structure unique, qui pourrait
être déconcentrée en termes de pouvoirs. On peut souhaiter
la mise en place de trois niveaux judiciaires (appel, tribunal de grande
instance, tribunal d'instance) avec des compétences claires et
autonomes. Si cette approche n'était pas retenue, ne pensez-vous pas que
la création du tribunal de première instance, avec une
définition précise des compétences et des
responsabilités, serait un moyen de regrouper sous une forme plus simple
tout ce qui existe à l'heure actuelle et qui devient de plus en plus
difficile à comprendre ? Je pense à toute cette panoplie
constituée par les maisons de justice et du droit (MJD), les tribunaux
d'instance, toute la gamme de conciliateurs divers et de médiateurs, les
délégués du procureur, etc. Ne serait-il pas plus simple
de l'organiser sous cette forme, avec des responsabilités clairement
établies, que de laisser en l'état le flou artistique que nous
connaissons aujourd'hui ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
En ce qui concerne l'organisation,
il s'agirait probablement d'un plus en termes de clarification. En ce qui
concerne l'exercice de notre métier, cela ne peut pas être un
plus. En effet, cela conduira forcément à une
spécialisation. Dès lors que le tribunal d'instance sera une
chambre détachée, la spécialisation sera
inévitable. Nous perdrons alors l'intérêt que nous avons
pour nos fonctions, notre responsabilité qui fait que nous souhaitons
vraiment nous investir. Il existe vraiment un risque de vider de son sens la
juridiction de proximité et de lui enlever son intérêt.
M. Jean-Pierre Sueur -
Madame la Présidente, vos propos sont
fort intéressants. Je constate que dans la période actuelle,
marquée par des débats sur ce sujet à la
télévision et à la radio, on parle beaucoup de justice de
proximité, qui semble recueillir un consensus. Je considère qu'il
y a plusieurs moyens de voir les choses. Pour un certain nombre d'élus,
notamment les élus locaux, il conviendrait de développer des
tribunaux d'instance dans les quartiers en difficulté. Plutôt que
d'avoir un tribunal d'instance qui fonctionne avec le tribunal de grande
instance, avec toutes les contraintes que vous avez évoquées, il
serait peut-être plus pertinent d'installer des tribunaux d'instance de
plein exercice dans les quartiers en difficulté, qui rendraient une
première justice. Certains souhaitent revenir au juge de paix.
Par ailleurs, j'estime que l'on arrive, comme souvent en France, à une
grande multiplicité d'éléments. Comment les juges
d'instance voient-ils les maisons de justice et du droit ? Beaucoup de maires
se sont battus auprès du garde des Sceaux pour obtenir l'implantation
d'une maison de justice et du droit. Cette structure est intéressante.
Mais on ne peut pas véritablement y obtenir une justice de
première instance.
Etes-vous favorable à la multiplication des tribunaux d'instance, avec
plus d'autonomie accordée à chacun ? Dans ce cas, ne serait-il
pas plus pertinent de remplacer les maisons de justice et du droit par des
tribunaux d'instance ou au contraire de créer une structure commune ?
Que pensez-vous de cette articulation ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Nous ne pouvons qu'être
favorables à votre proposition. Toutefois, cela risque d'être
utopique compte tenu des moyens qui sont alloués. Nous, en tant que
juges d'instance, rêvons de juridictions d'instance qui auraient les
moyens de fonctionner partout, notamment sur la base de la conciliation et de
la médiation. On pourrait, sinon souhaiter la multiplication des juges
d'instance, disposer d'équipes auxquelles des missions pourraient
être confiées. Il existe déjà quelques assistants de
justice. Mais ils sont si peu nombreux que cela relève pour l'instant de
l'anecdote. On pourrait mettre en place des assistants de justice qui nous
aideraient pour nos recherches et qui nous feraient gagner du temps. On
pourrait éventuellement mettre en place des assesseurs, qui pourraient
nous aider à la conciliation. Ces mesures pourraient êtres prises
et elle favoriseraient l'instauration d'une véritable justice de
proximité. Je suis entièrement d'accord avec vous. Nous
trouverions cela formidable. Pour l'heure, nous subissons un sous-effectif
d'environ 20 % chez les juges d'instance. Je ne parle pas des greffes. Notre
seul luxe est l'abonnement au jurisclasseur.
M. Jean-Pierre Sueur -
Je relève le terme « utopique
». Il nous semble, pour notre part, utopique de considérer que le
problème de l'insécurité sera réglé sans se
donner les moyens d'une justice de proximité sur le terrain.
L'idée de redéployer un certain nombre de postes dans les
juridictions pour développer des tribunaux d'instance me paraît
très utopique.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Vous avez raison. Très
clairement, lorsque nous avons été reçus à la
Chancellerie, notamment après les entretiens de Vendôme, nous
avons ressenti que la logique poursuivie était la gestion de la
pénurie. Pour mieux gérer la pénurie, le système du
tribunal de première instance est plus facile. Nous avons très
clairement perçu cette logique de rationalisation budgétaire et
de gestion de la pénurie au sein des services de la Chancellerie.
M. le Rapporteur -
Vous dites que 20 % des postes
d'instance ne sont pas pourvus.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Ce chiffre me semble refléter
la réalité d'une manière générale. Chez les
greffiers, le taux officiel de sous-effectif est de 10 % dans les tribunaux
d'instance. Pour les magistrats, il n'existe pas de chiffre officiel.
M. le Rapporteur -
Dans ce cas, on utilise les juges
placés...
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Il existe uniquement deux juges
placés par cour d'appel !
Mme Michèle André -
Le sous-effectif de 20 % est-il
une moyenne sur l'ensemble du territoire ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Oui. Je donne un chiffre au niveau
national qui n'engage que moi, puisqu'il n'existe pas de statistiques
officielles. Je donne ce chiffre à partir des commentaires de mes
collègues. C'est ce que nous ressentons au niveau national. Il faut
savoir, et je le répète, qu'il existe un problème de carte
judiciaire. Certains tribunaux d'instance sont assez bien pourvus, alors que
d'autres souffrent d'une pénurie. De toute façon, par rapport
à l'effectif théorique, le manque est permanent. Ce manque est
encore plus criant au tribunal d'instance, dans la mesure où, dans le
cadre des dernières réformes (notamment la réforme portant
sur le juge des libertés et de la détention), les tribunaux
d'instance n'ont absolument pas été considérés
comme prioritaires dans les affectations.
M. le Rapporteur -
Je déduis de vos propos que vous
êtes favorable aux assistants de justice.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
En effet.
M. le Rapporteur -
Etes-vous favorable à la mise en place
d'assistants de justice dans le cadre actuel, c'est-à-dire dans un cadre
extrêmement précaire, ou bien pensez-vous que devrait se
développer un statut particulier des assistants de justice ? Dans
ce cas, quelle place devraient-ils avoir et quelle devrait être
l'évolution de leur profession, notamment par rapport aux
greffiers ? Ma seconde question est la suivante : j'ai cru comprendre
que vous étiez favorable à l'échevinage. Toutefois,
êtes-vous favorable à un échevinage dans lequel les deux
échevins disposeraient d'un droit de vote ou à un
échevinage de conseil, où les échevins auraient simplement
une voix consultative ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Les questions deviennent très
précises sur des thèmes qui ouvrent des perspectives assez
lointaines. J'évoquais la nécessité d'une équipe.
Je pense qu'il serait pertinent que le juge d'instance bénéficie
du soutien d'une équipe qui l'aide dans son travail de proximité.
Je suis bien évidemment défavorable au statut précaire.
Celui qui existe actuellement n'est pas satisfaisant. Pourtant, lorsqu'on peut
disposer de l'aide d'un assistant de justice, on est déjà
très content. Il serait bénéfique de disposer d'assistants
de justice formés et qui pourraient rester plus longtemps. J'ai
également évoqué l'apport des assesseurs. Le juge
d'instance est pour l'instant seul. On ne va pas le transformer d'un seul coup
en juridiction collégiale.
L'idée est davantage qu'il y ait, pour s'accorder avec la justice de
paix, des personnes déléguées par le juge pour certaines
missions. Les réflexions sur ce sujet sont, pour l'heure, au stade de
l'ébauche. Nous sommes complètement favorables à la
réforme de cette juridiction de proximité, en lui donnant de
véritables moyens.
M. José Balarello -
On parle beaucoup de maisons de
justice et du droit dans certains quartiers. Ne pensez-vous pas qu'il serait
plus efficace de développer les justices de paix et de proximité,
c'est-à-dire installer des tribunaux d'instance ou des
délégués forains dans certains quartiers, plutôt que
de mettre en place des maisons de justice et du droit ? Cela demande la
nomination d'un certain nombre de magistrats affectés aux tribunaux
d'instance. N'est-ce pas plus efficace ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Parfois, les deux se
complètent. Les maisons de justice et du droit jouent de plus en plus un
rôle d'information et de renseignement. Elles remplacent quelque peu les
consultations juridiques gratuites des avocats. De plus en plus, les citoyens
viennent dans les maisons de justice et du droit pour se renseigner sur leurs
droits. Cela appelle, selon moi, un autre débat. En l'occurrence,
à l'heure actuelle, le citoyen ne dispose d'aucun moyen de s'informer
M. le Président -
C'est le problème de
l'accès au droit. Une loi a été votée sur ce sujet.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Oui. Les citoyens sont souvent
ignorants du mécanisme de la justice. La maison de justice et du droit
joue ce rôle très général d'information et de
renseignement. Jamais un tribunal ne pourra fournir ce type de prestation. Dans
le cas contraire, il y aurait confusion des rôles. Pour le reste, je suis
d'accord.
M. le Président -
On lie justice et
insécurité. Or il convient de clarifier les choses. Il y a
d'abord tout ce qui concerne la justice civile : tous les contentieux que vous
avez évoqués et qui sont résolus par les tribunaux
d'instance. Il y a également le tribunal de police. En fait, un certain
contentieux, souvent de masse, est réglé par les tribunaux de
police. Pour l'essentiel, il s'agit des infractions à la
sécurité routière. Parallèlement, dans le domaine
de la lutte contre la délinquance, nous voyons se mettre en place des
délégués du procureur et un système dont le juge
d'instance est complètement exclu. Il s'agit des maisons de justice et
du droit. Si l'on veut donner un sens à la présence judiciaire,
qui est nécessaire, ne faut-il pas trouver une nouvelle
configuration ? On a l'impression que le système qui se
développe scinde complètement les responsabilités du juge.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Vous avez raison. Un rapport du
Conseil économique et social va d'ailleurs dans ce sens. A force de
multiplier toutes les procédures de conciliation, de médiation ou
autres, on parvient à une situation confuse sans définition
claire des domaines de compétences et des responsabilités.
M. le Président -
Si les juges étaient plus nombreux,
il serait possible de procéder à une médiation, mais avec
le juge.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Tout au moins sous son
contrôle.
M. le Président -
Sous son contrôle effectif.
Aujourd'hui, le juge n'intervient plus dans un certain nombre de
procédures. C'est tout de même un vrai problème.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Oui. De ce fait, les juges
d'instance, qui peuvent être amenés à statuer au
contentieux, ne vont plus être associés directement à
toutes ces procédures.
M. le Président -
Les procédures se
développent, mais se pose un problème d'articulation. Ne
serait-il pas nécessaire de clarifier, de simplifier et d'affecter des
moyens ?
Mme Michèle André -
Telle est l'illustration de
l'enfer pavé de bonnes intentions.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Pour ne donner qu'un exemple, quand
les maisons de justice et du droit ont été créées,
on a décidé que les conciliateurs qui officiaient dans les
tribunaux d'instance devraient officier désormais dans ces nouvelles
structures. Les conciliateurs, qui sont bénévoles et font un
travail remarquable, ont dû faire un choix : soit rester au tribunal
d'instance, où ils avaient -je pense- l'impression d'être utiles,
soit rejoindre la maison de justice et du droit, où on les valorisait
peut-être davantage.
M. le Rapporteur -
Sur ce point sensible, je déduis de vos
propos que le tribunal d'instance est finalement le mieux à même
de réaliser la justice de proximité, pour autant qu'il y ait
suffisamment de juges d'instance, que la carte judiciaire soit revue, que
l'organisation soit améliorée et simplifiée.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Tel est son rôle historique.
M. le Rapporteur -
Cela signifie qu'on pourrait parfaitement
contourner toutes les difficultés que nous rencontrons, si on allouait
plus de moyens au tribunal d'instance et on redéfinissait ses
compétences.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
On pourrait effectivement
l'espérer.
M. le Rapporteur -
Vous êtes aussi d'accord sur le fait que
les maisons de justice et du droit ne peuvent être remplacées par
le tribunal dans leur rôle d'information et de renseignement.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
En effet.
M. le Rapporteur -
En revanche, le fait que les maisons de justice
et du droit aient aussi une action de justice ne peut que créer la
confusion par rapport aux tribunaux d'instance qui le feraient mieux s'ils
avaient davantage de moyens. Je le déduis de vos propos même si
vous ne l'avez pas dit.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Tel est effectivement le sens de ma
pensée.
M. le Rapporteur -
Je reviens à l'idée principale.
Vous avez laissé entendre qu'il y avait, en pratique, une certaine
spécialisation des tribunaux d'instance mais que les juges d'instance ne
devaient pas trop se spécialiser. Qu'est-ce que cela signifie
concrètement ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Ce point est crucial. Demande-t-on
au juge d'instance d'être un très bon technicien ? Dans ce
cas, il faut effectivement qu'il se spécialise dans certains domaines.
Lui demande-t-on plutôt de savoir exercer une justice de
proximité, de savoir appréhender des justiciables qui se
présentent en personne et qui ont peut-être des difficultés
pour s'exprimer et faire valoir leurs droits, de savoir exercer une certaine
forme d'appel à la conciliation ? Dans ce cas, il s'agit d'une autre
forme de spécialisation. Si l'on opte pour cette deuxième
solution, le juge ne doit pas être spécialisé par domaine
mais par fonction. Il peut alors embrasser tout un ensemble de domaines
d'intervention et ne pas se spécialiser pas dans un domaine particulier.
C'est cela notre particularité. Il n'est pas aisé de tenir tous
les jours une salle d'audience où les justiciables viennent sans avocat
et souhaitent s'exprimer. Il s'agit de ne pas décevoir ces personnes. Il
faut qu'elles aient le sentiment d'avoir été entendues. Pour
cela, il faut développer une certaine compétence. Bien
évidemment, il est indispensable de savoir le droit. Mais, a priori, un
magistrat dispose d'une formation dans ce domaine. En revanche, je ne suis pas
persuadée que nous ayons besoin d'une spécialisation très
technique et très poussée dans un domaine particulier.
M. le Rapporteur -
Je reviens au principe du tribunal de
première instance. Pensez-vous que les tribunaux d'instance doivent
être autonomes pour constituer l'outil essentiel et efficace d'une bonne
justice de proximité ? Ne peut-on pas considérer,
à l'inverse, que le système serait plus cohérent
s'ils relevaient d'un tribunal de première instance ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Nous considérons que
l'autonomie est nécessaire au bon fonctionnement des structures,
même si ce sujet peut être débattu. Lors des entretiens de
Vendôme, on a évoqué l'idée de rattacher le tribunal
d'instance au tribunal de grande instance. Par la suite, le livret de la garde
des Sceaux a souligné l'intérêt du tribunal de
première instance. Les deux syndicats les plus importants de la
magistrature, à savoir le Syndicat de la magistrature et l'Union
syndicale de la magistrature, se sont joints à nous pour dénoncer
cette idée et pour affirmer la nécessité de laisser
indépendantes les structures des tribunaux d'instance. Nous avons eu le
sentiment de ne pas défendre uniquement notre paroisse. Cela nous a fait
plaisir.
M. José Balarello -
Je vois un intérêt
à la création d'un tribunal départemental. Ne pensez-vous
pas qu'un tribunal départemental d'instance permettrait tout de
même de spécialiser deux magistrats, par exemple en matière
de droit du travail ? Dans ce domaine, le président du tribunal
d'instance ou son délégué est amené à
présider le conseil des prud'hommes , quand il y a égalité
de voix. Il faut tout de même, par exemple dans le cadre de conflits
collectifs, une certaine spécialisation. Si vous augmentez les
compétences du tribunal d'instance, faudra-t-il mettre en place quelques
spécialistes, par exemple en matière de baux ruraux ?
M. le Président -
Il me semble que le tribunal des baux
ruraux est départemental.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
C'est effectivement le juge
d'instance qui, à côté de toutes ses autres fonctions,
assume une fois par mois la fonction de président des baux ruraux.
M. José Balarello -
Cela nécessite une certaine
spécialisation. Si on mettait en place un tribunal départemental
d'instance, on pourrait spécialiser par exemple deux magistrats,
notamment en droit du travail.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Ce point est sujet à
discussion. A Paris, la spécialisation existe puisque certains
magistrats ne travaillent qu'au sein du conseil des prud'hommes. Je ne suis pas
certaine qu'ils considèrent eux-mêmes cette spécialisation
comme une bonne solution. La matière est intéressante, mais ils
apprécieraient sans doute de faire autre chose en parallèle.
M. José Balarello -
Une formation serait nécessaire.
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Il faut avant tout un minimum de
diversité dans les missions. Je crois qu'ils regrettent eux-mêmes
cette trop grande spécialisation.
M. le Président -
On a souvent évoqué les
missions qui n'étaient pas juridictionnelles et qui étaient
confiées aux greffiers. Pensez-vous qu'il subsiste des fonctions
exercées par les juges qui pourraient être confiées aux
greffiers ? On évoque souvent l'affaire des tutelles. Avez-vous un point
de vue sur ce thème ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Je vous remercie de cette question.
Cette délégation des tâches ne concerne pas seulement les
greffiers. De nombreuses attributions sont toujours devant le tribunal
d'instance. Certaines ne sont pourtant absolument pas juridictionnelles ;
d'autres pourraient être effectivement déléguées aux
greffiers. Je peux vous laisser un document sur ce sujet. Nous estimons
qu'environ 300 attributions demeurent au tribunal d'instance mais n'ont
rien à y faire. A titre d'exemple, nous paraphons tous les livres
comptables. Vous percevez l'intérêt du juge d'instance dans ce
domaine... Je vous laisse le document.
M. le Président -
Je vous remercie. L'année
dernière, une jeune juge d'instance a rejoint la juridiction du canton
dont je suis conseiller général. Elle est venue présider
la commission de propagande. Les élections municipales avaient lieu le
même jour. Je lui ai appris ce qu'était le code électoral.
Je me demande si cela à un sens de déranger un juge pour aller
dans un chef-lieu de canton...
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Ce n'est pas parce qu'on ne fait pas
de prison qu'on ne peut pas être en correctionnelle. Ce n'est pas parce
qu'on n'est pas spécialisé dans le domaine du bâtiment
qu'on ne va pas trancher les conflits qui peuvent exister. Je considère
que la fonction du juge n'est pas nécessairement de connaître en
profondeur la matière.
M. le Président -
Dans mon exemple, ce n'était
pas une fonction juridictionnelle. Quelle est l'utilité d'un juge dans
une commission de propagande d'une élection ? Il serait sans doute plus
pertinent de faire simplement appel à un représentant du
préfet. Les juges passent du temps dans les commissions de remembrement.
Quelle en est l'utilité ?
Mme Laurence Pecaut-Rivolier -
Vous avez raison.
M. le Président -
Je vous remercie.
Audition de M. André RIDE,
procureur général
près la cour d'appel de Limoges,
président de la
Conférence nationale des procureurs généraux
(10 avril 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M. Jean-Jacques Hyest, président -
Monsieur le procureur général, Monsieur le président,
puisque c'est en tant que président de la Conférence nationale
des procureurs généraux que nous avons le plaisir de vous
recevoir, la commission des Lois du Sénat a souhaité créer
une mission d'information sur l'évolution des métiers de la
justice. Bien entendu, parmi les métiers de la justice, le premier est
celui du magistrat. Nous voulions entendre les représentants
éminents du parquet, en la personne des procureurs
généraux. Nous vous remercions d'avoir répondu à
notre invitation. Vous souhaitez peut-être au préalable faire une
présentation sur la situation du parquet. Puis, le rapporteur et les
membres de la mission auront certainement beaucoup de questions à vous
poser.
M. André Ride -
Monsieur le Président, je vous
remercie pour ces propos de bienvenue. Vous m'avez effectivement invité
en ma qualité de président de la Conférence nationale des
procureurs généraux. Votre commission connaît bien la
Conférence des procureurs généraux puisqu'elle a
déjà invité à plusieurs reprises ses
représentants. J'ai récemment eu l'occasion d'écrire au
Président Garrec au moment où était débattue la
proposition de loi complétant la loi du 15 juin 2000, pour
faire part au Sénat des préoccupations des procureurs
généraux à la lecture de certains amendements de cette
loi. Je n'ajouterai rien car la loi a été votée.
Simplement, la Conférence des procureurs généraux a eu la
satisfaction de voir que le Sénat l'avait entendue.
Il semble que votre réflexion s'articule principalement autour de deux
thèmes : la situation des professionnels de justice et le
périmètre d'intervention de la justice.
En ce qui concerne les professionnels de justice, on parlait il n'y a pas si
longtemps des gens de justice et l'on ne visait alors que les magistrats et les
avocats. Le glissement sémantique est fort intéressant. Il
démontre qu'aujourd'hui, on parle aussi, quand on veut englober tous
ceux qui gravitent autour du palais, des greffiers et des fonctionnaires de
catégorie C des greffes, ainsi que de ces nouveaux venus, dont je crois
qu'ils vont faire partie désormais des professionnels de justice,
à savoir les assistants et les agents de justice.
Pour ce qui a trait au métier de magistrat, vous avez noté les
uns et les autres les quelques turbulences survenues en 2000 et 2001, non
seulement chez les magistrats, mais aussi chez les avocats et les greffiers. De
ce point de vue, la rentrée 2002 a été infiniment plus
calme. Les discours de rentrée, qui sont traditionnellement l'occasion
de souligner un certain nombre de préoccupations des magistrats, ont
surtout porté dans nombre de cours d'appel et de juridictions sur des
problèmes plus spécifiques au corps et notamment sur celui du
statut des magistrats du parquet.
Cette question est vraiment un problème récurrent et qui suscite
des interrogations à tous les degrés de la hiérarchie des
magistrats du parquet. Vous avez pu lire une série d'articles parus dans
la presse à l'automne dernier, portant sur l'idée de la
séparation du corps de la magistrature en deux corps distincts : celui
du siège et celui du parquet. Cette séparation, dans la tradition
administrative française, ne pourrait aboutir qu'à une
fonctionnarisation rampante du parquet. Nous n'avons bien évidemment
nullement l'intention de remettre en cause la qualité des
fonctionnaires. Toutefois, dans le domaine judiciaire, on voit tout de suite ce
que la substitution des magistrats par des fonctionnaires peut avoir comme
incidence sur l'indépendance de la fonction. Il est apparu à
l'ensemble des magistrats du parquet et aussi, c'est important de le souligner,
à la quasi-totalité des magistrats du siège (à
l'exception de la Conférence nationale des premiers présidents),
que l'unité du corps était fondamentale pour un bon
fonctionnement de la justice. Cette unité du corps est pour le
ministère public une question de légitimité de son
autorité, non seulement vis-à-vis de ses interlocuteurs naturels
- soit la gendarmerie et la police - mais également vis-à-vis de
ses autres interlocuteurs extérieurs - préfets, élus
locaux. C'est également pour les magistrats du siège une
protection d'avoir comme interlocuteurs des magistrats, c'est-à-dire des
personnes de la même maison qui les saisissent et qui assurent
l'exécution des peines qu'ils prononcent, en partageant la même
éthique, la même déontologie, qui ont prêté le
même serment et ont été formés à la
même école. Il s'agit d'une question fondamentale pour la
magistrature. Je mets de côté ce qui relève de la
dépendance hiérarchique et de la relation avec le garde des
Sceaux.
L'autre question concernant les magistrats, pour aller à l'essentiel,
tient à leur périmètre d'intervention. Je reviendrai sur
ce point tout à l'heure.
En ce qui concerne les fonctionnaires des greffes, dans leurs trois
catégories (greffier en chef, greffier, fonctionnaire de
catégorie C), trois questions se posent :
- la place du greffier en chef dans la juridiction ;
- la place des greffiers en chef dans l'administration judiciaire ;
- la place des fonctionnaires de justice dans le fonctionnement de la
juridiction.
Le Code de l'organisation judiciaire indique que les greffiers en chef dirigent
l'ensemble des services du secrétariat greffe et que les chefs de
juridiction sont responsables du fonctionnement de la juridiction. Les chefs de
juridiction exercent leur autorité et un contrôle
hiérarchique sur le greffier en chef, sans pouvoir se substituer
à lui. Ce sont évidemment des termes antinomiques. Je crois qu'il
y a là un besoin de clarification. Nous affirmons clairement ceci.
Autant nous reconnaissons bien évidemment au greffier en chef la place
de pivot dans le fonctionnement quotidien d'une juridiction, autant, que ce
soit au niveau des cours ou au niveau des tribunaux de grande instance, il nous
apparaît important que la décision revienne aux deux chefs de
juridiction ou aux deux chefs de cour. La raison est très simple. Elle
n'est pas que nous nous défiions des greffiers en chef. Elle est qu'une
juridiction a des moyens humains, matériels et financiers
limités. Il convient donc de faire des choix, qui ne sont pas neutres
sur l'exercice de l'activité judiciaire. Que ce soit au parquet ou au
siège, elle est largement tributaire des moyens qui lui seront
accordés. De par la mission même de la justice, il ne nous
apparaît pas possible que l'attribution des moyens qui conditionnent
l'activité judiciaire ne revienne pas à un magistrat. Nous
donnons les impulsions. Il leur appartient de les « mettre en musique
».
La question de la place des greffiers en chef dans l'administration de la
justice est quelque peu différente. L'administration de la justice
n'avait pas atteint un niveau de développement particulièrement
élevé jusqu'il y a peu. En fait, ce sont les services
administratifs régionaux qui sont l'embryon d'une véritable
administration locale de la justice. Ils ont été
créés en 1996, par décision du directeur de cabinet du
garde des Sceaux de l'époque. Des circulaires ont ensuite
été diffusées. Il n'y a donc pas un
corpus
juridique fondé ni sur la loi, ni sur le décret pour créer
cette administration judiciaire. Sans doute en faudra-t-il un demain, ce qui
n'est pas sans soulever des problèmes. Le problème fondamental
est de savoir qui doit administrer ces services administratifs régionaux
et plus exactement qui doit tenir la place centrale de coordonnateur du service
administratif régional, qui doit donc piloter ce service. Deux options
sont actuellement ouvertes : à des magistrats et à des greffiers
en chef. Deux magistrats dirigent les services administratifs régionaux
sur les trente-cinq services qui existent, en l'occurrence à Rennes et
à Paris. La cour d'appel de Paris est une grande maison dont le
périmètre d'intervention concerne non seulement Paris
intra-muros
, mais aussi Bobigny, Evry, la Seine-et-Marne et l'Yonne.
Vous pouvez apprécier les qualités qu'il faut pour tenir ce poste
de coordonnateur de Paris.
Le problème qui se pose est de savoir s'il convient d'ouvrir le statut
de coordonnateur à d'autres personnes et plus particulièrement,
selon l'importance des cours, à des administrateurs civils ou à
des attachés principaux d'administration centrale. Notre analyse est la
suivante. Nous avons, avec les greffiers en chefs, des personnels d'une rare
compétence. Nous n'avons pas de complexe quant à la
compétence de nos greffiers en chef par rapport aux attachés
principaux et même par rapport à des administrateurs civils. Ce
sont des personnes qui ont passé un concours difficile et qui ont la
capacité d'acquérir des connaissances dans des domaines nouveaux
qu'ils ne maîtrisent pas forcément. En outre, ils ont un avantage
par rapport aux administrateurs civils et aux attachés principaux : ils
connaissent bien la maison. Ils sont en effet capables de percevoir et de faire
percevoir à leurs interlocuteurs naturels (les chefs de cour) les
conséquences des décisions qu'ils pourraient être
amenés à prendre parce qu'ils savent comment le personnel des
greffes et les magistrats réagissent. Je ne crois pas qu'il serait bon
pour l'institution que ces postes de coordonnateur soient attribués
à d'autres qu'à ceux qui peuvent les occuper en ayant cette
perception de l'institution.
Enfin, mon dernier point a trait à la place de l'ensemble des
fonctionnaires de justice dans la juridiction. Un malaise est apparu dans les
juridictions. Il tient à l'émergence de ces fonctions de gestion
des juridictions. Traditionnellement, le greffier et le greffier en chef
assistaient le magistrat ; ils avaient davantage des fonctions de
secrétariat. Ils doivent aujourd'hui assumer en outre les fonctions de
responsable de la gestion, de la gestion informatique, de la gestion des
ressources humaines. Ces fonctions sont apparues à beaucoup comme plus
intéressantes. Ceux qui ne se sentent pas les compétences, ni les
appétences pour devenir responsables de la gestion d'un service ont
l'impression que leur mission originelle, qui est pourtant capitale, est
dévaluée. Cette situation n'est pas saine. Elle n'est pas juste
non plus. Nous avons besoin de personnels qui assument les fonctions
traditionnelles du greffier. Nous devons réfléchir à une
ouverture plus grande du métier de greffier en chef et de greffier vers
des compétences juridiques qui n'étaient pas les leurs
jusqu'à présent. Nous devons bâtir avec eux un autre mode
de fonctionnement. Les chefs de cour ou de juridiction réunissent
régulièrement les responsables de la gestion des services, alors
que le mode de fonctionnement traditionnel des juridictions n'incluait pas
cette idée de travail en équipe. Là aussi, il faut que
nous revoyions notre façon de penser. Dans le rapport de l'inspection
générale des services judiciaires, on citait la cour d'appel de
Limoges. Je ne peux pas faire mieux que de la citer à nouveau pour dire
que nous avons développé un travail par service (service de
l'audiencement, service du greffe), soit un petit groupe de personnes
travaillant de concert avec les magistrats pour se retrouver sur une
idée commune du travail à accomplir et une responsabilité
commune sur les objectifs visés.
Les nouveaux dans l'institution venus sont l'assistant de justice et l'agent de
justice. La création des assistants de justice, de profil bac + 5, a
correspondu à une demande forte des magistrats d'avoir à leurs
côtés une équipe de juristes de haut niveau pour
préparer les décisions. Le profil a été bien
ciblé. En revanche, leur statut pourrait être meilleur. Pourquoi ?
Ils sont recrutés au maximum pour une durée de quatre ans. Ils
ont 720 heures de travail par an, ce qui est peu. Cela implique, pour qu'ils
deviennent des collaborateurs efficaces, un long temps d'investissement
personnel des magistrats. Or ils partent parfois avant la fin du contrat. On
est alors obligé de tout recommencer. Le souhait des magistrats serait
que se constitue autour d'eux un corps de fonctionnaires ayant un profil
juridique de même nature, mais dont le travail serait susceptible de
s'inscrire dans la durée.
La création des agents de justice a fait l'objet de nombreuses
critiques, en particulier de la part des fonctionnaires des greffes qui
s'interrogeaient sur leur utilité. On s'est aperçu que les
besoins émergents qui avaient justifié la création des
agents de justice correspondaient effectivement à un besoin des
juridictions. La question se pose aujourd'hui de savoir s'il ne faudrait pas
pérenniser et reconnaître ces besoins émergents comme des
tâches normales pour l'exercice de la justice dans les juridictions. En
fait, il s'agit de faire en sorte soit que les agents de justice
intègrent le corps des fonctionnaires de justice, soit que les
fonctionnaires de justice accomplissent les tâches qui ont
été confiées aux agents de justice.
J'en viens aux avocats. Parlant devant l'un d'entre eux et pour aller à
l'essentiel, j'éliminerai de mon propos les éléments
positifs et me limiterai à pointer ce qui ne va pas. Ce rôle est
un peu ingrat. Nous, procureurs généraux, constatons qu'il existe
un réel problème. Nous sommes en effet chargés de la
discipline des avocats et des auxiliaires de justice d'une manière
générale. Nous recevons des juridictions des informations selon
lesquelles des tensions sont nées entre magistrats et avocats. Elles ont
toujours existé, mais étaient autrefois atténuées
par une courtoisie naturelle. Cette courtoisie et ces relations de bon
voisinage ont tendance quelquefois à s'estomper. On peut en effet
observer dans certaines juridictions deux types de comportement : des
comportements agressifs - je n'hésite pas à employer le terme -
à l'audience à l'égard du ministère public et des
comportements moins loyaux que ce à quoi l'on pourrait s'attendre de la
part des avocats vis-à-vis des magistrats du siège et notamment
des juges d'instruction. Les raisons sont multiples. Certaines tiennent
à la personnalité de chacun. Laissons-les de côté.
D'autres sont plus fondamentales. La société française
s'est engagée dans une judiciarisation croissante, offrant de nouvelles
perspectives aux avocats. Bon nombre d'étudiants en droit se sont
inscrits dans les centres de formation et sont devenus avocats. Leur nombre
fait qu'ils n'ont peut-être pas tiré de leur profession toutes les
satisfactions qu'ils en attendaient. Dès lors, pour sortir du lot,
certains ont choisi de radicaliser leur attitude et de coller davantage aux
souhaits des clients sans prendre la distance que l'on attend d'un auxiliaire
de justice.
Mme Michèle André -
Si je ne m'abuse, il s'agit de
démagogie.
M. André Ride -
Nous avons aussi assisté à une
multiplication des actes, dont on ne perçoit pas toujours, quand on a un
oeil extérieur et neutre, l'utilité dans le dossier. Tout ceci a
engendré un raidissement de la part des magistrats. C'est
légitime, surtout lorsqu'ils sont mis en cause personnellement. Cette
situation n'est pas saine. Dans le fonctionnement quotidien des juridictions,
nous travaillons avec les avocats. Nous devons avoir confiance dans les
auxiliaires de justice, dans la fiabilité des pièces qu'ils
remettent, dans la qualité des dossiers, etc. Lorsqu'un avocat cite un
arrêt, nous ne devrions pas avoir à envisager de vérifier
la réalité de cet arrêt. Si un avocat l'a mentionné
dans son dossier, c'est qu'il doit être vrai. Des initiatives ont
été prises pour remédier à cette situation, des
commissions tripartites se tiennent dans certaines juridictions. A Lille par
exemple, président, procureur et bâtonnier se réunissent
toutes les semaines. Des plages communes de formation sont
développées à l'Ecole nationale de la magistrature, des
séminaires de réflexion sont organisés par l'Ecole.
D'autres initiatives sont possibles. Il serait souhaitable par exemple que les
barreaux s'investissent davantage sur un point particulier : il s'agit de
l'enseignement de l'éthique de leur profession dans les centres de
formation professionnelle. Des ouvrages savants ont été
rédigés dans ce domaine. Je crains que l'on ne perde parfois de
vue ce que le bâtonnier Damien a pu dire dans son
Traité sur
l'éthique
.
J'en viens au périmètre d'intervention de la justice. J'ai
regroupé sous cette appellation les sujets qui intéressent votre
mission. La question du périmètre d'intervention de la justice
prend plusieurs formes :
- la recherche d'une justice de proximité et parallèlement d'une
justice spécialisée, ce qui est un peu antinomique ;
- le souhait d'associer davantage les citoyens au fonctionnement de la justice,
tout en notant que la justice est une matière complexe ;
- le souhait de voir les magistrats s'investir dans les politiques publiques
(mais jusqu'à quel degré ?) ;
- la dimension européenne que peut prendre l'intervention des magistrats.
Qu'est-ce que la recherche d'une justice de proximité ? La
proximité peut être géographique. Nous n'allons pas
évoquer le problème de la carte judiciaire. Pour autant, ce
problème est réel. La proximité peut-être aussi
procédurale. Il s'agit de l'accès au droit et de la
simplification de la procédure. La proximité peut être
temporelle : une réponse plus rapide au justiciable. La proximité
peut être d'inspiration : attend-on du magistrat qu'il soit plus proche
des préoccupations des citoyens dans les décisions qu'il rend ?
La notion de proximité, quels que soient ses aspects, ne doit pas faire
perdre de vue qu'il y a une nécessaire distanciation entre le magistrat
et le justiciable. Il faut éviter à tout prix que le
soupçon de la connivence puisse surgir d'une trop grande
proximité, notamment lorsque les magistrats restent trop longtemps dans
une juridiction. Ceci étant posé, la justice de proximité
peut s'exercer de différentes façons, d'abord par le recours au
conciliateur, au médiateur, au délégué du procureur.
On peut s'interroger sur la question de savoir s'il s'agit de métiers
émergents de la justice. Je ne sais pas si ce sont au sens propre des
métiers. Ce sont en tout cas des fonctions émergentes de la
justice qu'il convient de prendre en compte aujourd'hui et pour de nombreuses
années dans le périmètre de la justice. Ce sont quelque
peu les sentinelles avancées de la justice dans le mouvement de
recentrage des magistrats sur leur fonction essentielle, notamment sur le
juridictionnel pour les juges. Un élément doit être
gardé à l'esprit. Que ce soient les conciliateurs, les
médiateurs ou les délégués, qu'ils le soient
à titre individuel ou
a fortiori
dans des associations, ils
doivent rester sous l'autorité et sous le contrôle des magistrats,
non seulement pour l'attribution des missions qu'ils accomplissent, mais aussi
pour la façon dont ils les accomplissent. Ils ne doivent pas s'attribuer
de leur propre chef des missions. Ils doivent également respecter des
règles précises de fonctionnement. Je pense notamment au
contrôle financier de ces associations, qui sont largement
subventionnées par le ministère de la justice. Il est donc normal
que nous nous attachions à connaître ce qui est fait de l'argent
de l'Etat qui est investi dans ces associations.
Où doivent-ils exercer ? J'en viens à un autre aspect de la
proximité qui est la pérennisation des maisons de justice et du
droit, et des antennes de justice. C'est inscrit maintenant dans le code de
l'organisation judiciaire. Qui doit y intervenir ? A l'origine, lorsque M. le
procureur Marc Moinard les a créées, c'était dans la
conception de magistrats du parquet se rendant sur le terrain pour
régler les problèmes. La notion a évolué.
Aujourd'hui, elle est double. Il existe toujours la justice de proximité
pénale mais il existe désormais également l'accès
au droit. Les maisons de justice et du droit deviennent aussi un lieu où
l'on peut traiter les litiges civils, ce qui n'était pas à
l'origine leur vocation. Qui peut le faire ? Les magistrats y ont-ils encore
leur place ? Nous considérons que ces nouveaux venus, qui ont maintenant
un statut, sont plus à même que les magistrats d'investir les
maisons de justice et du droit et d'y accomplir les tâches que l'on
attend d'eux, que ce soit pour une justice de proximité sur une petite
délinquance ou que ce soit sur la conciliation civile, de même que
pour renseigner sur l'accès au droit.
Le troisième élément de la justice de proximité est
la spécialisation des juridictions. Vous avez souhaité vous
pencher sur cette question. Elle est importante. Chacun peut mesurer que la
spécialisation est utile, compte tenu de la complexité d'un
certain nombre de contentieux, de la nécessaire pratique qu'il faut en
avoir pour bien les traiter et des moyens qui sont nécessaires pour les
traiter. La spécialisation ne doit pas nécessairement être
entendue comme une spécialisation par matière, par exemple
économique et financière comme on l'a vu avec la création
des pôles économiques et financiers. Elle doit également
concerner un certain nombre de juridictions pour traiter les affaires qui ne
sont pas complexes juridiquement, mais qui nécessitent une mobilisation
particulière de moyens. Je prends un exemple très simple. J'ai
dans mon arrondissement la juridiction de Guéret. Cette juridiction est
certes importante, mais elle compte en tout et pour tout neuf magistrats. Si un
avion s'écrasait du côté d'Aubusson, avec 300 victimes, le
procureur de la République et le juge de Guéret ne seraient pas
armés pour suivre ce dossier. Ils n'en ont pas les moyens. Je crois donc
que la spécialisation doit aussi s'orienter vers cette idée qu'il
faut de grosses unités pour traiter de grosses affaires. Les magistrats
de Guéret le comprendraient parfaitement. Il n'y aurait pas un sentiment
de dépossession. Ils savent pertinemment qu'ils ne pourraient pas faire
face. Ils admettraient donc sans difficulté qu'une autre juridiction
prenne en charge certains dossiers. Or je n'en vois pas dans le
périmètre de ma cour. Pour en revenir aux seules affaires
économiques et financières, il existe une juridiction
spécialisée en matière économique et
financière à Limoges. On pourrait donc imaginer de confier les
affaires importantes de cette nature à la juridiction de Limoges. Avec
deux juges d'instruction pour traiter le contentieux de 350.000 personnes
en Haute-Vienne, ils ne pourraient pas assumer cette charge. Je suis donc
favorable à une spécialisation des juridictions. Toutefois, il
faut des moyens en magistrats et en fonctionnaires pour les faire fonctionner.
Quant à la participation des citoyens aux décisions de justice,
le problème est délicat. Bien entendu, le citoyen participe
déjà aux décisions de justice, en tant que juré ou
assesseur dans divers tribunaux ou comme juge dans les tribunaux de commerce ou
les conseils de prud'hommes. Mais que signifie la participation des citoyens
aux décisions de justice ? Faut-il accroître cette
participation ? Deux courants de pensées soutiennent cette
idée. Le premier propose à d'avoir recours aux citoyens pour
pallier le manque de magistrats. Je ne crois pas que cela soit une bonne
solution que de vouloir pour cette seule raison remplacer des magistrats
professionnels par des juges non professionnels. La Chancellerie ne s'est
d'ailleurs pas engagée sur ce terrain. Elle a eu recours à
d'autres moyens qui sont plus intéressants : la multiplication des juges
uniques pour le petit contentieux, la simplification des procédures
(notamment par la composition pénale) et l'augmentation du nombre de
magistrats. Cette solution doit, à mon sens, être
écartée. Le deuxième courant est plus intéressant,
mais il pose d'autres questions. En l'occurrence, il faudrait accroître
la participation des citoyens pour assurer un surcroît de
légitimité aux juridictions. Vous comprendrez que cela interpelle
les magistrats. Si on met en avant cette idée, c'est qu'on estime que
les magistrats ne sont pas suffisamment légitimes à rendre des
décisions sur des contentieux correctionnels et civils. On peut penser
de surcroît que ces contentieux sont simples. Or ce n'est pas
nécessairement le cas. Le contentieux correctionnel peut être
extrêmement technique. En outre existe-t-il une légitimité
particulière à faire siéger un citoyen lambda en tant
qu'échevin dans des conflits familiaux ? La réponse n'est
pas simple. Les magistrats sont plutôt réservés sur la
participation accrue de citoyens au fonctionnement de la justice.
Ils perçoivent bien qu'il existe sans doute aujourd'hui un besoin de
contrôle de la décision judiciaire au sens large. Le moyen de
parvenir à un meilleur contrôle est-il de faire participer des
citoyens au jugement de ce type de contentieux ? Nous n'en sommes pas
persuadés. D'autres voies peuvent être explorées. A quel
niveau conviendrait-il d'étendre la participation des citoyens ? On
pense bien sûr au niveau de la première instance. Mais la logique
du système amènerait à considérer qu'il faudrait
aller vers la cour d'appel.
M. le Président
-
Comme cela se fait en matière
commerciale.
M. André Ride -
C'est un peu différent, Monsieur le
président, dans le sens où, dans le projet auquel vous faites
allusion les citoyens devenaient magistrats.
Au niveau de la cour d'appel, il y a besoin de connaissances juridiques
accrues. En effet, ce qui justifie l'existence de l'appel, ce sont les
qualités supérieures supposées de ceux qui vont juger.
Quelle est la légitimité supérieure du citoyen lambda
à siéger dans les cours d'appel ? Ce problème de
l'échevinage devrait probablement être analysé davantage.
Il faudrait se demander s'il n'y a pas plutôt besoin de magistrats
professionnels dans des juridictions qui ne sont actuellement
constituées que de magistrats non professionnels. Mais il s'agit d'un
autre problème. Le Sénat en a longuement débattu. Je ne
vais pas l'aborder aujourd'hui.
La seconde préoccupation des magistrats est celle de leur place dans la
mise en oeuvre des politiques publiques. C'est avec le statut la seconde
interrogation fondamentale des magistrats. Les magistrats du parquet sont
sortis les premiers des palais de justice pour s'engager dans les politiques
partenariales, ce qui a correspondu non pas à un souhait des magistrats,
mais à une volonté de l'Etat de développer une politique
de la ville ayant comme priorité de prévenir la
délinquance et de favoriser la réinsertion. Dans cette optique,
il n'était pas imaginable que les magistrats, qui sont seuls
légitimes à prononcer des mesures de répression, se
désintéressent tant de l'amont que de l'aval. Les magistrats du
parquet se sont très volontiers engagés dans ce processus car il
leur permettait de faire passer dans la politique de la ville la politique
pénale voulue par le Gouvernement. Les magistrats du parquet sont
très attachés à cette notion de politique pénale.
Ils reconnaissent parfaitement au Gouvernement la légitimité de
définir une politique. La situation est quelque peu différente
pour les magistrats du siège, qui jugent des cas individuels alors que
les magistrats du parquet ont une vision de l'intérêt
général. Les magistrats du parquet sont fondés à
faire des choix de poursuites, alors que le magistrat du siège ne
pouvant être saisi que de cas individuels ne peut définir une
politique judiciaire qui reviendrait à le rendre maître de ce
qu'il veut juger et du moment où il veut le juger. Cela les place dans
une situation difficile dont nous sommes bien conscients. Le juge d'application
des peines par exemple ou le juge des enfants est appelé à
siéger dans les conseils départementaux de prévention de
la délinquance et dans les autres instance de nature similaire, mais il
ne peut pas s'engager. Les procureurs généraux considèrent
qu'il ne faut pas les contraindre à s'engager. Même la position
d'expert qu'ils peuvent y prendre est très ambiguë. Ils vont
décevoir des attentes. Ils vont être placés dans des
situations impossibles. Il revient aux magistrats du parquet d'être
l'interface entre le siège et les décideurs extérieurs,
que ce soient l'autorité préfectorale, les élus locaux, la
ville ou le département. Toutefois, si nous ne remettons pas en cause
notre participation, nous sommes confrontés à un choix. Lorsque
vous êtes procureur de la République avec un seul substitut et que
vous êtes engagé dans toutes les actions de la ville, vous avez
dans le même temps à assurer votre tâche première,
c'est-à-dire, de faire appliquer la loi dans votre ressort. Des choix
doivent être faits et sont malheureusement vite faits lorsque vous n'avez
pas les moyens d'assumer les deux missions. Songez qu'aujourd'hui, dans la
plupart des parquets, le procureur de la République qui assiste à
ces réunions devra dresser seul les statistiques et les rapports. Ce ne
sont pas des modes de fonctionnement acceptables. Ils ne donnent pas de la
justice l'image d'une administration dynamique. Il faut que dans les grandes
juridictions les procureurs puissent disposer d'une équipe avec un
secrétaire général. Ils ont besoin de statisticiens venant
décortiquer les statistiques de la juridiction et leur apporter leur
soutien. Le problème fondamental de l'engagement de la magistrature et
plus spécifiquement du parquet dans la politique de la ville est
conditionné par les moyens.
Le dernier point est l'international. Nous sommes largement familiarisés
au fonctionnement de la Cour de justice des communautés
européennes à Luxembourg. Nous sommes, juges nationaux, les
premiers juges du droit européen. C'est bien ancré dans les
mentalités, même si c'est l'Italie qui saisit le plus souvent la
Cour de justice siégeant à Luxembourg. La seconde juridiction
bien intégrée dans nos modes de fonctionnement est la Cour
européenne des droits de l'homme et de protection des libertés
fondamentales, siégeant à Strasbourg. Elle est
intégrée depuis 1982, c'est-à-dire depuis que le citoyen a
la possibilité de saisir directement cette cour. Sa jurisprudence
bouleverse de larges pans de notre procédure par exemple celle de la
Cour de cassation et le Parlement est amené à modifier la loi en
fonction des arrêts de Strasbourg.
Un fait nouveau est, à mon sens, extrêmement intéressant :
les conséquences à tirer de la mise en place du
«troisième pilier». Les deux formes qui nous
intéressent le plus sont Europol et Eurojust. Je cite Europol en premier
pour la raison suivante. S'agissant d'un organisme de police, notre conception
n'est pas toujours la conception qu'ont d'autres parquets européens,
mais elle est un élément fondamental dans la protection de la
démocratie. En l'occurrence, notre conception est que l'autorité
judiciaire doit assurer la direction des enquêtes menées par la
police. Ce n'est pas le cas par exemple en Allemagne ou en Grande-Bretagne.
Nous estimons que, depuis l'origine, l'enquête doit être
placée sous l'autorité d'un magistrat. Par conséquent,
Europol nous intéresse. Eurojust nous intéresse également.
Le 28 février dernier, la création d'Eurojust a
été ratifiée. Cet organisme ne nous est pas totalement
extérieur puisqu'il a vocation à coordonner en certains domaines
l'action des autorités judiciaires des pays qui en font partie. Il
s'agit donc de l'intervention directe d'un organisme international dans une
fonction régalienne de l'Etat au niveau national. C'est une dimension
nouvelle, qui va obliger à repenser les rapports entre Eurojust, la
Chancellerie et les parquets généraux dans des contentieux
très importants par les préjudices qu'ils peuvent causer.
Je souhaiterais appeler votre attention sur deux autres organismes. Le premier
est le Conseil de l'Europe. On n'y pense plus tellement et l'on a bien tort. En
effet, le Conseil de l'Europe, dans certaines de ses commissions, s'est
engagé dans une réflexion fort intéressante sur, entre
autres choses, ce que doit être un ministère public en Europe.
L'Europe est prise au sens large, avec notamment les pays émergents. Il
faut bâtir, à notre sens, un
corpus
de doctrine sur ce que
doit être un ministère public en Europe, en faisant
prévaloir la conception française du ministère public.
Cette conception ne nous paraît en aucun cas devoir céder à
des modes privilégiant la non-existence d'un ministère public au
nom d'une conception anglo-saxonne de l'action publique. Le Conseil de l'Europe
est un des vecteurs par lesquels nous pouvons essayer de maintenir l'influence
de la tradition juridique française dans les pays européens et de
l'exporter vers les Pays de l'Est, qui se constituent actuellement une
magistrature et un corps de doctrine. Enfin, le dernier organisme est
l'Association internationale des procureurs, qui est reconnue par
l'Organisation des Nations-Unies où elle dispose d'un statut consultatif.
L'Association internationale des procureurs porte le rayonnement de la
pensée juridique française, et permet de nouer des liens directs
entre procureurs de différents pays.
M. le Président -
Vos propos sont propres à susciter de
nombreuses questions, mais compte tenu des contraintes horaires auxquelles nous
sommes soumis, je ne donnerai la parole qu'au rapporteur.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Je ne poserai qu'une question, dans
la mesure où votre exposé a répondu à l'essentiel
de nos interrogations, ce dont je vous remercie. Je m'interroge, concernant les
mesures alternatives aux poursuites en matière pénale, sur la
disparité qui existe entre les différents parquets et les
différentes cours d'appels : le recours à de telles mesures varie
de 10 % à 30 % selon les cours d'appel et de 4 % à pratiquement
50 % selon les parquets. A quoi tient une telle disparité ? En quoi
est-elle liée au développement de l'approche anglo-saxonne, d'une
part, du « plaider coupable », d'autre part ?
M. André Ride -
Les mesures alternatives recouvrent notamment le
rappel à la loi, la médiation pénale et la composition
pénale. Ces mesures ont fait l'objet au moment de leur mise en place de
fortes réticences, qui me semblent aujourd'hui surmontées.
En effet, l'idée d'alternative n'est désormais plus
contestée, et les magistrats ont intégré l'idée que
la prison et l'amende ne constituaient pas l'unique solution en matière
pénale. Ils ont également réalisé qu'il leur
était nécessaire de disposer d'une palette de réponses
possibles, notamment parce que les condamnations avec sursis ne sont pas
adaptées à certaines conduites.
En outre, les magistrats réalisent qu'il leur est impossible de tout
prendre en charge et que le recours à des mesures alternatives, par les
délégués du procureur par exemple, permet d'éviter
le classement de certaines procédures ainsi que l'engorgement du
tribunal correctionnel, parfois contraint de traiter des procédures qui
ne devraient pas l'être par une juridiction répressive.
Globalement, les mesures alternatives ne soulèvent donc plus de
réticences.
Les différences de chiffres que vous évoquez ont probablement
trait, d'une part, à une question de moyens, et, d'autre part, à
la définition du concept de mesures alternatives. Notamment, les rappels
à la loi et les injonctions de régularisation, déjà
pratiqués autrefois, sont-ils comptabilisés comme mesures
alternatives ?
Par ailleurs, la composition pénale n'a pas encore atteint sa vitesse de
croisière. En effet, elle n'est pas complètement assimilée
et est extrêmement complexe à mettre en oeuvre. Cette
procédure devra donc probablement être simplifiée. La
circulaire afférente à cette procédure témoigne de
cette complexité.
M. le Rapporteur -
Effectivement.
M. André Ride -
Notamment, les possibilités d'allers et
retours devant le juge sont trop nombreuses.
Dans certaines juridictions cependant, la concertation nécessaire entre
le président et le procureur pour déterminer les affaires qui
relèveront de cette procédure et ses modalités
d'application, ont permis une mise en oeuvre de la loi.
Ces dispositions ont été prises pour tenir compte de l'avis du
Conseil constitutionnel. Il me semble qu'il aurait été
néanmoins préférable d'appliquer la même logique que
les administrations qui infligent un certain nombre de pénalités,
et de détacher l'application de ces pénalités du processus
judiciaire.
Une simplification du dispositif me semble donc nécessaire.
M. le Rapporteur -
Qu'en est-il du « plaider coupable » ?
M. le Président -
Je rappelle qu'il s'agit ici d'une mission
d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Or le
« plaider coupable » relève de la procédure
pénale, même si cette règle a de fait une influence sur
l'instruction.
M. André Ride -
Le « plaider coupable » ne
présente aucun intérêt s'il vise à déterminer
si la personne comparaissant devant le juge reconnaît les faits qui lui
sont reprochés. Cette question est en effet posée lors de
l'audience, une fois la prévention exposée.
Le « plaider coupable » tel qu'il existe en droit anglo-saxon est
indissociable d'une négociation entre le procureur et l'avocat, d'une
part, sur la prévention, dans l'objectif d'obtenir l'abandon de certains
chefs d'accusation et, d'autre part, sur la peine, dans l'objectif d'obtenir
par l'aveu d'un délit une baisse des réquisitions. Une telle
logique est contraire à notre culture. Je ne conçois pas qu'un
marchandage soit possible entre magistrat et prévenu sur des faits
délictueux.
M. le Président -
Certaines instructions sont largement
consacrées à la culpabilité du prévenu, alors que
celui-ci a reconnu les faits. Or ces instructions devraient s'intéresser
prioritairement aux circonstances.
M. André Ride -
Certes, mais, dans une affaire complexe, l'aveu
doit être étayé par une instruction, au cours de laquelle
les faits sont établis. Ce dossier peut ensuite être
utilisé si le prévenu se rétracte.
M. José Balarello -
Monsieur le procureur général,
vous avez évoqué les assistants de justice, qui disposent
généralement d'un bac+5. Ne pourrait-on pas, après dix ans
d'activité, les nommer magistrats, si leur travail a été
exemplaire ? Leur fonction présente en effet certaines similitudes avec
les emplois jeunes, et si aucune carrière ne leur est proposée,
ils risquent de souhaiter exercer leur activité dans le privé.
Cette possibilité d'intégrer les assistants de justice au corps
des magistrats ne vous semble-t-elle pas intéressante ?
M. André Ride -
Cette possibilité pourrait être
étudiée. Je rappelle qu'il existe d'ores et déjà
une possibilité d'intégration : la commission d'avancement
permet aux meilleurs assistants de justice de devenir magistrats.
Je pense que l'allongement de la durée d'exercice de la fonction
d'assistant de justice, actuellement fixée à quatre ans,
permettrait de créer un corps d'assistants de justice. Les meilleurs
pourraient alors intégrer la magistrature, après avoir suivi en
accès direct la scolarité dispensée par l'Ecole Nationale
de la Magistrature.
M. José Balarello -
Cette perspective permettrait de
fidéliser les assistants de justice
M. André Ride -
Mon expérience à la commission
d'avancement m'incite à penser que cette possibilité offrirait un
débouché intéressant, au sein des Universités, pour
les maîtres de conférence réalisant qu'ils ne deviendront
jamais professeurs, malgré les doctorats qu'ils possèdent. Ces
personnes peuvent souhaiter se tourner vers la magistrature.
M. le Président -
Il est en effet nécessaire d'offrir une
perspective aux assistants de justice, afin d'attirer de bons
éléments. Cette fonction pourrait constituer, pour certains
jeunes, une voie d'accès vers d'autres postes. Rappelons que les
greffiers en chef peuvent accéder à la magistrature.
Audition de MM. Pierre VITTAZ, premier président de la cour
d'appel de Colmar,
président de la Conférence nationale des
premiers présidents de cour d'appel,
Olivier AIMOT, premier
président de la cour d'appel de Rennes,
membre de la
Conférence nationale des premiers présidents de cour
d'appel,
et Hervé GRANGE, premier président de la cour
d'appel de Pau,
membre de la Conférence nationale des premiers
présidents de cour d'appel
(10 avril 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Monsieur le Président et
Messieurs les membres du Bureau de la Conférence nationale des premiers
présidents de cour d'appel, nous sommes heureux de vous recevoir. Dans
le cadre de la mise en place par la Commission des lois du Sénat d'une
mission sur l'évolution des métiers de la justice, nous avons
quelques questions à vous poser. Peut-être pourriez-vous nous
expliquer en quoi consiste selon vous le métier de magistrat et
nous exposer brièvement les évolutions récentes les plus
notables et nous indiquer quelle place a et doit avoir le magistrat dans la
société.
M. Pierre Vittaz -
La Conférence nationale des premiers
présidents de cour d'appel est une association rassemblant les
trente-cinq premiers présidents de cour d'appel. Elle procède
chaque année à l'élection d'un Bureau et d'un
président.
Nous considérons en fait qu'il n'y a pas un, mais deux métiers de
magistrat, soumis à des logiques très différentes. Nous
exerçons le métier de juge, qui obéit à des
standards communs à la plupart des pays européens, tandis que
d'autres collègues exercent celui de procureur.
Le juge est un arbitre entre des positions antagonistes qui opposent la
société à des particuliers ou des particuliers entre eux.
Son rôle consiste à résoudre ces conflits
d'intérêts, principalement en appliquant la règle de droit,
mais aussi, en contribuant à l'élaboration d'une solution
négociée, dans le cadre de procédures de conciliation,
d'arbitrage ou de médiation. L'intervention du juge apporte une
plus-value spécifique, liée, tout d'abord, à son statut,
qui garantit son impartialité. Cette impartialité prend la forme
de l'indépendance vis-à-vis de l'Etat et d'une neutralité
vis-à-vis des parties. La plus-value apportée par l'intervention
du juge tient par ailleurs à la procédure qu'il doit suivre, qui
correspond dans ses grandes lignes à celle définie par la
convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales, c'est-à-dire notamment qu'elle est
contradictoire et publique. La plus-value apportée par l'intervention du
juge résulte également de sa formation et de sa culture
juridique. Elle tient enfin à la force obligatoire des jugements
rendus : ils peuvent être exécutés avec l'aide de la
force publique, en cas de besoin. La qualité essentielle du juge
réside dans son impartialité que l'organisation judiciaire doit
mettre en exergue, ce qui n'est pas le cas en France actuellement. En effet, un
même corps réunit les juges et les procureurs, ce qui entretient
un soupçon d'inféodation des juges au pouvoir exécutif,
ainsi qu'un certain déséquilibre dans le procès, du fait
de la proximité du juge et du représentant de l'accusation.
Le procureur n'est pas un juge, mais un magistrat, dont la mission est double.
D'une part, il a une mission judiciaire classique de poursuite, de
direction des enquêtes, d'autorité sur la police judiciaire, de
soutien de l'accusation à l'audience et de mise à
exécution des peines. Cette mission implique qu'il
bénéficie statutairement d'une autonomie d'appréciation
dans l'exercice de ses pouvoirs propres. Cette autonomie n'exclut pas pour
autant tout rapport avec l'exécutif, mais ces relations doivent
être encadrées, visibles, et se manifester sous la forme
d'instructions positives de poursuites et non d'instructions de ne pas
poursuivre.
D'autre part, une mission nouvelle est dévolue aux procureurs : au
cours des dernières années, il se sont vu confier des
responsabilités administratives croissantes, notamment, la charge
d'impulser et de coordonner des politiques publiques de lutte contre certaines
formes de délinquance, sous l'autorité du Gouvernement et en
liaison étroite avec les élus, dans le cadre de conseils tels que
les conseils communaux ou départementaux de prévention de la
délinquance. Lorsqu'il remplit cette mission, le procureur
exécute les instructions de l'administration centrale.
La fonction de procureur est donc hybride : ils sont les interfaces entre
le juge et les pouvoirs exécutif et législatif. Leur statut doit
prendre en compte les deux types de missions qu'ils exercent.
Il nous paraît souhaitable que les métiers de juge et de procureur
soient nettement distingués. La Conférence nationale des premiers
présidents de cour d'appel demande depuis 1996 que cette clarification
soit opérée. Cette démarche s'impose d'autant plus qu'il
ne nous semble pas convenable qu'avec la déconcentration de la gestion
des juridictions, les moyens de fonctionnement des juges dépendent des
procureurs, c'est-à-dire, d'une des parties au procès, et
réciproquement. Nous avons toujours considéré que la
maîtrise des moyens nécessaires à l'activité
juridictionnelle conditionnait l'exercice des fonctions juridictionnelles.
Une réflexion devra être engagée sur le statut des
procureurs et leurs relations avec les juges.
La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel
est d'avis que les membres de ces deux corps doivent être issus d'une
même école, mais que leurs serments devront être
différents, dans la mesure où leurs attributions sont
différentes.
Il conviendrait par ailleurs d'instituer deux Conseils supérieurs de la
magistrature, ou de prévoir, si l'on opte pour un Conseil
supérieur de la magistrature (CSM) unique, deux sections nettement
séparées. La Conférence nationale des premiers
présidents de cour d'appel considère, s'agissant des juges, que
le CSM devait être majoritairement composé de personnalités
extérieures au monde judiciaire, et représentant
l'exécutif et le législatif, afin d'accroître la
légitimité démocratique du juge. Nous n'avons jamais
prôné une autogestion du corps judiciaire. Il sera parfaitement
possible, sous certaines conditions, de passer d'un corps à l'autre, de
la même manière que les avocats peuvent devenir magistrats, et
inversement. Cette clarification des métiers de juge et de procureur
constitue un préalable indispensable à l'instauration d'un
véritable statut du parquet. Elle permettrait en outre d'harmoniser
l'organisation judiciaire française avec celle de pratiquement tous les
autres pays de l'Union européenne ou du Conseil de l'Europe.
D'autres évolutions sont souhaitables.
Il conviendrait notamment que le juge soit recentré sur son
activité juridictionnelle, et dégagé de la gestion de
situations dans la durée, en référence à des
critères flous, tels que l'intérêt de l'enfant ou la
réinsertion sociale. En effet, la gestion de telles situations comporte
un risque de personnalisation excessive et de prise de décisions
arbitraires. Nous avons en particulier soutenu le processus de
juridictionnalisation de l'application des peines, qui a institué une
procédure contradictoire, prévoyant notamment la présence
de l'avocat, l'obligation de motivation des décisions, la
possibilité de faire appel. La même démarche est
actuellement en cours concernant le juge des enfants.
Il importe en outre de favoriser le développement de solutions
négociées, telles que la médiation ou la conciliation
préalables à la saisine du juge. Nous pensons que les avocats ont
un rôle primordial à jouer dans ce processus.
Par ailleurs, la Conférence nationale des premiers présidents de
cour d'appel est favorable à une restauration de la
collégialité pour les affaires le justifiant. En effet, la
collégialité a été progressivement
abandonnée pour faire face aux urgences. Nous pensons cependant pour la
pratiquer dans nos cours d'appel que la collégialité constitue un
instrument qui favorise la formation des juges, la pondération et la
qualité des décisions.
Enfin, la Conférence nationale des premiers présidents de cour
d'appel souhaite que le législateur se penche sur la déontologie
des juges, et que le corpus en la matière, qui est actuellement celui de
la jurisprudence du CSM, fasse l'objet d'une loi.
M. Olivier Aimot
-
Il nous semble par ailleurs
important, à propos des procédures de conciliation et de
médiation, de délimiter clairement le périmètre
d'intervention des magistrats, afin de déterminer les moyens devant
être dédiés à la magistrature. Ces moyens devraient
en effet être adaptés selon l'évolution de la fonction de
magistrat. Actuellement, leur activité est consacrée, d'une part,
en matière civile à plus de 50 % aux affaires familiales,
dont les quatre cinquièmes sont simples juridiquement, mais exigent
qu'un temps considérable y soit consacré, et, d'autre part, en
matière pénale, à la petite délinquance ou à
la délinquance routière. En Bretagne par exemple, la
moitié de l'activité pénale des tribunaux correctionnels
est relative à la délinquance routière, due notamment
à des problèmes d'alcoolémie.
La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel
souhaiterait que la question du nombre des magistrats et celle des moyens mis
à leur disposition, soit clarifiée. Si l'actuel
périmètre devait rester inchangé, il apparaît
clairement que le projet de mise en place, à court ou moyen terme, de
1.200 magistrats supplémentaires serait insuffisant. En revanche,
avec un périmètre redéfini, le nombre actuel pourrait
être très suffisant.
En outre, la réflexion ne devra probablement pas être circonscrite
au corps des magistrats, dans la mesure où il existe un corps de
fonctionnaires : greffiers en chefs et greffiers. Quel rôle
doivent-ils jouer ? Leurs attributions doivent-elle être limitées
à des tâches traditionnelles, sachant que cette restriction leur
donne le sentiment d'exercer une tâche foncièrement
différente de celle des magistrats, et parfois, d'être
placés dans une position subalterne par rapport à eux ? Peut-on
envisager qu'ils apportent une valeur ajoutée à un travail en
équipe, dans laquelle ils assisteraient le juge ? Des réflexions
à ce sujet sont en cours au sein des organisations syndicales de
fonctionnaires.
M. Hervé Grange -
L'accroissement de la saisine du juge a
constitué l'une des évolutions marquantes du métier de
magistrat. Au cours des vingt-cinq ou trente dernières années, le
nombre d'affaires présentées aux juridictions a été
multiplié par trois.
La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel
remarque qu'en substance, les juges constatent que devenus les maîtres
Jacques de la société, ils perdent souvent beaucoup de temps
à des tâches dérisoires et ils déplorent de rendre
un service de mauvaise qualité.
Par ailleurs, ce qui caractérise le juge dans une démocratie, ce
n'est pas qu'il soit associé à la recherche participative des
modes régulatoires, ce n'est pas non plus qu'il puisse être saisi
directement et immédiatement dès que le moindre problème
se pose, et moins encore lorsqu'il s'agit seulement de traiter une
difficulté particulière, c'est qu'il soit accessible lorsque
aucune solution n'a pu être trouvée à un conflit. Il ne se
justifie en effet qu'au sein du conflit, conflit privé ou conflit mixte
d'ordre pénal, et il ne peut alors constituer que l'ultime recours. La
Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel est
attachée à la promotion du rôle du juge comme ultime
recours.
M. Pierre Vittaz -
La question de la subsidiarité du
rôle du juge est également primordiale. Il importe de mettre en
place des acteurs qui s'attacheront à résoudre les litiges de
moindre importance. Dans ce cadre, le juge interviendrait comme recours. Il
n'agirait directement que dans les matières formant le noyau dur de sa
fonction, notamment la protection des droits de l'homme et des libertés
fondamentales.
La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel a
émis un certain nombre de propositions :
- déléguer au parquet les procédures gracieuses,
c'est-à-dire non fondées sur un conflit ou un litige ;
- déléguer aux collaborateurs du juge certaines tâches,
à l'instar de l'Allemagne, où des greffiers en chef prennent en
charge toute une série d'attributions.
M. le Président -
Notre société tend à
se judiciariser, sous l'impulsion des citoyens et parfois, des auxiliaires de
justice. Parallèlement, le besoin d'une justice de proximité
s'affirme. Dans le contentieux familial, les compétences du juge se sont
accrues, à tel point qu'il est parfois conduit à prendre des
décisions qui ne relèvent plus du juridictionnel, mais parfois,
de la psychologie. Corollairement, la médiation familiale s'est
développée, et figure dans certains textes récents. La
justice demeure cependant lointaine pour bon nombre de nos concitoyens.
Cependant, sans décisions de justice, les conflits ne peuvent être
résolus. Il revient en effet au juge de trancher les conflits. Des
alternatives existent uniquement parce que la justice ne dispose pas des moyens
suffisants à l'accomplissement de sa mission. Ces alternatives se sont
développées par défaut : par exemple, le juge unique
a été institué pour pallier les difficultés
sous-jacentes à la collégialité. Dans les
procédures judiciaires, notamment pénales, ne serait-il pas
préférable de recourir à un juge plutôt par exemple
qu'à des délégués du procureur ?
M. Olivier Aimot -
A l'occasion de notre dernière
conférence, nous avions partiellement répondu à cette
interrogation, en affirmant notre souhait que le juge constitue un recours
intervenant après un travail effectué en amont. Ainsi, le juge ne
pourrait être saisi que si une solution amiable, conciliée,
arbitrée ou négociée a été réellement
recherchée au préalable et ce, conformément aux principes
posés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales, c'est-à-dire dans un cadre
contradictoire et prévoyant une assistance aux parties, évitant
tout déséquilibre entre elles.
La judiciarisation s'impose de fait à nous et ce, pour diverses raisons.
Dans ce contexte, il serait bon que le juge n'intervienne qu'en recours,
c'est-à-dire une fois un premier degré de résolution des
litiges proposé. Aujourd'hui, la Cour de cassation est d'ailleurs
elle-même confrontée aux recours devant la Cour européenne
des droits de l'homme. Pour un certain nombre d'affaires, il existe donc un
quatrième niveau de juridiction. Ces tendances ont incité la
Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel
à réfléchir aux conditions de recevabilité de la
saisine du juge.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Vos explications montrent
clairement que le juge doit recentrer ses activités sur le domaine
juridictionnel, et se poser en recours. J'en déduis que le juge devra
être libéré d'un certain nombre de tâches
administratives.
M. Pierre Vittaz -
Absolument.
M. le Rapporteur -
Le juge ne devrait, selon vous, n'être
saisi qu'en cas d'échec des procédures préalables de
conciliation et de médiation, notamment. Vous considérez
probablement que ce travail de préparation doit être
effectué sous l'autorité d'un magistrat. Si tel est le cas, quel
magistrat prendra en charge cette fonction ?
La justice est fort complexe, ce qui rend indispensable une simplification de
son fonctionnement. Comment envisagez-vous l'organisation de la justice de
proximité par rapport à l'organisation générale de
la justice, non pas en termes de procédures, mais d'évolution des
métiers de justice? Que pensez-vous par exemple du regroupement des
tribunaux d'instance et de grande instance dans un tribunal de première
instance. Un tel regroupement modifiera-t-il les rôles respectifs des
magistrats ? Ne risque-t-il pas d'ôter aux juges d'instance leur
principale utilité, qui est d'être au contact des citoyens ou bien
permettra-il de les renforcer dans cette mission ? Quelle place donner aux
Maisons de la justice et du droit, qui accomplissent une mission de
conciliation ? Comment organiser efficacement le travail des juges, des
Maisons de justice et du droit, des médiateurs, conciliateurs, et des
délégués des procureurs, et ce, dans le cadre d'une
justice plus simple, moins lourde et, donc, plus sereine ?
M. Pierre Vittaz -
Dans notre optique, le travail de
préparation n'est pas effectué par le juge, mais par des
médiateurs ou des conciliateurs de justice, qui existent d'ores et
déjà, et font d'ailleurs un excellent travail. Le juge peut
parfaitement intervenir pour désigner un médiateur. Nous estimons
par ailleurs que les avocats ont un rôle primordial à jouer en la
matière : ils doivent engager une négociation avant de
lancer une assignation et saisir la juridiction. Il serait bon que le travail
préparatoire soit effectué sous le regard du juge, mais par
d'autres que lui.
Concernant la justice de proximité, il ne faut pas à mon avis
créer de nouvelles structures, mais développer celles qui
existent, notamment le juge d'instance. Je travaille dans une cour d'appel
où, par tradition, les juges d'instance sont nombreux et
compétents : ils rendent une justice de qualité. Il ne
s'agit pas, en instituant un tribunal de première instance, de dessaisir
les juges d'instance de certaines de leurs attributions, mais de leur confier
d'autres attributions. Dans une logique similaire, nos voisins d'Outre-Rhin ont
confié au juge d'instance le traitement des affaires familiales, dans la
mesure où ce contentieux constitue un contentieux de proximité.
Nos concitoyens n'expriment pas tant un besoin de proximité
géographique que le souhait de pouvoir aisément obtenir un
certain nombre de renseignements notamment sur la conduite des
procédures. Les Maisons de la justice et du droit répondent
à ce besoin. Nous sommes donc favorables au développement de ces
structures, qui ne rendent pas la justice, mais qui donnent aux personnes qui
en font la demande des renseignements d'ordre juridique, via des avocats, des
notaires ou des huissiers, par exemple. Interviennent également dans ces
structures des conciliateurs, des médiateurs, des
délégués du procureur, ainsi que tous les autres
collaborateurs du juge, par exemple, les éducateurs du service
pénitentiaire d'insertion et de probation ou de la protection judiciaire
de la jeunesse. Les Maisons de la justice et du droit ne constituent pas pour
autant un lieu d'intervention du juge.
La représentation nationale a un rôle fondamental à jouer
pour « déjudiciariser » ou du moins, limiter le
périmètre d'exercice du juge. Par exemple, le contentieux
lié aux accidents de la route a fortement diminué grâce
à la loi Badinter de 1995, de même que le contentieux lié
aux chèques depuis leur dépénalisation.
Concernant la réforme de la procédure de divorce, la
Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel a
considéré qu'il n'était pas indispensable, dans le cadre
d'un divorce par consentement mutuel, où les deux parties sont
assistées chacune par un avocat, que le juge se prononce sur l'accord
conclu. Dans une telle logique, peut-être serait-il utile, lorsqu'un
enfant est impliqué, qu'un troisième avocat veille à la
préservation de ses intérêts. A partir du moment où
les parties sont d'accord sur le principe du divorce et sur ses
modalités, et où elles ont bénéficié des
conseils de professionnels, il n'est pas nécessaire que le juge
intervienne. Cette démarche permettrait d'alléger la tâche
des juges. Ils sont actuellement sollicités très
fréquemment pour des demandes d'augmentation ou de réduction de
pensions alimentaires. Il serait plus judicieux qu'un organisme social
rencontre les parties dans le cadre d'une démarche de conciliation, et
que le juge n'intervienne que dans l'hypothèse où aucune entente
n'est trouvée.
M. le Président -
Cette démarche est utilisée
dans le domaine des aides sociales. Une proposition est faite aux familles, et
il n'est fait recours au juge que si cette proposition est refusée.
M. le Rapporteur -
Vous considérez que l'organisation du
tribunal de grande instance et des tribunaux d'instance sous la forme du
tribunal de première instance (TPI) pourrait permettre d'accroître
les moyens dont disposent les juges d'instance. Ne pensez-vous pas que cette
organisation risque de mettre à mal leur indépendance et leurs
motivations ? En outre, le président du TPI sera en outre
peut-être tenté d'utiliser ces juges à d'autres fins que
celles prévues initialement.
M. Olivier Aimot -
L'idée de TPI est née en partie des
réflexions de premiers présidents ayant travaillé dans les
territoires d'outre-mer, où la distinction entre tribunal de grande
instance et tribunal d'instance n'existe pas. L'organisation judiciaire de ces
zones, structurée autour de tribunaux de première instance, nous
est apparue satisfaisante. Les réflexions de ces premiers
présidents ont été présentées à la
Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, qui
les a largement adoptées, du fait des avantages sous-jacents à
une organisation centrée sur un TPI :
- regroupement en une seule juridiction de l'ensemble des attributions du
premier degré, soit actuellement celles de l'instance et de la grande
instance ;
- prise en compte de la réalité du terrain dans l'affectation de
magistrats.
Prenons par exemple le tribunal d'Ambert, situé à
80 kilomètres de Clermont-Ferrand. La présence autour
d'Ambert d'un bassin d'emplois justifie une présence judiciaire. Il
importe d'adapter cette infrastructure à l'évolution
économique et démographique du bassin d'Ambert.
Dans le cadre de l'organisation que nous proposons de mettre en place, le juge
en charge de la section du tribunal d'Ambert exercerait une activité
complète : à une activité traditionnelle d'instance,
faible, il pourrait, par exemple, ajouter, à périmètre
judiciaire constant, du contentieux des affaires familiales de son ressort
géographique ; il pourrait par ailleurs traiter les affaires
correctionnelles jugées à juge unique, actuellement prises en
charge par la juridiction de Clermont-Ferrand.
Une telle organisation territoriale, outre qu'elle facilite l'adaptation de la
localisation des postes de magistrats et de fonctionnaires à
l'évolution de la démographie et de l'activité du ressort,
permettrait à des jeunes avocats de s'installer non plus au siège
du tribunal de grande instance, mais dans telle ou telle section, ce que
certains font déjà devant certains tribunaux d'instance en
Bretagne. Les avocats dans un tel cas remplissent leur fonction traditionnelle,
mais jouent également un rôle de conseil. Un tel schéma
pourrait être par ailleurs, un facteur d'aménagement du territoire.
Je ne cache pas que les juges d'instance ne sont pas très favorables
à une réorganisation de ce type.
M. Hervé Grange -
Je rejoins les propos tenus sur les juges
d'instance. Vous avez fait remarquer que la Conférence nationale des
premiers présidents de cour d'appel, souhaitait les juges soient
dégagés des activités non juridictionnelles. En tout
état de cause, les présidents et, en particulier, les Premiers
présidents souhaitent conserver la maîtrise des moyens de
fonctionnement de leur juridiction, afin de préserver leur
indépendance et leur impartialité.
M. le Président -
La direction est partagée entre le
premier président et le procureur général. Cette
organisation fonctionne généralement bien, mais elle suppose une
bonne entente entre ces deux acteurs. Le greffier en chef joue lui aussi un
rôle important. Dans les mairies, le secrétaire
général ou le directeur général des services
endosse un rôle d'exécution, alors que le maire a un rôle
d'impulsion. Le réel problème réside dans la double
direction premier président-procureur général plutôt
que dans la relation entre le premier président et son greffier en chef,
qui prévaut dans l'organisation administrative française, que ce
soit dans les communes, les départements ou les régions.
M. Hervé Grange -
Ce fonctionnement ne présente pas
de difficulté majeure, dans la mesure où il est clairement
spécifié que les chefs de juridiction et les chefs de cour
gardaient autorité sur les fonctionnaires de justice et sur leur
greffier en chef.
La situation des maires du palaisnous est parfois opposée. Or
les maires du palais n'ont endossé le rôle qui
était le leur uniquement à l'époque des rois
fainéants !
M. Jean-Pierre Sueur -
J'ai été très
impressionné par l'intervention liminaire de Monsieur le
Président. Pour que le chef de cour conserve la maîtrise sur les
personnels, les locaux et les moyens matériels, le procureur
général responsable du parquet doit lui aussi avoir cette
maîtrise. Le principe est fort séduisant, mais des situations
similaires ont soulevé des difficultés : il a fallu
déterminé, dans certains locaux, ce qui relevait du préfet
de ce qui relevait du conseil général. Il a parfois fallu
diviser la direction départementale de l'équipement en deux,
tandis que certains locaux accueillent trois universités.
L'expérience prouve que l'organisation que vous prônez engendre
parfois des complications majeures. Est-il judicieux de faire coexister deux
systèmes visant tous deux à gérer les moyens de la
structure ? Ne pourrions-nous pas imaginer qu'un acteur du type
secrétaire général prenne en charge cette
tâche ?
M. Pierre Vittaz -
Un tel système prévalait avant la
fonctionnarisation des greffes : le parquet disposait d'un
secrétariat autonome. Nous considérons que la maîtrise des
moyens de fonctionnement du juge ne peut dépendre d'une des parties au
procès. En outre, la situation actuelle est marquée par un fort
déséquilibre : dans une cour d'appel ou dans une
juridiction, les trois quarts des magistrats, fonctionnaires et personnels
dépendent directement du premier président. Cette situation est
tout à fait atypique et, dans la pratique, elle n'est pas saine. En
effet, elle engendre parfois des conflits de personnes. L'accord ne se fait
fréquemment que sur le plus petit dénominateur commun, et il
s'avère fort difficile de mettre en oeuvre à deux et dans la
durée une bonne gestion.
Votre proposition que les grandes orientations émanent du premier
président et que l'administration soit composée de personnels
formés pour les mettre en pratique recueille notre assentiment.
Mme Michèle André -
Monsieur le premier président
Aimot a indiqué que l'organisation prévalant dans les territoires
d'outre-mer lui semblait plus intéressante qu'en France
métropolitaine. Comment est née cette différence ?
M. Olivier Aimot -
Du fait de la présence française,
une organisation judiciaire a été instituée dans les
territoires d'outre-mer, mais faute de moyens, et en raison de l'étendue
de la plupart des ressorts, le principe du juge unique puis du tribunal de
première instance a été adopté. A l'usage, il s'est
avéré que ce système fonctionnait bien.
Concernant les relations avec les greffiers en chef, il importe que le
rôle de chaque acteur soit clairement défini. Vous avez
indiqué que dans les mairies, le
secrétaire général exécutait les orientations
et les décisions prises par le maire. Le code de l'organisation
judiciaire prévoit que les chefs de cour et de juridiction sont
responsables de la bonne marche de leur juridiction et que le greffier en chef
travaille sous l'autorité des chefs de cour et de juridiction. Cette
autorité est cependant limitée : en cas de conflit, le
greffier en chef n'est pas tenu d'exécuter les instructions positives et
formelles données par les chefs de cour et de juridiction. Un article du
Code de l'organisation judiciaire dispose en effet que les chefs de cour et de
juridiction ne peuvent se substituer au greffier en chef dans l'exercice de ses
fonctions vis-à-vis des fonctionnaires de son greffe. L'autorité
qu'ont les chefs de cour et de juridiction sur le chef de greffes est donc en
pratique limitée. Des précisions quant au rôle respectif de
chaque acteur doivent donc être apportées.
Concernant la gestion des moyens matériels, nous ne souhaitons pas,
notamment, être responsables des marchés ou des appels d'offres.
En revanche, il est tout à fait clair que ceux qui auront à
mettre en oeuvre les choix budgétaires effectués, après
avis des assemblées générales, à droit constant par
les chefs de cour ou de juridiction, devront le faire sous leur autorité
réelle : les choix opérés doivent pouvoir être
imposés.
M. le Rapporteur -
Concernant les assistants de justice,
pourrait-on envisager de mettre en place un corps d'assistants
bénéficiant d'un véritable statut afin de pallier
l'actuelle précarité qui caractérise cette fonction ?
Ces assistants seraient-ils dans ce cas des juges adjoints, des
référendaires ou des référendaires qui, pour
certaines tâches, travailleraient en tant que juges adjoints ?
Ne pensez-vous pas par ailleurs qu'une séparation entre parquet et
siège engendrerait une fonctionnarisation des procureurs ? Ces
derniers ne risquent-ils pas de perdre progressivement leur statut de
magistrat ?
Enfin, est-il nécessaire de prévoir un juge d'instruction dans
chaque tribunal de grande instance ?
M. Pierre Vittaz -
Nous avons réfléchi à la
place des assistants de justice et il nous est apparu que leur présence
dans les juridictions était trop éphémère. Les
assistants de justice sont en effet des étudiants, dont les plus
brillants quittent rapidement leur fonction, dès qu'ils sont
reçus à un concours. Les juridictions ont au contraire besoin de
collaborateurs permanents.
Or elles disposent d'ores et déjà de tels collaborateurs, sous la
forme de greffiers en chefs. Il est parfaitement envisageable de confier
à ces collaborateurs d'autres attributions que celles qu'ils exercent
actuellement. Les greffiers en chef sont majoritairement titulaires d'une
maîtrise en droit et sont nos collaborateurs naturels. Peut-être
n'est-il en conséquence pas nécessaire de créer un nouveau
métier. Dans un second temps, il conviendrait de faciliter le passage
des greffiers en chef dans la magistrature, sur le modèle de ce qui se
pratique en Alsace. Cette perspective présente en outre
l'intérêt de créer des liens entre les magistrats et les
greffiers en chefs.
Concernant la fonctionnarisation du parquet, nous avons toujours
considéré que les magistrats de parquet devaient être des
magistrats, en raison du caractère judiciaire de leur fonction et de
l'autonomie de décision que cela impliquerait. Nous
réfléchissons à leur statut, mais nous n'envisageons pas
qu'ils puissent devenir des fonctionnaires. Dans la plupart des pays
européens, les membres du ministère public ne sont d'ailleurs pas
des fonctionnaires, mais des magistrats qui ne souffrent pas de la
non-maîtrise des moyens de fonctionnement du juge, dès lors qu'ils
disposent librement de leurs propres moyens.
Par ailleurs, la Conférence nationale des premiers présidents de
cour d'appel ne s'est pas prononcée sur le fait qu'il soit
nécessaire ou non de prévoir un juge d'instruction dans chaque
tribunal de grande instance.
M. Hervé Grange -
Il se dit parfois que les petites
juridictions, notamment les juridictions à une Chambre, n'ont pas
forcément besoin d'un juge d'instruction. Il se dit également
qu'un tribunal sans juge d'instruction ne mérite pas non plus de
procureur, ce qui condamne le tribunal concerné à plus ou moins
brève échéance. Ainsi, un tribunal d'instance de mon
ressort est confrontée à cette menace, ce qui n'est pas sans
créer une forte émotion : les élus et les avocats
craignent que cette juridiction ne soit en train de mourir.
Je rejoins l'analyse sur les greffiers, avec cependant une nuance. Le passage
de la fonction de greffier à celle de magistrat peut être
souhaitable, mais ne doit pas constituer un but en soi. L'important est que la
fonction de greffier soit suffisamment attractive pour qu'il soit possible de
faire carrière au sein de ce corps, afin de ne créer aucune
frustration.
M. Pierre Vittaz -
La carrière de greffier pourrait
comprendre une option plus administrative et une option plus judiciaire. Ainsi,
un greffier en chef qui aura assisté un juge pendant un certain nombre
d'années préférera sans doute continuer dans cette
fonction, plutôt que de retourner à la direction d'un greffe.
Inversement, un greffier qui aura dirigé un service administratif
régional pourra préférer continuer dans cette voie.
M. Olivier Aimot -
Concernant le juge d'instruction, nous nous
plaçons dans la logique exposée précédemment. Nos
réflexions sur la carte judiciaire, et sur l'éventualité
d'un tribunal de première instance ont révélé que
ce problème se réglait de lui-même, même si certaines
réticences se feront jour inévitablement.
Dinan est l'une des plus petites juridictions de France. Elle est située
à 25 kilomètres de Saint Malo, à une
cinquantaine de kilomètres de Saint-Brieuc et fonctionne
parallèlement aux juridictions de Guingamp et de Morlaix. La juridiction
de Dinan comporte au total quatre magistrats du siège, un
président et un vice-président, un juge d'instruction et un juge
des libertés et de la détention. Une mutualisation est
opérée avec Saint Malo, ce qui revient de fait à
régionaliser la fonction de juge des libertés et de la
détention. Matériellement, nous serons donc
inéluctablement conduits à ce que les juridictions comprennent
une structure de proximité, qui ne sera pas de plein exercice :
cette juridiction de proximité non spécialisée disposera
d'attributions très larges, mais qui excluront, par exemple le
contentieux de la détention et d'autres contentieux
spécialisés.
M. le Président -
Je vous rappelle que nous traitons de
l'évolution des métiers de la justice et non de l'organisation de
la justice. Les premiers présidents ont en tout cas défini une
voie permettant de réformer en douceur la carte judiciaire !
M. José Balarello -
Le principal problème auquel la
justice est confrontée réside dans l'encombrement de certaines
juridictions. Ayant été avocat, je considère que le
citoyen devrait réaliser que bien que les affaires pénales soient
très fréquemment évoquées, les affaires civiles,
administratives, commerciales et prud'homales sont cinq fois plus
nombreuses que les affaires pénales. La médiatisation à
outrance de certaines affaires constitue une dérive et il me
paraît inexact de parler de judiciarisation.
Certaines cours d'appel sont très encombrées. J'ai exercé
dans le ressort de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, l'une des cours les plus
encombrées de France. Cette cour a d'ailleurs été
condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme, en raison
de la lenteur des procédures : des affaires relatives au droit du
travail n'étaient traitées qu'après
quatre années d'attente.
Il apparaît nécessaire d'accorder davantage de moyens à la
justice, mais aussi de la réformer. Ne pensez-vous pas qu'un
problème de compétence se pose ? Notamment, de nombreux
délits encombrent les tribunaux correctionnels alors qu'ils devraient
être du ressort du tribunal de police. Ne revient-il pas au
législateur de réformer l'organisation de la justice ? Ne
serait-il pas nécessaire de transformer certains délits en
contraventions ?
M. Pierre Vittaz -
Nous sommes favorables à l'extension du
champ d'application de l'ordonnance pénale aux délits. Des
tentatives en ce sens ont malheureusement achoppé sur une
décision du Conseil constitutionnel. Une telle évolution est
pourtant nécessaire, la composition pénale se
révélant trop lourdement structurée, et impraticable.
En outre, il apparaît clairement que l'évolution vers une
procédure semi-accusatoire et le développement des droits de la
défense conduisent à un allongement des audiences et à
engorgement des rôles. Or à long terme, nous ne pourrons pas
maîtriser cette évolution en nous contentant d'augmenter le
nombre de juges. Pour cette raison, la conférence s'est
déclarée favorable à la notion de
« plaider coupable », c'est-à-dire à une
simplification du procès correctionnel. Il n'y a pas souvent de
discussion sur la culpabilité : la discussion publique à
l'audience s'établirait sur la sanction et sur l'indemnisation des
parties civiles, ce qui permettait d'accélérer le traitement d'un
certain nombre d'affaires. Pour autant, nous n'envisageons pas une mise en
oeuvre du
« plea bargaining » américain.
M. José Balarello -
Vous avez indiqué que le
législateur devait intervenir en matière de déontologie.
Qu'envisagez-vous à ce sujet ?
M. Pierre Vittaz -
Nous pensons que les règles organisant
l'exercice du métier de juge devraient être de nature
législative. La jurisprudence élaborée par le Conseil
supérieur de la magistrature devrait être formalisée et
complétée par la représentation nationale.
M. José Balarello -
Que pensez-vous de la
médiatisation d'un certain nombre de vos collègues ? Une
telle médiatisation n'avait pas cours il y a quelques années.
M. Olivier Aimot - A
près celui mis en place à Paris,
un deuxième poste chargé de communication auprès d'une
cour d'appel a été créé à Rennes. A
l'occasion de la réintégration de la cour d'appel dans le palais
du Parlement de Bretagne, plusieurs manifestations ont été
organisées. Ces manifestations, ouvertes à la population, ont
été une réussite. Il nous est alors apparu
intéressant qu'une personne prenne en charge la diffusion de la
connaissance de l'institution. Un chargé de communication a donc
été recruté, et plusieurs actions ont été
engagées. Un journal,
Questions de justice
, a été
édité, et est décliné dans les colonnes d'un grand
journal régional. Cette voie, à condition d'être
structurée, peut constituer une réponse à l'actuelle
demande d'information et de transmission des connaissances, présentant
l'avantage de ne pas impliquer le juge.
M. Pierre Vittaz -
Sur le fond, nous considérons que dans
une affaire en cours, le juge, contrairement aux parties, n'a pas à
s'exprimer.
M. le Président -
Messieurs les premiers présidents,
je vous remercie.
Audition de M. Laurent MARCADIER,
substitut du procureur du
tribunal de grande instance de Créteil,
secrétaire
général,
et de
Mme Sonya DJEMNY-WAGNER,
secrétaire général
adjoint de l'association des magistrats du parquet
(10 avril
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest,
président,
puis de M. Jean-Pierre Sueur, vice-président
M. Jean-Jacques Hyest, président -
Nous
vous recevons en qualité de responsables de l'Association des magistrats
du parquet. La commission des Lois du Sénat a en effet souhaité
réfléchir à l'évolution des métiers de la
justice et, notamment, celui de magistrat. Notre réflexion inclut les
notions de proximité et de spécialisation. Plusieurs questions
lui sont sous-jacentes. Les magistrats doivent-ils avoir une carrière
distincte au siège et au parquet ? Est-il préférable
que les métiers soient plutôt spécialisés ou
plutôt généralistes ?
Les entretiens de Vendôme ont été l'occasion d'engager des
réflexions à ce sujet.
M. Laurent Marcadier -
Je tiens à vous remercier,
au nom de l'Association des magistrats du parquet, de nous avoir conviés
devant cette mission d'information sur l'évolution des métiers de
la justice. Notre association a été créée en
octobre 1999 et représente aujourd'hui environ 18 % des
magistrats du parquet, tous grades confondus, à savoir substituts,
procureurs de la République, avocats généraux, procureurs
généraux et procureurs de la République. 65 % des
membres de cette association sont issus d'une cour autre que celles de Paris ou
de Versailles. Dès lors que nous avons été invités
à participer aux débats de cette mission, nos membres, tant en
province que dans les arrondissements proches, nous ont fait part de leurs
réflexions. Nous gardons à l'esprit les conclusions de la mission
sénatoriale conduite en 1996 s'intitulant « quels moyens pour
quelle justice ? » et sommes de ce fait conscients de notre
responsabilité d'association représentative.
Je tenais également à vous informer qu'actuellement, l'ambiance
dans les parquets, quelle que soit leur taille ou leur implantation
géographique, n'est pas empreinte d'optimisme. Les magistrats du parquet
s'interrogent en effet sur la situation présente, mais aussi sur leur
devenir au sein de la magistrature. Ils sont actuellement confrontés au
paradoxe suivant. D'une part, leurs missions et charge de travail n'ont
cessé de croître depuis une dizaine années. En effet, les
parquets doivent faire face à une augmentation conséquente de la
délinquance, ainsi qu'à une judiciarisation toujours plus forte
de la vie publique et des rapports entre les citoyens. Rien ne semble plus
pouvoir se régler à l'extérieur d'un tribunal. D'autre
part, l'appartenance des magistrats du parquet au corps de la magistrature est
remise en cause et certains contestent leur mission de direction de la police
judiciaire. Par ailleurs, la question de l'indépendance des magistrats
du parquet se pose de manière récurrente et les réponses
qui y sont apportées varient d'année en année, voire de
semestre en semestre. Enfin, leurs conditions de travail se sont rapidement
dégradées.
Les réponses que nous serons, j'espère, en mesure de vous
apporter tiendront compte de cette inquiétude relative au statut des
magistrats et à leurs conditions de travail. Nous évoquerons
également un point sur la formation dispensée par l'Ecole
nationale de la magistrature.
Je laisse la parole à Madame Djemny-Wagner, qui évoquera la
question du statut des magistrats du parquet.
Mme Sonya Djemny-Wagner -
L'évolution marquant le
statut des magistrats du parquet n'a pas à notre sens été
menée à terme, ce qui provoque l'inquiétude de nos
collègues, dans la mesure où nous assistons à une remise
en cause récurrente de leur qualité de magistrat et de leur
qualité de membre du corps de la magistrature. Notamment, nous avons lu
un certain nombre d'interventions qui prônent, au nom d'une meilleure
lisibilité du système judiciaire et d'un modèle unique de
procès pénal, une modification du statut des magistrats du
parquet, qui consacrerait une rupture de l'unité du corps de la
magistrature ou une fonctionnarisation pure et simple des membres du parquet.
On nous oppose bien souvent le corporatisme des magistrats et des membres du
parquet. Je ne nie pas qu'à l'instar de tous les autres corps, les
magistrats défendent leurs intérêts. Il faut cependant
garder à l'esprit, lorsque l'on aborde la question du statut des membres
du parquet, que des intérêts divers entrent en jeu. Ils recouvrent
tout d'abord ceux des avocats, dont certains souhaitent tendre vers un
modèle de procédure pénale à l'anglo-saxonne, qui
leur confèrerait un plus grand rôle en termes de direction des
enquêtes. Ils recouvrent également les intérêts des
hauts fonctionnaires et des commissaires de la police nationale : ceux-ci
ont expliqué dans un certain nombre d'écrits que le parquet ne
devait plus diriger la police judiciaire, et se contenter d'intervenir
a posteriori
, sur courrier. Cette vision archaïque du parquet
constitue un retour en arrière de vingt ou trente années. Les
intérêts exprimés au sein du parquet recouvrent par
ailleurs ceux de nos collègues du siège, également
inquiets. Ces derniers ont l'impression, le parquet étant remis en
cause, qu'ils pourront renforcer leur légitimité en se
différenciant de lui.
Il est vrai que les écrits publiés dans la presse ont une grande
portée, mais ils ne reflètent pas nécessairement le point
de vue de l'ensemble des acteurs du système judiciaire. De nombreux
avocats sont attachés au corps unique de la magistrature. Il me semble
nécessaire de rappeler que les magistrats du siège sont
également très majoritairement attachés à
l'unité du corps de la magistrature, contrairement à ce que
laisse entendre un certain nombre de parutions ou de prises de position
récentes.
Cet attachement au statut actuel du parquet et à la poursuite d'un
rapprochement avec le siège témoigne d'une exception
française. Cette notion, selon le contexte dans lequel elle est
utilisée, revêt une connotation plutôt positive ou
plutôt négative. En l'occurrence, le fait que le parquet soit
membre de la magistrature apparaîtrait comme une exception
française à supprimer.
Or les membres du parquet ne sont pas une simple partie poursuivante, ce qui
constitue un élément positif. Ainsi, dans le système
français, les magistrats du parquet se posent avant tout en tant que
défenseurs des libertés individuelles, dans le cadre du
contrôle de la mesure de garde à vue, ainsi que du contrôle
des locaux de garde à vue et, de façon plus
générale, des locaux dans lesquels s'exerce une contrainte ou
dans lesquels les libertés sont diminuées, les hôpitaux
psychiatriques par exemple. Les magistrats sont également garants des
libertés dans la mesure où ils interviennent pour protéger
les mineurs, sous la forme d'une assistance éducative, ou les incapables
majeurs. Ils s'intéressent par ailleurs au suivi du déroulement
des procédures collectives devant les tribunaux de commerce. Enfin, ils
jouent un rôle croissant d'aide aux victimes et dans l'accès au
droit.
En outre, les magistrats du parquet ne jouent pas uniquement un rôle en
matière d'accusation. La conception qu'ont les magistrats du parquet de
leur fonction a évolué. La formation commune au sein de l'Ecole
nationale de la magistrature avec leurs collèges du siège a
beaucoup joué dans cette évolution. Les magistrats du parquet,
notamment les plus jeunes, refusent de soutenir l'accusation quoi qu'il arrive.
Il arrive qu'en leur âme et conscience, ils estiment en arrivant à
l'audience que le dossier ne tient pas. Il arrive également qu'ils
soient convaincus par les débats et, donc, qu'ils ne soutiennent pas
l'accusation. Les magistrats du parquet ont ainsi parfaitement le droit de dire
qu'ils ne croient pas à un dossier, et corollairement, de se placer du
côté de la défense. Par exemple, lors du dernier
procès de Patrick Dils, le magistrat du parquet a requis
l'acquittement même s'il n'a pas alors été suivi par le
jury populaire, mais il n'en reste pas moins intéressant de le noter.
Le parquet n'est pas une simple partie poursuivante également parce
qu'il défend la société. Il défend une
vérité et, s'il est une partie, il a néanmoins
l'obligation de rester objectif. Contrairement aux avocats qui défendent
leur client et une certaine version des faits, même s'ils ne croient pas
à cette version, et c'est à leur honneur, les membres du parquet
ont le devoir de défendre ce qu'ils pensent être la
vérité.
Les membres du parquet sont attachés à leur statut de magistrat,
parce qu'un pouvoir croissant leur est conféré. Des missions de
plus en plus nombreuses et importantes leur sont confiées. En outre, le
traitement en temps réel s'accompagne d'un pouvoir conséquent de
contrôle sur la police judiciaire. Il permet également la mise en
oeuvre de solutions alternatives aux poursuites. D'ailleurs, ces mouvements
d'adaptation à la réalité, au nombre croissant d'affaires
et à l'augmentation de la délinquance ont émané du
parquet, et ont ensuite été repris par des textes de loi. Les
alternatives aux poursuites constituent un pouvoir important. Notamment, la
composition pénale a conféré aux magistrats du parquet un
pouvoir comparable à celui dont disposent les juges du siège. Il
ne s'agit donc pas de remettre en cause les fonctions des magistrats du
parquet, mais de définir clairement leurs fonctions. Via la composition
pénale, les magistrats sont pratiquement en mesure de prononcer une
peine à l'égard d'une personne ayant commis une infraction.
L'accroissement des pouvoirs des magistrats du parquet s'exprime
également à travers une véritable direction de la police
judiciaire, du fait notamment de l'application de la loi du
15 juin 2000 relative à la protection de la présomption
d'innocence, et à travers les contrôles en temps réel de la
garde à vue.
Les nouveaux pouvoirs conférés aux magistrats du parquet doivent
être compensés par un statut garantissant une indépendance,
afin de leur permettre de se prononcer sans pression ni du pouvoir
exécutif, ni du pouvoir législatif, ni, d'une façon
générale, des personnes intéressées par le cours de
la justice. Dans ce but, nous appelons à un achèvement de la
réforme du statut de magistrat du parquet, et à un rapprochement
avec les magistrats du siège. Les magistrats du parquet se
considèrent en effet comme des magistrats, des juges de la poursuite. A
ce titre, leur statut doit être rapproché de celui des magistrats
du siège.
A notre sens, le statut des magistrats du parquet doit évoluer, et la
direction de la police judiciaire, s'affirmer.
M. José Balarello -
J'ai été avocat
pendant de nombreuses années et suis avocat honoraire. Si nous
introduisons la fonctionnarisation des juges, nous ne pourrons plus
procéder aux passages entre le siège et le parquet.
Mme Sonya Djemny-Wagner -
Cette possibilité de
passage entre le siège et le parquet est un argument souvent
avancé pour mettre en exergue le mélange des genres et la
complexité du fonctionnement de la justice. Je ne pense toutefois pas
que les citoyens sachent qu'il est possible de passer du siège au
parquet.
M. José Balarello -
Les journalistes ne
comprennent pas le fonctionnement de la justice, ce qui ne les empêche
pas d'écrire des articles sur la justice. Néanmoins, je ne pense
pas que la mauvaise compréhension des citoyens de l'institution
judiciaire soit imputable au statut des magistrats du parquet. D'ailleurs, il
n'est pas certain que les citoyens sachent qu'il est possible de passer du
siège au parquet. Cela nous porte préjudice. Auparavant, il y
avait très peu d'articles sur la justice.
M. Laurent Marcadier
- Pour rebondir sur les propos de
Monsieur le sénateur, je dirais que les passages entre le parquet et le
siège étaient considérés comme une source
d'enrichissement. Il est évident que dans l'esprit de ceux qui
souhaitent rompre l'unité du corps de la magistrature, il y aurait
obligation, à la sortie de l'Ecole, de choisir son appartenance aux
fonctions du siège ou du parquet, de manière définitive.
Quant à nous, nous défendons le principe de l'unité du
corps de la magistrature.
En outre, notre pouvoir de direction de la police judiciaire est
systématiquement remis en question, comme faisant porter sur le parquet
des responsabilités qui ne lui incomberaient pas. Par ailleurs, les
parquets sont remis en question s'agissant des classements sans suite. On nous
indique que nous classons trop de procédures mais une analyse plus fine
permet de constater que les instructions données par les parquets ne
sont pas respectées parce qu'ils sont confrontés à un
déficit d'effectifs au sein des services d'investigation de la police
nationale, voire de la gendarmerie. Il est évident que, dans les
ressorts urbains, la police nationale souffre d'un déficit de formation
des officiers et agents de police judiciaire et des autres agents
chargés d'exécuter les actes de police ordonnés par les
magistrats. Nous avons donc l'impression qu'au nom de la police de
proximité, on a sacrifié les services d'investigation. En tant
que tel, comment voulez-vous qu'un parquet mène à terme une
procédure et poursuive l'auteur d'une infraction lorsque le service
enquêteur répond qu'il n'est pas possible d'intervenir dans
certains quartiers difficiles ou que ses effectifs sont insuffisants.
Par ailleurs, nous sommes confrontés à un problème plus
idéologique ou philosophique. Le Syndicat des commissaires et des hauts
fonctionnaires de police remet en cause publiquement la tutelle des magistrats
du parquet sur l'action de la police judiciaire. Ce syndicat souhaite selon le
triptyque qu'il défend depuis deux ans, que les policiers
enquêtent, que les juges jugent et que le parquet contrôle a
posteriori. C'est une suppression pure et simple de l'article 12 du code
de procédure pénale. Nous estimons que les acteurs politiques et
judiciaires doivent prendre position et rappeler avec force qu'il appartient
aux seuls magistrats de diriger l'action de la police judiciaire. La police n'a
pas à faire ce que bon lui semble en mettant les magistrats devant le
fait accompli.
Nous souhaitions développer le thème de la nécessaire
participation du citoyen à l'action de la justice. L'Association des
magistrats du parquet a pris position sur la question en estimant qu'à
l'heure actuelle, il serait illusoire de voir les citoyens participer à
des formations correctionnelles. Certains peuvent déjà
siéger en tant qu'assesseurs au tribunal pour enfants. Les choses sont
différentes en matière correctionnelle. Dans nos juridictions
respectives, nous sommes tous confrontés à une pression et
à une violence croissantes sur les victimes ou sur les témoins.
Ces violences s'exportent à présent vers les juridictions
périphériques d'Ile-de-France, mais aussi à Lyon,
Bordeaux, Marseille, Lille, etc. Les violences se déroulent à
présent à l'intérieur même des salles d'audience et,
dans ce contexte, on envisage mal que des citoyens puissent juger autrui alors
qu'en sortant du tribunal, ils pourraient faire l'objet de pressions ou de
représailles.
Cette proposition présentée par Madame le garde des Sceaux dans
le cadre des entretiens de Vendôme a été débattue
dans les différentes juridictions et nos membres nous ont signalé
qu'en l'état actuel des problèmes de notre société,
la participation des citoyens aux jugements relevait de l'utopie. D'ailleurs,
sur ce thème, l'Association des magistrats du parquet a toujours
été favorable à la mise en place de programmes
spéciaux de protection des victimes ou témoins de certaines
infractions. Il s'agit ni plus ni moins que de reconstruire le lien entre les
citoyens et la justice. Nous nous sommes félicité de la loi sur
la sécurité quotidienne qui prévoit des systèmes de
protection. Nous pensons toutefois que nous devons aller au-delà.
En ce qui concerne les conditions de travail actuelles, elles sont
dégradées et les fonctions de magistrat du parquet sont
dévalorisées.
Mme Sonya Djemny-Wagner -
Il est souvent avancé
que les membres du parquet ne peuvent pas être contactés par
téléphone. Je rappelle que les tâches sont de plus en plus
nombreuses, que les magistrats travaillent en temps réel et souvent
24 heures sur 24. Si les membres du parquet ne répondent pas au
téléphone, c'est simplement parce que les appels sont tellement
nombreux qu'il devient impossible de tous les traiter. Les magistrats du
parquet travaillent sans relâche, voire la nuit, et c'est une fonction
difficile. Nous revendiquons une prise de conscience générale de
la difficulté de cette fonction. J'ai l'habitude de comparer ce travail
à celui des internes en médecine.
Vous nous avez interrogés sur la formation. L'Ecole nationale de la
magistrature est une bonne école, contrairement à l'Ecole
nationale d'administration, qui ne forme pas aux métiers pour lesquels
les élèves sont programmés. A la sortie de l'Ecole
nationale d'administration, les élèves peuvent devenir magistrat,
administrateur ou préfet sans toutefois être formés pour
ces fonctions. A l'Ecole nationale de la magistrature, les élèves
sont formés pour être magistrat, juge ou membre du parquet. Nous
sommes toutefois soucieux de l'évolution de cette école, car nous
constatons que les membres du parquet sont de plus en plus nombreux et que la
formation ne suit pas en nombre d'effectif dans les classes. Par exemple, en
spécialisation, le nombre d'enseignants est identique que l'on forme 15
juges des enfants ou 70 magistrats du parquet. De la même façon,
le contenu de la formation est inadapté.
M. Laurent Marcadier -
Les précisions que nous
avons souhaité vous apporter corroborent parfaitement le constat du
Conseil supérieur de la magistrature quant à une
désaffection croissante pour les fonctions de magistrat du parquet. Un
projet de transparence des nominations au sein du corps a été
publié ce matin. Pour un magistrat du siège qui accepte d'aller
au parquet, environ 8 ou 9 magistrats du parquet souhaitent être
nommés au siège. Le dernier tiers des élèves
sortant de l'Ecole nationale de la magistrature est souvent contraint de
rejoindre les rangs du parquet. De même pour les recrutements
parallèles. A l'issue de leur formation, ils sont orientés vers
des postes au parquet car le volontariat ne suffit plus.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Si j'ai bien compris,
vous êtes très attachés à votre qualité de
magistrat. Il faut que le parquetier soit un magistrat, non pas un accusateur,
mais un garant des libertés publiques qui peut être amené
à accuser, mais aussi à plaider l'acquittement. Par ailleurs,
vous vous prononcez en faveur de l'unité du corps des magistrats, avec
toutefois la possibilité de passer du parquet au siège et
inversement. Je n'ai entendu personne remettre en cause votre qualité de
magistrat. Vous considérez que la spécificité
française doit être maintenue, y compris dans un avenir lointain.
Puisque de nouvelles tâches apparaissent, quelles sont celles qu'il
convient de retirer ? Quelles sont celles que vous n'exercez pas et qu'il
faudrait prévoir pour plus d'efficacité, avec une justice plus
simple et rapide ? Enfin, quelle articulation cohérente et souple
envisagez-vous pour la justice de proximité et les contrats locaux de
sécurité ?
M. Laurent Marcadier -
Nos collègues parquetiers
qui ont 20 années d'expérience ont l'impression d'avoir
exercé deux métiers différents. Il y a encore une dizaine
d'années, la fonction de parquetier consistait à se rendre aux
audiences correctionnelles pour soutenir l'action publique. Le traitement en
temps réel n'existait pas. Or, à l'heure actuelle, dans certaines
juridictions, le traitement en temps réel représente 80 %
des procédures. Auparavant, le magistrat du parquet restait dans son
cabinet et traitait son courrier, les plaintes déposées par les
victimes et gérait l'action de la police judiciaire par le biais de
« soit-transmis ». Aujourd'hui, un magistrat du parquet se
déplace pour visiter les locaux de garde à vue, se rend aux
contrats locaux de sécurité, au conseil communal de
prévention de la délinquance, aux commissions de lutte contre les
troubles de jouissance dans l'habitat collectif, etc. En résumé,
les motifs de sortie de son cabinet se sont multipliés. Nous nous en
félicitons. Nous estimons que les magistrats ne doivent pas rester dans
leur tour d'ivoire, coupés de ce qui se passe dans la commune ou au sein
du département. Le magistrat doit participer aux
événements de la vie de la cité. Nous vous remettrons un
document présentant notre vision sur la politique de la ville. Le
contrat local de sécurité est un lieu où le procureur de
la République ou son représentant obtiennent des informations sur
les événements de leur ressort d'activité, mais en retour,
ils peuvent également en donner. Nous craignions que le contrat local de
sécurité impose au procureur de rendre des comptes sur telle ou
telle procédure. Hormis ce bémol, si chaque cocontractant reste
dans les fonctions qui sont les siennes, cette instance peut se
révéler positive. En tant que telle, nous ne la remettons pas en
question.
Mme Sonya Djemny-Wagner -
Nous ne demandons pas qu'on
nous retire des tâches. Tel n'est pas notre discours. Toutefois, nous
devons conserver une certaine cohérence. Par exemple, il n'est pas
souhaitable d'envoyer des substituts ou d'autres magistrats se prononcer en
plein coeur d'une cité dans laquelle les policiers ont eux-mêmes
des difficultés à se rendre. C'est pourtant ce que l'on nous
demande parfois : aller sur le terrain pour assurer la justice de
proximité sans protection aucune. Ceci n'est pas envisageable et nous
devons rester réalistes. Nous ne remettons pas en cause la justice de
proximité, mais nous demandons que les moyens soient mis en oeuvre pour
que la vie des personnels ne soit pas en jeu.
En ce qui concerne les tâches que nous n'exerçons pas, nous n'en
demandons pas plus. En revanche, nous souhaitons exercer pleinement nos
fonctions, en particulier, la direction de la police judiciaire.
M. Laurent Marcadier -
Je voudrais revenir sur le rapport
des sénateurs Fauchon-Jolibois, sur les moyens de la justice (1996-1997)
qui parlait d'une justice asphyxiée, débordée et
paralysée. En ce qui concerne la justice de proximité, nous ne
voudrions pas que les délégués du procureur ou le
médiateur ou encore la maison de justice et du droit soient une
manière de régler les problèmes juridictionnels d'un
tribunal. La création de 30 postes de délégué du
procureur ne peut en aucun cas résoudre le problème des effectifs
au sein d'un parquet.
M. le Rapporteur -
Etes-vous favorables à la
composition pénale ?
M. Laurent Marcadier -
En l'état actuel, la
composition pénale a peu été mise en oeuvre, compte tenu
des moyens nécessaires pour l'assurer. Je n'ai pas le recul
nécessaire pour vous répondre. Je ne m'oppose pas sur le
principe, mais attendons de voir avant de juger.
M. le Rapporteur -
Etes-vous favorables au
« plaider coupable » ?
Mme Sonya Djemny-Wagner -
Non. Nous parlions d'exception
française. Je ne vois pas l'intérêt d'importer ce type
d'institutions surtout si le but est de pallier un manque de moyens. A chaque
fois, ce genre de proposition intervient parce qu'il n'est plus possible de
rendre la justice dans les bonnes conditions. Greffer ce membre étranger
à notre système ne serait pas une bonne chose. Restons à
la composition pénale qui est une sorte de « plaider
coupable », acclimaté à notre système
judiciaire.
M. José Balarello -
La magistrature est
actuellement surchargée de travail. Nous avons beaucoup moins de
magistrats que les autres pays d'Europe. Ne pensez-vous pas que la
dépénalisation de certaines infractions pourrait être
envisagée ? Au cours de ces dernières années, nous
avons pénalisé à outrance. C'est la faute du Parlement,
pas la vôtre. Une solution ne consisterait-elle pas à rendre des
délits passibles de contraventions du tribunal de police ? Par
exemple, dans mon département, une affaire concernant des bergers qui
avaient tué des loups a été portée devant le
tribunal correctionnel. N'aurait-il pas été plus efficace de
porter l'affaire devant le tribunal de police ?
M. Laurent Marcadier -
Il existe un principe
d'opportunité des poursuites du parquet. Il est toujours possible de ne
pas engager de poursuites contre les bergers dont vous parlez.
M. José Balarello -
Détrompez-vous, il y en
a eu deux à Nice, hier.
Mme Sonya Djemny-Wagner -
Je ne pense pas que ce soit une
solution. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu un mouvement de
pénalisation. Nous avons également introduit des
dépénalisations dans le code en 1994. Le plus choquant reste
toutefois que l'on repénalise ce qui est déjà
pénalisé. On recrée des infractions très
spécialisées alors que l'on pourrait les poursuivre par d'autres
chefs d'accusation.
M. Jean-Pierre Sueur, président -
Mes chers
collègues, Monsieur le rapporteur, je pense que nous pouvons clore nos
débats.
Nous vous remercions pour votre participation, vos efforts de concision et de
clarté. Nous allons méditer vos textes.
Audition de Mme Martine de MAXIMY,
juge des enfants au
tribunal de grande instance de Paris,
vice-présidente de
l'Association des magistrats
de la jeunesse et de la famille
(24
avril 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Madame de Maximy, je vous
remercie d'avoir bien voulu répondre à notre invitation.
Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre association ?
Mme Martine de Maximy
- Notre association s'appelle
l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille.
Actuellement, les juges aux affaires familiales y sont peu nombreux.
Moi-même, je n'ai jamais exercé ces fonctions. Je peux très
bien avoir des idées globales sur ce que doit être la relation
entre le juge des enfants et le juge aux affaires familiales. Néanmoins,
concernant la pratique quotidienne, je ne peux pas me permettre de
répondre, car je la connais mal.
Je précise que le métier de juge des enfants est plus qu'une
spécialisation. Je pense que nous pouvons même parler d'un
privilège de juridiction, puisqu'il est spécialisé en
fonction de l'âge du justiciable, ce qui en fait une particularité
tout à fait spécifique. De là à vous dire que
l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille
est totalement favorable à l'idée de conserver la
spécificité de la justice des mineurs, je pense que vous deviez
vous en douter. Cette spécificité unifie notre façon de
travailler avec les mineurs. Elle donne le ton de cette justice.
M. Christian Cointat, rapporteur
- Nous voyons qu'il existe de
nombreux métiers au sein de la justice : le juge aux affaires
familiales, le juge de l'application des peines, le juge de l'exécution,
etc... Ne pensez-vous pas que tout cela ne fait que renforcer le peu de
lisibilité de la justice pour le citoyen ? Ma seconde question est
la suivante : comment voyez-vous l'évolution du rôle du juge
des enfants au cours des prochaines années ?
Mme Martine de Maximy
- Je crois que la spécialisation
des juges, notamment ceux que vous avez cités, permet une approche plus
facile des justiciables. Elle produit une justice favorisant la
compréhension et la proximité. Par exemple, le juge de
l'application des peines assure le suivi des peines, voit
régulièrement le condamné. Il peut également
modifier sa décision. Il s'agit véritablement d'une justice de
continuité.
De même, le juge des enfants, grâce à l'assistance
éducative, assure le suivi de l'évolution de ses
décisions. De notre côté, nous ne sommes pas
parcellisés. Au contraire, nous assurons une continuité,
mais de proximité. Je précise que le juge des enfants est
compétent pour un secteur territorial donné. Ainsi, non seulement
nous sommes spécialisés en fonction de l'âge, mais
également en fonction du territoire sur lequel nous exerçons nos
activités. Chaque juge agit sur un quartier, ou plusieurs communes, au
sein du département, de façon à connaître beaucoup
mieux toutes les instances locales qui participent à la vie du
département ou du quartier. Je crois que la spécialisation rend
la justice plus lisible, plus proche et plus compréhensible, car elle
lui permet d'être plus facilement interpellée par les instances,
tout en restant plus proche du justiciable. Il faut toutefois faire en sorte
que la justice ne perde pas son âme en agissant de la sorte.
Quelle peut être l'évolution du rôle du juge des enfants au
cours des prochaines années ? Je pense que le métier de
juge des enfants évolue en rapport avec les phénomènes
sociaux. Je ne pense pas qu'il puisse faire autrement. Je suis moi-même
juge des enfants depuis 1982, tout en ayant fait quelques incursions dans le
métier de juge d'instruction au cours de ma carrière. Je pense
que si nous voulons pouvoir continuer à être un peu efficaces dans
nos réponses, nous allons devoir prendre en compte différentes
approches sociales, ainsi que les théories psychologiques relatives aux
fonctionnements familiaux et à l'évolution de la
personnalité des gens. Nous sommes donc obligés de mettre en
place des stratégies nouvelles, sous peine d'être totalement
inutiles.
Par exemple, nous nous sommes aperçus que nous avions beaucoup de
difficultés à faire comprendre notre rôle à
certaines familles en situation d'immigration particulièrement complexe.
Nous ne savions pas non plus quelles étaient les solutions susceptibles
d'être apportées aux problèmes posés par leurs
enfants. Nous avons alors demandé à des intermédiateurs
culturels, qu'il s'agisse d'anthropologues, ou de psychologues, de venir
à l'une des audiences, de façon à pouvoir faire
émerger leur véritable problématique et à
déterminer le travail qu'il pourrait faire avec eux. Tels sont les
exemples d'interventions nouvelles mises en place par la justice, en
réponse à des situations nouvelles.
En ce qui concerne les mineurs isolés, nous sommes en train de mettre en
place un programme de création d'un foyer d'accueil et de prise de
contact avec les autorités roumaines. Un juge va par exemple partir en
Roumanie, afin d'assurer une liaison entre nos deux pays. Je pense que la
spécialisation de la justice des mineurs nous confère une sorte
de fluidité dans la façon dont nous pouvons faire notre travail.
Je pense que ce mode de fonctionnement n'est permis que par la
spécialisation.
M. le Rapporteur
- Ne pensez-vous pas que la
spécialisation risque d'engendrer un certain manque de recul ? Par
ailleurs, pouvez-vous nous en dire un peu plus au sujet de la
territorialisation ?
Mme Martine de Maximy
- Je ne pense pas que cette
spécialisation risque de nous étioler. J'ajoute que l'on ne parle
pas à un mineur comme l'on parle à un majeur. L'objectif n'est en
effet pas du tout le même. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un risque de
fermeture.
Pour en venir à la question de la territorialisation, je signale que, de
tout temps, nous avons été en liaison avec les acteurs de
terrain. Il n'est pas possible de travailler réellement sans eux. Il
n'est pas possible de ne pas connaître son territoire. Nous rencontrons
par exemple les travailleurs sociaux, les responsables scolaires, et ce, le
plus souvent, à notre demande. Nous sommes donc en contact avec le tissu
territorial.
La politique territoriale relève d'un autre domaine de
compétence. Je pense d'ailleurs qu'elle concerne beaucoup plus le
parquet que le juge des enfants. Le rôle du juge des enfants consiste
à travailler sur un cas individuel, même s'il prend en compte ce
qui l'entoure, afin de comprendre la question. Notre travail ne relève
pas de l'animation de quartier. De toute façon, nous n'en avons pas le
temps. Je pense en outre que nous devons conserver un relatif
éloignement. Je ne suis d'ailleurs pas la seule à le penser,
même si tous les juges ne le pensent pas autant que moi. Il demeure que
nous devons rencontrer des gens du territoire, dans le but de l'insertion et de
la prévention. Je rappelle en effet que les juges sont les garants de la
liberté individuelle.
M. le Rapporteur
- Quelle est la frontière entre les
compétences du juge aux affaires familiales et celles du juge des
enfants ?
Mme Martine de Maximy
- Il s'agit d'une question complexe.
Toute fonction judiciaire implique une redéfinition constante de sa
fonction. La fonction de juge des enfants est fondée sur la notion de
danger de l'enfant. Le juge aux affaires familiales a pour rôle de
régler un conflit parental, afin de déterminer l'autorité
parentale, et de régler un conflit éventuel sur la
résidence des enfants, ou les droits de visite. Très souvent, les
justiciables font d'abord appel au juge des enfants pour qu'il statue sur la
garde des enfants. Je pense notamment à cet exemple d'enfants vivant
avec leur père dans une île lointaine, et qui, au moment de passer
des vacances avec leur mère, déclarent vouloir rester avec elle,
sous le prétexte que leur père pratique sur eux des
attouchements, bien qu'il soit apparu par la suite que cela n'était pas
le cas. L'avocat saisi alors à la fois le juge aux affaires familiales
et le juge des enfants. Il est vrai que le juge des enfants statue en urgence.
Je reçois alors un coup de téléphone du juge aux affaires
familiales, qui me dit qu'il est dans l'incapacité de statuer tout de
suite, car le délai d'appel n'étant pas passé, il n'est
pas possible de reprendre une ordonnance. Le juge aux affaires familiales me
demande alors de recevoir au moins la famille, afin de déterminer si les
enfants sont en danger, du fait du grave conflit des parents.
Mon rôle est de vérifier si les enfants sont en danger. Si je
constate qu'il existe un vrai danger chez l'un ou l'autre des parents, je
prends alors des mesures. La décision du juge des enfants est
motivée par le danger.
M. Bernard Saugey
- La saisine des deux juges n'est-elle pas
problématique dans un certain nombre de cas ?
Mme Martine de Maximy
- Tout à fait. Telle est
d'ailleurs la raison pour laquelle nous devons être très prudents.
La mesure de protection la plus attentatoire à l'autorité
parentale est le placement. Il n'enlève néanmoins que la garde
physique. Le droit de correspondance et de visite est maintenu. Si l'on veut
priver les parents du droit de correspondance et de visite, il faut prendre une
ordonnance motivée.
M. Bernard Saugey
- Vous nous avez parlé de la
complémentarité. Existe-il néanmoins des conflits
susceptibles d'entraver la procédure ? Pouvez-vous nous dire ce qui
pourrait être envisagé pour que l'évolution des
métiers soit véritablement cohérente ?
Mme Martine de Maximy
- Je pense que l'établissement
d'une bonne communication entre le juge aux affaires familiales et le juge des
enfants devrait permettre de résoudre le conflit. Je pense que la
spécificité du juge des enfants, liée à la notion
de danger, n'est pas du tout la même chose. La garde entre les deux
parents est finalement totalement résiduelle dans la fonction de juge
des enfants. Il est extrêmement rare que l'on confie un enfant à
l'autre parent, par ordonnance de placement. En général, si un
enfant est placé, il l'est plutôt à l'extérieur, ou
chez un autre membre de la famille. Il demeure que cette possibilité est
inscrite dans le code. Tout est donc possible.
Je pense néanmoins que nous avons le souci de respecter le travail du
juge aux affaires familiales sur ce point. Or, de toutes manières, les
conflits sont tels, lorsque l'enfant est en danger, qu'il n'est pas
forcément très bon de le placer chez l'un ou l'autre des parents.
Il est arrivé, par exemple, qu'un juge aux affaires familiales ait pris
une décision différente de celle que j'avais prise au
départ. Néanmoins, comme il n'y avait pas de danger, j'ai
laissé cette solution se mettre en place.
M. le Rapporteur
- Le système actuel vous convient
donc. Vous ne semblez pas particulièrement favorable à la
création d'un juge unique de la famille.
Mme Martine de Maximy -
Non, je n'y suis pas favorable. Nous
sommes juges des mineurs, alors que le juge aux affaires familiales est le juge
de la famille
M. le Président -
Que pouvez-vous nous dire au sujet de la
spécialisation du parquet des mineurs ?
Mme Martine de Maximy
- J'y suis totalement favorable. A
Nanterre, le parquet a été déspécialisé et
territorialisé. Cette décision a été prise à
cause de la nécessité de développer la prévention
et la présence du parquet sur le terrain. La spécialisation du
parquet des mineurs me paraît pourtant être une chose très
importante. De plus, nous devons normalement travailler en coopération
avec le substitut, car il est à la fois le spécialiste des
mineurs, tout en étant soumis à la territorialisation. A titre
personnel, je dois dire que j'ai toujours très bien travaillé
avec les substituts. J'ajoute qu'ils se comportent parfois comme des aides
à la décision. Il s'agit d'un véritable travail en
équipe, chacun conservant d'ailleurs sa spécificité, ce
que je trouve très intéressant. Je trouve par conséquent
très regrettable que certains parquets aient été
déspécialisés, au motif de résoudre de simples
problèmes d'effectif, ce qui est très regrettable. Il est vrai
que les substituts des mineurs, en particulier à Paris, ne savent plus
où donner de la tête.
M. Paul Girod
- Vous nous avez dit que le juge des enfants
voyait sa mission évoluer au fur et mesure de l'évolution de la
société. Avez-vous le sentiment que la dangerosité des
enfants les uns par rapport aux autres a évolué ? Cela vous
a-t-il conduit à modifier la conception du conflit interne qui peut
être propre à cette catégorie de population ?
Mme Martine de Maximy
- Nous ne pouvons pas nié que les
chiffres du pénal ont augmenté, cela me paraît être
une évidence. Il est vrai que la délinquance réelle a
doublé. Nous sommes aujourd'hui saisis de faits pour lesquels nous
n'étions pas saisis auparavant, si ce n'est au simple titre de
l'assistance éducative.
Je voudrais donner l'exemple du comportement violent des enfants à
l'école. Imaginons un enfant de 14 ans qui donne un coup de poing
à sa professeur. Il y a six ans, un tel cas aurait donné lieu
à une assistance éducative, car on aurait considéré
que cet enfant avait des problèmes de comportement et qu'il fallait
faire quelque chose pour lui. Aujourd'hui, une telle affaire aurait
donné lieu à l'ouverture d'un dossier pour coups et blessures
volontaires sur personne chargée d'une mission de service public. Il est
vrai que la juridiction pénale permet de traiter ce dossier avec des
mesures éducatives. Il demeure que la façon d'aborder le dossier
n'est pas la même et que l'enfant et ses parents ne se rendent pas dans
le même état d'esprit chez le juge des enfants. Nous ne pouvons
donc pas dire que la situation se soit améliorée. Mais elle n'est
cependant pas aussi grave que l'on peut l'entendre.
M. Paul Girod -
Vous êtes donc à la fois la
protectrice de certains enfants et le juge des autres. Pensez-vous que ce genre
de difficultés vous complique plus la vie aujourd'hui qu'il y a dix
ans ?
Mme Martine de Maximy
- Je pense que dans le cas d'un enfant
de moins de 16 ans, des mesures éducatives me paraissent tout de
même plus adaptées. Au-delà de 16 ans, il est certain
que nous devons faire appel à un tribunal pénal. En revanche, je
pense que, face à un enfant de 13 ans, notre efficacité est
certainement plus importante si nous rentrons dans l'assistance
éducative. Nous sommes néanmoins toujours soumis à
l'ordonnance de 1945 qui affirme la priorité de la réponse
éducative sur la réponse répressive. Encore faut-il noter
que rien ne nous empêche, une fois la réponse pénale
donnée, d'ouvrir un dossier d'assistance éducative, si l'enfant
continue à rencontrer des éléments de danger dans sa
famille. L'intérêt de la double fonction de juge des enfants est
que nous disposons de plusieurs solutions de prise en charge. Il arrive
d'ailleurs qu'un enfant suive une assistance éducative comme
réponse au délit pour peu que les services habilités (PJJ)
ne puissent assurer sa prise en charge dans un délai raisonnable. Je
dois dire que, pour ma part, je défends tout à fait cette
souplesse car un mineur délinquant et bien souvent aussi un mineur en
danger.
M. Paul Girod
- Existe-il un changement dans vos rapports avec
les enfants ?
Mme Martine de Maximy
- Non, tout à fait franchement,
il n'existe aucun changement. Il s'agit simplement de mettre ces enfants en
confiance. J'ai parfois du mal à les faire venir. Je développe
néanmoins des stratégies pour les voir. Cela me paraît en
effet nécessaire qu'ils répondent à la convocation du
juge. Je dois dire que j'agis dans un quartier, dans le sud du
18
ème
arrondissement, où il existe une forte
proportion de population d'Afrique sub-saharienne Il s'agit de personnes qui
ont du mal à répondre aux convocations car ils n'ont pas de
boîtes aux lettres, ne savent pas lire ou ignorent tout du juge des
enfants. Il m'arrive donc parfois de les faire convoquer par le commissariat.
M. le Rapporteur -
Les rapports avec les parents ont-ils
évolué de manière négative ?
Mme Martine de Maximy
- Non, pas dans le bureau du juge, dans
tous les cas.
M. le Président
- Quel jugement portez-vous sur la
présence d'assesseurs dans les tribunaux pour enfants ?
Mme Martine de Maximy
- En ce qui concerne la justice des
mineurs, je crois que nous devons axer nos réponses sur le recrutement.
Nous procédons ainsi à des recrutements de personnes provenant du
secteur associatif. Je pense qu'il s'agit de personnes capables de nous
apporter des choses positives. Elles ont d'ailleurs bien souvent une vision un
peu différente de celle que nous pouvons avoir. Elle nous apporte
d'ailleurs des éléments de décision. Il est
également intéressant que les citoyens puissent être
associés à des fonctions de justice, car leurs diverses
expériences constituent un apport tout à fait essentiel. Je suis
pour ma part tout à fait favorable à la présence de ces
assesseurs. Ils représentent une véritable aide à la
décision. Il s'agit de gens très sérieux, qui
étudient consciencieusement les dossiers et participent avec rigueur
à la décision puisqu'il s'agit d'une véritable
collégialité.
M. le Rapporteur
- Pensez-vous que cela puisse
s'étendre à d'autres domaines ?
Mme Martine de Maximy -
Pourquoi pas. Je dois dire qu'en
matière correctionnelle par exemple, je préférerais qu'il
y ait un juge et deux assesseurs, à la condition qu'ils soient
recrutés de façon prudente.
M. le Président -
Les jurés d'assises étaient
naguère sélectionnés. Je ne suis cependant pas certain
qu'il s'agisse de la meilleure solution.
Mme Martine de Maximy -
Je précise pour ma part que le
recrutement socioprofessionnel des jurés parisiens est souvent
très satisfaisant. L'assesseur, dans le cadre de l'échevinage,
n'occupe cependant pas la même fonction que dans une cour d'assises. La
cour d'assises renvoie à l'idée du jugement par le jury
populaire. Il ne s'agit pas du tout de la même idéologie.
L'échevinage concerne les gens qui sont intéressés par la
fonction de juge et qui sont susceptibles de rendre correctement la justice. Je
pense que nous devons être tout à fait vigilants sur ce point.
M. Paul Girod
- Il est plus judicieux de faire appel à
des gens dont le métier ou les occupations témoignent de leur
intérêt pour les problèmes propres à la jeunesse,
que d'effectuer un tirage au sort parmi le public.
Mme Martine de Maximy
- Absolument.
M. Laurent Béteille
- Je ne suis pas certain qu'il soit
si facile que cela de trouver de telles personnes. Il est avant tout
nécessaire de s'adresser à des personnes indépendantes,
sans a priori.
Mme Martine de Maximy
- J'ai eu de la chance, car les
personnes que j'ai reçues étaient foncièrement
intéressées par cette fonction nouvelle pour eux. Certaines sont
mues par l'idée que cela peut être utile pour la suite de leur
carrière. Cela n'empêche pas qu'ils fassent bien leur travail. Je
dois dire que, pour ma part, je n'ai eu aucun problème véritable
avec les assesseurs.
M. le Rapporteur
- Comment sont nommés les
assesseurs ?
Mme Martine de Maximy
- Je me souviens d'une époque
où le président du tribunal menait campagne auprès des
enseignants. D'autres professions sont aussi représentées, mais
la majorité est recrutée parmi les enseignants, chefs
d'établissements ou membres d'associations s'occupant de jeunes.
Auparavant, les fonctions d'assesseur étaient surtout occupées
par des dames qui ne travaillaient pas, mais qui voulaient tout de même
rester actives. Elles n'étaient cependant pas très au fait de la
jeunesse actuelle.
M. le Rapporteur
- L'échevin doit-il n'avoir qu'une
voix consultative ou doit-il prendre part à la décision ?
Mme Martine de Maximy
- Je pense qu'il faut que
l'échevin ait une voix délibérante, mais le
président, magistrat professionnel, doit jouir tout de même d'une
certaine prépondérance.
M. le Rapporteur -
Que pensez-vous des assistants de justice ?
Mme Martine de Maximy -
Je dois dire que quelques-uns travaillent dans
nos services. Il s'agit d'étudiants en droit qui se destinent à
préparer le concours de la magistrature. Ils sont
généralement extrêmement utiles. Par exemple, une
assistante m'a préparé un énorme dossier sur l'arrêt
Perruche. Je trouve ce type de recrutement très intéressant.
M. le Président -
Nous nous intéressons
également à la formation. Pensez-vous qu'elle soit
adaptée ?
Mme Martine de Maximy
- Je pense que la formation est
suffisante. De toute façon, il s'agit de former au départ des
généralistes. Tel est d'ailleurs la richesse de l'Ecole, puisque
les stages permettent de passer par toutes les fonctions. Je pense
réellement que la formation initiale est très correcte, tel est
en tout cas le sentiment que donnent les auditeurs.
Par ailleurs, le regroupement de fonction après la première
année me paraît constituer une excellente chose, car il permet aux
gens de faire le point sur leurs fonctions et de disposer d'un
complément de formation. En ce qui concerne la formation continue, il
existe tout de même énormément de programmes qui permettent
de développer certains points des fonctions spécialisées.
Cependant, je pense que l'absence de formations interprofessionnelles peut
constituer un manque. Par exemple, il y a longtemps, le centre de Vaucresson
était un véritable creuset de formation, à la fois des
juges des enfants et des éducateurs. Cela conférait d'ailleurs
une identité commune à la profession. Je regrette par
conséquent que cela n'existe plus. Il n'existe pratiquement plus de tels
regroupements.
J'anime moi-même un stage organisé dans cet esprit, dans lequel
psychologues et magistrats sont regroupés. Le résultat est
très satisfaisant car il pousse les gens à communiquer et
à connaître la logique de l'une et l'autre fonction.
M. le Président -
Je vous remercie.
Audition de Mmes Christine MOUTON-MICHAL,
juge de l'application
des peines au tribunal de grande instance de Bobigny,
secrétaire
générale de l'Association des juges de l'application des
peines,
et Anne-Marie MORICE-VIGOR,
juge de l'application des peines
au tribunal de grande instance d'Evreux,
membre du Bureau de l'Association
des juges de l'application des peines
(24 avril
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M. Jean-Jacques Hyest, président
- Nous avons le plaisir de recevoir Mmes Christine
Mouton-Michal, secrétaire générale, et Anne-Marie
Morice-Vigor, membre du Bureau de l'Association des juges de l'application des
peines. Je pense qu'il serait utile, pour commencer, de préciser quelles
sont les fonctions du juge de l'application des peines. Nous souhaiterions
également connaître votre sentiment sur la spécialisation
des magistrats.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Il existe un juge de
l'application des peines par tribunal de grande instance. Il est cependant
possible qu'il y en ait beaucoup plus en fonction de la localisation des
établissements pénitentiaires. Deux fonctions essentielles
reviennent au juge de l'application des peines. Il est tout d'abord
chargé du contrôle de l'exécution et de l'application des
peines dites « en milieu ouvert » ;
c'est-à-dire les peines probatoires, le sursis de mise à
l'épreuve, le travail d'intérêt général, mais
aussi l'aménagement des courtes peines, ainsi que le contrôle des
libérés conditionnels, qui doivent être suivis après
leur libération. Je pense aussi au suivi socio-judiciaire, ainsi qu'au
bracelet électronique, dans les endroits où ce bracelet a
été mis en place à titre expérimental. Ces
fonctions concernent tous les juges de l'application des peines en France. Il
en existe au moins un par tribunal de grande instance.
Le juge de l'application des peines est, par ailleurs, celui qui a le pouvoir
d'accorder les mesures d'aménagement de peine au sein des
établissements pénitentiaires. Les mesures principales sont les
suivantes : la permission de sortie, les réductions de peine, les
placements extérieurs, la semi-liberté, la libération
conditionnelle, ainsi que les suspensions et les fractionnements de peine.
Il faut par ailleurs savoir que, si ces compétences sont les mêmes
dans toute la France, les fonctions sont très diverses en fonction de la
localisation des établissements pénitentiaires. Certains juges de
l'application des peines n'exercent leur fonction que dans le milieu ouvert,
d'autres agissent à la fois en milieu ouvert et en milieu fermé.
Je suis moi-même actuellement vice-présidente du tribunal
d'Evreux. Je m'occupe dans le même temps du centre de détention de
Val-de-Reuil, qui est un établissement pour les longues peines. Je suis
également en charge de l'aménagement des courtes peines avant
écrou, concernant les peines ou les reliquats de peines
inférieurs à un an, qui n'ont pas été mis à
exécution. Je ne m'occupe pas du tout du milieu ouvert,
indépendamment de ces deux aspects.
Mme Christine Mouton-Michal
- Je suis juge de l'application
des peines au tribunal de grande instance de Bobigny. Je m'occupe, avec une
autre collègue, de la maison d'arrêt de Villepinte, qui est une
maison d'arrêt réunissant à la fois des prévenus et
des condamnés. Il existe en moyenne entre 150 et 180 condamnés
dans cette maison d'arrêt. En ce qui concerne le milieu ouvert, je dois
dire que je préfère l'expression de « peine restrictive
de liberté » par rapport à celle de « peine
privative de liberté ». Dans ce domaine, il s'agit d'assurer
le suivi des personnes mises à l'épreuve ou placées en
liberté conditionnelle. Je pense également aux
aménagements des courtes peines, définis par l'article
D. 49-1 du code de procédure pénale.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Nous pouvons par ailleurs
préciser que les juges de l'application des peines sont peu nombreux.
Mme Christine Mouton-Michal
- Il existe actuellement 204 juges
d'application des peines. Il faut toutefois distinguer les juges de
l'application des peines nommés par décret de ceux qui ne le sont
pas. Il existe encore 71 tribunaux en France dans lesquels le juge de
l'application des peines n'a pas été désigné par
décret. Par conséquent, c'est le juge du tribunal de grande
instance qui exerce la fonction de juge de l'application des peines. Il faut
dire par ailleurs que la majorité des juges de l'application des peines
exerce d'autres fonctions, dans d'autres tribunaux. La juridictionnalisation,
c'est-à-dire l'entrée en application de la loi du 15 juin 2000,
volet application des peines, a provoqué un accroissement de travail du
juge de l'application des peines, puisque seulement 29 postes de juge de
l'application des peines ont été créés. Ceci porte
le chiffre de 175 postes en 2000, à 204, alors qu'il existe 264
tribunaux de grande instance en France. Seuls les juges de la région
parisienne exercent une fonction de juge de l'application des peines à
90 % ou 84 %. J'ai moi-même été juge du tribunal
de grande instance de Senlis. Je n'étais pas un juge
spécialisé, mais j'étais un juge de l'application des
peines pendant à peu près 25 % de mon temps.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Au tribunal d'Evreux, nous
sommes trois juges de l'application des peines, compte tenu de la
présence du centre de détention du Val-de-Reuil, qui est un
centre de détention national. Il existe également une maison
d'arrêt. A l'évidence, nous pourrions exercer à plein temps
la fonction de juge de l'application des peines. Or, comme le tribunal de
grande instance d'Evreux n'est pas un très gros tribunal, nous sommes
soumis à l'obligation d'y participer. Cela fait partie des
difficultés auxquelles nous devons faire face.
Avec la juridictionalisation, les présidents ont eu l'attention
attirée sur la nécessité d'essayer de libérer le
juge de l'application des peines d'une certaine charge de travail.
M. le Président -
Que pensez-vous de la
spécialisation des magistrats ?
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- La plupart de nos
collègues pense, comme nous, que la fonction de juge de l'application
des peines doit être spécialisée, c'est-à-dire
qu'elle doit fonctionner en cabinet, à l'instar du juge d'instruction et
du juge des enfants. D'ailleurs, cela est désormais prévu. Il
s'agit d'une spécialité qui suppose une disponibilité, car
il faut pouvoir réagir en urgence, en cas de difficulté, à
l'occasion d'une audition ou du suivi d'une peine dite restrictive de
liberté, ou en cas de difficulté dans le cadre d'une
libération conditionnelle. Si nous étions occupés à
d'autres tâches du tribunal, à l'évidence, nous ne
pourrions pas réagir dans l'urgence.
J'ajoute que le nombre très important des mesures restrictives de
liberté nécessite que ces mesures soient suivies pour quelles
puissent rester crédibles. Qu'il s'agisse de libération
conditionnelle, ou de peine de sursis avec mise à l'épreuve,
elles n'ont de crédibilité que si elles sont effectivement
suivies. Il est également nécessaire qu'elles puissent être
révoquées en cas d'incidence de difficultés. Il existe
130.000 mesures restrictives de libertés en France, ce qui
constitue un chiffre tout à fait considérable.
Mme Christine Mouton-Michal
- A Bobigny, il existe
actuellement 5 000 mesures restrictives de libertés, pour 4 juges de
l'application des peines. Il s'agit uniquement des peines restrictives de
liberté, ce qui s'appelle le milieu ouvert. Tel est le chiffre de la
Chancellerie, qui figure dans une circulaire du mois de février 2001. Il
faut également noter que 1.200 mesures sont prononcées par des
magistrats en milieu ouvert, restrictives de liberté, plus 250 mesures
d'aménagement ou de remise de peine. Il faut également tenir
compte de ce que nous appelons le milieu fermé.
Il est vrai que cela constitue un problème. Par exemple, la petite
délinquance est très importante dans le département de
Seine-Saint-Denis. Or, il s'agit précisément du domaine dans
lequel les mesures restrictives de liberté sont importantes. Il faut
assurer un suivi des mises à l'épreuve, de l'exécution des
travaux d'intérêt général. A mon avis, il
s'agit de mesures de prévention face au développement d'une plus
grande délinquance.
M. le Président -
Quels sont les moyens des juges ?
Disposent-t-ils de collaborateurs ?
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Le juge de l'application des
peines travaille en étroite collaboration avec le service
pénitentiaire d'insertion et de probation, anciennement appelé
comité de probation et d'assistance des libérés. Le nombre
d'éducateurs composant le service d'insertion et de probation, qui
intervient à la fois en milieu ouvert et en milieu fermé, est
très insuffisant pour suivre de près toutes les mesures prises en
milieu ouvert.
Mme Christine Mouton-Michal
- A Bobigny, il existe
actuellement 26 travailleurs sociaux pour suivre 4 500 personnes. Les
travailleurs sociaux estiment qu'ils ne peuvent pas suivre plus de 60 personnes
à la fois.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor -
Dans la région
parisienne, il existe une fronde de tous les éducateurs qui,
au-delà d'un certain nombre, refusent de suivre les dossiers.
D'où le fait que dans la région parisienne, certaines peines ne
sont pas exécutées. Tel n'est cependant pas le cas en province,
car la gestion de proximité assurée par les juges et les
directeurs d'insertion et de probation, permet d'imposer un nombre de dossiers
plus importants.
Il est certain néanmoins, qu'en dépassant 150 dossiers par
éducateurs, il est plus difficile d'exercer un certain suivi. Il n'est
pas possible de considérer qu'il existe un véritable suivi, en
cas de contrôle ou de rendez-vous fixé tous les deux mois. Or, la
crédibilité des mesures restrictives de liberté, ou des
mesures d'aménagement de peine, telles que la libération
conditionnelle, passe par la réalité du suivi, c'est
évident. Les juges de l'application des peines en sont convaincus. Ils
n'ont cependant pas les moyens de cette politique.
Nous sommes par ailleurs confrontés chaque année à
l'application du décret de grâce collectif. Je peux en effet vous
assurer que pour un juge de l'application des peines, il s'agit d'une chose
aberrante qui, chaque année, nuit fortement à notre
crédibilité, indépendamment de nos efforts. Par exemple,
le paradoxe veut qu'à cette époque de l'année, une
personne reconnue coupable ait intérêt à être
condamnée à une peine courte d'emprisonnement qui pourra
être graciée, plutôt qu'à un travail
d'intérêt général. Telles sont les aberrations que
peuvent comporter notre système. Je pense par conséquent que
l'effort que nous devons faire consiste à augmenter le nombre de juges
de l'application des peines, ainsi que le nombre d'éducateurs, afin que
ces mesures puissent retrouver toute leur crédibilité. Nous
sommes en effet convaincus que les mesures restrictives de liberté ainsi
que les mesures d'aménagement de peine ont leur utilité sociale,
à la condition que le partenariat soit plus important qu'il ne l'est
actuellement.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Selon vous, quels
aménagements faudrait-il apporter aux compétences du juge de
l'application des peines, afin de renforcer la cohérence de sa
mission ?
Mme Anne-Marie Morice-Vigor -
Nous souhaiterions d'abord vous
faire part des incohérences actuelles. Vous devez savoir que le droit de
l'exécution des peines, ainsi que les mesures législatives, ou
les décrets, ne sont qu'une série de bricolages successifs.
La juridictionnalisation a apporté une plus grande cohérence,
mais elle n'a été que partielle. Il était en effet
difficilement envisageable de juridictionnaliser, du jour au lendemain, la
totalité des mesures d'aménagement de peine. Actuellement, nous
traitons de deux manières différentes les mesures
d'aménagement de peine. Certaines, comme les permissions et les
réductions de peine, continuent d'être décidées en
commission de l'application des peines, sans voix de recours du
condamné. D'autres sont prises à l'issue d'un véritable
débat contradictoire avec des possibilités de recours ; il
en est ainsi des demandes de semi-liberté ou de libération
conditionnelle.
Je rappelle pour ceux qui ne le savent pas que, dans le cas de peines
inférieures à dix ans, ou de peine plus longue mais dont le
reliquat de peine est inférieur ou égal à trois ans, la
libération conditionnelle relève de la compétence du juge
de l'application des peines. Les recours contre ses décisions sont
examinés par la chambre des appels correctionnels. Pour les peines
supérieures à dix ans, avec un reliquat de peine de trois ans,
les demandes de libération conditionnelle sont examinées par une
nouvelle juridiction, la juridiction régionale de la libération
conditionnelle, et en appel, par la juridiction nationale de la
libération conditionnelle.
En résumé, un appel d'une permission de sortie (par le parquet
exclusivement) est examiné par le tribunal correctionnel, alors qu'une
décision sur une demande de libération conditionnelle est
examinée, selon les cas, par la chambre des appels correctionnels ou la
juridiction nationale de la libération conditionnelle.
Enfin, le relèvement de la période de sûreté est de
la compétence de la chambre d'instruction du lieu de détention.
Ainsi, pour un même dossier, il peut y avoir des décisions prises
par le tribunal correctionnel, en appel par la chambre des appels
correctionnels, ainsi que par la chambre d'instruction du lieu de
détention. S'il existe un problème d'exécution de peine,
il faudra saisir la chambre d'instruction du lieu de condamnation. En cas de
demande de confusion de peine, c'est la dernière juridiction qui a
statué qui est compétente. Au contraire, en cas de demande de
relèvement d'une interdiction d'une peine complémentaire, il
conviendra de saisir la juridiction qui a prononcé cette
décision. Les condamnés détenus se promènent par
conséquent dans toute la France, en fonction des compétences
liées à ces problèmes d'exécution de peine. Cela
dépasse bien évidemment le problème de l'application des
peines. Il fallait néanmoins faire passer le message des
incohérences liées au bricolage effectué depuis de
nombreuses années, sur les problèmes d'application et
d'exécution de peine. Très franchement, tous les magistrats
chargés de l'exécution et de l'application des peines pensent
qu'il faudrait procéder à une refonte totale du droit
d'exécution des peines.
Mme Christine Mouton-Michal
- Il appartient au juge de
l'application des peines de prononcer la révocation, en cas de
manquement aux obligations de la libération conditionnelle. Il s'agit de
la même chose en ce qui concerne le socio-judiciaire. En cas de sursis
avec mise à l'épreuve, il appartient au tribunal correctionnel de
prononcer la révocation, sur requête du juge de l'application des
peines.
L'Association nationale des juges de l'application des peines demande par
conséquent de procéder à une juridictionalisation
complète de toutes les mesures concernant les peines restrictives de
liberté (milieu ouvert).
Une autre particularité mérite également d'être
signalée. Lorsqu'un tribunal prononce une peine d'emprisonnement
égale ou inférieure à 6 mois -il s'agit en l'occurrence
d'une peine ferme, mais qui n'est pas exécutoire immédiatement-
le juge de l'application des peines a la possibilité de demander au
tribunal de transformer cette peine de 6 mois en sursis avec obligation
d'effectuer un travail d'intérêt général. Encore
faut-il dire que ces peines sont souvent prononcées parce que le
condamné a fait défaut à l'audience. Or, pour prononcer
une peine d'intérêt général, il est
nécessaire que la personne soit présente, afin de signifier son
accord. Lorsque la condamnation est prononcée ailleurs que dans la
juridiction du lieu de résidence, il appartient au tribunal du lieu de
condamnation de prononcer ce qu'il est appelé la conversion en sursis,
à la condition d'effectuer un travail d'intérêt
général. Je pense que la situation serait bien plus efficace si
le juge de l'application des peines avait la possibilité de prononcer
cette conversion, car la mesure pourrait être immédiatement
appliquée. Il peut parfois se passer un an entre le moment où le
juge de l'application des peines reçoit la personne qui a
été condamnée à cette peine dans son bureau, et le
moment où a lieu cette conversion.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Globalement, il pourrait
être possible de donner des délais plus large au juge de
l'application des peines, et de ne dépendre que d'une seule juridiction,
qui connaisse tous les recours. Je dois dire que la dispersion est
réellement totale actuellement. Or, à moins d'être
extrêmement spécialisé, personne ne peut réellement
s'y retrouver.
M. le Président -
Il faut en outre noter qu'en ce qui
concerne le milieu fermé, les transfèrements sont fort nombreux.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Tout à fait. Il faudrait
réellement que le tribunal et le juge de l'application des peines du
lieu de détention connaissent toutes les difficultés
d'exécution et d'application de la peine. Or cela n'est pas du tout le
cas. Beaucoup de transfèrements sont liés à des
problèmes juridiques qui n'ont jamais été
réglés. Je dois dire que le droit de l'exécution des
peines et de l'application des peines est une succession de réformettes,
qui n'ont pas réellement permis de mettre à plat l'ensemble des
difficultés.
Je dois dire que la loi du 16 juin 2001 nous permet de sortir un peu de
l'ombre, car le juge de l'application des peines était si mal connu, que
nous finissions par connaître les décisions qu'en cas de
dysfonctionnement, ou d'échec d'une décision d'aménagement
de peine. Nous pointons alors du doigt le rôle du juge de l'application
des peines comme négatif, alors que, s'il lui était donné
les moyens d'agir, ce juge, en termes de prévention de la
récidive, serait devenu tout à fait efficace.
Nous voulons également créer les moyens juridiques de
l'exécution de la décision. Il faut en effet savoir que le juge
de l'application des peines éprouve beaucoup de difficultés pour
donner un ordre à un policier ou à un gendarme, car son
autorité n'est pas reconnue en tant que telle.
Seul l'article D. 116-1 lui donne un pouvoir d'investigation en termes
d'enquête. Il ne lui donne cependant pas véritablement de pouvoir
en cas de difficulté d'exécution. Certes, il a le pouvoir de
décerner une ordonnance aux fins de conduite, un avis de recherche, un
mandat d'arrêt, ou un mandat d'amener, il n'a cependant pas les moyens de
suivre ces mesures. Par exemple, le juge a la possibilité de
décerner un mandat d'arrêt. Il n'existe cependant aucun texte qui
lui donne véritablement le pouvoir de faire des commissions rogatoires
pour assurer le suivi de ces mandats d'arrêt. Un premier pas a toutefois
été franchi, car avant la juridictionnalisation, cette
possibilité de mandat d'arrêt ou de mandat d'amener n'existait pas.
J'ai néanmoins éprouvé une difficulté à
l'occasion d'une permission, où un mandat d'arrêt que j'ai mis
à exécution n'a pas été exécuté par
la police et la gendarmerie, malgré mon coup de téléphone.
Pour les autorités de police et de justice, le juge de l'application des
peines est précisément celui qui n'applique pas les peines, mais
qui fait sortir ceux qu'ils ont fait entrer en prison. Il existe par
conséquent un problème d'image et de crédibilité de
la fonction, et ce au détriment du bon fonctionnement du rôle du
juge de l'application des peines et de l'exécution des décisions
qu'il prend. Non seulement, nous devons disposer de moyens juridiques, mais il
faut également que les autres partenaires, en l'occurrence les services
de police et de gendarmerie, comprennent l'utilité du juge de
l'application des peines et lui obéissent. Ce qui n'est absolument pas
le cas aujourd'hui.
Par exemple, en cas de permission, si nous sommes informés que celle-ci
se déroule mal, et que nous informons la police locale que nous avons
retiré la permission, nous nous faisons alors reprocher de l'avoir mis
dehors.
M. le Président -
Nous savons bien que les juges peuvent
avoir des difficultés à faire appliquer leur décision.
Est-ce le fait d'un manque de moyens juridiques ?
Mme Christine Mouton-Michal
- Il est vrai que nous ne
disposons pas des commissions rogatoires. Par exemple, un de mes
collègues a voulu faire délivrer une commission rogatoire pour
demander à la police d'effectuer des contrôles dans le cas de
placements extérieurs. La police a pourtant refusé de se plier
à cette demande.
M. le Président -
Il est vrai que la mission de la police
n'est pas forcément de vérifier si le comportement d'une personne
n'est pas satisfaisant. En revanche, il appartient à la police d'aller
chercher un détenu qui n'est pas rentré de permission.
Mme Christine Mouton-Michal
- Il s'agit d'une personne qui
doit respecter des horaires précis. Il est vrai que nous n'avons pas
suffisamment de personnel.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Nous sommes donc face à
deux problèmes. Tout d'abord, nous sommes face à un
problème juridique. Nous ne disposons pas, en effet, de tout l'attirail
juridique. Nous sommes également face à des problèmes
d'autorité et de crédibilité du juge de l'application des
peines sur l'administration pénitentiaire, d'une part, ainsi que sur la
police et la gendarmerie, d'autre part. La semaine passé, en commission
d'application des peines, j'ai moi-même décidé d'accorder
une autorisation de sortie sous escorte pénitentiaire, afin qu'un
détenu passe devant le médecin de la commission technique
d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep), afin de
déterminer s'il pouvait ou non bénéficier d'une allocation
adulte handicapé. L'administration pénitentiaire, en commission
d'application des peines, m'a dit que cela était possible. Elle n'a
cependant pas exécuté la décision, en considérant
qu'elle n'en avait pas les moyens.
J'ai moi-même émis une autorisation de sortie, sous escorte de
gendarmerie, pour qu'un détenu puisse se rendre aux obsèques de
sa mère. Or, la gendarmerie a refusé d'exécuter cet ordre.
Je dois dire que cette situation est tout de même moins grave que celle
où, par exemple, la gendarmerie refuserait d'exécuter un mandat
d'arrêt ou un mandat d'amener. Il demeure que nous sommes
réellement face à un problème. Avec la
juridictionnalisation, les autorités de police et de gendarmerie
commencent à connaître le juge de l'application des peines.
Auparavant, ce fonctionnement était beaucoup trop occulte. Il
n'apparaissait, à la lueur de l'actualité, qu'à l'occasion
d'un échec des mesures d'aménagement de peines. Nous ne disposons
cependant pas du terrain juridique suffisant. D'autre part, il faudrait que le
juge de l'application des peines puisse être entendu, lorsqu'il demande
aux autorités de police et de gendarmerie, d'intervenir en cas
d'échec des mesures. Car, plus on intervient tôt, et plus nous
avons des chances d'être efficaces. Je pense en effet qu'il est de toute
évidence trop tard pour intervenir, dès lors que la personne est
en cavale.
M. le Rapporteur -
Que pensez-vous, d'une part, de la
formation des magistrats, d'autre part, du développement du travail en
équipe ?
Mme Anne-Marie Morice-Vigor -
S'agissant de la formation, des efforts
considérables ont été effectués. Avec la loi sur la
juridictionnalisation, les offres de formation efficaces devraient se
multiplier.
Je suis magistrat depuis 15 ans, et juge d'application des peines depuis 10
ans. A l'époque, je disposais de très peu
d'éléments sur l'application des peines. J'ai donc appris sur le
tas. J'ajoute que la juridictionnalisation a crédibilisé la
fonction de juge de l'application des peines. Auparavant, il était
illusoire de penser faire carrière en demandant un poste de juge de
l'application des peines : on choisissait ce poste pour des raisons
géographiques, ou par passion pour la fonction.
Les choses sont différentes à présent. Je crois que
grâce à la juridictionnalisation et à la
crédibilité qu'elle a permis d'apporter à la fonction, les
postes de juge de l'application des peines sont devenus beaucoup plus
demandés, ce qui est tout à fait positif.
En ce qui concerne le travail en équipe et le partenariat, il faut
savoir que le premier partenaire évident, et le seul dont nous
disposons, est le service pénitentiaire d'insertion et de probation. Il
s'agit d'un partenaire obligatoire en milieu ouvert. En milieu fermé, le
juge de l'application des peines intervient à la fois avec le service
d'insertion -le même organisme qui intervient en milieu ouvert- et la
détention.
De mon côté, j'ai eu tendance à penser que, jusqu'à
cette loi, beaucoup de juges de l'application des peines étaient mal
traités par la pénitentiaire. Un juge de l'application des peines
qui intervient tout seul dans un établissement pénitentiaire,
dès lors qu'il subit une pression autour de lui, ne peut pas toujours
faire ce qu'il souhaite. Les permissions de sortie sont gérées
par le greffe de l'établissement pénitentiaire. Le jour où
nous fonctionnerons totalement en cabinet, nous aurons également
gagné de l'indépendance par rapport à la
pénitentiaire. Nous dépendons totalement d'eux sur le plan
matériel. Nous sommes donc obligés de collaborer de
manière positive. Il demeure qu'institutionnellement, la place du juge
de l'application des peines est très difficile à prendre,
quoiqu'elle le soit beaucoup moins depuis la loi sur la juridictionnalisation.
M. le Président -
La gestion des détenus vous
échappe donc totalement.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- Tout à fait. Nous pouvons
par exemple nous rendre compte en cours de débat que le détenu a
été transféré. Il arrive que des détenus
soient promenés à travers toute la France, sans que le juge en
ait été averti. Nous nous retrouvons alors dessaisis de fait de
ce qui devait être une audience, parce que l'administration
pénitentiaire aura transféré une personne.
Mme Christine Mouton-Michal
- La création des centres
pour peine aménagée est par ailleurs une chose qui nous
inquiète beaucoup, parce qu'il s'agirait d'un centre
pénitentiaire spécialisé pour faire évoluer les
détenus. Or, cet aménagement dépendait du juge de
l'application des peines. A présent, le centre pour peine
aménagée dépendra uniquement de l'administration
pénitentiaire. Finalement, l'évolution du détenu, les
modalités d'exécution de la peine échapperont totalement
au juge de l'application des peines. Il est vrai qu'il s'agit d'un
véritable problème, parce que ces transfèrements sont
décidés uniquement par l'administration pénitentiaire,
alors que là, le juge de l'application des peines décide
lui-même de mettre quelqu'un en placement extérieur, en
semi-liberté, ou en liberté conditionnelle. La libération
conditionnelle dépendra toujours du juge de l'application des peines
mais, dans le cas du centre pour peine aménagée, la
décision appartiendra à l'administration pénitentiaire,
d'où une sorte de retour en arrière.
Mme Anne-Marie Morice-Vigor
- J'ajoute qu'avant que
n'interviennent la police et la gendarmerie, nous devrons résoudre
d'importantes difficultés concernant les mesures d'aménagement
des peines. Le nombre de places en semi-liberté est relativement
limité. Le placement extérieur suppose une collaboration
évidente avec l'administration pénitentiaire. De plus, ne
serait-ce que pour les peines de semi-liberté, certaines peines ne sont
pas exécutées, parce que l'administration pénitentiaire
refuse de les appliquer. Par ailleurs, le juge de l'application des peines
dépend pour ces décisions des modalités des heures
d'intégration à l'établissement.
Je m'occupe moi-même des courtes peines à Evreux. Il s'agit d'une
petite maison d'arrêt dans laquelle il y a un quartier de
semi-liberté. Les condamnés ne peuvent pas sortir avant 7 heures
du matin et ne peuvent pas rentrer après 19 heures le soir. Ainsi, tous
ceux qui travaillent tard le soir ou tôt le matin ne peuvent être
réintégrés que le week-end. En région parisienne,
la situation est tout à fait l'inverse. Nous sommes donc obligés
de leur accorder des permissions tous les week-ends. Telle est la situation
dans toute la France. Les décisions qu'ils prennent dépendent des
offres d'hébergement, et des conditions de réintégration
fixées par l'administration pénitentiaire. Là encore, le
juge de l'application des peines qui est très dynamique, très
actif, va essayer de convaincre l'administration pénitentiaire, pour
obtenir un surveillant, pour élargir les horaires. Il s'agit
réellement d'un souci que tous les juges de l'application des peines ont
rencontré dans toute la France.
Mme Christine Mouton-Michal
- Par exemple, il n'existe pas de
centre de semi-liberté à Paris. Dans toute la région
parisienne, il n'existe que trois centres de semi-liberté :
Villejuif, Gagny et Corbeil-Essonne. Il arrive en outre que nous ayons le
sentiment de travailler pour rien, à cause des amnisties, des
décrets de grâce.
M. le Rapporteur
- Comment se passent vos relations avec les
juges des enfants et le suivi de l'application des peines des mineurs ?
Mme Christine Mouton-Michal
- Les choses se règlent
localement. Nous ne pouvons cependant pas dire que les choses fonctionnent
parfaitement bien. Par exemple, les juges de l'application des peines sont
compétents pour les mineurs incarcérés. En revanche, le
suivi des mises à l'épreuve relève plutôt du juge
des enfants. Il serait par conséquent plus logique que le juge des
enfants soit compétent pour l'ensemble de la procédure. Le juge
de l'application des peines est obligé de recueillir l'avis du juge des
enfants, avant de prendre une décision. J'ai pour ma part plusieurs fois
été confrontée au cas d'un mineur qui était
à la fois suivi par le juge des enfants, tout en entrant dans le cadre
d'une procédure de libération conditionnelle. J'ai
néanmoins tourné la difficulté avec l'accord du service
éducatif et du service éducatif auprès du tribunal. Il
demeure que je ne dispose d'aucun rapport sur le suivi de la mesure, ce qui
constitue en l'occurrence un véritable problème.
M. le Rapporteur
- Je rentre moi-même du
Sénégal, où des jeunes sont envoyés en
séjour de restructuration, sans aucun contrôle. Ils sont
simplement mis à disposition d'un centre d'éducation, sans
pourtant mettre en place le moindre encadrement. Ils ne se privent pas alors de
commettre de nombreux larcins. Il s'agit bien souvent d'une catastrophe.
Mme Christine Mouton-Michal
- La crédibilité du
juge de l'application des peines dépend bien souvent des moyens qui sont
mis en oeuvre. Le gros problème actuel tient au fait que le
régime des mineurs est totalement aberrant. Les mineurs ne peuvent
être placés qu'en maison d'arrêt, où le régime
est plus dur que dans les centres de détention. En maison d'arrêt,
ils n'ont pas le droit de téléphoner à leur famille. Dans
les centres de détention, les adultes ont le droit de
téléphoner. Ils peuvent bénéficier d'une permission
de sortir au tiers de la peine alors que les mineurs ne peuvent en
bénéficier qu'à la moitié. Le régime est
plus dur pour les mineurs que pour les adultes. Il est vrai que quand un mineur
est incarcéré, c'est qu'il en a généralement fait
beaucoup, et qu'il n'a rien d'un enfant de choeur. Il n'est cependant pas
normal qu'ils aient un régime plus dur que pour les adultes.
Un questionnaire a été distribué à tous les juges
d'application des peines, sur les difficultés et les aspects positifs et
négatifs de la juridictionnalisation. Ce questionnaire a
été exploité par Pascal Faucher, ainsi que par deux
maîtres de conférence de l'Ecole nationale de la magistrature.
J'en ai apporté quelques exemplaires. Je pense qu'un certain nombre de
questions abordées dans ce questionnaire pourront vous être
utiles. Nous avons reçu plus de 100 réponses.
M. le Président -
Je vous remercie.
Audition de M. Tony MOUSSA,
président de chambre à
la cour d'appel de Lyon,
ancien juge de l'exécution
(24 avril
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M. Jean-Jacques Hyest,
président
- Monsieur le Président, nous avons
souhaité vous entendre, puisque vous êtes président de
chambre à la cour d'appel de Lyon. Vous avez été juge de
l'exécution. Vous êtes également co-auteur de l'ouvrage
« Droit et pratique des voies d'exécution » aux
Editions Dalloz. Vous êtes également professeur associé
à l'université de Lyon III. Notons pour commencer que la fonction
du juge de l'exécution n'est pas très connue.
M. Tony Moussa
- Cela dépend surtout de la
« clientèle ». Sa
« clientèle » le connaît bien.
M. le Président -
Il s'agit d'une fonction très
importante, même s'il est possible qu'elle soit mal connue du grand
public. Nous vous écoutons.
M. Tony Moussa
- Monsieur le Président, Mesdames,
Messieurs les sénateurs, vous avez souhaité m'auditionner sur les
fonctions du juge de l'exécution, fonctions que j'ai exercées
pendant près de 7 ans à Lyon, Bobigny et Paris. Je pense avoir
acquis une certaine expérience dans ce domaine, puisque j'ai
commencé à exercer ces fonctions dès l'entrée en
vigueur de la réforme de 1991. J'ai donc un peu essuyé les
plâtres.
Le fait d'exercer ces fonctions dans différentes villes m'a permis
d'avoir une idée un peu plus précise des difficultés
liées autant à l'application des nouveaux textes qu'aux
différents contextes locaux .
Tout le monde sait que l'effectivité des principes juridiques ne peut
être assurée que s'il existe des procédures
d'exécution connues et dont la simplicité et la
possibilité de mise en oeuvre sont réelles. Cela est tellement
vrai que la Cour européenne des droits de l'homme affirme depuis
quelques années que l'existence d'un droit à l'exécution
relève du procès équitable. Or, notre droit a toujours
connu des procédures d'exécution. Auparavant, les
procédures d'exécution étaient codifiées dans
l'ancien code de procédure civile. Ces règles ont
néanmoins vieilli. Elles sont devenues obsolètes,
inadaptées à l'évolution du patrimoine. En tant que
législateur, vous avez souhaité réformer ces
règles. C'est ce que vous avez fait dans le cadre de la loi du 9 juillet
1991. Elle est entrée en application le 1
er
janvier
1993. Entre-temps, un décret d'application a été pris le
31 juillet 1992. Permettez-moi de résumer rapidement les grandes lignes
de cette réforme qui a tendu à moderniser les procédures,
à renforcer les droits du créancier, à protéger le
débiteur, à humaniser les procédures d'exécution,
à les déjudiciariser et à centraliser le contentieux entre
les mains d'un seul juge, en l'occurrence le juge de l'exécution, afin
de solutionner rapidement les litiges en la matière. Cet objectif semble
avoir été atteint.
Quelles sont les mesures que vous avez instaurées ?
Les mesures d'exécution qui existaient étaient inutilement
compliquées. Non seulement le créancier devait « se
battre » pendant des années pour obtenir le titre
exécutoire mais, quand il cherchait à l'exécuter, il
était souvent obligé d'engager une nouvelle procédure qui
pouvait durer des années, ce qui désespérait totalement
les créanciers.
Vous avez remplacé ces procédures par des mesures
d'exécution et des mesures conservatoires adaptées et efficaces.
Je pense notamment à la saisie reine, la saisie-attribution, qui permet
par un mécanisme rapide d'appréhender les créances des
sommes d'argent du débiteur. Je pense aussi à la
saise-appréhension et à la saisie des véhicules
automobiles.
Par ailleurs, vous avez souhaité renforcer les droits du
créancier. L'affirmation des droits du créancier et la mise
à sa disposition de mesures efficaces étaient parmi les objectifs
majeurs de la réforme, comme cela apparaît à travers les
débats parlementaires. Vous y êtes parvenus en instituant
plusieurs règles. La loi de 1991 a notamment prévu à cet
effet que le créancier, sous certaines conditions, peut contraindre le
débiteur à exécuter ses obligations à son
égard, qu'il a le choix des mesures d'exécution et que le
débiteur peut être condamné à verser des dommages et
intérêts en cas de résistance abusive. En outre, tous les
biens du débiteur sont, en principe, saisissables ; une astreinte
peut être prononcée pour assurer l'exécution d'une
décision, d'une condamnation ; les frais de l'exécution sont
à la charge du débiteur ; les saisies peuvent être
pratiquées entre les mains des tiers. De leur côté, les
tiers doivent apporter leur concours aux mesures d'exécution ainsi
qu'aux mesures conservatoires. Ils ne doivent pas y faire obstacle, sous peine
d'avoir à payer eux-mêmes, dans certains cas, la créance ou
des dommages et intérêts ou, même, les deux.
L'huissier de justice, qui a avec l'huissier du Trésor le monopole de
l'exécution forcée et des saisies conservatoires, est tenu de
prêter au créancier son ministère ou son concours, sauf
dans certaines hypothèses. En cas de difficultés, le
créancier ou l'huissier de justice peut saisir le juge de
l'exécution. Le ministère public doit par ailleurs veiller
à l'exécution et, sous certaines conditions, entreprendre les
diligences nécessaires afin d'obtenir des informations sur le
débiteur, permettant d'identifier son compte bancaire, son adresse et
celle de son employeur, sans que le secret puisse lui être opposé.
L'Etat est tenu de prêter son concours quand il en est requis et son
refus ouvre droit à réparation.
J'ajoute que la loi a mis plusieurs moyens à disposition du
créancier, qui diffèrent selon qu'il dispose ou non d'un titre
exécutoire. C'est ainsi que la loi a énuméré les
titres exécutoires, ce qui facilite la tâche du créancier
et celle du juge. Le titre exécutoire a été
indiscutablement revalorisé puisque son titulaire, quand le titre
constate une créance liquide et exigible, peut engager toute mesure
exécutoire ou conservatoire, sans autorisation préalable du juge
et sans avoir à introduire une quelconque procédure de validation.
Mais, en même temps, la loi a voulu protéger le débiteur,
et instaurer un équilibre entre créancier et débiteur.
C'est ainsi que le débiteur peut obtenir des dommages et
intérêts en cas d'exécution dommageable. En cas d'abus de
saisie ou de mesures inutiles, il peut demander leur mainlevée ainsi
qu'un dédommagement. Certains biens sont insaisissables. Une partie du
salaire, qui est équivalente au revenu minimum d'insertion (RMI), est
absolument insaisissable. Une autre partie n'est saisissable que par les
créanciers d'aliments. S'agissant de revenus ou de créances
autres que le salaire, le juge de l'exécution peut décider qu'une
fraction est insaisissable, si le débiteur prouve qu'ils ont un
caractère alimentaire. Je précise à ce propos qu'un
décret, soumis actuellement au Conseil d'Etat, va rendre insaisissable
une somme égale au RMI, qui échappera de plein droit à la
saisie effectuée sur un compte bancaire. Par ailleurs, lorsqu'un compte
est crédité du montant d'une créance insaisissable,
l'insaisissabilité se reporte à due concurrence sur le solde du
compte. Préalablement à une saisie-vente, le débiteur doit
recevoir un commandement de payer. Il peut solliciter des délais de
grâce pour payer, la réduction du taux de l'intérêt
conventionnel au taux légal, la suppression de la majoration
légale de 5 points du taux de l'intérêt légal ainsi
que l'imputation des paiements effectués d'abord sur le principal de la
dette.
A signaler aussi que les sommes qui sont réclamées par le
commandement de payer ou les actes de saisie doivent être
détaillées et que le taux d'intérêt doit être
précisé. Tous les actes d'exécution, au sens large,
doivent informer le débiteur sur l'étendue de ses droits. Ils
doivent, entre autres, lui préciser le recours possible, le délai
de recours et le juge qui est matériellement et territorialement
compétent pour examiner le recours.
D'autres dispositions sont destinées à assurer le respect de la
vie privée du débiteur ou à humaniser les
procédures. C'est ainsi que les renseignements obtenus
éventuellement par le ministère public ne peuvent être
communiqués à des tiers, ni faire l'objet d'un fichier
d'informations nominatives, que l'exécution est absolument interdite
avant 6 heures et après 21 heures dans un local réservé
à l'habitation et qu'elle est également interdite dans les autres
locaux pendant ce laps de temps, sauf autorisation du juge de
l'exécution.
Les conditions dans lesquelles l'huissier de justice peut
pénétrer dans un local servant à l'habitation en l'absence
de l'occupant ou si ce dernier en refuse l'accès sont
réglementées, bien que, à mon avis, mal
réglementées. La saisie-vente, dans un local servant à
l'habitation du débiteur, lorsqu'elle tend au recouvrement d'une
créance non-alimentaire, d'un montant égal ou inférieur
à 535 euros a un caractère subsidiaire. Il ne peut y
être procédé qu'à la condition qu'il ne soit pas
possible de pratiquer une saisie sur salaire ou une saisie sur un compte
bancaire.
Enfin, il n'est possible de procéder à l'expulsion qu'à la
suite d'un commandement d'avoir à quitter les lieux. En principe,
lorsqu'il s'agit d'un local d'habitation, un délai de deux mois doit
s'écouler entre la signification du commandement et l'intervention de
l'expulsion, et la personne dont l'expulsion a été
ordonnée peut solliciter des délais de grâce, pouvant aller
jusqu'à 3 ans. Le sort des meubles de la personne expulsée,
qui n'ont pas été retirés, doit être soumis au juge
de l'exécution qui déclare ces meubles abandonnés ou qui
ordonne leur vente aux enchères.
Cette protection du débiteur est renforcée par des dispositions
qui sanctionnent les irrégularités par la nullité ou la
caducité de l'acte ou de la mesure. Elle est également
renforcée par une relative facilité de la saisine du juge de
l'exécution, ainsi que par le fait que le juge territorialement
compétent est toujours désigné dans les actes et qu'il est
souvent celui du lieu du domicile, non pas du créancier, mais du
débiteur.
La loi a voulu par ailleurs déjudiciariser les procédures
d'exécution. Cet objectif a été, à mon avis,
atteint. En effet, sauf lorsqu'une autorisation du juge est nécessaire
et sauf lorsqu'une contestation est élevée, toutes les mesures
d'exécution ainsi que les mesures conservatoires peuvent être
pratiquées et menées à leur terme sans aucune intervention
du juge.
Enfin, la loi a voulu centraliser le contentieux entre les mains d'un seul
juge : le juge de l'exécution. Par une formule un peu provocatrice,
j'ai l'habitude de dire qu'il s'agit d'un juge inutile et incontournable :
inutile si aucune autorisation n'est nécessaire ou en l'absence de
contestation, mais incontournable dès lors qu'une autorisation est
nécessaire ou une contestation est élevée.
Ce juge de l'exécution est le président du tribunal de grande
instance ou le juge délégué par lui. Il doit toutefois
s'agir d'un juge de son tribunal. Il convient de noter à cet
égard qu'un juge du tribunal de grande instance peut également
exercer ses fonctions dans un tribunal d'instance puisque les juges d'instance
sont des juges nommés dans un tribunal de grande instance.
Le président du tribunal de grande instance, dans les juridictions
importantes, exerce rarement lui-même les fonctions de juge de
l'exécution. Il a par conséquent recours à la
délégation. La délégation peut être faite
à un ou plusieurs juges, selon l'importance du contentieux. Elle peut
être faite selon des critères géographiques : nous
pouvons par exemple imaginer que plusieurs arrondissements relèvent de
la compétence d'un juge de l'exécution alors que d'autres
arrondissements relèvent de la compétence d'un autre juge. La
délégation peut néanmoins être fonctionnelle, porter
sur certaines matières : une partie du contentieux, par exemple, le
surendettement, est confiée à un juge, alors que les autres
contentieux relèvent d'un autre juge.
L'organisation ne s'est pas faite partout de la même façon. Au
départ, chaque président de tribunal de grande instance a pris la
décision qu'il entendait, en fonction des moyens dont il disposait et de
ce qu'il estimait devoir décider.
Je ne dispose pas de statistiques précises sur ce point. Il semble
que la situation se soit stabilisée en ce sens que dans la
majorité des cas, le juge délégué est un juge
exerçant au sein même du tribunal de grande instance, le
surendettement des particuliers étant parfois confié au juge
d'instance.
Le juge de l'exécution est un juge unique. Le renvoi d'une affaire est
néanmoins possible devant une formation collégiale. En six ans et
demi d'exercice, je n'ai renvoyé aucune affaire devant une
collégialité. A mon avis, il n'y a aucun profit réel
à tirer du renvoi devant la collégialité.
Le greffe du juge de l'exécution est le greffe du tribunal de grande
instance lorsque le juge de l'exécution est un juge siégeant au
tribunal de grande instance. Il est le greffe du tribunal d'instance lorsque le
juge de l'exécution est un juge d'instance.
Quelle est la compétence du juge de l'exécution ? Elle peut
se résumer dans les termes suivants : il connaît des
difficultés qui sont relatives au titre exécutoire et des
contestations qui s'élèvent à l'occasion de
l'exécution forcée, même si ces contestations portent sur
le fond du droit, à moins qu'elles n'échappent à la
compétence des juridictions de l'ordre judiciaire. Dans les mêmes
conditions, il autorise les mesures conservatoires et connaît des
contestations relatives à leur mise en oeuvre. Il connaît
également des demandes en réparation fondées sur
l'exécution ou l'inexécution dommageables. Il peut prononcer des
astreintes et dispose d'une compétence quasiment exclusive pour les
liquider. Il est compétent pour accorder des délais de
grâce, aussi bien en matière de paiement qu'en matière
d'expulsion et ce domaine représente une large part de son
activité quotidienne. Enfin, il est juge du surendettement des
particuliers.
Sa compétence est d'ordre public. Elle est souvent exclusive, ce qui a
pour conséquence de contraindre tout autre juge à relever
d'office son incompétence. Cette règle est pratiquement unique
dans notre droit processuel.
La procédure devant le juge de l'exécution est relativement
simple. Il peut être saisi par voie de simple requête, s'il s'agit
de demander une autorisation, y compris pour demander l'autorisation de
pratiquer des mesures conservatoires. Le requérant, ou tout mandataire
désigné par lui, peut présenter cette requête. Il
n'existe donc pas de représentation obligatoire. Je précise que
cette faculté est très utilisée par les
sociétés de crédit. Sans se déplacer, ni mandater
un avocat, elles présentent des requêtes, établies sur des
modèles types, afin de demander l'autorisation de pratiquer des saisies
ou d'inscrire une hypothèque ou un nantissement. Cela ne leur
coûte pratiquement rien .
Dans les autres cas, c'est-à-dire en dehors des requêtes, le juge
de l'exécution est saisi selon des règles applicables dans le
cadre d'une procédure ordinaire, contentieuse, qui a subi quelques
modifications.
Lorsque la réforme est entrée en vigueur, le juge de
l'exécution pouvait être saisi, soit par acte d'huissier de
justice, appelé assignation, soit par une simple déclaration que
le justiciable pouvait envoyer par écrit, remettre au greffe du juge de
l'exécution ou faire oralement à ce greffe.
En cas de déclaration, le greffier procédait à la
convocation des parties par lettre recommandée avec accusé de
réception, doublée d'une lettre simple. Cette facilité de
saisir le juge de l'exécution a très vite conduit à une
augmentation du nombre des affaires et on s'est rendu compte qu'un très
grand nombre de demandes était constitué de demandes purement
dilatoires. Elles n'existaient que parce qu'elles ne coûtaient rien
à leurs auteurs. Lorsque j'ai moi-même été
nommé juge de l'exécution, je me suis dit que j'aurais le temps
de voir venir le contentieux. Cependant, dès ma première
audience, j'ai été surpris par le nombre important des dossiers.
En interrogeant les demandeurs, j'ai eu l'explication : entre le vote de
la réforme, le 9 juillet 1991, le décret d'application du
31 juillet 1992 et l'entrée en vigueur le 1
er
janvier
1993, le temps a été suffisant pour que les travailleurs sociaux,
les assistantes sociales en soient informés et chaque fois qu'une
personne leur faisait part d'une difficulté liée à
l'exécution, ils lui conseillaient de s'adresser au juge de
l'exécution. Ceci a eu pour conséquence de favoriser dès
le départ la formation d'un contentieux très important.
Cette facilité de saisir le juge allait dans le sens de la
proximité. Cela s'est néanmoins traduit par un contentieux devenu
très important. J'ajoute qu'au départ, l'appel pouvait se faire
sans représentation obligatoire et le contentieux s'est alors
développé devant les cours d'appel, suscitant des protestations
de la part des premiers présidents de cour d'appel. Cette situation a
conduit la Chancellerie à modifier la procédure. En effet, un
décret du 18 décembre 1996 est venu restreindre l'accès au
juge de l'exécution en imposant l'assignation comme seul mode de
saisine. Toutefois, cette règle a été à nouveau
modifiée par un décret du 30 octobre 1998 pris pour l'application
de la loi de lutte contre les exclusions. Cette nouvelle modification a
rétabli la possibilité de saisir le juge de l'exécution
par une déclaration envoyée, remise ou faite oralement au greffe,
mais seulement quand la demande est relative à l'exécution d'une
décision de justice ordonnant l'expulsion.
Je précise que la procédure ordinaire ou contentieuse devant le
juge de l'exécution est sans représentation obligatoire. Les
parties peuvent se faire assister et représenter selon les règles
prévues devant le juge d'instance. Il s'agit d'une procédure
orale. Elle se déroule sans mise en état préalable.
L'affaire vient directement devant le juge de l'exécution à
l'audience. Cela n'est pas sans risques, ni sans complications car, la
procédure étant orale, une partie peut ajouter à
l'audience d'autres demandes à sa demande initiale ou soulever de
nouveaux moyens. Une telle situation complique énormément la
tâche du juge car la partie adverse peut alors demander à disposer
d'un délai supplémentaire pour préparer sa défense.
Deux solutions sont alors envisageables : renvoyer l'affaire à une
autre audience, avec toutes les complications qui en résultent, ou
assurer le respect du contradictoire à la même audience, en
repoussant pour quelques minutes la poursuite de l'examen de l'affaire, ce qui
donne lieu à une certaine improvisation.
Comme dans toutes les procédures orales, l'affaire est instruite
à l'audience mais le dépôt d'écritures n'est pas
interdit. Il est tout à fait possible d'échanger des conclusions
écrites avant l'audience, voire à l'audience.
La procédure est d'ailleurs simplifiée à l'extrême
puisque les parties peuvent ne pas venir devant le juge. En effet, en cours
d'instance, toute partie peut exposer ses moyens par lettre adressée au
juge de l'exécution, à condition de justifier que l'adversaire en
a eu connaissance avant l'audience par lettre recommandée avec demande
d'avis de réception. Il m'est ainsi arrivé de me trouver face
à un dossier, et non à des parties, les deux parties ayant agi de
la sorte. Mais le juge de l'exécution peut ordonner que les parties se
présentent devant lui.
La décision du juge de l'exécution intervient souvent assez
rapidement. Elle est notifiée par le greffe, par lettre
recommandée, doublée d'une lettre simple. Elle peut aussi
être notifié par les parties, par acte d'huissier de justice. Elle
a en règle générale l'autorité de la chose
jugée au principal, contrairement à la décision du juge
des référés. Donc, sauf disposition contraire, seule la
cour d'appel peut la réformer. Elle est exécutoire de plein
droit, ce qui signifie que l'appel et le délai d'appel ne suspendent pas
son exécution. Une précaution a toutefois été
prise : en cas d'appel, un sursis à l'exécution des mesures
ordonnées par le juge de l'exécution peut être
demandé en référé au premier président de la
cour d'appel.
La création du juge de l'exécution était nécessaire
afin d'assurer l'équilibre des droits entre créancier et
débiteur et de trancher rapidement les difficultés
d'exécution. Elle a remédié à
l'éparpillement des compétences qui existaient en la
matière entre différentes juridictions. Elle a permis aux
justiciables d'identifier le juge compétent, sans difficultés
majeures, ce qui a réduit les renvois motivés par
l'incompétence de la juridiction saisie. Elle est également
bénéfique, dans la mesure où la loi a donné au juge
de l'exécution le pouvoir de trancher les contestations, même si
elles portent sur le fond du droit, ce qui évite le sursis à
statuer et permet de contrer efficacement les comportements dilatoires. Il faut
ajouter que les attributions du juge de l'exécution lui permettent
d'exercer indirectement une surveillance générale sur les agents
chargés de l'exécution, notamment sur les huissiers de justice,
et de signaler éventuellement au parquet les agissements non conformes
à la loi. Et, lorsque le juge de l'exécution est un juge à
poigne, il peut exercer un contrôle efficace sur les agents de son
ressort, en les convoquant, en les réunissant, pour leur faire
état des irrégularités qu'il constate et des modifications
à apporter à leur pratique.
Cela étant, la rédaction de certains textes porte en germe des
difficultés. La Cour de cassation y a remédié par
certaines de ses décisions. En raison de l'imperfection de certaines
dispositions légales, le juge de l'exécution était saisi
avant toute mesure d'exécution, avant toute contestation. Les textes,
tels qu'ils sont rédigés, pouvaient laisser croire que le juge de
l'exécution était tout puissant, voire capable de remettre en
cause ce qui avait déjà été jugé. La Cour de
cassation a précisé que le juge de l'exécution ne peut
remettre en cause le titre exécutoire en son principe, ni les
obligations que ce titre constate. Elle a également indiqué que
le juge de l'exécution ne peut être saisi des difficultés
relatives à un titre exécutoire qu'à l'occasion d'une
contestation portant sur une mesure d'exécution ou une mesure
conservatoire engagée ou opérée sur le fondement de ce
titre. Il ne s'agit donc pas d'un « super juge ».
Des interrogations portent sur la nécessité d'instaurer une
représentation obligatoire devant le juge de l'exécution. Il
s'agit d'un problème qui se pose de manière beaucoup plus
générale. Cette représentation me paraît
nécessaire, l'aide juridictionnelle permettant de remédier
à ses inconvénients.
Quelques dispositions de la loi du 9 juillet 1991 posent un réel
problème. Par exemple, l'article 68 de cette loi permet aux
créanciers titulaires de certains titres de pratiquer des mesures
conservatoires sans autorisation préalable du juge. Il en est ainsi en
cas d'une décision de justice qui n'a pas encore force
exécutoire, d'un chèque ou d'un billet à ordre
impayé, d'une lettre de change acceptée et impayée. A
l'initiative de votre Haute assemblée, cette liste comprend
également le loyer impayé lorsqu'il est dû en vertu d'un
contrat écrit de bail d'immeubles. Ceci donne lieu à de
nombreuses difficultés dans la pratique : il arrive souvent que les
sommes réclamées ne correspondent pas à des loyers mais
à des frais ou charges contestés. Néanmoins, sur la base
des affirmations du bailleur ou au seul vu de bordereaux de créances des
régisseurs d'immeubles, mentionnant des dettes de loyers, des saisies
sont faites, même dans les lieux d'habitation et avec ouverture
forcée des portes, ce qui génère un contentieux
sévère et des réactions véhémentes, à
juste titre. La solution raisonnable devrait conduire à modifier le
texte en cause et à supprimer la possibilité incriminée.
Je pense avoir été long. J'aurais encore beaucoup de choses
à dire, mais il me semble que le temps est venu pour moi de
répondre à vos questions.
M. le Président -
Je pense que mes collègues ont
parfaitement intégré les conditions de la création du juge
de l'exécution. Vous avez d'ores et déjà répondu
à un certain nombre de questions que nous nous posions, notamment celles
relatives à la justice de proximité, au greffe, à
l'augmentation et à la stabilisation du contentieux en fonction de
l'évolution de la jurisprudence. Monsieur le Rapporteur, avez-vous des
questions supplémentaires à poser ?
M. Christian Cointat, rapporteur
- Vous avez dit que le juge
de l'exécution était un juge inutile, mais incontournable. J'en
déduis que seule la fonction est incontournable. Ne pourrait-on
envisager une évolution du juge d'instance lui permettant d'exercer les
attributions du juge de l'exécution, ce qui en ferait un
véritable juge de proximité. Pensez-vous au contraire qu'il soit
préférable de conserver le dispositif actuel ? En d'autres
termes, comment voyez-vous l'avenir du juge de l'exécution dans le cadre
de cette évolution inévitable vers la proximité ?
M. Tony Moussa
- Je m'interroge beaucoup sur la notion de juge
de proximité. Il en est beaucoup question, sans que je sache
réellement de quoi il s'agit. S'agit-il d'une proximité
géographique, ou d'une proximité dans le sens ou l'accès
au juge est facile, selon des procédures simples ou peu coûteuses.
S'il s'agit d'une proximité uniquement géographique, je peux me
demander si cela est réellement justifié. Par exemple, même
dans une très grande ville comme Lyon, certains juges seront
désignés comme des juges de proximité alors que d'autres
ne le seront pas, bien qu'ils se situent à un kilomètre les uns
des autres. La proximité me paraît résider dans les
modalités d'accès au juge et dans sa disponibilité.
Par ailleurs, je ne pense pas que nous puissions éviter de mener une
réflexion sur la nécessité d'avoir des juges
spécialisés. Je ne pense pas que nous puissions continuer
à admettre la notion du juge omniscient. Le contentieux est de plus en
plus spécialisé -vous le savez, puisque vous êtes
vous-même à l'origine des textes qui génèrent le
contentieux. Or il n'est pas possible de tout savoir. Il suffit de passer en
revue les compétences matérielles du juge d'instance pour se
rendre compte qu'il faudrait véritablement être omniscient pour
pouvoir remplir correctement sa fonction.
J'ai pour ma part tendance à répondre que, compte tenu de la
complexité des matières, il n'est pas possible de dire à
un juge qu'il doit tout faire, car cela risque de le pousser à l'erreur.
M. le Rapporteur
- L'évolution ne pourrait-elle pas
aller dans le sens d'une plus grande autonomie des juges, au-delà du
rôle de simple délégué du président du
tribunal de grande instance ?
M. Tony Moussa
- Les textes actuels ne constituent en aucune
manière une gêne. Une fois la délégation
accordée, l'autonomie du juge de l'exécution devient effective.
La question ne se pose alors pas de savoir s'il existe un lien de
dépendance fonctionnelle avec le président. Le président
n'intervient pas du tout dans le fonctionnement de la juridiction de
l'exécution. La délégation est une simple mesure
administrative. La modification des règles de désignation du juge
de l'exécution (nomination par décret, par exemple) peut poser
des problèmes compte tenu de la pénurie des magistrats. Si la
règle devait être modifiée, il y aurait un juge de
l'exécution nécessairement différent de celui que nous
connaissons actuellement et que les justiciables ont bien identifié pour
lui présenter leurs recours.
Je précise qu'il existe des endroits où le juge de
l'exécution ne fait que de l'exécution. Dans les grandes villes,
le contentieux de l'exécution est tel que des magistrats doivent
être spécialisés dans l'exécution. Ils sont au
nombre de six à Paris. J'étais le seul à Lyon. Toutefois,
lorsque je suis parti, un deuxième juge a été
nommé.
Je voudrais vous signaler que le contentieux de l'exécution dans lequel
l'administration fiscale est partie prenante constitue une source de
difficultés majeures, réelles et inadmissibles, parce que tous
les textes sont faits pour faire trébucher le contribuable. Ainsi,
lorsque celui-ci veut contester une saisie réalisée par
l'administration, il n'est pas toujours en mesure de savoir s'il doit
s'adresser directement au juge ou faire un recours préalable
auprès de l'administration. Et même lorsque ce recours
préalable est fait, la réponse de l'administration ne permet pas
d'identifier avec précision le juge compétent, cette
réponse étant fournie sur une page imprimée dans laquelle
il est indiqué que si la contestation porte sur le principe ou
l'assiette de la créance, il faut saisir le juge administratif, que si
elle porte sur la régularité de l'acte, il faut s'adresser au
juge judiciaire, sans parler des distinctions selon que la contestation a trait
à la propriété ou à l'insaisissabilité des
biens. Souvent, les intéressés n'y comprennent strictement rien.
Ils se rendent devant le juge de l'exécution, alors qu'il n'est pas
compétent. Je pense pour ma part que, dans un Etat de droit et dans une
législation moderne, il n'est plus possible d'admettre de ce genre de
problèmes.
M. le Président -
Je vous remercie.
Audition de Mme Marie-Antoinette HOUYVET,
premier juge
d'instruction au tribunal de grande instance de Paris,
présidente de
l'Association française des magistrats instructeurs,
et de
M. Jean-Baptiste PARLOS,
juge d'instruction au tribunal de grande
instance de Paris,
membre du Bureau de l'Association française des
magistrats instructeurs
(24 avril
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
La commission des Lois a
créé une mission d'information sur l'évolution des
métiers de la justice. Dans ce cadre, nous nous intéressons bien
évidemment au juge d'instruction.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Nous nous intéressons tout
particulièrement à la question de la spécialisation des
magistrats.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
L'Association française des
magistrats instructeurs est tout à fait favorable à la
spécialisation des juges d'instruction. Malheureusement, la
récente réforme du statut empêche cette
spécialisation de perdurer, ce qui n'est pas sans nous inquiéter.
Nous disposons de juges spécialisés en matière de
terrorisme. Il nous semble également tout à fait essentiel que
des juges d'instruction spécialisés dans le domaine financier
soient nommés, et ce sur l'ensemble du territoire national. Il ne faut
pas en effet que nous fassions des juges d'instruction
spécialisés des juges d'instruction isolés.
M. le Président -
Nous nous sommes en effet posé cette
question.
Mme Marie-Antoinette Houyvet
- Il nous semble également
important qu'au siège de chaque cour d'appel, il existe des juges
d'instruction spécialisés en matière économique et
financière. Je suis moi-même parisienne depuis très peu de
temps, je suis arrivée à Paris à la fin de l'an
passé. Ma carrière a jusqu'à présent
été provinciale. J'ai eu en charge de nombreux dossiers de
province. Les dossiers économiques et financiers y sont
extrêmement difficiles à gérer. Je pense par
conséquent que l'efficacité de la justice pourrait être
accrue, si un juge de province avait la possibilité de se
décharger d'un dossier particulièrement lourd, au profit d'un
juge d'instruction spécialisé, agissant au niveau de la Cour
d'appel. Je pense que de cette façon, tous les dossiers pourraient
être instruits dans des délais plus raisonnables, et de
façon plus efficace.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Il est vrai que dans les grandes villes, nous
avons réellement besoin de magistrats anciens, afin de connaître
le fonctionnement de la délinquance organisée. Nous avons
absolument besoin d'avoir une bonne connaissance de la géographie, de
l'implantation des réseaux de criminalité, mais également
du fonctionnement des institutions. J'ai moi-même mis deux ans à
comprendre comment fonctionnait l'Hôtel de Police. J'ai en outre saisi un
certain nombre de nuances : j'ai par exemple compris que l'on travaillait
mieux avec les hommes qu'avec les services.
Je pense, en outre, que dans le cadre actuel du statut, qui limite à 5
ans la présence dans une juridiction, afin de pouvoir obtenir
l'avancement sur place, il pourrait être utile de disposer d'une
spécialisation suffisante, pour pouvoir mener de gros dossiers en
matière de banditisme. Il n'existera malheureusement plus de magistrats
spécialisés, bénéficiant d'une ancienneté et
d'une véritable connaissance.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Nous pouvons également imaginer
qu'il y a urgence à créer un pôle de santé publique,
et qu'il soit effectivement mis en oeuvre.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Nous regrettons par ailleurs d'être
isolés de nos collègues financiers. Il n'existe pas de tension,
ni de rivalité. Chacun de ces dossiers est intéressant. Il est
vrai que nous aurions souhaité être regroupés sur un
même lieu. J'ajoute que les magistrats souffrent un peu d'être
détachés. Ils appartiennent à une juridiction. Or le fait
de les avoir séparés de cette juridiction a contribué
à créer un certain nombre de phénomènes, dont vous
avez peut être entendu parlé, et qui nous paraissent tout à
fait regrettables.
M. le Président -
Pensez-vous qu'il faille un juge d'instruction
dans chaque tribunal de grande instance ?
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Il nous semble judicieux d'aboutir
à une réforme de la carte judiciaire, puisque nous nous
apercevons qu'il existe une déperdition des moyens mis en oeuvre. Or il
est vrai que la charge de travail est extrêmement inégale entre
les juridictions. J'ajoute que les dernières lois ont contribué
à aggraver la situation. Par exemple, les petites juridictions ont de
plus en plus de mal à fonctionner.
Par ailleurs, parmi les postes qui sont proposés à la sortie de
l'Ecole nationale de la magistrature, seuls 20 à 30 postes de juge
d'instruction sont proposés. Tous les postes qui sont proposés
à de plus jeunes collègues le sont dans des très petites
juridictions, dans lesquels ils sont fatalement isolés. Or il ne semble
pas qu'il s'agisse là d'une situation idéale.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Il est vrai que nous buttons sur le
problème de la carte judiciaire depuis très longtemps. Lors de la
réforme de 1958, de très nombreuses juridictions ont
été supprimées. Nous avons réellement
assisté à une réforme d'ensemble. Pour avoir
moi-même travaillé à la Chancellerie, j'ai constaté
combien il était difficile, pour toute sorte de raisons, de supprimer
une juridiction. Nous sommes en l'occurrence face à un réel
problème.
M. le Président
- Qu'en est-il de la
création d'un cinquième poste de juge d'instruction au pôle
anti-terroriste de Paris?
M. Jean-Baptiste Parlos -
En ce qui concerne les juges
anti-terroristes, la réflexion est la suivante, elle pourrait d'ailleurs
d'appliquer à d'autres domaines du droit et de la justice : il
n'est pas possible d'ajouter un poste de magistrat à la section
antiterroriste, tant que nous n'aurons pas mené un certain nombre de
réflexions, tant que nous n'aurons pas donné à cette
section des moyens matériels. Lorsque nous aurons obtenu tout cela, nous
pourrons désigner un cinquième magistrat, sachant que pour former
un cinquième magistrat anti-terroriste, deux à trois ans seront
nécessaires. Il ne sert donc à rien de créer un poste de
magistrat, si dans le même temps, nous ne disposons pas des moyens
préalables qui permettront de rendre son travail efficace. Il ne sert
à rien d'augmenter indéfiniment le nombre de magistrats si dans
le même temps, le nombre de greffiers, de photocopieurs, de fax, de
voitures, etc, n'augmente pas.
M. le Président -
Quelle est votre conception des assistants de
justice ?
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Les assistants de justice sont tout
à fait précieux. Il faut tout de même permettre aux
magistrats d'être des magistrats, c'est-à-dire de se recentrer sur
leur fonction juridictionnelle. A l'heure actuelle, les assistants de justice
sont essentiellement des étudiants.
M. le Président -
Ne pensez-vous pas qu'il serait bon
d'améliorer la qualité du greffe ?
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Je pense qu'il nous faudrait tout
simplement obtenir des greffiers supplémentaires, tant il est vrai que
les greffiers sont en nombre insuffisant. Les magistrats instructeurs sont de
moins en moins des assistants instructeurs.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Les fonctionnaires sont de très bonne
qualité. Leur formation est tout à fait satisfaisante. Ils sont
en outre d'un grand dévouement. Nous avons donc tout
intérêt à pouvoir nous appuyer sur eux. Si nous pouvions
bénéficier de deux ou trois greffiers par cabinet d'instruction,
nous devrions raisonnablement diminuer la durée des instructions.
M. le Président -
Quelle est l'influence du droit européen
sur l'exercice du métier de magistrat ?
M. Jean-Baptiste Parlos -
Je pense que les dispositions de la Cour
européenne des droits de l'homme ont fondamentalement transformé
le droit, en introduisant subitement un certain nombre de disposition dans le
droit positif français. Il s'agit de notions très basiques, mais
relativement étrangères à notre canevas judiciaire. Il est
vrai que nous nous sommes rendu compte que ces notions nécessitaient un
certain nombre de changements législatifs. Nous ne pensons pas que la
convention européenne des droits de l'homme contribuera à la
disparition de la fonction. En revanche, elle a fondamentalement modifié
la procédure judiciaire française.
Il est vrai que si la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence
avait été appliquée dans un délai suffisant, nous
ne serions peut-être pas dans la situation actuelle, absolument
catastrophique dans certaines juridictions. Aujourd'hui, les délais de
jugement sont extrêmement longs. La chambre d'instruction ne peut plus
agir selon ses besoins. Nous sommes par conséquent parvenus à une
situation de blocage pour un certain nombre de dossiers.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
La loi sur la présomption
d'innocence impose en outre de respecter des délais butoirs. Elle
autorise la libération de certaines personnes, alors que
parallèlement, nous ne disposons pas des moyens de mener correctement
notre instruction, notamment au niveau international. Nous devons nous
résoudre à effectuer des choix. Nous ne menons pas l'instruction
de certains dossiers à son terme, afin de pouvoir tenir les
délais. Ainsi, les jugements, lorsqu'ils ont lieu, interviennent dans
des délais extrêmement longs, alors que certaines personnes ne
sont tout simplement pas jugées. Certaines personnes sont ainsi
laissées en liberté, ou en fuite. Nous ne pourrons alors les
retrouver qu'au hasard de certaines affaires. Cela est particulièrement
vrai dans tout ce qui concerne les affaires de trafic de stupéfiants.
Dans ce domaine, il arrive que nous retrouvions des personnes au hasard des
dossiers.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Nous sommes face à un véritable
paradoxe, né de l'introduction dans le droit français de notions
empiriques. Le système juridique français est extrêmement
rationnel, il fonctionne avec des classifications. Il comporte un certain
nombre de barricades juridiques. Nous devons laisser le juge libre de son
action et ne pas l'insérer dans un carcan, qui rend très
difficile l'application de ces notions pragmatiques.
Un second paradoxe est très important : il n'est pas possible de
modifier indéfiniment les lois et, dans le même temps, de
réduire considérablement le champ de liberté de
l'enquêteur.
M. le Président -
Les moyens mis à la disposition des
juges sont-ils suffisants ? Par exemple, certains juges économiques
et financiers se sont plaint amèrement du fait qu'ils ne disposaient pas
d'officiers de police judiciaire pour exécuter les commissions
rogatoires.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Tel est le cas pour chacun d'entre nous.
Nos collègues de province éprouvent également toutes les
peines du monde à faire respecter les délais impartis à
leurs commissions rogatoires. Je crois que nous sommes confrontés
à un désinvestissement de la part des professionnels de la
justice. Le manque de moyens et la dégradation du fonctionnement de la
justice favorisent en effet la démotivation du personnel de justice.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Nous sommes tous surpris par l'antagonisme
entre cette construction procédurale et la volonté
d'améliorer la répression.
M. le Président -
L'objectif de la procédure pénale
est d'identifier les auteurs d'actes délictueux. Il est normal que dans
ce cadre, la protection des libertés soit respectée. Il demeure
que l'objectif de la procédure pénale est d'identifier et de
juger les délinquants.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
La fonction de juge des libertés
et de la détention n'est réellement utile que dans les
juridictions importantes. Il demeure que la question du changement reste
posée. Il a été proposé un temps de
développer une collégialité à la carte. En effet,
considérant que moins de 5 % des personnes en détention
provisoire faisaient l'objet de recours, il a été proposé
que la personne mise en examen puisse demander, si elle le souhaite, à
ce que le problème de la détention provisoire soit
évoqué par une collégialité, dont ferait partie le
juge d'instruction.
Les dossiers adressés au juge des libertés et de la
détention sont parfois énormes. Il ne dispose parfois pas des
délais nécessaires pour en prendre connaissance et prendre la
meilleure décision.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Les objectifs de la loi de 15 juin 2000
étaient de limiter la détention provisoire et d'assurer les
conditions d'un double regard. En ce qui concerne la limitation de la
détention provisoire, je crois savoir que l'objectif n'a pas
été atteint. Il faut par ailleurs noter que les mandats de
dépôt en comparution immédiate sont de plus en plus
nombreux.
En ce qui concerne le double regard, nous pouvons nous demander s'il existe une
différence entre les demandes des juges et les décisions des
tribunaux. Les statistiques disent que nous avons atteint un taux de 98 % de
confirmation à Paris.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Il arrive néanmoins que des
petites et moyennes juridictions soient totalement paralysées. Par
exemple, les délais de divorce y sont beaucoup plus longs. L'ensemble de
la justice est concerné, et non pas seulement l'instruction. La
réforme actuelle, notamment la création du juge des
libertés et de la détention, exige que des moyens importants y
soient consacrés.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Il est toujours difficile de prendre seul une
décision, surtout lorsqu'il s'agit d'une détention. Nous nous
apercevons que les contestations liées à la détention
provisoire sont limitées à un certain nombre de situations. Il
demeure que dans l'immense majorité des cas, le problème de la
décision de la détention provisoire ne se pose pas. Nous pouvons
par exemple imaginer un système dans lequel la
collégialité serait limitée à environ 10 % des cas.
Mme Marie-Antoinette Houyvet -
Il nous semble tout à fait
légitime de réclamer la collégialité, dès
lors que cela apparaît être le moyen de préserver les droits
de la personne.
M. le Président -
Un de vos collègues estimait que les
magistrats des chambres d'instruction ne possédaient pas toujours les
compétences requises.
M. Jean-Baptiste Parlos -
Il est important de ne pas exclure des
chambres d'instruction des magistrats qui ont déjà
été juges d'instruction.
M. le Rapporteur -
Notre mission est consacrée à
l'évolution des métiers de la justice. Comment voyez-vous le
rôle du juge d'instruction de demain ?
M. Jean-Baptiste Parlos -
Cette question nous est beaucoup posée.
Nous sommes les serviteurs de l'Etat. Nous ferons donc ce que la loi nous
commandera de faire. Nous ne sommes pas les propriétaires de notre
charge. D'autres métiers de justice sont tout aussi passionnants que
celui de juge d'instruction. Nous sommes donc relativement
détachés et philosophes vis-à-vis de cette institution.
Par ailleurs, lorsque nous voulons changer un système, il faut avoir
quelque chose d'autre pour le remplacer. Je me souviens par exemple d'un
gouvernement qui avait demandé au procureur de la République du
tribunal de grande instance de Paris de bien vouloir quitter ses fonctions,
sans pour autant désigner quelqu'un pour le remplacer. Le parquet de
Paris est ainsi resté pendant un certain nombre de semaines sans
procureur.
La suppression du juge d'instruction suppose de définir par la suite un
vrai système, qui soit réellement susceptible de fonctionner.
Nous constatons malheureusement que la situation du parquet est telle que nous
pouvons légitimement nous demander s'il serait à même de
faire fonctionner un autre système que celui du juge enquêteur.
Nous sommes par conséquent favorables au maintien d'un juge qui dirige
l'enquête. Il faut simplifier les procédures, et surtout donner
les moyens au juge de travailler correctement. Il est, enfin, nécessaire
d'assurer une cohérence juridique à l'ensemble du système.
M. le Rapporteur -
Pensez-vous qu'il soit réellement normal que
l'instruction relève du siège ? En Grande-Bretagne, par
exemple, le juge a, entre autres, pour rôle de veiller au respect de la
procédure pénale.
M. le Président -
Il est certain que les systèmes
juridiques des Etats membres de l'Union européenne vont se rapprocher de
plus en plus. Les anglo-saxons eux-mêmes s'interrogent sur la pertinence
de leur procédure.
Je vous remercie.
Table ronde sur l'évolution des métiers
de greffier en chef
et de
greffier
(14 mai 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
Participaient à la table ronde :
- Mme Lysiane FLEUROT, secrétaire nationale de la section
des greffiers en chef de l'Union syndicale autonome Justice (USAJ),
- Mme Brigitte BERCHERE, secrétaire nationale de la
section des greffiers de l'Union syndicale autonome Justice (USAJ),
- M. Joël RECH, représentant du syndicat des
greffiers de France (SDGF),
- M. Philippe NEVEU, secrétaire général du
syndicat des greffiers de France (SDGF),
- Mme Véronique RODERO, présidente de
l'Association des greffiers en chef des tribunaux d'instance,
- M. Jacques PARRA, vice-président de l'Association des
greffiers en chef des tribunaux d'instance.
M. Jean-Jacques Hyest, président -
La commission des Lois du
Sénat a décidé de créer une mission d'information
sur l'évolution des métiers de la justice. Compte tenu de la
diversité de votre représentation professionnelle, nous avons
jugé qu'il était préférable de vous réunir
tous ensemble, afin que vous nous livriez vos réflexions sur un certain
nombre de questions. Les professions que vous représentez jouent un
rôle tout à fait central. Nous avons également entendu ou
nous entendrons les représentants des autres corps judiciaires,
notamment les magistrats. Nous souhaitions ainsi vous entendre, notamment
après les évolutions apportées aux métiers de
greffier en chef et de greffier, et connaître non seulement votre
sentiment sur cette évolution, qui induit un enrichissement des
tâches, mais aussi votre position par rapport aux questions relatives aux
assistants de justice et à la formation. Je vous signale à ce
titre que nous nous rendrons à l'Ecole nationale des greffes au mois de
juin parce qu'il nous semble important d'appréhender la manière
dont est assurée la formation des greffiers et greffiers en chef.
Je vous livre à présent aux questions de Monsieur le Rapporteur
et vous propose de prendre la parole tour à tour. Le syndicat CFDT des
services judiciaires présente ses excuses pour son absence. La personne
qui devait venir est en effet souffrante. Hormis cette absence, toutes les
organisations représentées au comité technique paritaire
(CTP) sont présentes. Je rappelle qu'un arrêté, daté
du 19 avril 2002, détermine les organisations habilitées à
désigner des représentants au sein du CTP central auprès
du directeur des services judiciaires, ainsi que le nombre de sièges
réservés à chacune d'entre elles.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Nos invités ont
peut-être une déclaration liminaire à faire, avant que je
ne leur pose des questions.
Mme Brigitte Berchère -
Je tiens à rappeler que notre
organisation est la première en ce qui concerne les services
judiciaires. Nous regroupons toutes les catégories de fonctionnaires,
greffiers en chef, greffiers et fonctionnaires de catégorie C, quelle
que soit leur fonction, technique ou administrative. A ce titre, je tiens
à préciser que nombreux sont nos collègues de
catégorie C qui exercent des fonctions de catégorie B, voire,
à titre exceptionnel, de catégorie A. Nous souhaitons que cet
aspect soit bien assimilé. Les fonctionnaires ont, d'une part, vocation
à évoluer et, d'autre part, exercent certaines fonctions qui
peuvent dépasser le cadre défini par leur statut et la structure
au sein de laquelle ils sont censés travailler. Ils exécutent
bien entendu ces tâches avec zèle et compétence, sans
jamais rechigner.
Aujourd'hui, nous rencontrons quelques difficultés avec le
ministère de la justice. En effet, après les grèves qui se
sont déroulées en novembre 2000, nous avons signé un
protocole d'accord qui n'est, à ce jour, pas appliqué comme nous
le souhaiterions. Des groupes de travail ont procédé à des
relevés de conclusion, portant sur les travaux et les compétences
de chacun des fonctionnaires, particulièrement sur ceux des greffiers en
chef et des greffiers, puisque les catégories C possèdent un
statut interministériel. Nous espérions que nos missions seraient
reconnues en tant que telles, dans le cadre de l'évolution de nos
métiers, et qu'un nouveau statut serait défini. Je ne vous
cacherai pas notre déception à ce sujet. Nous, greffiers et
greffiers en chef, appliquons en effet au quotidien l'aide à la
décision des magistrats. Nous avons même parfois tendance à
affirmer au sein des juridictions que nous assurons la carrière des
magistrats. Je vous prie de m'excuser d'employer de tels termes, mais nul ne
peut nier qu'un magistrat, assisté d'un greffier ou d'un greffier en
chef efficace dans le domaine de l'organisation des services, peut dire le
droit et se consacrer à ses missions essentielles avec beaucoup plus de
facilité qu'un autre. Tous les représentants de la Chancellerie
ont conscience de ce fait, à commencer par les magistrats.
Je rappelle que l'USAJ souhaite obtenir un statut dérogatoire au
même titre que les magistrats. Il s'agit de notre revendication
première. Nous sommes en effet quelque peu enfermés dans le
système du statut de la fonction publique qui nous régit et qui
présente l'inconvénient de soulever de nombreuses
difficultés dès que nous souhaitons faire évoluer notre
carrière professionnelle.
Je rappelle en outre qu'en ce qui concerne la catégorie B, nous n'avons
pas obtenu de transfert de compétences, comme l'ont obtenu les greffiers
en chef. La demande de l'USAJ concernait un transfert de
compétences générique au greffe. A charge ensuite
pour le responsable du greffe de confier les tâches et les missions
à des fonctionnaires de catégorie B, c'est-à-dire, pour le
moment, à des greffiers. Nous souhaitons ainsi que la plupart des
tâches dévolues aux greffiers en chef le soient au greffe en tant
que tel. Cette demande est particulièrement valable pour les tribunaux
d'instance, dans lesquels le manque de greffiers en chef et de greffiers se
fait particulièrement ressentir. Dans un tribunal d'instance, il est en
effet rare que les deux soient systématiquement présents,
à cause des congés annuels, des congés de formation, des
mutations, des avancements, etc. Peu nombreux sont les greffiers dits
« placés ». Il n'existe pas de greffiers en chef
placés. Les chefs de cour sont donc obligés d'appliquer le
système des délégations. A partir du moment où le
greffier en chef d'un tribunal d'instance ne peut déléguer ses
tâches au greffier, un autre greffier en chef est systématiquement
délégué. Ce dernier doit donc assumer la charge de travail
de deux tribunaux. Je tiens à préciser que la Chancellerie nous
annonce depuis plus de dix ans, quels que soient les gouvernements qui se sont
succédé, que ce type de délégation sera
prochainement appliqué aux greffiers. Or cette mesure n'est toujours pas
prise.
Mme Lysiane Fleurot -
Sur le terrain, la confusion entre les missions et
les statuts est telle que nous utilisons l'expression de « faisant
fonction ». Les agents de catégorie C font ainsi fonction de
greffier et ces derniers font fonction de greffier en chef. Les greffiers en
chef se voient attribuées des fonctions très
générales et très génériques,
néanmoins basées sur la direction, la gestion et le management.
Ils jouent en même temps le rôle d'authentificateur, étant
greffiers. A leur tour, les greffiers se retrouvent parfois affectés
à des postes de gestion, alors que la reconnaissance de cette fonction
de chef de greffe leur est refusée. Le besoin de clarification se fait
donc intensément ressentir. Il passe par la reconnaissance et la
revalorisation statutaires, processus qui, pour le moment, est au point mort
pour toutes les catégories concernées.
M. Joël Rech
- Un rapport sur l'évolution des
métiers des greffes a mis en évidence un certain nombre de
facteurs, à commencer par le malaise que ressentent nos collègues
devant la confusion des tâches qui vient d'être
évoquée. Si les textes prévoient, par exemple, qu'un agent
de catégorie C peut ponctuellement remplir les fonctions de greffier,
ils stipulent que ce remplacement doit avoir lieu à titre exceptionnel
et temporaire. En réalité, je suppose qu'il s'agit d'une aubaine
pour l'administration. En effet, le recours à des agents de
catégorie C pour assumer des fonctions normalement dévolues
à des greffiers permet d'éviter un recrutement à un niveau
supérieur et de réaliser ainsi des économies
budgétaires non négligeables. Ce procédé n'en donne
pas moins naissance à de nombreuses difficultés, auxquelles se
heurtent nos collègues greffiers, puisqu'ils doivent parfois batailler
durement à la sortie de l'Ecole nationale des greffes pour obtenir des
fonctions que leur réservent les textes, comme l'assistance aux
magistrats et la tenue des audiences.
Le transfert de tâches a également été
abordé. Il est vrai que la loi de 1995 a prévu le transfert d'un
certain nombre de fonctions au greffier en chef, notamment en matière de
nationalité et de compte de gestion de tutelle, dans les tribunaux
d'instance. Or, des greffiers, voire des agents de catégorie C,
accomplissent réellement ces missions dans 98 % des cas, le
greffier en chef n'exerçant plus qu'une fonction de contrôle et de
signature, étant titulaire de cette délégation et seul
habilité à pouvoir parapher, par exemple, les certificats de
nationalité. Ce malaise est d'autant criant que les niveaux de formation
des greffiers en chef et des greffiers qui travaillent en juridiction
atteignent bac + 4 dans la grande majorité des cas. Nous
constatons en effet depuis une dizaine d'années l'arrivée massive
d'étudiants et d'universitaires, possédant des niveaux de
formation largement plus élevés que ceux qui sont normalement
requis par les textes qui président au recrutement des greffiers (niveau
bac). Cette tendance est logique, étant donné que le programme
des épreuves ne permet pas à un bachelier de passer avec
succès le concours de greffier.
M. le Président -
Ceci ne représente pas la
caractéristique unique du métier de greffier.
M. Joël Rech -
En effet. La spécificité se situe
davantage dans les fonctions que le candidat est appelé à exercer.
M. le Président -
Concernant le niveau de recrutement
défini par rapport au diplôme, il est évident que cette
question se pose dans d'autres corps de la fonction publique. Ainsi, à
l'Ecole des officiers de la police nationale, le niveau bac + 4 doit
correspondre à la fonction de commissaire. En réalité, la
plupart des officiers ont déjà le niveau bac + 4, si ce
n'est bac + 5.
M. Joël Rech -
Nous en sommes conscients. Certains greffiers sont
thésards, dépassant ainsi le niveau de formation des magistrats
avec lesquels ils collaborent. Le marasme dans le secteur privé a
peut-être conduit ces universitaires à rejoindre la fonction
publique. Cependant, de nombreuses personnalités politiques s'accordent
à envisager un éventuel changement de ces conditions
économiques à l'avenir. Nous avons créé des besoins
au sein de l'institution judiciaire. Il ne faudrait donc pas que ces
universitaires, insuffisamment considérés, rejoignent le secteur
privé, nous laissant nous débattre avec une situation impossible
à gérer. Il nous paraît donc incontournable de proposer aux
greffiers un statut qui traduise la juste reconnaissance des missions qu'ils
assument. Le rapport sur l'évolution des métiers de greffe
préconisait un transfert des missions juridictionnelles, incluant les
missions de conciliation ou de médiation, au bénéfice des
greffiers, tandis que le rapport des entretiens de Vendôme, qui ne sera
suivi d'aucun effet, vous le savez aussi bien que nous, préconisait
juste le transfert des fonctions administratives. Le rapport sur
l'évolution des métiers de greffe nous paraît donc plus
pertinent que le rapport des entretiens de Vendôme, ce dernier laissant
la part belle aux auxiliaires, c'est-à-dire les avocats, et dans une
moindre mesure aux magistrats. Or ces professions ne constituent pas à
elles seules l'institution judiciaire.
Nous prônons donc un statut pour les greffiers en chef, même si la
réforme qui les concerne a déjà été
largement engagée, puisque la dernière réunion du CTP
ministériel a permis de valider un certain nombre de textes. Nous
estimons tous néanmoins que cette réforme est grandement
insuffisante, au regard de la situation présente et de
l'évolution de la justice. Les propositions adressées aux
greffiers étaient également insuffisantes. Nous nous
réunirons probablement à nouveau pour procéder au rapport
d'étape, programmé l'année dernière au mois
d'avril. Nous estimons que l'institution doit évoluer. Nous avons
abandonné la question de la réforme de la carte judiciaire,
même si nous savons pertinemment que certaines juridictions disposent
d'un personnel excédentaire et travaillent dans des conditions
extrêmement confortables, tandis que d'autres sont surchargées de
travail. Nous ne demandons pas nécessairement un redéploiement,
mais nous considérons qu'un certain nombre de solutions technologiques,
qui sont mises au premier plan aujourd'hui avec l'intranet justice, notamment
le télétravail, permettraient aux agents de demeurer dans leur
juridiction, tout en apportant un secours ponctuel aux agents d'autres
juridictions, ne serait-ce que pour effectuer des tâches purement
administratives, comme la frappe de décisions.
Ces phénomènes sont importants. En effet, une meilleure gestion
du personnel permettrait probablement d'engendrer une certaine motivation chez
les agents dont l'action serait plus reconnue dans l'institution judiciaire
qu'elle ne l'est actuellement. Je n'irai pas jusqu'à affirmer que nous
ne sommes que des numéros, mais il est clairement établi que nous
sommes interchangeables et que même le système des notations ne
garantit pas forcément la promotion des meilleurs. Il ne permet donc pas
aux agents de conserver leur motivation, alors qu'ils accomplissent leurs
missions dans des conditions de plus en plus difficiles. Vous n'ignorez pas que
la mise en place de la loi sur la présomption d'innocence sans
renforcement d'effectifs a nécessité de la majorité
d'entre nous des sacrifices non négligeables vis-à-vis de notre
vie privée. Nombreux sont nos collègues ainsi obligés
d'effectuer des heures supplémentaires, même si, nous pouvons le
reconnaître, ils ne rencontrent pas de grande difficulté pour
obtenir leurs heures de récupération. Nos collègues de
l'Union syndicale autonome justice l'ont expliqué : les
fonctionnaires de l'institution judiciaire font preuve d'une grande conscience
professionnelle et sont certainement très attentifs à la notion
de service public et à l'image qu'ils peuvent en donner aux justiciables.
M. Philippe Neveu -
Je soulève une question qui sera
peut-être un jour réglée. Les magistrats sont
recrutés pour dire le droit. Or une grande part de leur temps est
accaparée par les tâches de gestion administrative. Un
véritable problème se pose. Les services judiciaires disposent
d'un corps de greffiers en chef, de catégorie A, recrutés au
niveau bac + 3. Quel obstacle nous empêche de les transformer
en administrateurs de juridiction ? Les magistrats sont-ils
recrutés pour s'occuper de la gestion administrative et
budgétaire ou pour dire le droit ? D'autres administrations
bénéficient d'un corps d'administrateurs des juridictions.
M. le Président -
Qu'en est-il dans les services administratifs
régionaux (SAR) ?
M. Philippe Neveu -
Les greffiers en chef remplissent majoritairement ce
rôle dans les SAR. Ils sont avant tout recrutés pour gérer
et non pour dire le droit.
M. le Président
- Dans les juridictions, ils exercent
à la fois une fonction de gestion et une fonction juridictionnelle,
depuis le transfert de certaines compétences.
M. Philippe Neveu -
Après le transfert, ces compétences
sont passées du domaine juridictionnel au domaine administratif. Dans la
plupart des juridictions, des greffiers de catégorie B reçoivent
le public, instruisent les dossiers, effectuent les recherches, rédigent
les actes et soumettent à signature. Pourquoi ne rapprocherions nous pas
la décision de celui qui reçoit le public ? Le greffier joue
un rôle d'accueil très important. Dans une juridiction, le
justiciable rencontre d'abord un greffier ou un fonctionnaire, avant de
rencontrer un magistrat. Le greffier ou le fonctionnaire assume donc le
rôle de filtre. Mes collègues de l'Union syndicale autonome
justice, aussi bien que mon collègue du syndicat des greffiers de
France, ont mentionné la confusion des tâches en juridiction. Un
travail a été accompli en matière de
référentiel métier, chaque fonction ayant
été étudiée. Nous disposons maintenant d'un
document de 800 ou 900 pages, mais la logique de cette démarche n'a
pas été suivie jusqu'à son terme. Un
référentiel métier permet en effet de déterminer
qui fait quoi. Nous sommes recrutés en tant que greffier en chef,
greffier ou agent de catégorie C, à un certain niveau de
diplôme, pour exercer des fonctions spécifiques. D'après le
référentiel métier, la tâche principale d'un
greffier consiste à assister le magistrat. Or la pénurie
d'effectifs ou une gestion parfois inapte de ces effectifs peut aboutir
à une confusion des tâches. Si le référentiel
métier existe, pourquoi ne l'utilisons-nous pas ?
M. le Président -
A qui en incombe la responsabilité ?
M. Philippe Neveu -
Elle en incombe à l'administration, qui a mis
en place ce référentiel. Il faut définir les
catégories susceptibles d'exercer les métiers
référencés. Il existe au sein des services judiciaires un
projet de création d'un corps de secrétaires administratifs. Deux
corps de catégorie B seraient ainsi définis : les
secrétaires administratifs et les greffiers. Il faudra déterminer
précisément les tâches que devront accomplir les uns et les
autres, pour éviter d'ajouter à la confusion et justifier cette
création d'un nouveau corps de métier.
M. le Président -
Les secrétaires administratifs
relèveraient-ils de la catégorie B ?
M. Philippe Neveu -
Oui. Ils seraient recrutés au niveau de
formation correspondant au baccalauréat.
M. Joël Rech -
Le niveau du secrétaire administratif
correspondrait au niveau actuel du greffier, tandis que les candidats au poste
de greffier devraient justifier d'un niveau de formation équivalent
à bac + 2 et bénéficieraient d'un allongement de
la durée de la formation initiale. Il s'agit d'un statut
dérogatoire au même titre que les inspecteurs de police ou les
infirmières.
M. le Président -
Je vous rappelle que les inspecteurs de police
n'existent plus. Vous voulez sans doute évoquer les officiers de police.
M. Joël Rech -
Absolument.
M. Philippe Neveu -
Si deux corps de catégorie B étaient
établis, le référentiel métier prendrait toute son
importance. Il faudra donc déterminer les métiers qui
correspondent à la fonction de secrétaire administratif, ceux qui
correspondent à la fonction de greffier et ceux qui correspondent
à la fonction de greffier en chef, chacun pouvant ensuite remplir au
sein des juridictions les tâches pour lesquelles il a été
recruté. Par ailleurs, l'administration dispose très bel outil,
intitulé « outil greffe ». Siégeant
à la commission administrative paritaire des greffiers, je constate que
cet outil est souvent mis en avant par ses utilisateurs lorsqu'il permet de
déceler un déficit de personnel dans telle ou telle juridiction.
En revanche, lorsqu'outil greffe permet de déceler un
excédent de personnel au sein d'une juridiction, il nous est
présenté comme un outil peu pertinent. Cet outil serait donc
valable uniquement pour déceler les manques de personnel et ne le serait
plus quand il détecte une situation de sureffectif. Soit il est valide,
soit il ne l'est pas. Les outils existent, mais leur utilisation varie en
fonction des objectifs.
M. le Président -
Outil greffe n'indique pas
forcément une situation de sureffectif.
M. Philippe Neveu -
J'évoque le cas d'une juridiction importante,
pour laquelle outil greffe a permis de détecter un excédent
de 186 personnes. La direction de la juridiction en question a
immédiatement réagi en rédigeant un rapport, stipulant
que, non seulement, elle ne disposait pas d'un sureffectif de
186 personnes, mais, qu'au contraire, il lui en manquait environ une
centaine.
M. le Président -
Je suppose que vous n'évoquez pas les
tribunaux de la périphérie de Paris.
M. Philippe Neveu -
Non. Il s'agit du tribunal de grande instance de
Paris. Si outil greffe est jugé pertinent pour déceler un
manque de personnel, pourquoi ne le serait-il plus pour détecter le cas
inverse ? Les outils existent, des mesures ont été prises,
mais les procédures ne sont jamais entièrement appliquées,
parce qu'il ne faut heurter personne.
M. le Président -
Très bien. Je souhaite à
présent entendre le point de vue des représentants de
l'Association des greffiers en chef des tribunaux d'instance.
Mme Véronique Rodero -
Je tiens tout d'abord à vous
remercier vivement de votre invitation. Les greffiers en chef sont enfin
entendus. Nous avons en effet véritablement la sensation de n'être
jamais écoutés, ni interrogés, ni compris. Notre
association a été créée en 1970. A l'origine
essentiellement parisienne, elle est devenue nationale en 1985. Nous tenons
particulièrement à cette dimension nationale et nous faisons tout
notre possible, malgré les contraintes budgétaires auxquelles
nous sommes soumis, pour regrouper l'ensemble des greffiers en chef de France.
Nous organisons notamment trois à quatre réunions par an,
axées sur des thèmes qui intéressent directement les
greffiers en chef des tribunaux d'instance et qui sont souvent liés aux
différentes réformes engagées. Des réunions ont
ainsi été organisées concernant la mise en oeuvre du pacte
civil de solidarité (PACS), le passage à l'euro et,
dernièrement, les élections. Notre profession ressent
actuellement un très grand malaise qui, à mon avis, est issu de
différentes causes. Je laisse à présent la parole au
vice-président de l'association.
M. Jacques Parra -
Vous avez évoqué les notions de
ressenti et de perspectives. Or il me semble que pour envisager l'avenir, il
convient d'abord de dépeindre le présent. Les organismes
statutaires et les syndicats l'ont évoqué. Si vous interrogez
effectivement nos collègues des tribunaux d'instance, vous percevrez
aisément leur ras-le-bol, leur colère et, plus grave, leur
démotivation.
Plusieurs facteurs expliquent cette situation. Nous constatons un accroissement
du nombre de réformes depuis une dizaine d'années, dont la
plupart nous concernent directement au sein des tribunaux d'instance. Je vous
en remémore quelques-unes : la réforme de 1992 sur le
surendettement, les réformes de 1993, 1995 et 1998 à propos de la
nationalité française, la réforme de 1995 concernant la
vérification des comptes de gestion, la réforme du PACS et la loi
du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant,
qui a réformé le droit des successions et qui doit entrer en
application le 1
er
juillet prochain.
M. le Président -
J'ai participé activement à
cette dernière réforme. Elle n'avait pas pour objet de
dévaloriser la fonction du greffier en chef mais, au contraire, de
reconnaître la qualité des services rendus et la capacité
des greffiers en chef et des greffiers à assumer de nouvelles missions,
quand on leur en donne les moyens.
M. Jacques Parra -
Je ne me permettrais pas de critiquer le choix du
législateur. Tel n'est pas l'objet de mon propos. Cependant, comme vous
l'avez vous-même indiqué, un problème de moyens se pose. En
parallèle, nous devons faire face à un accroissement des charges
administratives, qui ont été
« greffées » à nos fonctions initiales. La
procédure budgétaire est actuellement très complexe
à gérer. Il a également fallu mettre en place, tant dans
les tribunaux d'instance que dans les autres juridictions, d'autres fonctions,
comme les correspondants locaux informatiques et les agents chargés de
l'application des règles d'hygiène et de sécurité.
Etant encore en période électorale, nous pouvons mentionner le
mépris avec lequel l'administration considère le personnel des
tribunaux d'instance. Nous sommes ainsi tenus d'assurer les permanences
électorales les jours de scrutin, soit de 8 h à 20 h
dans les grandes agglomérations, soit de 8 h à 18 h
dans les petites communes. Or les représentants du ministère ont
l'outrecuidance de déclarer qu'ils n'indemniseront qu'un seul
fonctionnaire présent lors de ces permanences, à condition que la
durée de celles-ci excède dix heures. Il me semble qu'une
contradiction réside entre cette décision et les règles
instaurées pour la réduction du temps de travail. En outre, cette
indemnité s'élève à 30 euros. Or un magistrat,
délégué du Conseil constitutionnel, perçoit
200 euros pour assumer la même permanence. Face à ce genre
d'anecdote, la révolte gronde dans les tribunaux d'instance.
Quelques pistes nous paraissent nécessaires pour envisager l'avenir des
tribunaux d'instance. Il s'agit déjà de respecter certains points
fondamentaux. Une activité judiciaire ou administrative est
exercée au sein des tribunaux d'instance depuis de nombreuses
années. Nous devrions donc pouvoir l'assurer dans de meilleures
conditions d'efficacité et de qualité qu'actuellement. Je cite un
exemple. Il n'est pas souvent fait mention des saisies sur salaire. Or, ces
procédures représentent un travail conséquent et sont
très importantes tant aux yeux du créancier qu'à ceux du
débiteur. Le code du travail prévoit d'effectuer au moins deux
répartitions par an. Il faut déjà pouvoir les assurer. Tel
n'est pas toujours le cas. Si nous pouvions réaliser trois, voire quatre
opérations de répartition, c'est-à-dire une par trimestre,
le travail accompli par le service public n'en serait que plus efficace. En
matière de nationalité française, le délai de
délivrance d'un certificat atteint trois ou quatre mois dans de nombreux
tribunaux d'instance. Nous avons essayé de nouer des partenariats avec
les préfectures et les mairies pour développer l'information
relative au renouvellement de la carte d'identité ou du passeport.
Nombreux sont en effet les citoyens qui doivent prouver leur nationalité
française pour renouveler leur carte d'identité, alors que
certains sont déjà âgés de 60 ou de
70 ans !
M. le Président -
Vous évoquez les deux ou trois cas qui
prêtent à sourire...
M. Jacques Parra -
J'évoque la réalité du terrain
à laquelle nous sommes confrontés.
Mme Véronique Rodero -
Vous avez mentionné le transfert de
compétence en matière d'actes de notoriété. Il est
évident que ce transfert a été décidé, parce
que nous avions été jugés compétents en ce domaine.
Néanmoins, le développement de la polyvalence finira par nous
rendre compétents dans une série de petites tâches, mais
spécialistes dans aucun domaine particulier. A mon avis, de nombreuses
personnes ignorent la teneur du travail du greffier en chef. A la fin d'une
journée, nombreux sont nos collègues qui s'interrogent sur la
nature même de leur travail. A titre d'exemple, ils traitent en l'espace
d'une journée deux certificats de nationalité, remplissent un
acte de notoriété, répondent à deux demandes de
mutation et de congé et traitent deux demandes de vote par procuration
en même temps, tandis que les piles de dossiers s'accumulent sur leur
bureau. C'est pourquoi je suis opposée à la polyvalence à
outrance.
En revanche, nous ne sommes pas opposés à une réforme de
la manière dont est rendue la justice dans notre pays, bien au
contraire. Nous considérons cependant que les moyens constituent un
préalable à cette réforme. Aujourd'hui, la justice n'est
pas correctement rendue en France, faute de moyens attribués aux
personnes qui sont chargées de la rendre. Etudions un exemple commun
à la majorité des juridictions. Le tribunal d'instance est une
juridiction de proximité. La plupart des contentieux que nous traitons
en matière civile concernent les affaires de loyers impayés. Tous
les propriétaires ne sont pas des personnes richissimes ou des
multinationales. Nombre d'entre eux sont des retraités qui ont besoin de
ce revenu pour vivre. Ne recevant plus le loyer, ils parlementent à
plusieurs reprises avec leurs locataires. Si ces discussions n'aboutissent pas,
ils finissent par prendre la décision d'ester en justice. Le
délai d'audiencement est actuellement fixé à quatre ou
cinq mois. Une personne qui déposera une demande aujourd'hui ne
passerait donc en audience qu'à la fin du mois de septembre ou au
début du mois d'octobre. Si l'affaire n'est pas en état
d'être jugée, deux ou trois renvois seront prononcés. Je
rappelle qu'il n'est pas obligatoire de s'adjoindre les services d'un avocat
devant un tribunal d'instance. Il est cependant possible que son adversaire ait
fait appel aux services d'un avocat. Le magistrat rendra sa décision
deux ou trois mois après l'audience, à cause de sa charge de
travail. Néanmoins, il est inutile de rendre une décision si elle
n'est pas frappée. Si personne n'est présent au sein du greffe
pour accomplir cet acte, il faudra encore compter un report de trois mois.
M. le Président -
Ce qui ne signifie pas pour autant que nous
parvenions à faire payer ou expulser le locataire fraudeur...
Mme Véronique Rodero -
Surtout si le jugement est rendu en
période hivernale. J'évoque la justice à laquelle est
confronté le public au quotidien, qui n'a rien de commun avec celle que
nous voyons à la télévision. Il faut pour la rendre
commencer par fournir les moyens en termes de magistrats, mais aussi de
greffiers, ne serait-ce que pour acter les décisions. Les plaignants ne
devraient pas attendre un an pour pouvoir faire valoir leurs droits. Une fois
que nous aurons atteint cet objectif, rien ne nous empêchera de
réfléchir sur la notion de justice, sur celle de guichet unique,
sur le redéploiement des compétences, etc. Le greffier en chef
ignore quel est son véritable statut. Nous sommes à la fois
gestionnaires et également techniciens du droit, juristes. En effet,
pour assurer le fonctionnement d'un service juridictionnel, nous devons en
effet en connaître les procédures.
M. le Président -
Les chefs de juridiction, le président
et le procureur, émettent déjà une telle revendication.
Nous devons résoudre un dilemme. Une ville est dirigée par un
maire, assisté d'un secrétaire général. Le greffier
en chef ne pourrait-il être assimilé à un secrétaire
général sur le plan de la gestion au sein d'une juridiction,
sachant que le président et le procureur souhaitent également
être responsables en matière de gestion de la juridiction ?
Mme Lysiane Fleurot -
Cette situation est l'héritage du
passé. Nous la vivons actuellement sur le plan statutaire, puisque les
greffiers en chef exercent 80 % de leurs fonctions sous l'autorité
des chefs de juridiction. Les fonctions, qui visent la gestion des archives et
la gestion des pièces à conviction, dont le procureur est aussi
responsable, sont également accomplies sous contrôle. J'attire
cependant votre attention sur la responsabilité qu'elles
représentent pour nous, sur les problèmes qu'elles posent et sur
l'absence de moyens dont nous souffrons pour travailler de manière
efficace. Les greffes sont gérés par les magistrats.
L'émergence des greffiers en chef depuis 1967, c'est-à-dire
depuis la fonctionnarisation, et la qualité de la formation
dispensée à l'Ecole nationale des greffes ont contribué
à doter le corps des greffiers en chef d'une qualité de
gestionnaire qui ne peut que progressivement faire naître une
réflexion par rapport à la gestion globale du greffe. Nous
revendiquons l'attribution pleine et entière de fonctions de gestion aux
greffiers en chef, car elle consacrerait les faits. Il est toutefois
évident que, travaillant dans une institution, nous devons tous faire
preuve de complémentarité. Des expériences très
positives sont menées dans certaines juridictions. Les derniers rapports
de l'inspection générale des services judiciaires relatent ainsi
certaines formes de dialogue social au sein de juridictions exceptionnelles,
certaines formes de gestion des flux correctionnels ou d'autres qui concernent
l'exécution des peines. Nous revendiquons néanmoins une
sphère d'intervention qui ne nous assimile pas totalement à une
autorité. La gestion budgétaire constitue, par exemple, un
domaine très important pour les chefs de greffe et les greffiers en
chef. Nous l'assumons et nous sommes responsables de son exécution. Nous
préparons les budgets et les formalisons, mais selon une conception de
direction de la juridiction. Le droit doit suivre le fait.
M. le Président -
Qui est l'ordonnateur ?
Mme Lysiane Fleurot -
Le préfet.
M. le Président -
Le préfet ordonne les dépenses
des tribunaux, alors qu'il n'a aucun rapport avec eux. En outre, le
secrétaire général de la préfecture est une
véritable « machine à signer ». Il faut
souvent déplorer un retard de quinze jours, voire d'un mois,
période pendant laquelle les personnes ne sont pas payées par
l'administration judiciaire.
Mme Lysiane Fleurot -
C'est exact.
Mme Véronique Rodero -
En qualité d'association, nous ne
revendiquons rien. Nous demandons simplement une clarification du statut de
greffier en chef. Nous travaillons sous l'autorité du juge directeur. Il
s'agit d'une autorité a priori et a posteriori, mais le juge directeur
est-il réellement notre autorité hiérarchique ? Une
clarification permettrait à la fois aux greffiers en chef et aux juges
directeurs ou aux magistrats de mieux se situer et de mieux appréhender
leur rôle au sein d'une juridiction. Je ne mentionne que le cas des
tribunaux d'instance, que nous représentons.
Je souhaite ensuite évoquer le problème du transfert des
compétences, notamment en attirant votre attention sur la manière
dont il a lieu. Concernant la loi sur la réforme des successions, nous
n'avons pour le moment reçu aucune information par la voie officielle.
Nous savons simplement qu'une loi a été promulguée, dont
l'article 20 ou 21 stipule que la qualité d'héritier pourra
être constatée par un acte de notoriété
effectué devant le greffier en chef du tribunal d'instance, ce qui fonde
notre compétence. Or cette loi entrera en vigueur le 1
er
juillet 2002. Si nous continuons la lecture de l'article, nous constatons qu'il
est spécifié que l'acte devra déterminer la part
successorale de chacun. Le greffier en chef devra donc s'occuper du partage de
l'héritage, ce qui suppose que nous ayons acquis une formation en la
matière. Quand serons-nous informés ? Je rappelle qu'en ce
qui concerne la loi sur le PACS, nous avons reçu la circulaire par fax
le vendredi précédant le lundi à partir duquel
commençait à s'appliquer cette loi.
M. le Président -
Il s'agissait d'une situation d'urgence.
M. Joël Rech -
De plus, la procédure présentait un
caractère de complexité relativement réduit.
Mme Véronique Rodero -
La complexité est apparue
après la mise en oeuvre de la loi.
M. le Président -
Ne confondez pas la complexité et les
inconvénients de la loi.
Mme Véronique Rodero -
Je peux vous certifier que nous nous
posons quotidiennement de nombreuses questions à propos des
justificatifs à demander. Lorsqu'une personne est née à
l'étranger, comment pouvons-nous vérifier si elle mariée
ou non, si elle est en pleine capacité de ses moyens pour pouvoir
conclure un PACS, etc. ?
M. Joël Rech -
Vous demandez la liste complète des
éléments nécessaires pour instruire le dossier.
Mme Véronique Rodero -
Si une personne de nationalité
cambodgienne vient vous consulter, indiquez-moi si vous connaissez la loi
cambodgienne me permettant de vérifier sur présentation de son
extrait de naissance si cette personne est mariée et si elle est en
pleine capacité de ses moyens.
M. Joël Rech -
En fonction des conventions passées avec les
pays, vous êtes en droit de demander un certain nombre
d'éléments, comme des certificats de coutume.
Mme Véronique Rodero -
Il existe à ce titre une
disparité entre les juridictions. Par exemple, certains tribunaux
d'instance demanderont les certificats de coutume, repoussant ainsi la
possibilité pour une personne de conclure son PACS, tandis que d'autres
ne les demanderont pas, faute d'indications.
M. Joël Rech -
Ce phénomène existe déjà.
Mme Véronique Rodero -
Considérez-vous que la
pratique le justifie ?
M. Joël Rech -
Non.
M. le Président -
Je déplore que les instructions ne
soient pas publiées immédiatement. Cet aspect dépend du
fonctionnement de certains services du ministère de la justice. Nous
avons néanmoins rédigé un certain nombre de dispositions
à propos de cette réforme sur les droits de succession. Elle
était prévue de longue date. Tout le monde s'était depuis
longtemps accordé pour modifier un certain nombre de dispositions en
matière d'hérédité et d'actes de
notoriété. Ce projet ne représentait donc pas une surprise
pour la Chancellerie. Il était déjà évoqué
lorsque Pierre Arpaillange était garde des Sceaux.
Mme Véronique Rodero -
Nous avons néanmoins
été surpris d'apprendre que nous serions compétents pour
remplir des actes de notoriété. Nous ne le savons que parce que
certains de nos collègues ont lu la loi de manière exhaustive.
M. Philippe Neveu -
Entre le moment où il est prévu
d'élaborer un projet de réforme et le moment de son vote puis de
son application, il est possible de programmer des recrutements, sachant que la
formation d'un greffier nécessite douze mois.
M. Joël Rech -
En ce qui concerne le PACS, deux
éléments nous ont interpellés. Le premier relève de
cette confusion des tâches que nous avons évoquée. Les
textes attribuent aux greffiers le rôle d'enregistrer les certificats de
PACS. Or la Chancellerie confie visiblement cette mission aux greffiers en
chef. Le second concerne l'annonce faite par l'administration, à grand
renfort de communication, de la création de 40 postes de greffiers,
pour aider les tribunaux d'instance à remplir ces nouvelles missions
liées au PACS. Ces 40 greffiers n'ont jamais été
affectés dans les tribunaux d'instance, mais dans les tribunaux de
grande instance et cours d'appel les plus sensibles. En outre, les
organisations syndicales de fonctionnaires n'ont jamais été
sollicitées lors de l'élaboration des textes de la réforme
du PACS. Or, nous aurions pu mettre en évidence tous les
dysfonctionnements que cette loi provoquerait au sein des juridictions. Le
nombre de demandes de PACS en France a été estimé
dès le départ, ainsi que le temps de travail correspondant pour
les greffiers, mais les centaines de demandes de certificats de non PACS
adressés par les notaires n'ont pas été prises en compte.
Or, les greffiers doivent désormais consacrer 20 à 30 % de
leur temps de travail pour y répondre.
Mme Brigitte Berchère -
Pour étayer les propos de Monsieur
Joël Rech, je précise que le tribunal de grande instance de Paris
est exclusivement compétent pour toute personne, française ou
non, née à l'étranger demandant un certificat de non PACS
pour pouvoir conclure un PACS. Cette demande représente
800 courriers par jour. Or, aucun fonctionnaire supplémentaire n'a
été affecté au tribunal de grande instance de Paris.
Mme Lysiane Fleurot -
Je cite un autre exemple. L'application de la loi
du 15 juin 2000 s'est révélée dramatique pour
les greffes et l'est encore, puisqu'elle prévoit la mise en place de
permanences. Nous voyons actuellement poindre une réforme, applicable le
1
er
septembre, dans le cadre du tribunal pour enfants et de
l'assistance éducative, qui prévoit l'accès aux dossiers
pour les parents et, dans certains cas, pour les enfants, ce qui nous
contraindra à prendre des mesures en matière de structure
d'accueil et de surveillance de cette communication. Nous devrons
également reprendre les dossiers un à un pour les coter et les
classer, comme les dossiers d'instruction.
M. le Rapporteur -
Je souhaite vous poser quelques questions. Je
représente les Français établis hors de France. Or, je me
rends compte qu'il est parfois beaucoup plus facile d'obtenir un certificat de
nationalité française lorsqu'on est étranger que lorsqu'on
est français. En effet, il suffit dans certains pays
« d'acheter » un jugement supplétif d'état
civil, une pièce reconnue comme valable par un greffe de tribunal, pour
que ce dernier délivre à la personne concernée un
certificat de nationalité française. Il est donc impossible de
tout vérifier.
Vous avez notamment posé la question du statut dérogatoire. Je
suis moi-même fonctionnaire européen, statut fondé sur
celui de la fonction publique française, et j'aimerais comprendre ce que
vous entendez par « statut dérogatoire » par rapport
au reste de l'administration. Il est important que les personnes
bénéficient d'un statut qui définisse clairement les
compétences, les responsabilités, les moyens, les droits et
devoirs, ainsi que la rémunération. N'oublions pas le principe de
base : le juge rend des jugements, le greffier gère. Le greffier
est un fonctionnaire par nature, tandis que le juge est un magistrat.
« Statut dérogatoire » signifie-t-il un autre statut
que celui de fonctionnaire ou un statut dont la particularité serait
définie par vos fonctions ?
Vous avez également mentionné l'évolution des
tâches, problématique qui est située au coeur de notre
dossier. Vous avez évoqué le transfert d'un certain nombre de
responsabilités aussi bien juridictionnelles qu'administratives. J'ai
besoin de précisions à ce sujet. Nous avons discuté avec
les représentants des magistrats. Or, ces derniers sont favorables
à un recentrage de leur activité sur leurs tâches
juridictionnelles, ce qui signifierait l'abandon d'un certain nombre de
tâches administratives et l'éventuel abandon de certaines
tâches dites juridictionnelles, qui ne mériteraient pas
d'être confiées aux juges. La question de l'assistance du juge a,
en outre, été abordée dans ce contexte et lors des
entretiens de Vendôme. L'assistance du juge devrait-elle être
assurée par des « référendaires » qui
seraient membres du cabinet du juge, des fonctionnaires d'une très haute
qualification juridique, qui ne prendraient pas de décision, mais
conseilleraient le juge pour qu'il puisse prendre sa décision, comme
c'est le cas à la Cour de justice des Communautés
européennes ? Cette assistance devrait-elle être, sinon,
assurée par des juges assistants qui conseilleraient les juges et
prendraient des décisions juridictionnelles dans certains domaines ou
bien estimez-vous que ces tâches incombent aux greffiers en chef, voire
aux greffiers, dans certains domaines ? J'aimerais que votre
réponse soit très précise, car il s'agit d'une question
cruciale pour nous.
Concernant le fameux corps de gestion des juridictions, j'avais cru comprendre
que cette tâche était dévolue aux greffiers en chef. Est-il
réellement nécessaire de créer un nouveau corps
administratif, de catégorie A ou B ? Les greffiers et greffiers en
chef de catégories B et A ne pourraient-ils suffire à couvrir
l'ensemble des besoins dans les domaines de la gestion administrative, de
l'authentification des actes et de certaines opérations
juridictionnelles ?
Enfin, j'aimerais savoir à quoi correspond exactement « outil
greffe ».
M. Joël Rech -
Il s'agit d'un logiciel de gestion du personnel dans
les greffes.
M. le Rapporteur -
Je vois. Je termine mon intervention par la question
de l'autorité. Vous êtes placés sous l'autorité d'un
magistrat, mais il ne peut pas empiéter sur vos compétences de
gestion. Ce critère vous semble-t-il juste ? N'engendre-t-il pas un
certain nombre de difficultés ? Les magistrats nous ont fait part
de leurs récriminations à ce sujet. Ils considèrent en
effet que leur indépendance est remise en cause par ce critère.
Il est cependant évident que si le greffier en chef ne dispose pas des
moyens d'être le chef des services, il ne pourra remplir correctement sa
fonction. La situation est similaire au sein d'un Parlement. En effet, le
secrétaire général peut difficilement s'opposer aux
positions du président de l'assemblée parlementaire. Pouvez-vous
nous apporter des précisions sur la manière dont vous percevez
cette organisation des pouvoirs pour que l'autorité soit positive et non
conflictuelle à l'avenir ?
Mme Véronique Rodero -
Je réponds à cette
dernière question. Nous souhaitons que notre statut soit clairement
défini et nous voulons savoir si le juge directeur incarne notre
autorité hiérarchique. Si tel est le cas, quelles tâches
pouvons-nous accomplir sans rendre de comptes, si ce n'est,
éventuellement, a posteriori ? Devons-nous au préalable
demander son accord pour prendre des décisions ? Ces
précisions ne nécessitent pas un changement de statut, mais
doivent être clairement mentionnées. Le greffier en chef a-t-il,
par exemple, l'obligation de mettre à la disposition du magistrat un
greffier ?
M. le Président
- Quelle décision prend-il s'il n'en
a pas à disposition ?
Mme Véronique Rodero -
Il peut faire appel à un agent de
catégorie C ou à un autre agent.
M. Philippe Neveu -
Le greffier en chef peut aussi assumer la fonction
de greffier.
M. le Président -
Quelle est cette autre catégorie d'agent
dont il peut éventuellement disposer ?
Mme Véronique Rodero -
L'agent de justice. Je rappelle que ce
dernier est toutefois censé effectuer un travail d'accueil et non un
travail de greffe.
M. Joël Rech -
Je précise qu'il doit s'occuper de
l'assistance du greffier à l'accueil.
Mme Véronique Rodero -
Il s'agit d'un accueil directionnel. Or
l'accueil d'un certain nombre de juridictions est polyvalent, puisqu'il permet
déjà au justiciable de mener un certain nombre de
démarches de base. Ces fonctions ne devraient normalement pas être
dévolues à un agent de justice.
Mme Lysiane Fleurot -
Nous confions à des agents de justice des
fonctions correspondant à des besoins émergents non encore
satisfaits. L'accueil représente une fonction qui a acquis de
l'importance et qui est normalement assurée par le greffier. Les statuts
de 1992 l'ont définie comme l'une des quatre spécialités
du métier de greffier. Elle fait d'ailleurs l'objet d'un enseignement
spécifique à l'Ecole nationale des greffes. Or, nous la
considérons désormais comme un besoin émergent non
satisfait et nous y affectons des agents de justice. L'inspection
générale des services judiciaires a récemment
publié un rapport qui révèle une évolution
très importante de l'emploi précaire au sein de nos institutions,
tendance qui reflète un manque criant d'effectifs dans tous les services.
M. le Président -
Vous avez mentionné des
spécialités enseignées lors du cursus scolaire des
greffiers.
Mme Lysiane Fleurot -
Elles sont postérieures à leur
scolarité.
M. le Président -
Il s'agit donc d'une formation
complémentaire. Est-elle dispensée en fonction des postes
occupés ou en fonction des choix des intéressés ?
Mme Lysiane Fleurot -
Le choix est laissé aux
intéressés.
M. Philippe Neveu -
Une personne qui est nommée à
l'instance peut parfaitement choisir une spécialité informatique,
par exemple.
Mme Lysiane Fleurot -
A l'origine, ces formations ont été
mises en place parce que l'allongement de la durée de la
scolarité nous avait été refusé. Nous les
revendiquions depuis très longtemps. L'enseignement d'une
spécialité jouxtait la formation initiale, permettant ainsi de la
prolonger. Par la suite, il a été possible de suivre cette
formation dans les deux ans suivant la sortie de l'Ecole nationale des greffes
Mme Véronique Rodero -
Les greffiers ne reçoivent aucune
formation en matière de nationalité, alors que, la plupart du
temps, le greffier d'un tribunal d'instance gère une part importante des
dossiers en la matière.
M. Joël Rech
- J'estime que la formation
générale des greffiers, complétée par le stage de
pré-affectation, doit leur permettre de prendre en charge leurs missions.
Mme Lysiane Fleurot -
Cette absence de formation en matière de
nationalité pour les greffiers s'explique par un transfert de
compétence à destination des greffiers en chef. La formation
initiale de ces derniers comprend donc la formation en matière de
nationalité. Les greffiers ne bénéficient en revanche de
cette formation que dans le cadre des formations de spécialité.
M. Joël Rech -
A Dijon, dans le cadre de la formation permanente et
dans le cadre de formations nécessaires à la prise de poste, tout
greffier peut bénéficier d'une formation en matière de
nationalité.
Mme Lysiane Fleurot -
Elle n'est pas intégrée à la
formation initiale.
Mme Véronique Rodero -
Je vous rappelle que les greffiers
prennent leurs fonctions en septembre. Or la première partie du
programme de formation en matière de nationalité débute en
février. Les modules comprennent quinze personnes. Si vous estimez que
ces mesures suffisent pour les former...
M. Joël Rech -
Je n'ai pas affirmé que cette situation
représentait la panacée.
Mme Lysiane Fleurot -
Je reviens sur la question de l'autorité.
Nous revendiquons la suppression de cette notion, qui ne correspond plus au
vécu quotidien, sachant que cette suppression n'éliminera pas le
processus de la prise de décision.
M. le Rapporteur -
Qui sera responsable dans ce cas ?
Mme Lysiane Fleurot -
Le greffier en chef sera responsable des fonctions
qu'il exerce et occupera un positionnement identique à celui du chef de
juridiction. Cette réalité existe déjà.
M. Philippe Neveu -
Il a été créé dans
chaque cour d'appel un service administratif régional, dirigé par
des greffiers en chef sauf pour deux SAR dirigés par des magistrats.
Dans le secteur de la santé, les hôpitaux ne sont pas
gérés par des médecins. Un coordonnateur pourrait
s'occuper de la gestion administrative d'un tribunal, tout en rendant des
comptes à une autorité supérieure. Il n'est pas question
de ne plus superviser les greffiers en chef. Le magistrat demeure
indépendant dans sa gestion et doit être associé à
la gestion de la juridiction. Cependant, le coordonnateur que j'ai
évoqué pourrait incarner l'autorité sur un plan
régional, tout en rendant des comptes à la Chancellerie.
M. le Président -
Certaines décisions prises dans les
tribunaux d'instance, mais aussi dans les tribunaux de grande instance, voire
des tribunaux correctionnels, ne sont pas immédiatement
exécutées faute de personnel pour les notifier. Le Parlement
estime que les magistrats doivent motiver leurs décisions. Or, nous
savons pertinemment qu'en l'absence des greffiers et des greffiers en chef,
aucune décision ne serait justifiée, car le magistrat doit
souvent prendre ses décisions à la chaîne.
M. Philippe Neveu -
Nous pourrions accroître le nombre de
greffiers et d'agents de catégorie C placés mis à la
disposition de l'ensemble des cours d'appel. La plupart du temps, les C
placés ne se déplacent jamais. Les cours d'appel les
considèrent en effet comme une personne supplémentaire. Or un
greffier placé doit normalement remplacer un greffier, en cas d'absence.
Rien n'interdit aux chefs de cour de déléguer un fonctionnaire de
juridiction pour remplir certaines fonctions, sachant que toutes les
juridictions ne doivent pas faire face au même moment à une
pénurie de greffiers.
M. le Président -
Ces affectations peuvent être
gérées au niveau des cours d'appel.
M. Philippe Neveu -
Et au niveau des SAR.
Mme Lysiane Fleurot -
Concernant le corps de gestion, je tiens à
préciser que les coordonnateurs sont en place depuis 1996, que les SAR
ont été dotés d'agents formés, qui
représentent pour nous des collègues d'une grande valeur sur le
plan de la gestion. Ils travaillent en parfaite complémentarité
avec les juridictions. Dans tous les cas de figure, nous pouvons compter sur
l'aide d'une personne pour assurer la gestion.
M. Joël Rech -
Je reviens sur la question de l'évolution des
tâches, en particulier celles qui incombent aux greffiers. Nous avons
évoqué à plusieurs reprises le dérapage qui
consiste à confier à d'autres agents des tâches qui nous
sont dévolues d'après les textes en vigueur. Cette question est
valable tant pour les greffiers en chef que pour les greffiers. De plus, nous
assistons depuis quelque temps à la création d'emplois
précaires au sein des juridictions. Les textes définissent pour
les agents de justice des missions d'assistance du greffier à l'accueil
dans les tribunaux d'instance, auprès du juge pour enfant et dans les
centres d'accès au droit. Aujourd'hui, nous voyons fréquemment un
certain nombre de chefs de cour passer outre la réglementation en
vigueur, en demandant des recrutements de niveau bac + 2, voire de niveau
bac + 4 ou 5. Ils peuvent ainsi faire appel à une main
d'oeuvre qualifiée à bas prix pour rendre des services plus que
conséquents. Concernant les assistants de justice, ils sont
recrutés à un niveau bac + 4 de même que les
greffiers en chef et greffiers, titulaires de diplômes
équivalents, mais eux n'ont pas eu le mérite de passer un
concours relativement complexe. La réforme statutaire imposera la
création d'un corps d'agents administratifs de catégorie B,
sachant qu'il existe déjà à la protection judiciaire de la
jeunesse, au sein du ministère et de l'administration
pénitentiaire. L'administration est la première à
considérer que les greffiers en chef exercent des fonctions
administratives, des fonctions d'encadrement et de gestion du personnel. Nous
ignorons la manière dont les magistrats pourraient intervenir dans ces
domaines, puisqu'ils ne cessent de répéter qu'ils veulent se
recentrer sur leur mission essentielle, qui consiste à dire le droit.
Nous les libèrerons donc peut-être de tâches qu'ils
considèrent comme annexes et les confierons aux greffiers en chef,
greffiers et agents de la catégorie C, qui représentent aussi les
piliers des greffes. Cette décision permettrait à chacune de ces
catégories d'accéder à des possibilités
d'évolution. Ce corps d'assistants de justice semble être
très apprécié par un certain nombre de magistrats,
même si nombreux sont ceux qui commencent à considérer que
l'effort de formation qui leur est accordé n'a que peu d'effet dans le
sens où le turn over est élevé. En effet, les jeunes
concernés ne demeurent en poste que quatre ou six mois.
M. le Président -
Une question fondamentale se pose à
nous. Devons-nous faire appel à de jeunes étudiants ou former un
véritable corps d'agents, comme certains le préconisent ?
M. Joël Rech -
Je termine mon raisonnement. Sachant que ce fameux
corps de greffiers en chef exerce des fonctions administratives et qu'un corps
d'agents administratifs de catégorie B doit être
créé, nous attendons de connaître à moyen terme les
possibilités d'évolution pour les greffiers et de vérifier
si l'hypothèse de la création d'un corps juridictionnel d'agents
A ne serait pas souhaitable, parce qu'elle permettrait à la fois de
couvrir des fonctions aujourd'hui réclamées par les magistrats et
d'offrir une véritable perspective d'évolution aux greffiers.
Enfin, la répartition des catégories dans la fonction publique
est totalement différente de celle qui prévaut au sein de notre
administration. Les catégories C, B et A sont ainsi respectivement
réparties selon les taux moyens suivants : 31 %, 25 % et
43 %. Or notre administration fait état des taux suivants :
58,9 %, 32 % et 8,1 %. Les corps de magistrats sont
virtuellement intégrés dans les catégories A. Le calcul
est donc tronqué. Fondons un véritable corps de greffiers en
chef, s'occupant d'une éventuelle partie administrative et d'une partie
juridictionnelle, et offrons aux agents de catégorie B des perspectives
d'évolution dans les autres filières.
M. le Rapporteur -
Etes-vous tous d'accord avec cette approche ?
M. Joël Rech -
Je précise que la représentation du
syndicat des greffiers de France est majoritaire au sein de cette profession et
que nous sommes porteurs de ses revendications.
Mme Lysiane Fleurot -
Les assistants de justice devaient être
initialement assimilés à des internes dans les hôpitaux,
par l'intermédiaire d'une collaboration avec les facultés de
droit et de la magistrature. Il existe certains effets indirects que nous ne
cautionnons pas.
M. le Président -
Quel est le sens de vos propos ?
Mme Lysiane Fleurot -
La tâche d'assistance du juge est
peut-être plus importante que la recherche de jurisprudence, qui comprend
notamment la rédaction et la préparation complète des
décisions des magistrats. Nous adoptons une approche différente.
Certains de nos collègues du corps des greffiers en chef peuvent exercer
ce genre de tâche, mais nous devons demeurer prudents dans la
façon de leur présenter cet aspect. Il suffit de se souvenir des
mouvements engendrés en 1990-91. Si ces tâches sont
réellement déterminées et présentent un
intérêt clairement identifié, elles intéresseront
certainement le corps des greffiers en chef. J'en suis convaincue. L'une de vos
questions concernait la forme d'assistance apportée aux magistrats. Nous
ne sommes pas favorables à l'assistance de type
référendaire. En revanche, nous sommes favorables à celle
de « juge assistant », de type Rechtspfleger. Nous vous
avons apporté les documents nécessaires pour que vous puissiez
appréhender les fonctions de Rechtspfleger autrichien ou allemand, qui
sont similaires et qui ont le point essentiel de référence
suivant : leur existence est consacrée soit par la loi soit par la
Constitution. Notre demande de statut dérogatoire vise donc un statut
législatif, hors fonction publique, de type organique, comme celui des
magistrats, permettant la gestion de l'institution judiciaire.
M. le Président -
Je rappelle toutefois qu'un magistrat est, d'un
certain point de vue, un fonctionnaire.
M. Joël Rech -
Je vous déconseille de leur tenir ce genre de
discours.
Mme Lysiane Fleurot -
Ils n'ont pas le statut de fonctionnaire ni la
qualité de fonctionnaire, au sens défini par la fonction publique
et les lois de 1984. Il existe néanmoins une assimilation pour certains
points, comme la rémunération.
M. le Président -
Le cas des inspecteurs des finances est
semblable. Ils sont quand même fonctionnaires, de même que les
conseillers d'Etat.
Mme Brigitte Berchère -
Nous revendiquons le statut
dérogatoire car nous estimons remplir des fonctions différentes.
M. le Président -
Les policiers bénéficient d'un
statut dérogatoire.
Mme Brigitte Berchère -
Non, ils possèdent un statut
spécial, de même que nos collègues de l'administration
pénitentiaire. Ils demeurent malgré tout des fonctionnaires.
M. le Président -
Je vous l'accorde.
M. Philippe Neveu -
Il me paraît peu pertinent de revendiquer un
statut dérogatoire de type Rechtspfleger pour les greffiers en chef.
L'Union européenne des greffiers ne représente pas les greffiers
en chef. Soit votre demande ne concerne que les greffiers en chef et vous
comprendrez aisément que nous ne pouvons y être favorables, soit
elle associe les greffiers. Dans ce cas, fusionnons les deux corps de
métier.
Mme Lysiane Fleurot -
J'utilise le terme greffier dans son sens
générique.
M. Philippe Neveu -
Désignez-vous ainsi l'ensemble des
catégories du greffe ?
Mme Lysiane Fleurot -
Je me réfère aux greffiers à
qui sont transférées des compétences de type
para-juridictionnel.
M. le Président -
Concernant les fonctions de conciliation et de
médiation, quasi-juridictionnelles, il me semble que vous avez
spécifié que certaines personnes présentes dans les
juridictions pourraient les remplir. Vous avez même affirmé que
les greffiers et greffiers en chef pourraient les assumer.
M. Joël Rech -
C'est une évidence. Nous composons un
corps hétérogène, mais une grande partie des greffiers
recrutés ces dix dernières années peut prétendre
posséder un niveau général de formation bac + 4,
contrairement aux précédentes générations de
greffiers et à un certain nombre de promotions, puisque la Chancellerie
a encore essayé, par l'intermédiaire des programmes de faisant
fonction, de régulariser la situation d'un certain nombre d'agents ou
d'adjoints qui exerçaient déjà des missions de greffier.
Les greffiers travaillant au sein des juridictions ont donc suivi des parcours
très différents, certains se sentant plus à l'aise dans
les fonctions purement administratives, tandis que d'autres, disposant d'un
bagage juridique plus conséquent, ont l'impression de ne pas être
employés au mieux de leurs compétences. Ces derniers seraient
donc peut-être plus enclins à remplir un autre type de fonction.
Je cite un exemple en matière d'ordonnance pénale. Que fait un
magistrat d'instance quand les ordonnances pénales lui sont
transmises ? Il se contente de prendre connaissance des
réquisitions du parquet et d'apposer sa signature au bas du document.
N'importe quel agent administratif est capable d'accomplir ces tâches. Je
ne fais que relater la réalité. Nous pouvons
réfléchir à un autre mode de traitement de ce type
d'affaires. En matière de conciliation, nous n'avons aucun état
d'âme à confier des fonctions de médiation et de
conciliation à des personnes à la retraite, dans un pays qui
accuse plus de deux millions de chômeurs. Sachant que nous
n'apprécions bien souvent que vaguement le parcours professionnel de ces
personnes, pourquoi aurions-nous des états d'âme, en particulier
les magistrats, à confier ces missions à des personnes qui sont
diplômées, qui sont expérimentées et qui, ayant
prêté serment à leur entrée au sein de l'institution
judiciaire, garantissent la confidentialité du traitement des
dossiers ?
Au-delà de cette question se pose également celle de la
généralisation des maisons de justice et du droit (MJD). Il
suffit de les examiner attentivement pour constater que toutes les
expériences menées sont différentes, qu'il n'existe aucun
fil conducteur entre elles. Nous craignons la concrétisation d'un grand
danger. Une personne disposant de moyens pécuniaires suffisants ou
bénéficiant de l'aide juridictionnelle pourra faire valoir ses
droits devant une juridiction, tandis qu'une autre ne bénéficiant
pas de l'aide juridictionnelle et n'ayant pas les moyens de
rémunérer les prestations d'un avocat, ne devra se contenter que
d'une vague médiation dans une MJD. Notre sentiment en la matière
est quelque peu mitigé.
M. le Rapporteur -
Concernant la justice de proximité, il faut
distinguer la situation présente de ce qui pourra éventuellement
évoluer en fonction des réflexions menées à la
lumière des expériences réalisées. L'objectif
consiste d'abord à rechercher une médiation, le procès
n'ayant lieu qu'en cas d'échec de cette première démarche.
Je reviens sur la notion de statut. Si j'ai bien compris, il faudrait confier
davantage de missions juridictionnelles ou para-juridictionnelles aux greffiers
et un certain nombre de tâches administratives actuellement
exercées par les greffiers et greffiers en chef aux corps administratifs
d'agents de catégories A et B évoqués. Est-il
réellement nécessaire de les créer ? Vous
considérez qu'à partir du moment où un corps administratif
d'agents de catégorie B serait fondé aux côtés des
greffiers, il serait possible d'en constituer un aux côtés des
greffiers en chef. Est-ce souhaitable ?
Mme Brigitte Berchère -
Telle n'est pas la position de l'USAJ.
Nous tenons à notre polyvalence, parce qu'elle représente la
richesse de notre métier. En tant que greffier, je peux vaquer à
des tâches juridictionnelles, informatiques, administratives. Il s'agit
d'une richesse vis-à-vis des magistrats, des auxiliaires de justice et
du service public de la justice, que nous souhaitons conserver à travers
la polyvalence des missions et des compétences. En revanche, nous
souhaitons une clarification de nos statuts, ainsi qu'une distinction
clairement établie entre les missions des magistrats, celles des
greffiers, des greffiers en chef et des fonctionnaires de catégorie C.
M. le Rapporteur -
Etes-vous satisfaits des méthodes des voies de
passage entre les corps de métiers ?
M. Philippe Neveu -
Concernant la polyvalence du greffier, la
réforme statutaire qui élèvera le niveau de formation du
greffier à bac + 2 implique automatiquement la création
d'un poste d'agent administratif de catégorie B. Cette polyvalence
du greffier exerçant des fonctions tantôt administratives
tantôt juridictionnelles disparaîtra, puisque deux corps de
catégorie B coexisteront.
Mme Brigitte Berchère -
Cette séparation ne sera pas
nette, car le corps des secrétaires administratifs sera moins important
que celui des greffiers. Un tribunal d'instance ne disposera pas de
secrétaire administratif, par exemple. Le greffier qui est
déjà très polyvalent aujourd'hui le demeurera donc.
M. le Rapporteur -
Dans les grandes juridictions, les tâches
administratives pourraient être confiées à des
spécialistes.
Mme Brigitte Berchère -
On se spécialise de fait dans les
structures importantes.
M. Philippe Neveu -
Les greffiers en chef assument essentiellement des
fonctions purement administratives, comme la gestion du personnel et des
budgets. Nous estimons que la place pour un corps de catégorie A existe,
permettant de régler le problème des assistants de justice et
offrant des perspectives d'évolution aux greffiers.
M. le Rapporteur -
Etes-vous satisfaits des voies de passage du
métier de greffier en chef à celui de magistrat ?
M. Philippe Neveu -
Nous ne constatons pas ce genre d'évolution.
M. le Président -
Un concours interne a-t-il été
instauré pour le passage du métier de greffier à celui de
greffier en chef ?
M. Philippe Neveu -
Oui. Le nombre de places est normalement
réparti comme suit : 50 réservées aux candidats qui
se présentent en interne et 50 réservées aux candidats qui
se présentent en externe. Néanmoins, le jury effectue une autre
répartition puisqu'il accorde 75 places en externe et 25 en interne.
M. Joël Rech -
Une promotion au choix concerne une douzaine de
greffiers par an.
Mme Brigitte Berchère -
Elle représente un
cinquième du corps de métier.
M. Philippe Neveu -
La création d'un corps de secrétaires
administratifs prévue par l'administration permettra aussi à ce
corps d'avoir pour vocation de devenir greffier en chef de catégorie A.
Il faudra donc diviser par deux le nombre de places normalement
réservées aux greffiers pour la promotion au choix. Dans de
nombreuses administrations, comme la police, il existe à la fois un
corps administratif constitué des trois catégories C, B et A et
un corps technique comprenant également les trois catégories C, B
et A. Pourquoi la justice serait-elle dotée d'un corps d'agents de
catégorie C, de deux corps d'agents de catégorie B et d'un corps
d'agents de catégorie A ?
M. le Rapporteur -
Si vous attribuez des compétences
juridictionnelles aux greffiers en chef et aux greffiers, comment voyez-vous
l'évolution permettant aux greffiers en chef de devenir magistrats,
alors que ce passage est déjà délicat ?
Mme Lysiane Fleurot -
Vous évoquez l'un des enjeux de la
profession. Il y a une vingtaine d'années, une circulaire de la
Chancellerie stipulait que les meilleurs d'entre nous intégreraient
à terme les métiers de la magistrature. Nous avions réagi
en déclarant que les meilleurs d'entre nous devaient demeurer au sein du
corps des greffiers en chef et le servir. Un greffier en chef n'est pas
destiné à devenir un magistrat, sauf si sa sensibilité est
autre. Dans ce cas, il passe le concours correspondant. Nous considérons
en effet que l'avenir des greffiers en chef et des greffiers passe par des
postes intéressants, importants, responsabilisants et reconnus sur le
plan statutaire.
Mme Véronique Rodero -
Je souhaite préciser la position de
notre association. Les propos tenus sur la refonte du statut ne concerne que
nos collègues des organisations syndicales. Nous représentons une
association et non un syndicat. Nous n'émettons donc pas ce genre de
revendication. Nous voulons simplement que le malaise actuel des greffiers en
chef des tribunaux d'instance soit bien perçu. Nous souffrons d'un flou
dans la définition de notre statut. Soit nous sommes gestionnaires, soit
nous ne le sommes pas. Je regrette par ailleurs que nous n'ayons pas
disposé du temps suffisant pour aborder le projet de fusion entre
tribunaux d'instance et tribunaux de grande instance.
M. le Président -
Chère Madame, ce sujet sortait quelque
peu du cadre de notre mission.
Mme Véronique Rodero -
Une fusion des tribunaux d'instance et des
tribunaux de grande instance provoquerait la disparition du métier de
greffier en chef, chef de greffe du tribunal d'instance. L'évolution du
métier de greffier en chef serait donc directement concernée.
M. le Président -
Vous avez raison. Je vous signale à ce
titre que nous avons reçu les représentants de l'Association des
juges d'instance. Il me semble que vos points de vue convergent pour ce sujet.
Mme Véronique Rodero -
Oui.
M. le Rapporteur -
Vous deviendriez greffier en chef d'un tribunal de
première instance (TPI). Ne serait-ce pas une promotion ?
Mme Véronique Rodero -
Si. Je pourrais néanmoins devenir
greffier en chef d'un TGI. Je suis greffier en chef d'un TI parce que cette
juridiction regroupe un certain nombre de fonctions et qu'elle fonctionne avec
une certain degré d'autonomie.
M. le Président -
Vous êtes greffier en chef.
Mme Véronique Rodero -
Oui. Je suis greffier en chef, chef de
greffe d'un tribunal d'instance, fonction qui n'a rien en commun avec celle
d'un greffier en chef, chef d'un service au sein d'un tribunal de grande
instance.
M. le Président -
Vous serez peut-être un jour greffier en
chef d'un tribunal de grande instance.
Mme Lysiane Fleurot -
Nous pourrions considérer que la mise en
place d'un tribunal de première instance irait à l'encontre du
principe de la justice de proximité. J'ajoute un point important
concernant l'évolution statutaire des greffiers en chef et des greffiers
chef de greffe. En 1979, les greffes des conseils de prud'hommes ont
été fonctionnarisés. Il existe certainement des pistes de
réflexion à prendre en compte, sur lesquelles nous nous sommes
déjà penchés. En effet, le statut des greffiers en chef de
ces conseils correspondrait davantage à celui que les autres greffiers
en chef souhaitent, dans la mesure où les juges prud'homaux n'exercent
pas sur eux une autorité directe. Le statut des greffiers en chef des
conseils prud'homaux leur permet ainsi de remplir leurs fonctions avec un
intérêt supérieur, même si cette autonomie demeure
ancrée au sein d'une structure administrative. Le temps de la gestion
des titulaires de charge est passé. Nous l'avons tous compris,
après en avoir subi le reproche pendant plusieurs années.
M. le Président -
Les juridictions des prud'hommes sont des
juridictions spécialisées.
Mme Lysiane Fleurot -
Les tribunaux d'instance sont aussi des
juridictions très spécialisées.
M. le Président -
Pas de la même manière.
M. Joël Rech -
Les greffiers en chef des conseils prud'homaux
travaillent avec des magistrats non professionnels
M. le Président -
Les fonctions confiées aux greffiers en
chef des différentes juridictions ne sont pas comparables.
Mme Lysiane Fleurot -
Comme fonctionnaires, nous pouvons travailler de
manière polyvalente. Le décret de 1992 nous a tous réunis
comme greffiers en chefs et greffiers des services judiciaires, quelle que soit
la juridiction. Pourquoi notre statut ne serait-il pas identique ?
M. le Président -
Très bien. Je vous remercie de vos
interventions.
Table ronde sur l'évolution des métiers
des personnels de
catégorie C des services
judiciaires
(14 mai 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest
Participaient à la table ronde :
- Mme Lysiane FLEUROT, secrétaire nationale de la section
des greffiers en chef de l'Union syndicale autonome justice (USAJ),
- Mme Brigitte BERCHERE, secrétaire nationale de la
section des greffiers, de l'Union syndicale autonome Justice (USAJ),
- Mme Lydie QUIRIÉ, secrétaire
générale du syndicat C-Justice (CJ),
- M. Guy CIBRARIO, secrétaire général
adjoint du syndicat C-Justice (CJ),
- Mme Nathalie MALKA-DESANTI, secrétaire
générale du syndicat national des Chancelleries et services
judiciaires de la Confédération générale du travail
(CGT-CSJ).
M. le Président -
Nous avons précédemment entendu les
représentants des greffiers et greffiers en chef. Nous souhaitons
maintenant connaître le point de vue des agents de catégorie C
à propos de l'évolution des métiers de la justice,
connaître votre opinion sur le projet de création du nouveau corps
de secrétaires administratifs annoncé par la Chancellerie, savoir
notamment si vous accomplissez régulièrement certaines
tâches qui dépassent le cadre de votre statut et savoir de quelle
formation vous bénéficiez. Pourriez-vous au préalable nous
rappeler les principales missions qui vous incombent et nous préciser si
vous êtes satisfaits des conditions dans lesquelles vous exercez votre
profession au sein des juridictions ou dans d'autres services
administratifs ? Quelle est la nature de vos relations avec vos
supérieurs hiérarchiques, greffiers, greffiers en chef et
magistrats, ainsi que les autres corps de métier, comme les agents de
justice ? Je vous propose d'effectuer d'abord une présentation
globale, avant de vous poser certaines questions.
Mme Brigitte Berchère -
Nous précisons qu'en tant que
syndicat multicatégoriel, nous défendons le principe du statut
dérogatoire tant pour les agents de catégories A et B que pour
les agents de catégorie C. Nous rappelons aussi que de nombreux
« faisant fonction » parmi nos collègues agents et
adjoints administratifs exercent bien souvent des fonctions de greffier, voire
de greffier en chef.
M. le Président -
Connaissez-vous les proportions ?
Mme Brigitte Berchère -
Ils représentent environ 55 %
du personnel concerné. Cette statistique a été
calculée par les représentants du personnel. Il est vrai que la
Chancellerie avance un chiffre légèrement inférieur, car
elle estime que seuls nos collègues assermentés assument des
fonctions dévolues aux greffiers, alors que dans certains cas,
l'assermentation n'est pas obligatoire. Ainsi des collègues de
catégorie C assurent la tenue des bureaux d'aide juridictionnelle (BAJ)
à la place d'agents de catégorie B. Il n'est pour autant pas
mentionné dans leur statut qu'ils sont greffiers. De même, les
régisseurs devraient pratiquement tous relever de la catégorie B.
Or, la plupart relève de la catégorie C, en particulier les
régisseurs des tribunaux d'instance. Quelques difficultés
concernent par ailleurs les agents des services techniques (AST), les
conducteurs d'automobile et les ouvriers professionnels. Nous souhaitons
notamment la création d'un plateau technique pour les résoudre.
M. le Président -
Réclamez-vous également un statut
dérogatoire pour ces catégories de personnel ?
Mme Brigitte Berchère -
Non. Ces agents ne le souhaitent pas
eux-mêmes. En revanche, la création de plateaux techniques et d'un
corps d'agents techniques de catégorie B connaissant leur statut et leur
travail pour mieux les encadrer serait souhaitable. Il me semble que la
Chancellerie nous avait fait comprendre qu'elle n'y serait pas opposée.
M. le Président -
Combien d'agents composent tous les corps
techniques ?
Mme Brigitte Berchère -
Nous en dénombrons environ 1.000.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Les détachements d'agents des
services techniques n'impliquent pas obligatoirement la suppression de postes
budgétaires.
Mme Brigitte Berchère -
Cette mesure est prévue pour le
budget 2002.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Nous n'avons pas obtenu de réponse
claire à ce sujet. Nous ignorons encore le devenir des postes
budgétaires correspondant aux AST qui sont ou qui seront
détachés.
Mme Brigitte Berchère -
Dans ce cas, il s'agirait d'une
transformation.
M. le Président -
Bien. Quel est l'avis du syndicat
C-Justice ?
Mme Lydie Quirié -
Je précise que C-Justice ne
représente que les agents de la catégorie C. Nous avons
créé ce syndicat parce que nous considérions que les
organisations syndicales en place ne répondaient pas à l'appel
des agents de catégorie C émis sur le terrain. En termes de
représentativité, CJ n'en représente pas moins le
deuxième syndicat des services judiciaires, toutes catégories
confondues.
La différence entre un agent de catégorie C et un agent de
catégorie B n'existe pas au sein de nos services. En effet, les deux
accomplissent un travail identique. En contrepartie, les faisant fonction ne
bénéficient d'aucune reconnaissance. Nous avons
dernièrement estimé le nombre de faisant fonction à
hauteur de 75 % des corps de catégorie C. Vous avez posé la
question des formations. Il faudrait une formation correcte, qui soit
dispensée par des professionnels de l'enseignement et non par des
personnes dont le métier initial consiste à être greffier
en chef et qui sont considérées comme suffisamment
compétentes pour dispenser cette formation. En ce qui concerne les
services administratifs régionaux (SAR), nous avons pu prendre
conscience de tous les problèmes d'organisation pour respecter une
simple circulaire, lors des dernières élections. Les SAR ne
fonctionnent pas actuellement. Ce problème est peut-être dû
à un manque de fonctionnaires. De nombreux fonctionnaires de
catégorie C apportent en effet leur aide au sein des SAR. Or tous
s'accordent à dire qu'ils ne sont pas assez nombreux. Ce problème
est peut-être lié au manque de place dans certains tribunaux. Il
n'est en effet pas possible d'augmenter les effectifs si la place manque. En
outre, le dialogue et les rapports avec les supérieurs
hiérarchiques sont très difficiles. Plus nous essayons de
dialoguer, plus la situation se dégrade.
M. le Président -
Pouvez-vous nous expliquer ?
Mme Lydie Quirié -
On a commencé à prôner le
dialogue, il y a 4 ou 5 ans. Or celui-ci devient rare. Le supérieur
hiérarchique décide et n'essaie pas d'expliquer les raisons de
ses décisions, voire bafoue les droits des fonctionnaires,
définis par les textes de loi.
M. le Président -
Le greffier en chef est-il le supérieur
hiérarchique des agents de catégorie C ?
Mme Lydie Quirié -
Oui.
M. le Président -
Représente-t-il l'autorité
hiérarchique d'un service ?
Mme Lydie Quirié -
Oui. En ce moment, les greffiers en chef
délèguent souvent leur travail, ce qui crée de nombreux
problèmes. Nous estimons qu'actuellement l'encadrement ne joue pas son
rôle.
M. le Président -
Quand une personne passe un concours, elle
reçoit ensuite une formation initiale d'application.
Mme Lydie Quirié -
Cette procédure est valable pour les
greffiers en chef, les greffiers et les fonctionnaires de
catégorie C. Nous avons demandé 8 jours de formation
à Dijon et en juridiction pour ceux qui passent le concours externe. Je
ne mets pas en cause le travail des fonctionnaires de catégorie C.
M. le Président -
Je le conçois. Une personne qui a
passé un concours bénéficie-t-elle d'une formation ?
Mme Lydie Quirié -
Cette mesure est vraiment récente. Les
fonctionnaires de catégorie C doivent souvent apprendre par
eux-mêmes au sein des services. Si nous changeons de logiciel, nous
recevons une formation théorique de trois ou quatre jours. Ensuite, il
faut appréhender le nouveau logiciel par soi-même. La formation
pratique n'est pas assurée faute de temps et de moyens.
M. le Président -
Vous affirmez que la formation est
dispensée par des non professionnels de la formation. Or la formation
est souvent effectuée par des personnes de la profession
concernée, dans le secteur de la fonction publique. Si nous faisions
appel à des enseignants externes au corps de métier
concerné, la formation serait inadéquate. Il est
préférable de demander à des professionnels qui font
preuve de pédagogie. Les conférenciers de l'ENA sont pour la
plupart des professionnels.
Mme Lydie Quirié -
Je n'évoque pas l'aspect juridique,
mais l'aspect management.
M. le Président -
D'accord. Je cède à
présent la parole à Madame la représentante de la CGT.
Mme Nathalie Malka-Desanti
- Concernant les personnels de la
catégorie C, j'ai entendu les chiffres mentionnés par
Mesdames Berchère et Quirié, notamment la proportion des
faisant fonction. Nous dénombrons effectivement de nombreux agents de
catégorie C dans la filière administrative et quelques-uns dans
la filière technique, en particulier dans le corps des AST, qui exercent
des fonctions relevant de la catégorie B, mais ces fonctions ne sont pas
forcément des fonctions de greffier. Je réfute donc le chiffre de
75 % annoncé par Madame Quirié.
M. le Président -
Quelle est, selon vous, la juste
proportion ?
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Il ne me semble pas sérieux
d'indiquer un chiffre aujourd'hui, mais il est évident qu'au moins 1.000
à 1.500 personnes de catégorie C assument à titre
principal et de manière permanente des fonctions de greffier, au sens
strict et statutaire du terme. Ce chiffre est sûr. Quant aux fonctions de
catégorie B, de type secrétaire administratif, je rappelle que la
CGT est la seule à soutenir depuis dix ans la revendication de la
création d'un corps de secrétaires administratifs dans les
services judiciaires. En réunion de la commission statutaire au niveau
des services judiciaires nous avons estimé à 2 000 le nombre
de postes de secrétaires administratifs qu'il serait nécessaire
de créer dans l'immédiat. Ces postes couvriraient l'ensemble des
fonctions de régie, des fonctions d'adjoint de responsable de gestion
dans les SAR, toutes les fonctions de secrétariat des chefs de
juridiction (procureur, président et chef de greffe) et les fonctions
assumées dans les bureaux d'aide juridictionnelle. Ils ne concerneraient
pas en revanche la fonction d'adjoint de responsable de la gestion
informatique, car ce dernier assume actuellement des fonctions de formation
pour des logiciels spécifiques de procédures. Contrairement
à ce qu'affirme Madame Berchère, j'estime que les fonctions
dans les BAJ relèvent davantage du statut et des fonctions de
secrétaire administratif que de ceux du greffier. D'autres fonctions ont
été évoquées, comme celles de correspondants locaux
informatiques (CLI), rattachés au bureau de la gestion informatique des
SAR et qui interviennent maintenant en faveur de la formation des autres
agents, quelle que soit leur catégorie, pour des logiciels de
bureautique. Or la plupart des CLI relèvent de la catégorie C.
En ce qui concerne les SAR, Madame Quirié évoquait un
problème de place ou de manque de personnel. A mon avis, le
problème est davantage lié au positionnement du SAR, en tant que
structure. Les SAR sont actuellement des services intégrés
à la cour d'appel, mais offrent des services qui dépassent le
cadre de la cour d'appel, en tant que juridiction. Le positionnement du
coordinateur pose évidemment problème par rapport à celui
du chef de cour. Je ne suis pas convaincue qu'il faille largement
accroître le personnel travaillant au sein des SAR, tant que le
positionnement du SAR en tant que service n'est pas clairement
précisé.
Quant aux questions afférentes à la formation, une session de
formation initiale pour des agents de catégorie C débutant au
sein des services judiciaires, après avoir réussi un concours
externe, a effectivement été mise en place depuis peu. D'autres
recrutements externes, malheureusement sans concours, auront lieu dans les mois
et années à venir. D'autres séances de formation initiale
seront donc dispensées. Je rappelle toutefois que cette formation
initiale concerne uniquement les agents de catégorie C de la
filière administrative. Or nous estimons qu'un ouvrier professionnel ou
un AST doit autant connaître l'administration au sein de laquelle il se
destine à faire carrière qu'un agent ou un adjoint
administratif. Il convient de rappeler que cette formation initiale leur a
été « généreusement »
octroyée, parce que l'administration a pris conscience, après les
premiers recrutements d'agents de justice, que certains personnels non
permanents et non titulaires du service public qu'est la justice
bénéficiaient d'une formation initiale de six semaines, au cours
de laquelle ils apprenaient le statut de la fonction publique, statut dont ils
ne relèvent pas, tandis qu'on ne leur enseignait pas ce qu'était
un contrat de droit public et qu'on ne les prévenait pas de leur
situation précaire. Ces personnels non permanents et non titulaires
recevaient donc une formation de six semaines, tandis que les personnels
statutaires de catégorie C n'en bénéficiaient pas. Nous
regrettons vivement que cette formation initiale, du moins sa partie
théorique, ne soit pas dispensée dans les locaux de l'Ecole
nationale des greffes (ENG). Nous considérons en effet que l'ENG n'est
pas l'école des greffiers et greffiers en chef, mais l'école des
personnels des greffes et qu'il serait par conséquent souhaitable et
louable que l'ensemble des personnels de catégorie C puisse suivre les
4 semaines de formation théorique prévues à l'ENG,
même si cette question pose un problème de place, de plan de
charge, etc. Au-delà de la nécessité d'unité des
corps, il existe aussi une nécessité d'unité des
formations.
M. le Président -
Le lieu importe peu, à partir du moment
où l'Ecole nationale des greffes gère la formation.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Le lieu n'est pas un critère
totalement indépendant de la formation dispensée. En
matière de formation continue pour les personnels de
catégorie C, les programmes proposés par l'ENG ne
recueillent que très peu de candidatures. Les agents de
catégorie C n'ont jamais pris l'habitude d'être
présents au sein de l'ENG. Ils ne considèrent pas cette
école comme la leur, mais comme celle des greffiers et greffiers en
chef. Ce phénomène explique en partie le manque de candidatures
aux programmes de formation. La CGT souhaite inverser cette logique, en
intégrant davantage les personnels de catégorie C, tant au cours
de la formation initiale qu'au cours de la formation continue.
M. le Président -
Cette intégration ne passe pas
forcément par un enseignement dispensé dans les locaux de l'ENG.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Si.
M. le Président -
Je ne suis pas d'accord avec vous.
Certains agents rencontreraient des problèmes pour se déplacer
jusqu'à l'ENG. Je vous précise que je suis administrateur du
Centre national de la fonction publique territoriale depuis de nombreuses
années, au sein duquel nous formons 1,5 millions fonctionnaires.
Nous essayons d'organiser des formations décentralisées, afin de
permettre au plus grand nombre d'agents concernés d'y avoir plus
aisément accès.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Nous ne bénéficions pas de
structure décentralisée dans les services judiciaires. Il n'est
pas question pour nous d'abandonner les formations régionalisées.
Il existe au sein des SAR des bureaux de gestion de la formation
régionalisée. Nous encourageons fortement leur
développement. Cependant, je répète que nous
considérons l'ENG située à Dijon comme l'école des
greffes et non des greffiers et des greffiers en chef. Le personnel de
catégorie C est un personnel des greffes. Or il se sent totalement
exclu de cette structure.
J'aborde maintenant la description des principales missions des fonctionnaires
de catégorie C de la filière administrative. Ils exercent des
fonctions d'exécution pure et simple : rédiger les
jugements, effectuer des photocopies, s'occuper du courrier, etc. Avec le
développement des techniques de bureautique, le besoin de personnel
d'application augmente, au détriment du besoin en personnel
d'exécution. Ce dernier sera néanmoins toujours indispensable.
Nous considérons que le personnel de catégorie C doit
demeurer dans le cadre de ces fonctions d'exécution et ne doit pas
remplir des missions pour lesquelles il n'est pas formé, même s'il
les mène de manière satisfaisante, et surtout pour lesquelles il
n'est pas rémunéré. En revanche, nous sommes favorables
à toute possibilité de formation interne et à la mise en
place de « passerelles » permettant à ce personnel
d'évoluer dans des professions relevant de la catégorie B.
Au sujet des relations avec les supérieurs hiérarchiques, la CGT
et, en particulier, son secrétaire général, qui est
adjointe administrative rémunérée en
échelle 4, considèrent qu'il n'est pas question d'opposer
systématiquement les « gentils » fonctionnaires de
catégorie C, qui effectuent parfaitement leur travail, aux
« moins gentils » fonctionnaires de catégorie B et
aux « très méchants » greffiers en chef qui
ne savent rien faire. Je cite un récent sondage commandité par
C-Justice : « 65 % des greffiers en chef sont des
incapables ». J'ignore quel institut a réalisé cette
étude, mais je n'y adhère pas. En outre, je ne pense pas que le
dialogue soit plus mauvais dans les services judiciaires qu'il ne l'est dans
d'autres services. Il est bien entendu nécessaire d'améliorer
constamment le dialogue entre les personnels des différentes
catégories et leurs supérieurs hiérarchiques. Aujourd'hui,
ce dialogue est surtout insuffisant avec les magistrats. Il ne faut jamais
oublier que les chefs de greffe demeurent sous le contrôle des chefs de
juridiction. Ils sont donc parfois quelque peu en porte-à-faux
vis-à-vis du personnel des greffes. Comme l'avait déclaré
Madame Lebranchu, il est nécessaire de recentrer les magistrats sur
leurs fonctions : dire le droit et trancher les litiges. Ils ne sont en
effet ni recrutés ni formés pour exercer des fonctions de gestion.
M. le Président -
Elle avait prononcé ces mots dans un
autre contexte, faisant allusion non seulement au fonctionnement des
juridictions, mais aussi à toutes les tâches annexes
extérieures auxquelles les magistrats sont de plus en plus
confrontés.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Si vous avez déjà reçu
les représentants des magistrats, vous devez savoir qu'ils se plaignent
suffisamment des fonctions annexes de gestion, parce qu'elles leur prennent le
temps nécessaire à l'étude des dossiers et à
l'accomplissement de leurs missions. D'un autre côté, ils tiennent
fortement à ces prérogatives de gestion.
M. le Rapporteur -
Je souhaiterais que les représentantes de
l'USAJ développent leur position à l'égard de
l'évolution des métiers de la catégorie C.
Mme Brigitte Berchère -
Nous avons évoqué les
difficultés que rencontraient les faisant fonction de greffiers et
personnel de catégorie B. Nous estimons qu'ils représentent
55 % du personnel administratif de catégorie C, sachant que la
valeur d'un sondage réalisé par une organisation syndicale au
sein des juridictions est toujours relative. Il est cependant évident
que la Chancellerie sous-évalue vraisemblablement le nombre de
collègues faisant fonction. En revanche, je ne suis pas d'accord avec la
CGT concernant les bureaux d'aide juridictionnelle. Lorsque nous tenons un
secrétariat de BAJ, nous devons valider la conformité de la
procédure. A mon sens, il s'agit d'un travail de faisant fonction de
greffier. Nous estimons par conséquent qu'un secrétaire
administratif ne détiendrait pas la compétence pour agir en tant
que tel.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Je reconnais que cette compétence
lui est déléguée par défaut par les personnes qui
la détiennent normalement, mais il n'est pas du ressort du
secrétaire de section de juger de la conformité du dossier. Il
s'agit d'un travail d'application.
Mme Lysiane Fleurot -
J'ajoute que l'USAJ souhaite un seul corps
d'agents de greffe. En effet, nous jugeons totalement désuète et
dénuée de sens la distinction entre agent et adjoint
administratif.
M. le Président -
Nous avons maintenu artificiellement cette
distinction.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Ce n'est pas tout à fait exact. Les
adjoints administratifs correspondent à d'anciens personnels de
catégorie C, avant l'application des accords Durafour, alors que
les agents administratifs actuels sont d'anciens personnels de
catégorie D. Nous assistons actuellement au sein de tous les
ministères à un mouvement d'intégration exceptionnelle des
agents administratifs au sein du corps des adjoints administratifs. Cependant,
l'Etat ne reconnaît comme échelle d'accès à la
fonction publique que l'échelle 2 de la rémunération.
M. le Président -
Ce sujet n'est pas spécifique au
ministère de la justice.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Non. Ce souci est
généralisé à l'ensemble de la fonction publique.
M. le Président -
Vous reconnaissiez que les tâches
d'exécution diminuaient au fur et à mesure des
améliorations techniques et de l'enrichissement des fonctions. Nous
aurons de plus en plus besoin d'agents d'application. Selon vous, la
catégorie B risque-t-elle d'évoluer « au
détriment » de la catégorie C ?
Mme Lysiane Fleurot -
Les accords Durafour prévoyaient
déjà de réviser ces catégories en 1990. Cela n'a
pas eu lieu. De fait, les catégories ne correspondent plus à la
réalité, puisque chacun possède aujourd'hui une certaine
autonomie.
M. le Président -
La corvée de la photocopie
disparaît.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Elle n'a pas totalement disparu. Les
tâches d'exécution diminueront, mais ne disparaîtront jamais
entièrement. Le maintien des corps de catégorie C est
important, car ils offrent à des personnes
non diplômées un accès à la fonction publique.
La dernière loi sur la résorption de l'emploi précaire
prévoit à titre expérimental le recrutement dans la
fonction publique hors concours à l'échelle 2. Pour le
moment, il est important de préserver des corps de fonctionnaires
accessibles sans diplôme, à condition qu'une formation continue
conséquente soit prévue, afin de permettre aux personnes
concernées d'accéder ultérieurement à des corps de
catégorie supérieure.
Mme Lydie Quirié -
Je précise que la proportion de
75 % des faisant fonction n'a pas été mentionnée
à titre principal. La CGT se moque toujours de C-Justice, mais quand
nous avions réalisé notre sondage, nous avions trouvé, il
y a quatre ans, le résultat que le ministère nous a
communiqué il y a trois mois, à 28 personnes près.
De même, nous tenons à la création du secrétaire
administratif. Nous avons déjà exprimé le souhait d'un
statut de C+, de niveau bac, correspondant à la catégorie B. Je
rappelle que nous n'avons pas créé C-Justice pour exister, mais
pour aider les fonctionnaires de justice. Si nous passons tous en
catégorie B, C-Justice n'existera plus, mais notre objectif sera atteint.
M. le Président -
J'évoquais l'évolution des
métiers à long terme. Certaines tâches d'exécution
demeureront.
Mme Lydie Quirié -
Cela me paraît indispensable. Nous
considérons que les personnes qui assurent les secrétariats
particuliers doivent avoir la possibilité de passer secrétaires
administratifs. Pour les personnes qui tiennent les TPE, nous réclamons
un statut B technique.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Nous le réclamons tous depuis
longtemps.
Mme Lydie Quirié -
Par ailleurs, nous manquons cruellement de
femmes de ménage pour s'occuper de l'hygiène des services
judiciaires. Nous pourrions donc créer des postes de
catégorie C.
M. le Président -
Il faudrait surtout entretenir les tribunaux.
Mme Lydie Quirié -
Je mentionne l'hygiène basique. La
prestation d'entreprises privées représente un coût
élevé pour l'Etat sans pour autant régler le
problème.
M. le Président -
Si nous étions soumis aux mêmes
règles d'hygiène et de sécurité qu'une entreprise
privée, nous serions obligés d'arrêter notre
activité. Les comités d'hygiène et de
sécurité fonctionnent néanmoins et les visites
médicales se déroulent.
Mme Lydie Quirié -
Il faudrait accorder un réel pouvoir
aux représentants des comités d'hygiène et de
sécurité.
M. le Président -
Vous soulevez une question de modernisation. Un
programme a été défini à ce sujet. Je m'abstiendrai
d'évoquer la situation des services pénitentiaires.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Je reconnais que certains agents
travaillent parfois dans des conditions difficilement acceptables, mais
j'estime qu'il est préférable de travailler dans un bureau des
services judiciaires plutôt que dans les usines de Plasto.
Mme Lydie Quirié -
Je ne suis pas d'accord. Le comité
d'hygiène et de sécurité d'une entreprise privée
peut contribuer à la fermeture d'une usine, tandis qu'il est impossible
de faire fermer des tribunaux.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Il est évident qu'il reste à
accomplir un travail important en matière d'hygiène et de
sécurité au sein de nos services. Les comités
d'hygiène et de sécurité ont été très
récemment mis en place, fonctionnent mal, mais la situation ne peut que
s'améliorer. Le livre blanc sur le dialogue social dans la fonction
publique de l'Etat récemment rédigé par
Monsieur Fournier évoque ainsi la question du fonctionnement des
structures non paritaires en matière d'hygiène et de
sécurité.
M. le Rapporteur -
Je vous pose une dernière question. Vous avez
mentionné le problème du statut dérogatoire pour les
personnels de catégorie C. Je voudrais savoir si vous adoptez tous
la même vision, c'est-à-dire si vous souhaitez un statut
dérogatoire pour l'ensemble des personnels des greffes englobant les
catégories C, B et A ou bien si vous exprimez des points de vue
différents, sachant que vous avez tous reconnu que l'évolution
des agents techniques rendait inévitable l'évolution des
fonctions des personnels de catégorie C ?
Mme Lydie Quirié -
Nous voulons faire évoluer notre statut
et notre carrière. Si notre niveau de formation était reconnu
comme étant équivalent au niveau bac, comme nous le demandons,
nous passerions en catégorie B. Cependant, si les fonctionnaires de
catégorie C des services judiciaires acquéraient le statut B, il
en irait logiquement de même pour tous les autres fonctionnaires de la
fonction publique de catégorie C. Nous sommes réalistes, nous
savons que la fonction publique ne disposerait pas du budget suffisant. Nous
évoquons donc la possibilité d'obtenir un statut
dérogatoire permettant d'offrir une perspective d'évolution
à notre carrière.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
La CGT est farouchement opposée
à l'instauration d'un statut dérogatoire. Nous tenons fermement
à demeurer dans le cadre d'un statut interministériel, pour une
raison extrêmement évidente : ce statut est beaucoup plus
protecteur qu'un statut dérogatoire.
Mme Brigitte Berchère -
Nous plaidons depuis de nombreuses
années pour un statut dérogatoire. Néanmoins, si
l'évolution des métiers devait passer par un statut
interministériel très évolutif, nous y serions favorables.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Je précise que l'absence de
revendication d'un statut dérogatoire pour les services judiciaires fait
partie de nos revendications générales pour l'ensemble de la
fonction publique.
Mme Lydie Quirié -
Je rappelle que le statut des greffiers en
chef a évolué sans qu'il leur soit demandé un
diplôme et des compétences supplémentaires.
Ils effectuent le même travail qu'auparavant. Il serait donc injuste
d'exiger un diplôme ou des compétences supplémentaires aux
personnels de catégorie C pour justifier une évolution de
leur statut.
M. le Président -
Il faut aussi prendre en compte la
revalorisation d'autres métiers. Il s'agit d'une question
d'harmonisation autrement complexe. Quoi qu'il en soit, il me semble qu'il faut
maintenir le niveau de recrutement existant. Il ne faut pas non plus confondre
le niveau de recrutement et les possibilités de promotion sociale
offertes aux personnels de catégorie C. Chacun doit cependant accomplir
des efforts en conséquence.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Certains greffiers en chef ont
commencé en tant qu'agents de catégorie B.
Mme Lydie Quirié -
Je le sais. Nous sommes favorables à
l'évolution de carrière. En revanche, nous sommes opposés
à la suppression de la possibilité du passage au choix de la
catégorie C à la catégorie B. Ce sujet a été
évoqué dernièrement lors de certaines réunions
ministérielles.
Mme Nathalie Malka-Desanti -
Le passage ne s'effectue pas de la
catégorie C à la catégorie B, mais d'un métier de
la catégorie C à celui de greffier. Je précise que le
passage de la fonction d'adjoint administratif à celle de greffier
nécessite désormais un examen professionnel spécifique.
Cet aspect est lié au problème du CII, qui est un corps
fermé.
M. le Président -
Nous vous remercions de ce dialogue.
Mme Lydie Quirié -
J'ai omis d'aborder un point essentiel. Nous
avons toujours été favorables au maintien de l'encadrement par
les magistrats et greffiers en chef.
M. le Président -
Bien. Merci.
Audition de Mme Anne WYVEKENS
,
chercheur au CNRS
,
directeur du département recherche,
de
l'Institut des Hautes Etudes de la Sécurité intérieure
(IHESI)
(15 mai 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Notre matinée est
consacrée à la justice de proximité. Madame Wyvekens, vous
êtes l'auteur d'un ouvrage consacré à la justice de
proximité en Europe. Pouvez-vous nous résumer vos travaux ?
Mme Anne Wyvekens
- J'ai dirigé avec Jacques Faget
l'ouvrage intitulé «
La justice de proximité en
Europe - Pratiques et enjeux
». Avant de parler de l'Europe, je
voudrais vous parler de la France. La justice de proximité est une
expression très française, qui est apparemment consensuelle et
qui est très utilisée Pourtant, son contenu est mal défini
ou est en tout cas pluriel. Aussi voudrais-je commencer mon intervention par un
rappel historique.
Initialement, en France, la justice de proximité se situe dans le champ
de la justice pénale. Elle est liée à la
problématique des quartiers hors-droit, c'est-à-dire des zones
urbaines défavorisées. Les figures emblématiques de la
justice de proximité sont au départ les maisons de justice et du
droit, qui ont été présentées comme des îlots
de droit dans des océans de non-droit. Le non-droit était devenu
inquiétant et la maison de justice a été d'abord une
installation immobilière qui devait physiquement figurer la justice dans
ces quartiers hors-droit.
Le contenu initial de ces maisons de justice est ce qu'on a appelé la
« troisième voie », c'est-à-dire une nouvelle
forme de réponse judiciaire venant s'ajouter à la poursuite
pénale et au classement sans suite pur et simple. Il s'agissait de
traiter par des procédures inspirées de la médiation des
faits de petite et moyenne délinquance que la justice pénale
avait tendance à laisser de côté pour des raisons de faible
gravité et d'engorgement. La poursuite pénale était
considérée comme inadaptée (trop lourde, trop tardive),
mais il n'était plus possible non plus de continuer à classer
massivement ces petites infractions qui contribuaient à l'accroissement
du sentiment d'insécurité.
Le contenu des maisons de justice a rapidement revêtu également
une dimension de partenariat et de rencontre des acteurs locaux autour des
questions de sécurité. Le partenariat avait commencé
à se développer avec les conseils communaux de prévention
de la délinquance (CCPD) ; il se poursuit aujourd'hui avec les
contrats locaux de sécurité. Dans le cadre des maisons de justice
de première génération, le partenariat est initié
et piloté par la justice, à la différence des CCPD par
exemple.
La naissance de la justice de proximité s'explique par deux facteurs
liés au contexte :
- la question de l'insécurité des zones urbaines
défavorisées ;
- la question plus générale de l'inadaptation de la justice
à la complexification de la vie en société et à
l'augmentation de la demande de justice.
La justice de proximité est donc un angle intéressant pour
aborder la question plus large de l'évolution de la justice, à
travers notamment l'évolution des métiers de justice.
Pour décrire cette justice de proximité initiale, nous avons
parlé de proximité humaine, de proximité
géographique et de proximité temporelle. Les procédures
sont inspirées de la médiation et tentent d'instaurer une justice
plus proche des gens et plus humaine. La proximité géographique
est assurée par l'implantation dans les quartiers. Enfin, les maisons de
justice et la troisième voie se sont rapidement trouvées
connectées à une innovation plus strictement judiciaire, le
traitement en temps réel des affaires pénales, dans un but
d'accélération de la réponse pénale.
Par la suite, la justice de proximité a évolué vers
quelque chose de plus civil, autour de la notion d'accès au droit. Cette
évolution va dans le même sens que le mouvement plus
général de modernisation des services publics et de leur
rapprochement par rapport à la population. Les maisons de justice plus
récentes, celles qui ont été créées à
la fin des années 90, voient leur dimension pénale
réduite. Les citoyens peuvent y trouver de l'information juridique,
rencontrer un huissier ou un notaire ou monter des dossiers d'aide
juridictionnelle. Ces maisons ressemblent davantage aux maisons des services
publics qui se multiplient un peu partout en France.
Parallèlement, la troisième voie née dans les maisons de
justice (classement sous condition, recours à la médiation
pénale) continue à se développer mais elle se pratique de
plus en plus souvent dans les palais de justice, pour des raisons de moyens ou
d'implantation dans les villes. Les communes n'ont en effet pas toutes envie de
s'offrir une maison de justice, dont le financement leur incombe en partie. Les
raisons de cette évolution sont également internes à la
justice. Si certains magistrats sont des militants de la « justice en
ville », nombreux sont ceux qui restent réticents à
« sortir des palais de justice ». Dans les maisons de
justice de création récente, la médiation pénale ne
se pratique que de façon marginale (une demi-journée par semaine
en général).
Enfin, la justice de proximité a refait son apparition dans le programme
du candidat Jacques Chirac sous une forme qui paraît plus
sécuritaire ou pénale, mais dont les modalités n'ont pas
encore été précisées.
Outre la France, l'ouvrage porte sur les Pays-Bas, la Suisse, le Royaume-Uni et
la Belgique.
Les différentes pratiques européennes ont été
confrontées à partir d'une présentation de la justice de
proximité française. Il y a d'une certaine façon deux
catégories de pays.
Certains d'entre eux -les Pays-Bas, la Belgique- se sont explicitement
inspirés de la France. La justice de proximité répond
alors à la volonté de changer la justice en raison des questions
de sécurité et de l'inadaptation de l'institution judiciaire
à l'évolution de la société.
Aux Pays-Bas, le programme « Justitie in de Buurt »
(« justice dans les quartiers ») ressemble à la
justice de proximité pénale française des débuts
mais il est resté centré sur le pénal et reste un
dispositif d'exception. Le principe est de se limiter aux quartiers qui en ont
vraiment besoin. La justice de proximité française a
débuté de cette façon et s'est ensuite demandé si
elle devait être généralisée.
En Belgique, sous un intitulé identique, on trouve un contenu assez
différent : les « maisons de justice »
procèdent d'une logique de centralisation. Elles rassemblent les
personnels para-judiciaires (les assistants de médiation, les personnes
s'occupant de contrôle judiciaire, tous les travailleurs sociaux
travaillant dans le cadre judiciaire). Il existe une maison de justice par
arrondissement judiciaire. Les choses sont donc calquées sur le
dispositif administratif existant. Cela n'a rien à voir avec les
quartiers. Ces maisons sont considérées comme une manière
de coordonner, voire de contrôler les travailleurs du para-judiciaire. La
problématique de la réponse locale au sentiment
d'insécurité est également traitée, mais la
politique mise en oeuvre est pilotée par le ministère de
l'intérieur et non par la justice, qui n'a pas le rôle moteur
qu'elle a eu en France.
Dans une deuxième catégorie de pays -la Suisse, le Royaume-Uni-
la justice de proximité n'existe pas de façon volontariste comme
une création visant à pallier des insuffisances. Il s'agit en
fait de pays où la proximité « naturelle »
est plus grande.
La Suisse est un petit pays fédéral et très
décentralisé. Tout est proche des populations. La justice de
proximité se résume alors à la médiation et
à l'apparition des nouveaux métiers.
Au Royaume-Uni, la proximité renvoie à la notion de
« communauté », qui n'existe pas du tout en France.
Le chercheur anglais qui a collaboré à l'ouvrage est un fin
connaisseur du système français. Sa contribution est
intéressante. Partant de la réalité socio-politique du
Royaume-Uni où la notion de communauté est importante, il a
posé des questions différentes de celles que nous proposions. Il
se demande notamment si la justice de proximité n'est pas une
façon managériale de gérer les carences fonctionnelles de
la justice. Il a traité la notion de la sécurité comme
marchandise, avec les risques que cela peut entraîner.
L'enseignement tiré de cette confrontation est la question du lien entre
la justice de proximité, qui peut apparaître comme un objet un peu
exotique, et la justice en général, qu'on ne peut pas
séparer de la justice de proximité.
Je voudrais insister sur deux questions.
La première est celle de l'extension du filet pénal. Certains
chercheurs affirment que la justice de proximité n'est qu'une
façon déguisée d'étendre l'emprise de la justice
pénale sous des dehors de justice douce. Personnellement, le propos me
paraît exagérément dénonciateur mais il permet de
poser des questions sur les effets non souhaités ou pervers de la
justice de proximité. En termes de métiers, se pose ainsi la
question du déplacement des pouvoirs judiciaires vers le parquet et donc
vers la police. Cette question est notamment soulignée par les auteurs
belges.
Il faut également se poser la question des nouveaux acteurs internes
à la justice que sont les délégués du procureur.
Quels sont leurs compétences, leur formation, leurs liens avec le
parquet ? Les médiateurs sont également de nouveaux acteurs.
Ils restent rattachés à leur institution sociale ou à leur
association d'origine. Il s'agit alors de médiation
déléguée. Comment se passe le travail des magistrats avec
ces professionnels de la médiation ? Qui instrumentalise qui ?
Comment la logique des uns influe-t-elle sur la logique des autres ?
Qu'est-ce que cela change dans le travail des magistrats ?
La deuxième question est celle du lien de la justice de proximité
avec un changement plus global de la fonction de justice. Selon moi,
l'idée importante dans la partie pénale de la justice de
proximité est celle de la diversification des pratiques. L'institution
judiciaire s'est renouvelée dans ses réponses. La
troisième voie est quelque chose de nouveau, elle s'est peu à peu
intégrée dans le système existant. Sur le terrain, les
magistrats pénaux se demandent souvent si la troisième voie n'est
pas devenue une justice de luxe, contrairement à ce qu'on a toujours
prétendu. Ne passe-t-on pas un temps important pour cette justice ?
La justice correctionnelle n'est-elle pas devenue le parent pauvre ?
M. le Président
- Vous pensez à la comparution
immédiate ?
Mme Anne Wyvekens
- Oui, tout à fait.
Sur le plan des métiers, la justice de proximité pose la question
du changement dans l'institution judiciaire. Les magistrats constituent un
corps relativement conservateur. Certains magistrats font, au contraire, preuve
d'un militantisme dans le changement. Comment promouvoir et accompagner le
changement dans l'institution judiciaire ?
Une autre question est liée au développement des partenariats. La
justice de proximité n'est pas seulement une modification de la
réponse judiciaire. Elle correspond à l'insertion des magistrats
dans la ville. Les magistrats du parquet ont été les premiers
à le faire. Les magistrats du siège y sont pour la plupart
extrêmement réticents. Le fait de n'être plus uniquement
à l'audience mais de participer à des instances
collégiales qui se sont multipliées change la profession de
magistrat mais l'indépendance des magistrats est-elle forcément
mise en péril par la confrontation avec la ville ? Cela renvoie
à la question d'une vision individuelle, qui est la vision classique de
l'institution judiciaire, et d'une vision plus collective, qui s'impose de plus
en plus. Il faut trouver un équilibre entre le juridictionnel au sens
pur du terme, qui nécessite toujours les garanties et la protection des
droits individuels, et une vision plus globale sur laquelle l'intervention
juridictionnelle ne peut pas faire l'impasse.
M. le Président
- Le système britannique est
tout à fait surprenant pour les Français, car des magistrats
bénévoles y prennent des décisions. Les procédures
sont extrêmement simplifiées mais le système a l'air de
fonctionner. La loi Méhaignerie exprimait la volonté du
législateur de prévoir des magistrats non professionnels
exerçant à titre temporaire. La Chancellerie n'a pratiquement pas
mis en place ces magistrats à titre temporaire. Au lieu de recourir
à la conciliation et à la médiation, la justice de
proximité pourrait s'appuyer sur des personnes de la
société civile.
La justice en Grande-Bretagne a-t-elle une efficacité réelle ou
ne permet-elle pas d'éviter la récidive de la petite
délinquance ? Aux Pays-Bas, il existe en matière de
délinquance des mineurs des programmes de réparation
placés sous l'autorité de la police ou éventuellement sous
la surveillance générale du parquet.
Mme Anne Wyvekens
- En Grande-Bretagne, l'institution
fonctionne. Je ne la connais pas de l'intérieur. Il existe là-bas
une série de procédures comparables au classement sous condition
français. Elles sont davantage mises en oeuvre par la police que par le
procureur. En France, le procureur a une place particulière. La question
du rapport entre magistrats du parquet et police est importante actuellement.
Le traitement en temps réel a permis de resserrer les liens entre
parquet et police. Les détracteurs du traitement en temps réel
considéraient que ce dispositif permettait une mainmise de la police sur
la procédure en donnant la possibilité aux policiers de manipuler
les substituts, le contact étant devenu téléphonique et
non écrit. Selon moi, dans les parquets qui fonctionnent bien, lorsque
les magistrats connaissent bien les policiers, cela a été au
contraire une façon de recadrer les choses. Dans le nouveau programme de
justice de proximité, le mot de juge de paix a à nouveau
été prononcé.
M. le Président
- Le juge de paix est un peu
idéalisé. Dans ma région, il y avait un juge de paix. Tout
le monde s'en souvient et tout le monde s'est félicité de sa
disparition. Il s'agissait de justice civile. Aujourd'hui, la justice civile
est occupée essentiellement par la justice familiale et un peu par les
problèmes de loyers. Les litiges de voisinage qui occupaient en grande
partie les juges de paix ne constituent pas la part la plus importante dans
notre société urbaine actuelle. Dans une société
rurale, ces litiges étaient plus importants en nombre et en importance
sociale.
M. Christian Cointat, rapporteur
- J'ai beaucoup de sympathie
pour nos amis anglais mais je ne suis pas certain que le modèle anglais
soit facilement exportable en France. Un humoriste britannique disait :
« Lorsque vous traitez avec un Anglais, la seule chose dont vous
pouvez être sûr est que la solution logique ne sera jamais
retenue ». Or cela n'est pas tout à fait compatible avec
l'approche française.
Vous avez évoqué des exemples d'autres pays d'Europe. J'aurais
aimé que vous nous disiez s'il existait dans l'un ou l'autre de ces pays
une pratique qui pourrait être exportée en France. Dans vos
propos, je n'ai rien vu qui pourrait nous aider. Dans les autres pays de
l'Union européenne, on considère, peut-être à tort,
que la justice fonctionne mieux qu'en France. Si la justice fonctionne mieux
ailleurs, peut-être pourrions-nous nous inspirer de certaines pratiques.
Ma deuxième question est davantage centrée sur la France. Compte
tenu des réticences du siège face à l'évolution
actuelle de la justice de proximité, au comportement du parquet et aux
relations avec la police, ne pourrait-on pas s'orienter à terme vers une
justice à deux facettes ? Ne pourrait-on pas tenter de focaliser la
justice sur le procès et de développer la médiation et la
conciliation para-judiciaires dans l'espace hors tribunal ? Cela
permettrait de clarifier les choses, de conserver à la justice toute sa
solennité à l'intérieur du tribunal, et d'en faire un
dernier recours. Il faudrait alors ouvrir la pré-justice dans la ville
avec des maisons de justice et du droit.
Les autres questions que je voudrais vous poser sont purement techniques. Elles
ont trait aux problèmes des médiateurs et des
délégués du procureur. Comment faudrait-il les recruter,
les former et les contrôler pour être certain que la justice ne
soit pas différente d'une ville à une autre ?
Mme Anne Wyvekens
- J'ai peur de vous décevoir sur la
première question. Le titre de l'ouvrage est peut-être
alléchant mais la démarche que nous avons initiée est
à l'inverse de celle de la question que vous posez : M. Jacques
Faget et moi avons présenté la justice de proximité
française et les autres intervenants se sont calqués sur les
questions que nous leur posions. S'il fallait trouver un modèle
ailleurs, je ne dis pas que j'irais au Royaume-Uni mais, selon moi, le cas du
Royaume-Uni est le plus intéressant en termes d'idées, de
questions à se poser. Ce cas est en effet le plus différent du
nôtre. Je travaille par ailleurs sur les systèmes de police de
proximité aux Etats-Unis et sur les politiques locales de
sécurité en France. La question de la communauté, au sens
des citoyens, me préoccupe beaucoup. Comment impliquer les usagers, les
résidents, les habitants, la population dans ces politiques ? En
France, le rapport avec les populations est le grand absent.
M. le Rapporteur
- Vous ne parlez pas de communauté
ethnique. Le président du Sénat a rappelé que la France
n'était pas une fédération de communautés mais une
nation. Le mot « communauté » est dangereux. Il faut
donc bien préciser ce que l'on entend par là.
Mme Anne Wyvekens
- Vous avez tout à fait raison. Dans
le monde anglo-saxon, ce terme ne fait pas référence à la
communauté ethnique. Il est beaucoup plus général ;
il désigne n'importe quel groupe. La communauté est un ensemble
de personnes qui ont entre elles un lien quelconque.
Les pays anglo-saxons ont une façon de prendre davantage les gens en
considération. Je ne sais pas s'il faut instituer des conseils de
réprimande, comme cela a été fait dans certaines villes,
mais sans doute faut-il davantage compter sur la force que peut
représenter un groupe ou une « communauté ».
Il ne faut pas toujours mettre les gens en situation d'élèves. Ma
réponse est très générale et n'est pas du tout
technique. Les Pays-Bas ont également davantage le souci du quartier et
du groupe. Ils sont plus anglo-saxons que nous. Voilà ce qui me
paraît intéressant dans la confrontation avec les
expériences étrangères.
M. le Président
- Je suis frappé par le
phénomène de la pénalisation. Naguère, tout ce qui
se passait dans un lycée ou dans une école était de nature
disciplinaire. Les rixes entre élèves existaient mais n'allaient
jamais au pénal. Aujourd'hui, les bagarres ont tendance à aller
au pénal car il n'y a plus de disciplinaire fort. La communauté
éducative ne trouve pas de réponse et les problèmes
remontent au judiciaire. Comme le judiciaire a beaucoup à faire, il n'y
a plus de réponse.
Dans les communes où tout le monde se connaissait, les gens trouvaient
des solutions et les problèmes ne remontaient pas au pénal.
Lorsque des jeunes cassaient la salle communale, on ne se demandait pas s'il
fallait saisir le juge des enfants. Les parents payaient et personne ne portait
plainte. Lorsque des jeunes mettaient le feu aux champs après la
moisson, il n'y avait jamais de procédure. La société
actuelle demande des réponses judiciaires. Or, plus on demande de
réponses judiciaires, moins il y en a, car la justice n'est pas en
mesure de les apporter.
Mme Anne Wyvekens
- J'ai peut-être une vision
très optimiste de la situation. L'exemple des écoles est
particulièrement intéressant. Les écoles ont eu
énormément recours au judiciaire car les proviseurs et les
principaux étaient dépassés. Le recours massif au
judiciaire, dans un premier temps, pouvait être considéré
comme inquiétant. Je me demande dans quelle mesure cela n'a pas
été un mal pour un bien possible. Les situations se sont
dégradées rapidement. Cela a créé une crise et un
appel vers la justice pénale. Lorsque des partenariats entre la justice,
la police et l'Education nationale se mettent en place et fonctionnent bien,
ils permettent au bout d'un moment que les autorités scolaires
reprennent confiance en elles et réinvestissent l'autorité
disciplinaire qu'elles avaient perdue.
Vous évoquiez l'idée d'un traitement plus en amont pour des
affaires de moindre importance. A condition qu'il n'y ait pas matière
à discussion sur la culpabilité, il y aurait en effet
peut-être quelque chose à imaginer, notamment en utilisant les
ressources de la communauté. Je trouve que les dispositifs de
réparation pénale pour les mineurs sont très
intéressants, et insuffisamment répandus. Le fait de
réparer quelque chose, soit symboliquement soit matériellement,
en effectuant un travail est intéressant et pourrait permettre de faire
glisser une partie des questions à traiter en dehors du système
juridictionnel.
Le problème de la justice ne se résume pas à une question
de moyens. Il ne s'agit pas de dire : « il y a trop d'affaires,
mettons plus de juges ». La question n'est plus là depuis
longtemps.
M. le Rapporteur
- Comment envisagez-vous la formation, le
contrôle, le suivi et le recrutement des médiateurs et des
conciliateurs ? Par ailleurs, la multitude d'agences qui s'ouvrent
(antennes de justice, boutiques du droit, points d'accès au droit) ne
risque-t-elle pas de faire un peu désordre et de faire double emploi
avec les maisons de justice et du droit ? Ne faudrait-il pas mettre en
place une coordination pour gagner en efficacité ?
Mme Anne Wyvekens
- Selon moi, il faut distinguer le
traitement pénal des petites infractions et l'accès au droit.
L'accès au droit a un rapport avec la justice mais n'est pas la justice.
Il est important de donner à la population l'accès à
l'information juridique. Le droit devrait d'abord être enseigné
dans les écoles. Je ne comprends pas pourquoi un minimum de cours de
droit n'est pas prévu dans les programmes scolaires, même s'il est
certain que, lorsqu'on est confronté à un vrai problème
juridique, ce qu'on apprend dans les écoles n'est pas suffisant.
Mettre les deux activités au même endroit entretient selon moi une
certaine confusion. J'ai relu récemment un entretien que j'ai
réalisé dans une maison de justice. Le greffier disait :
«
quand on parle aux gens de la maison de justice, on ne leur dit
pas que dans ce lieu on prend des décisions qui se rapprochent du
pénal, parce qu'on ne veut pas les effaroucher
». Je pense
qu'il faut assumer ce qu'on est. On ne peut pas à la fois vouloir
éclairer les gens et les informer de cette façon-là. Il ne
faut pas créer la confusion.
M. le Président
- Un certain nombre de magistrats
disent que tout ce qui relève du pénal doit se passer dans le
tribunal. Ils pensent que la maison de justice est un lieu d'accès au
droit qui peut permettre aux personnes de présenter leur dossier d'aide
juridictionnelle ou de faire de la conciliation civile mais que tout ce qui
relève du pénal doit revenir au palais de justice.
Mme Anne Wyvekens
- C'est ce qui est en train de se passer, me
semble-t-il, encore que je ne sache pas comment ont évolué les
maisons de justice de Lyon ou de Pontoise, qui ont été des lieux
de développement systématique, massif, de la troisième
voie. Dans les maisons de justice actuelles en tout cas, je l'ai dit, la
médiation n'a plus qu'une place marginale.
Cette question est importante. Le détour par les maisons de justice a
été nécessaire. Pour créer quelque chose de
nouveau, il est souvent plus facile de sortir de l'institution. Après,
l'innovation rentre dans l'institution et l'enrichit. Les
expérimentations au gré de l'imagination des procureurs
constituent une grande richesse. Arrive ensuite un moment où il faut
recadrer les choses et établir une doctrine, même si cela est
extrêmement difficile. La diversification de l'intervention judiciaire,
la troisième voie, peut effectivement se dérouler dans les palais
de justice.
La problématique des maisons de justice pose une autre question qui
n'est pas réglée : celle de la carte judiciaire. En effet,
jusqu'à un certain point, les maisons de justice ont été
utilisées pour faire évoluer la carte judiciaire. A Pontoise, par
exemple, le tribunal est installé dans un endroit regroupant quatre ou
cinq charmantes villas. Or la population est concentrée à
Cergy-Pontoise, où on a installé une maison de justice.
M. le Président
- C'est la question de l'adaptation des
structures.
Mme Anne Wyvekens
- Cette question soulève des enjeux
très importants.
M. le Président
- Pour les parquets, les
procédures pré-contentieuses en matière pénale ne
constituent pas une alternative au jugement mais au classement.
Madame Wyvekens, je vous remercie.
Audition de M. Jean-Marie GONDRÉ
,
administrateur de l'Association nationale des
conciliateurs de justice
(15 mai
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M. Jean-Jacques Hyest,
président
- Nous
nous intéressons à l'évolution des métiers de la
justice. Pouvez-vous nous présenter l'évolution de la
conciliation ? Nous aimerions connaître vos difficultés et la
teneur de vos relations avec les magistrats.
M. Jean-Marie Gondré
- La conciliation judiciaire,
c'est-à-dire la conciliation que pratiquent les conciliateurs de
justice, est un des modes alternatifs de règlement des litiges aux
côtés de l'arbitrage, de la transaction et du vaste domaine de la
médiation.
Dans l'esprit du public, les notions de conciliation et de médiation
sont extrêmement voisines et vont même parfois jusqu'à se
confondre. Dans la pratique, les deux fonctions ne se confondent pas. La
conciliation est toujours liée à l'existence d'un conflit, alors
que la médiation ne nécessite pas l'existence d'un conflit
ouvert. La conciliation peut parfois être obligatoire. La
médiation généralement ne l'est pas. La conciliation est
strictement régie par des textes encadrants alors que la
médiation, mises à part quelques exceptions comme la
médiation pénale ou la médiation du médiateur de la
République, n'est pas précisément définie. Il
existe un statut du conciliateur, alors qu'il n'existe pas de statut de la
médiation. Pour illustrer la floraison des fonctions de
médiation, on peut évoquer les agents locaux de médiation
sociale ou les médiateurs de la GMF, de la MAIF ou de la SNCF. En outre,
les conciliateurs de justice exercent une fonction strictement
bénévole, alors qu'en règle générale, les
médiateurs sont rétribués.
Examinons le champ propre de la conciliation judiciaire. Le texte fondateur est
le décret du 20 mars 1978 modifié par les décrets du 22
juillet et du 13 décembre 1996 et par celui du 28 décembre 1998.
Deux circulaires sont importantes : celle du 16 mars 1993 et celle du
1
er
août 1997.
Quelles sont les compétences territoriales et les compétences
d'attribution des conciliateurs de justice ? La compétence
territoriale du conciliateur se limite au canton ou aux différents
cantons qui lui ont été assignés lors de sa nomination. Au
moins l'une des parties au litige doit donc être domiciliée dans
ce canton ou l'objet du litige doit y être situé. La mission du
conciliateur est de régler à l'amiable des litiges entre des
particuliers. L'acception du terme « particuliers » est
très générale : il peut s'agir d'individus, d'entreprises
voire de sociétés. Les litiges doivent porter sur des droits dont
les intéressés ont la libre disposition. Ainsi sont exclus du
champ de compétences du conciliateur de justice tous les litiges
relatifs à l'état des personnes, au droit de la famille (divorce,
pension alimentaire, etc), au droit pénal ou au droit public ou les
litiges entre des particuliers et l'administration. Le « fonds de
commerce » habituel des conciliateurs de justice est constitué
des troubles de voisinage, des problèmes locatifs ou de
copropriété, des problèmes de limites de
propriété, des problèmes de plantation par rapport
à ces limites, des problèmes de malfaçons ou
d'impayés. Le champ est assez vaste et recouvre tous les
problèmes quotidiens et de voisinage de nos concitoyens.
Quelles sont les conditions de recrutement ? Le conciliateur de justice
doit être majeur. Il doit jouir de ses droits civiques et politiques et
n'être investi d'aucun mandat électif dans le ressort de la cour
d'appel d'exercice. Il ne doit pas exercer d'activité judiciaire, ce qui
exclut donc les avocats, les huissiers, les greffiers, les conseillers
conjugaux, les juges consulaires, etc. Il doit justifier d'une
expérience d'au moins trois ans en matière juridique et attester
d'une compétence et d'une activité qui le qualifient pour
l'exercice de ses fonctions.
Le conciliateur de justice est nommé par ordonnance du premier
président de la cour d'appel, sur proposition du juge d'instance et
après avis du procureur général. Il est nommé pour
une période d'un an, renouvelable par période de deux ans. Il ne
peut exercer qu'après prestation de serment devant la cour d'appel.
L'activité est donc encadrée de façon assez rigoureuse.
Les lieux d'exercice de la fonction de conciliateur peuvent être
multiples. En règle générale, il s'agit d'un local de la
mairie du chef-lieu de canton ou de la maison de justice et du droit,
lorsqu'elle existe. Cette fonction s'exerce également dans l'enceinte du
tribunal d'instance lors d'une audience de ce tribunal. Cette dernière
façon de procéder est relativement nouvelle.
La saisine du conciliateur s'effectue sans formalisme aucun et par tous les
moyens (visite, lettre, téléphone) ou sur saisine par
délégation du juge d'instance. Pour la procédure, la
présence physique des parties est obligatoire. Les parties ne peuvent
donc pas se faire représenter par un avocat ou par une autre personne.
En revanche, elles peuvent se faire assister de la personne de leur choix.
Le débat est contradictoire. L'objectif est la recherche d'un compromis
équitable pour les deux parties. A la suite des entretiens, lorsque
l'accord est obtenu, un constat d'accord peut être établi. Lorsque
ce constat est établi, il est possible de demander au juge d'instance de
donner force exécutoire à cet accord.
Quelle est la place de la conciliation en France ? Il y a actuellement
environ 1 800 conciliateurs. Nombre de cantons ne sont donc pas pourvus.
Plusieurs cantons sont souvent gérés par un même
conciliateur. Plusieurs départements n'ont pas de conciliateur ou en
comptent deux ou trois.
M. le Président
- Cela dépend de la taille des
cantons. Dans mon département, un conciliateur s'occupe de deux cantons
mais ce territoire ne représente que 20.000 habitants.
M. Jean-Marie Gondré
- Oui, mais la situation est
extrêmement contrastée d'un point du territoire à l'autre.
Les informations que je vais vous donner sont extraites des
Chiffres
clés de la justice
publié en octobre 2001. Au cours de
l'année 2000, les conciliateurs ont été saisis de
106 900 affaires. 50 200 ont été conciliées. Le
taux de conciliation est donc de 47 %. Effectuons une comparaison rapide
et certainement sommaire. Durant cette même année, les tribunaux
d'instance ont traité 489 000 affaires, dont 127 500 relatives
aux droits des personnes et 262 500 relatives aux droits des contrats, ce
qui représente 390 000 affaires dans un domaine qui est aussi celui
de la conciliation. Les conciliateurs traitent donc un quart des dossiers de
même nature traités par les tribunaux d'instance, ces dossiers
représentant 80 % de leur activité.
Comment est perçue la conciliation dans l'opinion publique ? Je
voudrais citer les résultats d'une enquête de l'institut CSA
(Conseils, sondages et analyses) effectuée pour le compte du
ministère de la justice au mois d'octobre 1999. 66 % des personnes
interrogées n'avaient jamais entendu parler des conciliateurs ou de la
conciliation judiciaire. Parmi les personnes qui en connaissaient l'existence,
26 % ignoraient en quoi elle consistait. Bien que peu connue, elle fait
l'objet, auprès de ceux qui y ont eu recours, d'une satisfaction
quasi-générale. Les professionnels, et notamment des avocats,
expriment néanmoins une certaine réserve.
M. Christian Cointat, rapporteur
- Comment voyez-vous
l'avenir de la conciliation ? Vous nous avez dit que presque la
moitié des affaires soumises à conciliation aboutissaient
à un résultat heureux. Comment augmenter ce chiffre, qui est
encourageant mais qui est encore relativement faible ?
M. le Président
- La comparaison entre les
conciliations et les décisions des tribunaux d'instance est
intéressante. Ceci dit, un certain nombre de litiges traités par
les tribunaux d'instance ne peuvent pas être traités par les
conciliateurs.
M. Jean-Marie Gondré
- J'ai la chance de travailler
dans trois cadres différents en tant que conciliateur. En premier lieu,
je suis un conciliateur traditionnel. A ce titre, je travaille
essentiellement dans les locaux communaux. Je suis également
conciliateur à la maison de justice et du droit de
Joué-lès-Tours. Enfin, je participe aux audiences du tribunal
d'instance de Tours. J'ai pu me rendre compte que presque tous les litiges qui
arrivaient devant le tribunal d'instance pourraient relever de la
compétence des conciliateurs. J'exclus les litiges complexes ou qui
mettent en jeu d'importants intérêts financiers et qui
relèvent naturellement de la compétence des tribunaux.
Peut-être me demanderez-vous pourquoi les conciliateurs ne sont pas
davantage saisis. La première raison me semble être liée
à la méconnaissance de cette fonction dans l'opinion publique. En
outre, la floraison d'activités intermédiaires, aux fonctions mal
définies et dont les conditions de recrutement ont souvent
été laissées à l'initiative locale, a sans doute
contribué à brouiller les messages.
Le pourcentage de 47 % est le ratio entre les saisines du conciliateur et
les conciliations abouties. Il faut effectuer un premier tri parmi les
saisines. Nombre de personnes se présentent au conciliateur pour
demander un renseignement ou lorsqu'elles ont un litige avec une administration
ou une commune. Dans mes statistiques personnelles, j'élimine ces
saisines qui ne sont pas des saisines de conciliation. Mon taux de conciliation
se situe entre 70 et 75 % et mes collègues parviennent à des
résultats comparables.
M. le Rapporteur
- Comment faire pour que le tribunal
d'instance ne se penche que sur les affaires qui n'ont pu être
conciliées et voit ainsi sa charge de travail considérablement
allégée par une pré-judiciarisation des affaires davantage
fondée sur la conciliation ? Par ailleurs, cette évolution
ne devrait-elle pas être assortie de l'obligation de transformer le
conciliateur en métier ?
M. Jean-Marie Gondré
- Votre préoccupation est
un peu différente. Vous souhaitez alléger la charge de travail
des tribunaux. Pour l'instant, la conciliation n'est pas principalement faite
pour cela. Elle vise à faciliter le règlement des litiges qui
empoisonnent la vie des Français et qui, de leur point de vue
même, ne justifieraient pas la saisine d'un tribunal. Ceux qui
connaissent l'existence de la conciliation y ont recours. Certains sont
même des habitués de la conciliation, ce qui n'est pas sans
créer des effets pervers d'ailleurs.
En revanche, je reste persuadé qu'il faut faire un très gros
effort de communication et d'information pour mieux faire connaître la
conciliation de justice. Quant à la question de transformer le
conciliateur en métier, voire en « juge de
proximité », c'est une option qui mérite d'être
évoquée.
M. le Rapporteur
- Les maires se servent de cet instrument.
Lorsqu'ils assistent à un litige entre administrés, ils les
envoient à la conciliation.
M. Jean-Marie Gondré -
Vous avez raison : les
principaux « fournisseurs » de la conciliation sont les
maires et les gendarmes. En revanche, les tribunaux d'instance n'orientent pas
les plaignants toujours systématiquement vers la conciliation,
même s'il existe des exceptions comme les tribunaux d'instance de Paris
ou de Tours. Le tribunal de Paris a été l'un des tout premiers
à se lancer activement dans une politique de coopération avec les
conciliateurs. Lors de l'accueil au greffe, les parties qui viennent soumettre
leurs problèmes se voient remettre un document leur recommandant
fortement de commencer par prendre contact avec le conciliateur. Mais il ne
faut pas oublier que nos concitoyens ont l'habitude, lorsqu'ils se
présentent devant un tribunal, de se faire assister par un avocat. Dans
de très nombreux cas, à l'exception notable des affaires
introduites par déclaration au greffe, un avocat est présent. A
partir de ce moment-là, la cause est très souvent perdue pour la
conciliation. Dans la conciliation, la présence physique des parties est
obligatoire. A partir du moment où un avocat a reçu mandat, il
entend représenter, voire remplacer, son client.
Le marché financier de la conciliation et de la médiation est
extrêmement prometteur. Actuellement, les avocats assurent la formation
des plus jeunes d'entre eux à la conciliation. Certaines facultés
de la région parisienne proposent une formation dans ce domaine.
M. le Président
- Vous nous avez dit que la
conciliation était bénévole. Dans un certain nombre de
domaines, on ne va pas au procès et des arbitrages interviennent.
M. Jean-Marie Gondré
- La conciliation judiciaire
est délimitée mais le domaine de la médiation est
très ouvert. Il existe de la médiation libérale. Des
cabinets de médiation commencent à s'ouvrir.
M. le Rapporteur
- Il s'agit donc de la médiation et
non de la conciliation. Vous avez dit que lorsqu'un avocat était
présent, la cause de la conciliation était perdue. Le
marché de la médiation est plus flou.
M. le Président
- Vous avez parlé de l'audience.
Pouvez-vous détailler la procédure ?
M. Jean-Marie Gondré -
D'après le code civil, le
juge d'instance avait la possibilité de concilier. Lorsqu'il subodorait
une possibilité d'accord entre les deux parties, il conciliait. Cela lui
évitait d'avoir à juger et donc à trancher. Plus
récemment, un texte a donné au juge d'instance la
possibilité de déléguer son pouvoir de conciliation.
Depuis quelques mois, nous nous partageons avec trois de mes collègues
les audiences du tribunal d'instance de Tours. Nous sommes assis à
côté du juge président. A l'appel des affaires, le
président indique la présence du conciliateur. Il précise
que, selon lui, un certain nombre d'affaires pourraient relever de la
conciliation. Au fur et à mesure que les parties sont appelées
devant lui, il leur demande si elles souhaitent tenter de recourir à la
conciliation. Généralement, la réponse des parties est
positive.
M. le Président
- Cela suppose que les deux parties
soient physiquement présentes lors de l'audience.
M. Jean-Marie Gondré
- Oui. Il m'est arrivé de
concilier en présence d'un avocat mais cette démarche n'est pas
encore entrée dans les moeurs.
M. le Rapporteur -
Les avocats souhaitent défendre leur
cause. Comment pourrait-on les amener à participer à une
conciliation sans qu'ils aient intérêt à aller au
procès ?
M. Jean-Marie Gondré
- Je l'ignore. Selon moi, il faut
distinguer deux aspects. Le premier est l'aspect financier. Si l'avocat ne
donne pas l'impression de jouer pleinement son rôle, il aura
peut-être du mal à justifier ses honoraires. Par ailleurs,
l'avocat a l'habitude de plaider dans le cadre d'un procès. Son objectif
n'est pas de parvenir à une solution d'accord mais d'emporter
l'adhésion du juge en faisant condamner la partie adverse. L'esprit est
différent. Il existe une différence fondamentale entre un
jugement et un accord de conciliation. Dans un jugement, les deux parties sont
des adversaires. Elles exposent l'une après l'autre leurs griefs et
leurs arguments. Après un temps de réflexion, le juge tranche en
s'appuyant sur le code civil. Il ne peut pas s'écarter du code civil.
M. le Président
- Prenons l'exemple d'un client qui n'a
pas complètement payé un entrepreneur. Le juge dira que la dette
est certaine et précisera le montant que le client doit payer. Le
conciliateur pourra agir différemment et tenir compte de la situation
particulière du client.
M. Jean-Marie Gondré
- Souvent, lorsque le paiement
n'est pas complet, le client estime que le travail n'a pas été
intégralement effectué. Dans la conciliation, les deux parties
ont une démarche volontaire vers une solution amiable. Elles assument la
responsabilité de l'accord. Théoriquement, le conciliateur est un
peu comme le prêtre en matière de mariage : il constate
l'accord des personnes qui sont devant lui. Dans la réalité, il
oriente les parties vers la solution. En termes de psychologie, les choses sont
totalement différentes. Après le procès, une des deux
parties est mécontente. En matière de conciliation, il est
fréquent de voir deux parties qui ne s'adressaient pas la parole
auparavant repartir du bureau du conciliateur en discutant. Ces personnes ont
largement eu le temps de s'expliquer. Le conciliateur est un
bénévole. Il a donc tout son temps.
M. le Rapporteur
- Vous préconisez donc le maintien du
bénévolat.
M. Jean-Marie Gondré
- Oui, j'ai l'intime conviction
que c'est la bonne solution, sauf à assurer les conciliateurs du
remboursement des frais qu'ils engagent, ce qui n'est pas totalement le cas
actuellement. Aujourd'hui, la majorité des conciliateurs en place vont
au-delà du bénévolat.
M. le Rapporteur
- Quelle est la différence entre le
rôle du conciliateur et celui du médiateur ? N'existe-il pas
une concurrence entre eux dans certains domaines ?
M. Jean-Marie Gondré
- Il me semble que la confusion
contribue à dévaloriser la conciliation mais également la
médiation. Il existe des conciliateurs communaux qui ont
été nommés à l'initiative de certains maires. Il
n'aurait pas été très difficile de faire entrer ces
conciliateurs communaux dans le cadre de la conciliation de justice. Pourquoi
créer une situation différente ?
M. le Président
- Ces personnes n'ont peut-être
pas les mêmes missions.
M. Jean-Marie Gondré -
Dans ce cas, il faudrait les
débaptiser.
Le domaine de la médiation est plus vaste et plus flou. Il n'est pas
nécessaire d'établir un document de conciliation. Le
médiateur est un facilitateur. Il faudrait faire un effort pour mieux
définir les fonctions et les modalités de recrutement des
médiateurs.
M. le Président
- Aujourd'hui, il existe deux grands
secteurs de médiation : la médiation familiale et la
médiation pénale.
M. Jean-Marie Gondré
- La médiation
pénale, tout comme la médiation familiale, sont clairement
définies et s'exercent sous le contrôle du juge.
M. le Président
- La médiation familiale est
prévue dans les nouveaux textes.
M. Jean-Marie Gondré
- Il faut également
évoquer la médiation exercée par le médiateur de la
République et ses délégués.
M. le Rapporteur
- Qui sont les conciliateurs ?
M. Jean-Marie Gondré
- Généralement,
le conciliateur est retraité. Les conciliateurs sont majoritairement
d'anciens notaires, d'anciens avocats, des cadres de la fonction publique ou
des cadres du secteur privé à la retraite, d'anciens cadres de la
gendarmerie, etc...
M. le Président
- Nous vous remercions.
Audition de MM. Denis L'HOUR, directeur général,
et
Francis BAHANS, directeur général adjoint,
de la
Fédération des associations
socio-judiciaires « Citoyens et Justice »
(15
mai 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Dans le cadre de notre
réflexion sur l'évolution des métiers de la justice, nous
avons souhaité entendre les nouveaux partenaires. Pouvez-vous
préciser vos fonctions et nous dire ce que font vos associations ?
M. Denis L'Hour
- La fédération des associations
socio-judiciaires porte ce nom depuis 2001. Elle était beaucoup plus
connue sous le nom de CLCJ, Comité de liaison des associations
socio-judiciaires, né en 1982. La fédération est
située à Bordeaux pour des raisons historiques, notamment
liées à l'implantation de l'Ecole nationale de la magistrature.
Nous exerçons des missions fédératives, nous
renforçons les liens entre nos adhérents, nous
représentons leurs intérêts, nous participons à des
groupes de réflexion et nous organisons des rencontres tous les ans sur
des thèmes différents. Nous gérons un centre de formation
qui a la plus grosse activité au niveau national concernant les
problématiques socio-judiciaires. Depuis deux ans, nous participons
à un travail en collaboration avec la cellule nationale de
professionnalisation pour faire émerger les nouveaux métiers de
ce secteur. Nous sommes également un organisme de recherche et
d'études. Nous sommes régulièrement sollicités par
les pouvoirs publics pour travailler sur des problématiques
particulières. Ainsi, nous avons récemment établi un
rapport sur la médiation sociale pour le ministère de la ville.
Enfin, nous éditons des ouvrages spécifiques à notre
secteur. Nous venons d'éditer un nouveau guide sur l'enquête de
personnalité. Deux ouvrages sont à l'imprimerie : le premier
porte sur la médiation pénale et le second sur le contrôle
judiciaire socio-éducatif.
M. Francis Bahans
- Je voudrais vous faire un petit rappel historique.
Cela s'apparente à une gageure car je dois résumer très
brièvement trente années d'intervention. La
fédération est née en 1982 mais le mouvement est né
en 1970 avec la loi sur le contrôle judiciaire, mesure extrêmement
novatrice créant une alternative à la détention. Les
personnes mises en examen sont placées sous contrôle judiciaire,
ce qui correspond à une mesure de contrôle et d'assistance avant
le jugement. Cette mesure est très peu utilisée dans les
années 70. En 1982, une circulaire du garde des Sceaux donne l'impulsion
à la mesure de contrôle judiciaire, qui s'appelle alors
contrôle judiciaire socio-éducatif. La circulaire donne
également l'impulsion au secteur associatif. Dans notre jargon, nous
disons qu'à partir de cette époque se développe la justice
des majeurs qui est complémentaire de la justice des mineurs
créée par l'ordonnance de 1945 et qui s'est fortement
développée à partir des années 50. Le
contrôle judiciaire socio-éducatif est une alternative à la
détention.
A partir de 1983, les enquêtes pénales se développent. En
matière criminelle, les enquêtes de personnalité sont une
aide à la décision des magistrats : du juge d'instruction
qui traite l'affaire et de la cour d'assises qui procédera au jugement.
Elles fournissent un éclairage sur la personnalité de l'individu,
sa trajectoire, son histoire familiale et personnelle et permettent de mieux
appréhender la personne. L'enquête sociale rapide permet
d'éclairer le magistrat grâce à une investigation rapide
qui a lieu, dans ces années-là, essentiellement dans le cadre de
la garde à vue.
Enfin, le mouvement des alternatives aux poursuites est lancé dès
1986, à titre expérimental, dans le cadre de la médiation
pénale. Cette médiation est officialisée par la loi en
1993. Il s'agit de prendre en compte la réparation des victimes,
d'apaiser les conflits tels que les conflits de voisinage, et de restaurer le
lien social. Progressivement, la médiation pénale traite les
conflits plus durs et notamment le contentieux familial.
Dans les années 90, la médiation se structure et se
professionnalise. Un certain nombre de nos associations exercent la
réparation pénale des mineurs. Cette mesure nécessite une
habilitation de la protection judiciaire de la jeunesse. D'autres types
d'alternatives aux poursuites se développent dans les années
90 : le classement sous condition, le rappel à la loi et la
composition pénale créée par la loi du 23 juin 1999.
Ces trois missions différentes sont exercées aujourd'hui, mais
dans une très grande précarité. Premièrement, la
commande judiciaire présente un caractère aléatoire. La
décision judiciaire dépend essentiellement du magistrat, qu'il
soit du siège ou du parquet. Au début de l'année, nos
associations ne savent absolument pas quel volume d'activité elles
devront traiter. Or, chacun s'accorde à dire qu'il serait possible, si
on s'en donnait les moyens, d'évaluer l'activité sur le plan
quantitatif. Deuxièmement, les financements à l'acte de ce
secteur n'ont pas été revalorisés depuis 1992.
Trois types d'intervenants effectuent ces missions depuis les années 80.
Certaines associations sont très professionnalisées et font
travailler des salariés (travailleurs sociaux, éducateurs,
psychologues, assistantes sociales). Certaines structures sont essentiellement
constituées de bénévoles. Il existe également un
système hybride largement favorisé par le ministère de la
justice et correspondant à des « bénévoles
indemnisés ». Or il n'est pas possible d'être à
la fois bénévole et salarié. Le système a
fonctionné durant de nombreuses années jusqu'à ce que la
Cour de cassation dise clairement, en 1994, qu'il était
complètement illégal. Il a fallu attendre six ans pour qu'un
texte signifie clairement aux tribunaux qu'il fallait déclarer ces
personnes et payer des charges sociales. Le texte date d'août 2000 et
n'est toujours pas appliqué. Les personnes employées par les
tribunaux sont toujours dans une situation illégale.
Notre secteur compte entre 700 et 800 salariés. Il comporte de moins en
moins de bénévoles car le mouvement s'est fortement
professionnalisé, notamment depuis 1997, puisque nous sommes fortement
impliqués dans le programme des emplois jeunes. Entre 130 et 150 emplois
jeunes, notamment des juristes, ont été recrutés dans
notre secteur. Le nombre de personnes physiques habilitées est difficile
à évaluer. Il y a un peu moins d'un an, le ministère a
chiffré le nombre de délégués du procureur de la
République à 700 personnes. Ces délégués
exercent principalement des missions de rappel à la loi, de classement
sous condition et éventuellement de médiation pénale. Ils
sont dans leur immense majorité des retraités de la police ou de
la gendarmerie. Dans nos associations, une petite centaine de salariés
exerce les missions de délégué du procureur sous un statut
associatif.
M. Denis L'Hour
- Il existe en effet deux systèmes
d'habilitation : l'habilitation des associations et l'habilitation de
personnes physiques proches du procureur. Ces personnes habilitées
à titre physique sont considérées par nous comme une
résurgence du passé. En effet, dans les années 70,
l'habilitation se référait au secteur associatif et de
manière importante aux personnes physiques, notamment aux ministres du
culte ou aux visiteurs de prison. Ce phénomène des années
70 semble s'être notablement amplifié depuis la mise en place des
missions de classement sous condition et de rappel à la loi. En effet,
le ministère de la justice a connu des problèmes de moyens. Il
était préférable d'indemniser des personnes plutôt
que de se lancer dans une vaste réflexion que nous souhaitons depuis de
nombreuses années. Les parlementaires votent des lois. Les
décrets sont publiés et font appel aux deux dispositifs. Mais le
contenu des missions, les compétences requises pour les mettre en
oeuvre, les objectifs poursuivis et l'évaluation des politiques
pénales que nous menons ne sont pas définis. Ce virage n'a pas
été pris. Cependant, nos préoccupations sont de plus en
plus entendues. Par ailleurs, nous défendons l'idée qu'à
partir du moment où l'on octroie des fonds publics à des
personnes ou à des associations, il faut être en capacité,
en contrepartie, d'évaluer les politiques qu'elles mettent en oeuvre.
Le deuxième virage concernant les politiques pénales a trait
à leur aspect transversal. Les magistrats ont pratiquement l'obligation
de travailler avec d'autres : responsables de la politique de la ville ou
des affaires sociales, préfets, etc. Le magistrat doit modifier le
regard qu'il avait sur son travail. Cet aspect nous préoccupe car, en
tant que fédération et en raison de la connaissance des
problèmes de terrain que rencontrent nos adhérents, nous voyons
l'énorme travail qu'il reste à effectuer. D'une manière
générale, les magistrats semblent avoir une réticence
culturelle à travailler avec d'autres. Ponctuellement bien sûr, je
peux vous citer des procureurs qui se lancent dans la mise en oeuvre de ces
politiques.
M. le Président
- Il me semble qu'il faut distinguer le
rôle du parquet et le rôle du siège.
M. Denis L'Hour
- Le procureur est pratiquement un chef de projet, sur
lequel viennent se greffer outre la politique pénale, la lutte contre la
toxicomanie, la politique de la ville, le contrat local de
sécurité, les affaires sociales. Néanmoins, le procureur
n'a pas été formé à l'Ecole nationale de la
magistrature pour être chef de projet.
Parmi les magistrats du siège, nous observons une très grande
différence entre les juges des enfants, par exemple, et les juges
d'instruction, pour lesquels on peut noter l'absence de contractualisation avec
les associations et de définition d'objectifs poursuivis. En revanche,
les juges des enfants sont tout à fait en mesure de
« contractualiser » sur des mesures ou sur des objectifs.
Le millefeuille de mesures qui s'est constitué depuis vingt ans a fait
évoluer les compétences au sein des associations. Le
bénévole initiateur de ces mesures dans les années 70
n'existe plus. De plus en plus, nous sommes allés chercher des
compétences spécifiques pour un secteur qui se situe au carrefour
de la justice, de la sécurité et de l'accompagnement
socio-éducatif. La majorité des salariés des associations
sont des juristes, des éducateurs, des psychologues ou des assistants
sociaux. Le travail mené avec la cellule nationale de
professionnalisation montre l'émergence d'un nouveau métier qui
demande une multi-compétence. Il n'existe pas encore de formalisation de
l'évolution de ce métier.
M. Christian Cointat, rapporteur
- Quels sont les moyens dont vous
disposez pour contrôler la qualité des actions des
médiateurs. Par ailleurs, pourriez-vous nous dire quel bilan vous tirez
de la médiation pénale, et notamment des nouvelles mesures
alternatives aux poursuites ? Enfin, comment définissez-vous votre
implication dans les maisons de justice et du droit ? Quelle est la meilleure
solution pour une justice de proximité plus efficace ?
M. Francis Bahans
- Nous organisons en interne une formation
spécifique pour les médiateurs. Ces formations courtes ne se
substituent pas à une formation initiale. Il s'agit de formations
professionnelles. Nous n'avons pas encore pu mettre en place un cursus global
sanctionné par un diplôme valant reconnaissance d'un
métier. Nous souhaiterions la création d'un métier
d'intervenant social sous mandat judiciaire, même si le nom reste
à trouver. Il existe en effet une spécificité
d'intervention sous mandat judiciaire.
M. le Président
- Vous envisagez la création d'un
diplôme d'Etat.
M. Francis Bahans
- Effectivement, nous souhaitons la création
d'un diplôme reconnaissant des compétences acquises et la
capacité à exercer des missions de médiation qui ne sont
pas d'une grande simplicité.
M. Denis L'Hour
- La question des alternatives aux poursuites est
extrêmement complexe. Dans certains tribunaux et certaines juridictions,
cela fonctionne bien. Les parquets utilisent toutes les alternatives qui sont
à leur disposition. Certains, comme le parquet de Nantes, ont même
passé une convention de partenariat avec l'association. L'association
est alors mandatée. Elle désigne le médiateur et rend
compte. Pour nous, il est très important que l'association, en tant que
personne morale, soit responsable de l'exécution de la mission et en
rende compte.
M. Francis Bahans
- On considère que l'association doit afficher
très clairement ses responsabilités, lorsqu'elle travaille dans
le cadre d'un mandat judiciaire.
M. Denis L'Hour
- En revanche, dans certaines juridictions, les
alternatives aux poursuites sont peu développées ou sont
développées uniquement avec les personnes physiques, ce qui pose
des problèmes éthiques considérables. Nous ne
défendons pas une position corporatiste. Notre préoccupation est
la prévention de la récidive et l'apaisement des conflits et non
le développement des activités de nos associations.
Il faut aller vers plus de sécurité et vers plus de paix sociale.
Il faut apporter une réponse à chaque acte. Depuis quelques
années, nous attirons l'attention sur le fait qu'une réponse
n'est pas apportée à chaque acte de délinquance. Parfois,
une sanction est décidée mais elle n'est pas appliquée, ce
qui est encore bien pire car cela développe un sentiment
d'impunité très fort notamment chez les jeunes. Une justice qui
ne sanctionne pas ou qui sanctionne mais n'applique pas ses décisions va
dans « le mur ».
La fédération ne contrôle pas directement les
médiateurs salariés d'une association. En effet, selon la loi de
1901, l'association est responsable de ses salariés. En revanche, nous
dispensons une formation et nous éditons le seul guide de la
médiation pénale, qui est un guide déontologique des
pratiques. Nous demandons aux associations de se référer à
ce guide. Depuis de nombreuses années, nous demandons qu'on mette en
oeuvre un véritable dispositif d'évaluation de la
médiation, des enquêtes, des rappels à la loi et du
contrôle judiciaire. Si on met en place un dispositif
d'évaluation, on est obligé de réfléchir en amont
sur l'objectif des politiques et des mesures. Il est difficile de faire
entendre notre voix sur ce sujet. Il est vrai qu'il est rare qu'une
fédération demande l'évaluation de ses propres
activités.
M. le Président
- Des polémiques justifient parfois ces
demandes d'évaluation...
M. le Rapporteur
- Vous n'avez pas répondu à ma
question sur les maisons de justice et du droit.
M. Denis L'Hour
- Dans la plupart des maisons de justice et du droit,
les associations locales adhérentes de notre fédération
sont sollicitées et interviennent, notamment, mais pas uniquement, dans
le cadre des alternatives aux poursuites. Les maisons de justice et du droit
répondent manifestement à un besoin de justice de
proximité. Nous estimons que les choses vont dans le bon sens.
M. le Président
- Les maisons de justice et du droit ne
deviennent-elles pas de plus en plus des pôles d'accès au droit
plutôt que des lieux de justice de proximité ?. Certains
magistrats estiment que les décisions de justice et les alternatives aux
poursuites ont davantage leur place au sein du tribunal. Il faut que les
missions des uns et des autres soient clairement définies, à la
fois pour les justiciables et pour les victimes. Je ne sais pas si vos
associations s'occupent des victimes.
M. Francis Bahans
- Dans le cadre de la médiation, les victimes
sont toujours prises en compte.
Symboliquement, les lieux ne sont pas négligeables. Un rappel à
la loi a davantage sa place dans un tribunal, car il nécessite un
rapport d'autorité. Néanmoins, le plus important est la
qualité de l'intervention. Lorsqu'un délégué
personne physique reçoit un justiciable pendant cinq ou dix minutes pour
lui lire le code pénal et lui faire une leçon de morale, ce n'est
pas satisfaisant. Le jeune quitte alors le tribunal en se moquant de la justice.
M. Denis L'Hour
- Une telle action décrédibilise l'action
de la justice.
M. Francis Bahans
- L'important est de réfléchir au
contenu. Lorsque nous faisons une intervention de rappel à la loi,
même si elle ne dure qu'une heure, nous essayons d'établir un
diagnostic et de savoir pourquoi le mineur a commis ce fait. Nous tentons de
connaître ses problèmes familiaux ou scolaires, etc. Il faut faire
un minimum d'investigation et non s'en tenir à un simple rappel de la
loi. La plupart du temps, lire le code n'a aucun sens pour ces jeunes.
L'important est de produire une intervention qui ait du sens pour la personne
que l'on reçoit, quel que soit le lieu.
Nous parlions plus haut de l'impunité zéro. Il faut distinguer
les alternatives à la détention et les alternatives aux
poursuites. Dans le cadre des alternatives aux poursuites, on donne une
réponse à chaque acte. Denis L'Hour parlait plus haut de la
non-application des peines. Cela recouvre un tout autre problème qui est
celui de l'inexécution des jugements. L'une des grandes
difficultés de notre justice est qu'un nombre incroyable de sanctions ne
sont pas appliquées. C'est catastrophique car cela crée un
sentiment d'impunité.
Aujourd'hui, la composition pénale est encore à un stade
expérimental. Des associations de la Fédération
« Citoyens et justice » se sont impliquées dans un
certain nombre de tribunaux en relation étroite avec les parquets pour
mettre en oeuvre cette mesure. Dans un tribunal dans lequel nous n'intervenons
pas, je sais que le parquet propose la composition pénale à un
justiciable. Si celui-ci la refuse, le parquet ne poursuit pas. Cela n'a
évidemment aucun sens. Lorsqu'une personne est convoquée en
composition pénale et qu'elle ne vient pas, le parquet devrait prendre
ses responsabilités et poursuivre le justiciable. Mais il faut bien
savoir que la composition pénale est un début de poursuite.
M. Denis L'Hour
- Nous couvrons environ 150 tribunaux de grande instance
sur les 182 qui existent en France. Aujourd'hui, le paysage judiciaire est
totalement hétérogène. A Nantes, par exemple, il n'y a pas
de contrôle judiciaire socio-éducatif associatif alors qu'à
Bordeaux il y en a un nombre très important.
M. le Président
- Le climat de Bordeaux en matière de
justice est tout à fait spécifique. Bordeaux a des moyens en
magistrats que n'ont pas les tribunaux d'Ile-de-France par exemple.
M. Denis L'Hour
- Lille fait également beaucoup de contrôle
judiciaire socio-éducatif. En tout état de cause, la mise en
oeuvre des politiques présente un caractère très
aléatoire. Or ces politiques sont des politiques publiques qui doivent
s'articuler avec les autres politiques publiques. En cas de changement de
magistrat, une activité peut se développer fortement ou, au
contraire, être réduite à néant. On pourrait presque
dire qu'il y a une politique par magistrat. Le justiciable a alors le sentiment
profond d'un traitement inégalitaire. L'inégalité peut se
constater entre deux chambres d'un même tribunal. Ce type de situations
est illisible pour le justiciable.
M. le Président
- Le domaine de la protection judiciaire de la
jeunesse compte un secteur public et un secteur habilité qui,
prétend-on, effectue des tâches plus nobles et choisit ses
clients. Ces deux secteurs entrent parfois en concurrence.
M. Francis Bahans
- Nous rencontrons ce type de problèmes avec le
« pré-sentenciel » et le
« post-sentenciel ». Aujourd'hui, le pré-sentenciel
est souvent confié au secteur associatif et le post-sentenciel
relève du secteur public. Or il est aberrant qu'une association qui a
suivi une personne dans le cadre du contrôle judiciaire
socio-éducatif ne puisse pas poursuivre le travail engagé en
post-sentenciel. Il faudrait engager une vaste réflexion et une refonte
du système. Selon nous, il n'est pas question de concurrence. Il faut
simplement que les deux secteurs travaillent en complémentarité.
Il faut que le secteur associatif et le secteur public se réunissent
pour débattre des missions, de leur mise en oeuvre et de leurs objectifs
et pour se répartir la tâche. La concurrence dans ce secteur
serait plutôt nuisible au justiciable.
M. le Président
- Je voudrais également que vous nous
parliez de la rémunération des missions.
M. Denis L'Hour
- Il existe effectivement un problème dans le
mode de financement. Ces mesures sont financées par le paiement à
l'acte, un peu comme cela se passe chez les médecins. Une association
mandatée pour un rappel à la loi perçoit un certain
montant. Eventuellement, elle peut bénéficier pour certaines
missions d'une subvention d'équilibre, ce qui est d'ailleurs en totale
contradiction avec les règles de la comptabilité publique, et
d'un éventuel complément octroyé par le conseil
régional, le conseil général ou par la commune. Le
système est extrêmement déstructurant. Si un nouveau
magistrat ne donne pas de travail aux associations, toutes les
compétences acquises pendant des années s'effondrent. Deux ans
après, si un nouveau magistrat arrive et demande à l'association
de travailler sur telle ou telle mesure, elle n'est plus en mesure de le faire.
Ce schéma ne peut plus fonctionner en l'état.
En outre, on met en concurrence les associations avec les personnes physiques
habilitées. Cette concurrence est déloyale, puisque ces personnes
sont indemnisées et qu'elles ne sont pas déclarées. On
demande au secteur associatif de faire du qualitatif et de développer
ses compétences. Cela suppose d'investir dans la formation et de
recruter des personnes qui ont un long cursus universitaire. Lorsque nous
avions fait un premier bilan du dispositif emplois jeunes, nous nous
étions rendu compte que les emplois jeunes recrutés dans notre
secteur étaient ceux qui avaient le plus haut niveau d'études.
Une personne qui a un diplôme d'études approfondies de droit ou un
diplôme d'études supérieures spécialisées de
psychologie attend autre chose que d'être rémunérée
au SMIC. En outre, dès 1998, il avait été demandé
à la Chancellerie de cesser d'être en contradiction avec la
comptabilité publique en finançant le secteur associatif sous
cette forme. L'inspection générale des services judiciaires a
rendu un rapport à l'avant-veille du deuxième tour des
élections présidentielles, car elle avait été
missionnée sur ce thème. Pour le moment, nous sommes dans
l'attente des conclusions de cette réflexion générale. Le
nouveau ministre a ce document.
M. le Président
- Messieurs, je vous remercie.
Audition de Mmes Olivia MONS
, responsable
de la communication,
et Fadila DJARAÏ, responsable de la
formation,
à l'Institut national d'aide aux victimes et de
médiation (INAVEM)
(15 mai
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Dans le cadre de notre mission
d'information sur les métiers de la justice, nous avons souhaité
rencontrer des représentants de l'INAVEM. Pouvez-vous nous
présenter rapidement votre association ? Quelles sont vos relations
avec les autres associations ? Sur quelles missions de justice
intervenez-vous ?
Mme Olivia Mons -
Nous vous remercions de votre demande d'audition.
Je voudrais commencer mon intervention par un bref rappel historique.
Dès 1982, les pouvoirs publics et en particulier le ministère de
la justice ont fait état de leurs préoccupations au regard de la
prise en compte des attentes des victimes. Un bureau a été
créé au sein de la direction des affaires criminelles et des
grâces (DACG). Dans le même temps, des associations ad hoc d'aide
aux victimes ont vu le jour, à l'initiative de personnalités
sensibilisées aux difficultés des victimes (élus,
magistrats, médecins ou avocats). En 1986, l'Institut national d'aide
aux victimes est né à la faveur d'une conférence
réunissant une cinquantaine d'associations d'aide aux victimes
préexistantes.
D'importantes évolutions législatives et réglementaires
concernant l'aide aux victimes et leur accès au droit à
l'indemnisation sont intervenues. Néanmoins, ces dispositions ne
tiennent pas toujours compte du nécessaire accompagnement
socio-judiciaire et médico-psychologique des victimes et de leurs
familles.
Dans son titre 2 relatif au renforcement des droits des victimes, la loi du
15 juin 2000 reconnaît de manière fondamentale le rôle
des associations d'aide aux victimes en leur attribuant une existence
légale. La loi consacre ainsi une pratique établie depuis une
dizaine d'années, suite notamment à des accidents collectifs ou
à des actes de terrorisme, tout en permettant une
généralisation de cette pratique aux situations de victimes
individuelles. L'article 41 du code de procédure pénale permet au
procureur de la République de recourir à une association d'aide
aux victimes conventionnée afin qu'une aide soit apportée
à la victime de l'infraction. L'article 75 impose aux services de police
et de gendarmerie d'informer les victimes de leurs droits à obtenir
réparation du préjudice, à être aidées par un
service relevant d'une collectivité ou d'une association d'aide aux
victimes conventionnée.
L'INAVEM représente 150 associations réparties sur l'ensemble du
territoire, départements d'outre-mer compris. Ces associations comptent
650 permanences délocalisées ou spécialisées
(permanences d'aide aux victimes dans les quartiers sensibles ou chez nos
partenaires institutionnels que sont les commissariats, les tribunaux, les
hôpitaux ou les maisons de justice et du droit). Parmi les intervenants
associatifs, on compte 600 salariés représentant 400
équivalents temps plein. Ces chiffres ont connu une augmentation de plus
de 80 % entre 1994 et 2000. Aux côtés de ces 600
salariés travaillent 400 bénévoles
représentant 60 équivalents temps plein. Pour nous, le salariat
n'est pas un principe absolu. Le travail doit être effectué en
partenariat par les salariés et les bénévoles et aller
dans le sens d'une professionnalisation.
Le numéro national d'aide aux victimes a été lancé
en octobre dernier. Il est géré et animé par l'INAVEM. Il
permet à toute victime d'infraction d'être écoutée
et orientée vers les associations d'aide aux victimes et vers des
services compétents. Ce numéro reçoit actuellement entre
1.000 et 1.200 appels par mois.
Le professionnalisme est un des maîtres mots de l'INAVEM et du
réseau associatif. Cette démarche s'illustre par deux axes :
la structuration du réseau et la formation. En tant que
fédération, l'INAVEM est extrêmement attaché
à une structuration du réseau d'associations. Il définit
un cadre minimal d'intervention : pour chaque structure, notre
volonté est d'assurer la cohabitation d'équipes
pluridisciplinaires composées de coordinateurs, de secrétaires,
de juristes, de psychologues et de travailleurs sociaux afin que les trois
missions essentielles dévolues aux associations soient respectées
(l'information sur le droit des victimes, l'accompagnement dans les
démarches et le soutien psychologique). Le deuxième aspect de
cette structuration passe par une lisibilité des actions et donc une
reconnaissance de nos partenaires naturels que sont les professionnels de la
justice et d'autres partenaires institutionnels comme la police ou la
gendarmerie. Cette lisibilité est un travail en partenariat sur le
terrain qui se fait en liaison avec les instances qui accueillent des victimes.
La reconnaissance du professionnalisme passe également par des
conventions et des protocoles d'accord qui permettent de définir un
cahier des charges et un cadre d'intervention ou un cadre complémentaire
d'action.
Mme Fadila Djaraï -
Je voudrais vous parler du volet formation.
L'INAVEM est un organisme de formation qui s'inscrit dans le champ de la
formation professionnelle. Ce champ de la formation continue prend d'ailleurs
de l'ampleur. L'INAVEM a été agréé en tant
qu'organisme de formation en 1993.
Les associations d'aide aux victimes ont pour mission essentielle d'oeuvrer
à l'aide et à l'accompagnement de la victime sur les plans
juridique, psychologique et social. Il est acquis aujourd'hui que seule une
approche pluridisciplinaire des intervenants des associations peut permettre
une prise en charge adaptée aux besoins des victimes. Notre
réseau associatif d'aide aux victimes oeuvre pour une prise en charge de
qualité.
Le renforcement de la structuration du réseau associatif de l'INAVEM
prend en compte deux démarches : une démarche de
qualité de service, par une approche pluridisciplinaire, et une
démarche de professionnalisation passant essentiellement par la
formation. La professionnalisation des intervenants (juristes, psychologues et
travailleurs sociaux) auprès des victimes s'avère indispensable
pour le milieu associatif. C'est pour cette raison que l'INAVEM assure la
formation professionnelle continue des intervenants auprès des victimes
et répond notamment aux besoins de ses associations.
Le but est :
- de maintenir et de compléter le niveau de compétences des
intervenants par l'apport de connaissances sur l'évolution juridique de
l'aide aux victimes et sur la politique publique d'aide aux victimes ;
- d'harmoniser les pratiques dans le cadre de l'accueil et de l'écoute
des victimes ;
- d'échanger et de partager les expériences entre les
intervenants et de partager les pratiques des formateurs professionnels ;
- d'assurer la promotion sociale et professionnelle de ces intervenants.
Les modules de formation peuvent être suivis par les salariés et
les bénévoles. Ils sont les suivants :
- formation de base de cinq jours pour les accueillants de l'aide aux
victimes ;
- indemnisation des victimes ;
- accueil psychologique des victimes ;
- technique d'écoute et d'entretien ;
- techniques de «
debriefing
» ;
- accompagnement des victimes et de leurs familles sur le plan social et sur le
plan de la procédure pénale ;
- prise en charge spécifique des enfants victimes d'abus sexuels.
Ces formations sont essentiellement assurées par des formateurs
professionnels, qui sont des techniciens impliqués dans une mission
globale d'aide aux victimes.
Entre 1996 et aujourd'hui, l'INAVEM est passé de 30 à
45 formations, de 70 à 140 journées de formation, de 370
à 650 stagiaires et de 830 à 1 700
journées-stagiaires.
La formation concerne essentiellement notre réseau associatif mais nous
formons également des partenaires. En janvier 2002, nous avons
formé à Pau une centaine de policiers et de gendarmes. En mars
2002, nous sommes intervenus à l'Ecole nationale de la magistrature de
Bordeaux dans le cadre de la formation des juges de l'application des peines.
Je voudrais finir mon intervention en évoquant la décision-cadre
du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de la
procédure pénale. Son article 14 est relatif à la
formation professionnelle des personnes intervenant dans la procédure ou
ayant des contacts avec les victimes. Il précise que chaque Etat membre
favorise par le biais de ses services publics ou par le financement
d'organismes d'aide aux victimes des initiatives permettant aux personnes
intervenant dans la procédure ou ayant des contacts avec les victimes de
recevoir une formation appropriée, plus particulièrement
axée sur les besoins des catégories les plus vulnérables.
Cette disposition s'applique notamment aux policiers et aux praticiens de la
justice.
M. le Président -
Dans le cadre de la mission, nous souhaiterions
en savoir davantage sur les bénévoles et les professionnels des
associations chargés des nouvelles missions ou des nouveaux
métiers de la justice, comme celui de délégué du
procureur. Quelle est votre implication dans ces procédures ? Par
ailleurs, nous voudrions savoir comment toutes ces activités sont
financées. Je sais que les associations d'aide aux victimes demandent
des financements aux communes et aux conseils généraux. Mais le
rôle des collectivités locales ne consiste peut-être pas
à financer de telles structures, si importantes soient-elles.
Mme Olivia Mons -
Pour répondre à votre première
question, je dirai que l'INAVEM est avant tout un institut national d'aide aux
victimes, même si nous avons effectivement certains mandats judiciaires
pour faire de la médiation pénale. Nos médiateurs sont
salariés ou bénévoles dans les associations. Ils sont
formés pour faire de la médiation. Les
délégués du procureur sont habilités en tant que
personnes physiques. Les associations d'aide aux victimes et de
médiation sont habilitées en tant que personnes morales. Dans une
équipe pluridisciplinaire associative, nous essayons de travailler sur
la valeur ajoutée que la personne morale donne à chacun de ses
intervenants. Une médiation se fait entre l'auteur, la victime et le
médiateur mais elle se fait dans le temps, grâce à un
travail sur les pratiques et à des rencontres lors de séminaires
ou de formations. Sur le plan de la médiation pénale, le secteur
associatif diffère des délégués du procureur.
M. Christian Cointat, rapporteur -
J'ai bien suivi le début
de votre intervention sur le rôle de votre réseau dans l'aide aux
victimes. En revanche, j'ai quelques difficultés intellectuelles
à vous suivre sur la médiation pénale. En effet, lorsqu'on
est spécialisé dans l'aide aux victimes, par nature, on n'aime
pas trop le délinquant. Si j'étais délinquant, je
n'aimerais pas que vous soyez chargés de ma médiation
pénale ; j'aurais l'impression d'être face à l'avocat
de la victime.
Mme Olivia Mons -
Vous avez raison mais les deux types d'actions sont
tout à fait séparées. Les deux comptabilités sont
séparées.
M. le Rapporteur -
Les personnes se fréquentent.
Mme Olivia Mons -
Oui, les personnes se fréquentent mais ne sont
pas les mêmes. Une association qui fait de la médiation
pénale a une salle d'attente pour les auteurs et les victimes des
affaires et un autre local pour les victimes qui viennent dans le cadre de
l'aide aux victimes. Les deux types de missions sont séparées. En
outre, les intervenants de nos associations ne sont pas contre les
délinquants. Nous militons pour un équilibre des droits. Ce n'est
pas en « tapant » sur les délinquants qu'on
rétablira la victime dans sa dignité et dans sa réparation
juste et nécessaire.
M. le Président -
Ce n'est pas ce qu'on entend à la sortie
des cours d'assises.
Mme Olivia Mons -
Nous ne représentons pas les victimes. Nous
sommes des professionnels qui interviennent en faveur des victimes.
M. le Président -
La fédération des associations
Citoyens et justice nous a bien expliqué quelles étaient ses
missions et les aléas que les associations rencontraient en fonction de
la pratique des magistrats. Votre action est-elle complémentaire,
parallèle, concurrente à celle de Citoyens et justice ?
Mme Olivia Mons -
Nous avons des domaines séparés. Les
associations Citoyens et justice ne font pas d'aide aux victimes. Nous ne
faisons pas de rappel à la loi, de composition pénale ou de
contrôle judiciaire. En matière de médiation, nous sommes
des confrères des associations Citoyens et justice. Nous nous parlons
beaucoup. Nous intervenons dans leurs séminaires et leurs colloques. Ils
interviennent également dans les nôtres.
M. le Rapporteur -
Vous avez parlé d'actions de formation
destinées aux intervenants faisant de l'aide aux victimes en insistant
sur l'aide juridique, sur l'aide psychologique et sur l'aspect social. Un des
éléments de l'aide psychologique consiste évidemment
à replacer la victime dans un contexte plus humain que celui qu'elle a
subi lors de son agression. Il ne s'agit donc pas de lui faire apparaître
l'agresseur comme une personne à plaindre. Comment parvenez-vous
à être crédibles si la victime sait que vous faites par
ailleurs de la médiation pénale ?
Mme Olivia Mons -
Cette question ne se pose pas pour nous. Pourtant, les
choses sont très transparentes puisque l'INAVEM fait déjà
apparaître la médiation dans son sigle. Tout d'abord, les
infractions ne sont pas de même nature. La médiation pénale
porte sur des infractions plus « légères »
que celles qu'ont subies les victimes que nous recevons dans le cadre de l'aide
aux victimes. En outre, l'une des préoccupations de la médiation
pénale est la réparation de la victime. C'est ce que nous mettons
en avant.
M. le Rapporteur -
Pouvez-vous nous parler du financement ? Vous
comptez des salariés à côté de
bénévoles. Comment réussissez-vous à financer les
structures ?
Mme Olivia Mons -
Les associations ont régulièrement des
difficultés financières. Pour l'aide aux victimes, les
subventions sont globales.
En 2000, sur 65 millions de francs, le ministère de la justice a
financé les associations d'aide aux victimes à hauteur de
28 %, les autres ministères 5,7 %, les mairies 14,8 %,
les départements 8,1 %, les régions 2,3 %, la politique
de la ville 24,8 % et les autres sources de financement
représentaient 16,3 %. Entre 1994 et 2000, la contribution du
ministère de la justice a diminué de deux points et celle des
mairies a beaucoup baissé (quinze points). La contribution des
départements est restée stable. Nous n'avons pas de chiffre sur
l'apport des régions en 1994. Enfin, la contribution de la politique de
la ville est passée de 16 % en 1994 à 24,8 % en 2000.
M. le Président -
Le ministère de la justice et la
politique de la ville représentent l'essentiel de vos ressources.
Mme Olivia Mons -
Tout à fait.
M. le Président -
La médiation pénale est un
service rendu à la justice. Elle est donc facturée.
Mme Olivia Mons -
Le paiement est fait à l'acte selon la longueur
de la médiation (un mois, trois mois et au-delà de trois mois).
Mais, effectivement, les tarifs ne reflètent pas le travail accompli.
M. le Rapporteur -
Pouvez-vous nous donner un exemple type de
médiation pénale ?
Mme Olivia Mons -
Nous avons un mandat du procureur. Nous
procédons à une convocation séparée de l'auteur et
de la victime. Ensuite, une étude du dossier permet d'identifier de
quelle façon on pourra faire plier l'auteur et conduire la victime
à accepter ce mode de règlement du conflit. Cela prend du temps.
On fait deux, trois, quatre entretiens et parfois plus.
M. le Rapporteur -
C'est pour cette raison que la facturation est
variable en fonction du temps passé.
M. le Président -
Mais elle est insuffisante...
Mme Olivia Mons -
Oui. J'imagine que les représentants de
Citoyens et justice vous ont dit la même chose que nous.
M. le Rapporteur -
Etes-vous satisfaite des résultats de la
médiation ?
Mme Olivia Mons -
Cela fonctionne plutôt bien. Environ la
moitié des médiations aboutissent.
M. le Rapporteur -
Comment voyez-vous l'avenir des maisons de justice et
du droit et de la justice de proximité ?
Mme Olivia Mons -
Toutes les associations sont constitutives des maisons
de justice et du droit en tant qu'associations d'aide aux victimes. La
médiation pénale est une chose importante. Dans ce domaine, nous
sommes des auxiliaires de la justice. Mais l'aide aux victimes est
également assurée par des professionnels. Le message que nous
souhaitons faire passer est la demande de respect mutuel et de reconnaissance
de ce travail de professionnels. Les associations d'aide aux victimes sont loin
des dames patronnesses d'antan. Nous sommes dans des petites entreprises qui
ont des budgets très serrés. De plus en plus de victimes viennent
rencontrer nos associations. Nous avons donc vraiment la volonté de
parler de professionnel à professionnel.
En ce qui concerne les maisons de justice et du droit, il est
intéressant que l'ensemble des professionnels intervienne dans un
même lieu. Les greffiers sont à la tête de ces structures.
Il faut sans doute apporter une valeur ajoutée à cette justice de
proximité et surtout une meilleure reconnaissance du travail accompli
par les uns et les autres.
M. le Président -
Les maisons de justice et du droit ne
deviennent-elles pas de plus en plus des maisons de l'accès au
droit ? Les décisions de justice ne reviennent-elles pas de plus en
plus vers le palais de justice ?
Mme Olivia Mons -
La médiation étant une alternative
à la poursuite, je ne suis pas sûre que l'on obtiendrait de
meilleurs résultats au palais.
M. le Président -
Je vous remercie.
Audition de Me Elisabeth BARADUC,
présidente de l'ordre
des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
et de
Me Emmanuel PIWNIKA, président
délégué
(29 mai
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M. Jean-Jacques Hyest,
président
- Dans
le cadre de notre mission sur l'évolution des métiers de la
justice, nous entendons tous les professionnels du droit. Aujourd'hui, nous
allons consacrer notre matinée à un certain nombre d'auxiliaires
de justice, au premier rang desquels les avocats au Conseil d'Etat et à
la Cour de cassation. Je vous propose de nous exposer les problèmes
spécifiques de votre profession, vos rapports avec les magistrats et les
autres professionnels du droit ainsi que votre position sur les
évolutions des métiers de la justice.
Me Elisabeth Baraduc
- Je vous remercie. Mon barreau a peu de
soucis avec ses juridictions. Nous sommes peut-être une exception parmi
les auxiliaires de justice. Les entretiens de Vendôme, auxquels nous
avons participé, nous ont permis de mesurer à quel point les
choses étaient plus difficiles lorsque les barreaux et les juridictions
étaient plus importants quantitativement.
Je me bornerai à vous parler des deux juridictions auprès
desquelles nous exerçons essentiellement : pour les juridictions
judiciaires, nous n'exerçons notre profession d'avocats que devant la
Cour de cassation, et n'avons aucune activité ni devant les cours
d'appel ni devant les tribunaux. En revanche, s'agissant des juridictions
administratives, nous exerçons auprès du Conseil d'Etat, mais
nous sommes également présents devant les cours administratives
d'appel et les tribunaux administratifs.
A l'occasion des entretiens de Vendôme, des études
parallèles ont été réalisées entre la
juridiction judiciaire et la juridiction administrative. Je commencerai par nos
rapports avec la juridiction administrative, essentiellement avec le Conseil
d'Etat.
Une réforme importante est entrée en vigueur le
1
er
janvier 2001 concernant les procédures d'urgence.
Celles-ci ont totalement bouleversé la procédure et les pratiques
du Conseil d'Etat, où l'oralité des débats avait un
rôle moindre par rapport à l'instruction écrite. Nous
sommes très présents au Conseil d'Etat pour tout ce qui concerne
ces procédures d'urgence, surtout pour les
référés-liberté et les demandes de suspension, qui
relèvent du Conseil d'Etat en premier et dernier ressort. Je dois dire,
et c'est peut-être riche d'enseignements pour l'avenir, que cette
procédure d'urgence s'accompagne d'une procédure souple, en
conformité avec le code de justice administrative. Cette réforme,
qui revêt une très grande importance pour les justiciables
d'abord, mais aussi pour la juridiction et donc pour son barreau, a
été gérée « en douceur » et en
parfaite concertation avec les magistrats du Conseil d'Etat. Donc, s'agissant
de nos rapports avec les cours administratives en général et plus
particulièrement avec le Conseil d'Etat, je dois vous dire avec un grand
bonheur que je n'ai pas de récriminations à formuler. Les choses
se passent de façon tout à fait sereine. Lorsque nous rencontrons
des difficultés, nous les gérons au quotidien et cela se passe
très bien.
J'en viens maintenant à la Cour de cassation, qui est la seule
juridiction judiciaire devant laquelle les 91 avocats au Conseil d'Etat et
à la Cour de cassation exercent. Dans cette maison, une réforme
est intervenue le 1
er
janvier 2002, à l'issue de la loi
organique sur le statut de la magistrature. Celle-ci a institué une
procédure de filtre des pourvois à la Cour de cassation. Cette
procédure n'est plus expérimentale, puisqu'elle résulte de
l'application d'un texte. Les choses se mettent en place, mais c'est difficile
et parfois conflictuel. Je crois qu'il faut laisser un peu de temps pour que
cette réforme, qui bouleverse très grandement la façon
dont nous travaillons et dont travaille la Cour de cassation, s'installe. C'est
un peu tôt pour faire le point de la situation.
Un autre grand chantier concerne plus spécifiquement notre rôle
d'avocat : c'est celui de l'aide juridictionnelle. Je pourrais parler de
ce dossier pendant très longtemps, mais je vais me borner à vous
retracer les grandes lignes. Il y avait un très sérieux
problème à la Cour de cassation parce que le texte de la loi de
1991 était mal adapté à la cour suprême. Dans le
projet, qui a été revu par le Conseil national de l'aide
juridictionnelle et qui va arriver sur les bureaux des assemblées,
l'ensemble des bureaux d'aide juridictionnelle sont supprimés devant
toutes les juridictions, sauf devant le Conseil d'Etat et la Cour de cassation.
En réalité, le projet maintient les bureaux d'aide
juridictionnelle devant ces deux juridictions pour leur permettre d'examiner si
un pourvoi mérite ou non d'être soumis à la juridiction, et
d'assurer ainsi une sorte de tri préalable. Le fait que le projet de loi
supprime les bureaux d'aide juridictionnelle devant les cours et tribunaux et
tribunaux administratifs, mais les maintienne au Conseil d'Etat et à la
Cour de cassation montre bien la spécificité de ces
juridictions : ce sont des juridictions de cassation auxquelles on ne peut
pas laisser un accès aussi direct.
Je vais repartir au combat à la Chancellerie au sujet des
indemnités d'aide juridictionnelle parce que les avocats au Conseil
d'Etat et à la Cour de cassation ont été les seuls dont
l'indemnité d'aide juridictionnelle n'a pas été
revalorisée depuis 1991. Les avocats à la cour sont descendus
dans la rue. Je n'ai pas jugé opportun d'associer l'ordre à de
telles manifestations un petit peu agressives. Les avoués ont
été en retrait, mais ont obtenu avant l'été une
augmentation substantielle. Nous avons donc été les seuls
à ne pas avoir été entendus à ce sujet.
Je demande simplement que l'on prenne en compte l'indice des prix depuis 1991,
ce qui ne me paraît pas une demande exorbitante. Il faut que vous sachiez
que mon ordre assume environ 4 000 à 5 000 dossiers par an au titre de
l'aide juridictionnelle, toutes causes confondues, civiles, pénales
(l'aide juridictionnelle en matière pénale est extrêmement
lourde pour nous) et administratives. C'est une participation que je
considère parfaitement normale à l'égard de nos
concitoyens les plus démunis et comme un concours vis-à-vis de la
juridiction, mais je trouve néanmoins anormal que l'Etat fasse des
économies au détriment d'une profession dont l'indemnité
forfaitaire n'a pas été revalorisée depuis onze ans.
Pour résumer, je dirai que devant le Conseil d'Etat et la Cour de
cassation, les difficultés qui existent sont résolues au coup par
coup à travers un dialogue quotidien, à la fois avec les
présidents de chambre ou les présidents de sous-section, avec le
président de la section du contentieux, et, avec le premier
président et le procureur général. Voilà
brièvement dressé un tableau que vous pourriez considérer
comme idyllique. Il est vrai qu'il est assez serein.
M. le Président
- Merci, Madame la Présidente.
On voit aujourd'hui que tous les recours sont menés jusqu'à leur
terme et que le nombre de recours en cassation est en augmentation. Cela a
contraint à trouver des formules de filtre, d'autant plus que, parfois,
certains recours récurrents apparaissent comme des mesures de
retardement. Ce n'est cependant pas parfait. Il me semble que la chambre
sociale de la Cour de cassation était submergée.
Me Elisabeth Baraduc -
Deux chambres sont très
encombrées : la chambre sociale et la chambre criminelle. Devant la
chambre criminelle, le bureau d'aide juridictionnelle doit vraiment jouer son
rôle. En matière pénale, l'aide juridictionnelle a
été réformée récemment de manière
prétorienne par un accord passé entre le premier président
et l'ordre, puisque que la loi de 1991 n'était pas adaptée
à la justice pénale. Nous avons réussi à trouver un
système qui fasse entrer l'aide juridictionnelle en matière
pénale dans le cadre général fixé par la loi.
La chambre criminelle est encombrée. Je ne sais pas si elle l'est
davantage qu'il y a quelques années. Je pense que le nombre de pourvois
à la chambre criminelle est en très légère
augmentation. A la chambre sociale, il y a une très forte augmentation
due aussi au fait que le justiciable peut y accéder seul.
M. le Président
- Oui, d'ailleurs, c'est un des
problèmes.
Me Elisabeth Baraduc -
Je reviens un instant sur la question de notre
nombre par rapport au nombre des pourvois. Nous sommes, de façon
irrévocable, aux termes d'une vieille ordonnance, soixante cabinets. Un
cabinet peut comporter jusqu'à trois associés. En théorie,
nous pourrions donc être 180 avocats. Notre nombre oscille en
réalité entre 89 et 91. Nous n'avons jamais dépassé
ce nombre, alors que ce serait théoriquement possible. Mais je ne crois
pas que ce serait une bonne chose : l'expérience prouve que plus il
y a d'avocats, plus il y a de recours ou de pourvois.
Souvent, on me demande comment nous ferions pour répondre à la
demande si survenait un fort afflux. Je réponds qu'il est possible que
je sois amenée à recruter plus d'associés dans chacun des
cabinets dans lesquels c'est possible. Nous avons des examens professionnels
qui sont difficiles, mais nous avons dans notre vivier un certain nombre de
collaborateurs qui sont opérationnels pour devenir avocats aux conseils
dans un délai de trois ou quatre mois. Si vraiment il y avait un besoin
important, il est évident que l'ordre procéderait de cette
façon.
M. le Président
- Vous avez aussi un certain nombre de
collaborateurs salariés de haut niveau.
Me Elisabeth Baraduc -
Nous avons assez peu de collaborateurs
salariés : nous avons des collaborateurs avocats ou des
collaborateurs qui font un passage chez nous lors de leur cursus universitaire,
par exemple lorsqu'ils préparent l'agrégation. Ils restent chez
nous pendant les quelques années qu'ils estiment utiles pour se former.
M. le Président
- La loi de 1991 vous permet de
recruter des avocats salariés.
Me Elisabeth Baraduc -
Nous avons quelques avocats salariés, mais
peu. Ils ne le souhaitent pas.
M. le Président
- Il y a eu un grand débat
à l'époque sur cette possibilité.
Me Elisabeth Baraduc -
Sur cette question, la seule chose à
laquelle je tiens beaucoup concerne la difficulté de notre examen
professionnel. L'important pour les juridictions est que nous leur apportions
la garantie de la parfaite connaissance de la technique de cassation, qui est
tout de même assez particulière. Il n'est pas facile de
connaître cette technique à la fois en droit public, en droit
privé et en droit pénal. Il est vrai que notre examen
professionnel est difficile. Il est organisé conjointement avec des
magistrats du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation et l'Université.
Il a été mis en oeuvre par un décret et un
arrêté. On me dit souvent que cet examen est difficile, c'est
vrai, mais j'attache de l'importance à cette formation.
M. le Président
-
Il n'y a pas de raison qu'il
ne le soit pas. A partir du moment où il n'y a que soixante cabinets et
quatre-vingt-onze avocats, l'accès est forcément très
sélectif.
Me Elisabeth Baraduc -
Oui. L'accès est
sélectif, notamment parce qu'il nécessite une formation qui est
répartie sur une période relativement longue.
M. le Président
- S'agissant de l'aide
juridictionnelle, un projet de loi a été déposé au
mois de février sur le bureau du Sénat. Ce dépôt est
intervenu dans une période difficile, mais il s'agit d'un vrai
problème qu'il est nécessaire de régler. On a vu la
mobilisation des barreaux sur ce sujet.
Me Elisabeth Baraduc -
Je ne suis pas sûre que le
projet de loi apaise totalement la revendication des barreaux. On va assister
à un afflux de demandes d'aide juridictionnelle, notamment avec
l'augmentation du seuil. Cette augmentation paraît néanmoins
justifiée.
M. le Président
- A partir du moment où il y a
déjà un filtre à la Cour de cassation pour éviter
les recours abusifs, je me demande si nous avons besoin d'une autre
procédure.
Me Elisabeth Baraduc -
La question s'est en effet posée. J'ai
personnellement beaucoup défendu le filtre du bureau d'aide
juridictionnelle, conjointement avec la procédure de non-admission. Je
vous explique pourquoi. Cette procédure de non-admission, qui a
été mise en place à partir du 1
er
janvier,
est destinée à décharger la Cour de cassation des pourvois
qui ne méritent pas un examen approfondi. Cela doit lui permettre de se
consacrer aux pourvois qui méritent un examen plus sérieux.
D'une part, si on supprime le premier barrage de l'accès au juge,
c'est-à-dire le bureau d'aide juridictionnelle, on va voir arriver 10
000 pourvois supplémentaires. On retrouvera donc un effet bien pire
qu'avant le filtre. D'autre part, cette procédure de non-admission, qui
est une procédure juridictionnelle, ne dispense pas l'avocat aux
conseils de son rôle de dissuasion, auquel je tiens beaucoup. C'est pour
nous une obligation déontologique de dissuader un justiciable de former
un pourvoi lorsque celui-ci est dépourvu de chance.
De plus, à mon avis, la procédure de non-admission ne doit pas
remettre en cause l'examen du bureau d'aide juridictionnelle. Celui-ci fait ce
que nous faisons dans nos cabinets, c'est-à-dire qu'il examine un
dossier, et dit, par exemple, que si la personne n'a pas comparu, elle n'a rien
à faire devant la Cour de cassation. Nous avons réussi à
convaincre les auteurs du projet de maintenir l'examen par le bureau d'aide
juridictionnelle du caractère sérieux du pourvoi en cassation.
Cela ne préjuge en rien du point de savoir si le pourvoi passera ou non
le cap de l'admission. Sans le premier examen du bureau, la procédure
d'admission au sein de la Cour de cassation ne pourra avoir les effets attendus.
M. le Président -
Je vous remercie.
Audition de Me Jean-Pierre GARNERIE, président,
et d'une
délégation de la Chambre nationale des
avoués
près les cours d'appel
(29 mai
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M. Jean-Jacques Hyest, président -
Monsieur le Président, merci d'être venu, ainsi que vos
confrères. Nous recevons le président de la Chambre nationale des
avoués près les cours d'appel dans le cadre de la mission
d'information du Sénat sur l'évolution des métiers de la
justice judiciaire. Nous entendons ainsi tous les auxiliaires de justice. La
profession d'avoué près les cours d'appels est unique, puisque
les avoués près les tribunaux de grande instance ont disparu dans
une réforme précédente.
La réforme de 1991 avait envisagé de les supprimer en appel. En
fin de compte, le Parlement a jugé votre profession indispensable,
notamment parce que les présidents des cours d'appel avaient
supplié que l'on conserve les avoués près les cours
d'appel.
Je vous propose de présenter les problèmes spécifiques
rencontrés par votre profession, vos rapports avec les magistrats et les
professionnels du droit ainsi que votre position sur l'évolution des
métiers de la justice.
Me Jean-Pierre Garnerie -
Monsieur le Président, je vous
remercie. Nous sommes évidemment très heureux de pouvoir nous
exprimer devant vous. Vous avez déjà planté le
décor, puisque, comme vous le savez, les avoués près des
cours d'appel exercent leur métier, qui est totalement judiciaire, au
niveau du second degré de juridiction. Notre rôle est de
représenter les plaideurs, c'est-à-dire de les engager par nos
écrits. Nous procédons par des systèmes
d'écritures, les conclusions, qui vont fixer les données du
procès. Nous avons bien noté que vous vouliez que nous
présentions les évolutions de notre profession, mais nous avons
cependant quelques observations préliminaires à formuler.
Ma première observation est que la justice est une mission
régalienne de l'Etat.
Nous souhaitons exprimer notre surprise de voir que la justice pénale
tient, depuis assez longtemps, une place prédominante dans les
préoccupations étatiques. En réalité, la justice
pénale ne représente qu'environ 20 % du contentieux. 80 % des
litiges sont des litiges que je qualifierais de civils, en englobant dans le
civil les affaires commerciales et sociales. C'est un point important :
dans une vie, peu de personnes seront concernées par des affaires
pénales, que ce soit comme victime ou poursuivi, alors que presque tout
le monde aura à faire face un jour à la justice civile (que ce
soit dans le cadre du droit de la famille, du droit social, du voisinage). De
ce fait, nous considérons que les moyens attribués à cette
justice ne sont pas en accord avec les exigences que l'on pourrait en attendre.
Cela fait longtemps que les avoués près la cour d'appel
réfléchissent à ces problèmes.
Nous sommes certes une profession technique, mais nous avons une philosophie de
notre métier, en particulier parce que, comme vous l'avez
rappelé, nous avons été souvent menacés et que nous
avons à coeur de démontrer que nous ne sommes pas là pour
faire de la figuration. De ce fait, nous avons une conception de la justice qui
consiste à penser qu'elle n'est pas un service public comme les autres.
La justice est une mission régalienne. On ne parle plus du pouvoir
judiciaire, ce n'est plus d'actualité, mais cela implique un respect du
justiciable.
On parle beaucoup de crise de la justice. Il est vrai qu'elle existe. Il y a
une crise des moyens. Pendant des décennies, la justice a
été le parent pauvre et n'a pas suivi les évolutions comme
on a pu par exemple le constater en Allemagne où les moyens mis à
dispositions de nos homologues n'ont rien à voir avec ce que nous
connaissons ici. Peut-être y avaient-ils d'autres priorités, mais
il faut bien constater aujourd'hui que nous avons pris du retard.
Par ailleurs, les cours d'appel ont connu un phénomène
d'encombrement considérable. Mais ce phénomène n'est pas
forcément malsain. Cela correspond à une évolution de la
place du droit dans la vie des Français. Cette évolution est
perceptible dans de nombreux pays, pas seulement aux Etats-Unis, mais aussi en
Europe.
Mon deuxième point a trait à la situation des avoués face
à l'explosion du contentieux.
Malgré leurs difficultés, qui sont essentiellement d'ordre
économique, ils ont fait face à cette explosion judiciaire.
Comment avons-nous fait face ? Nous avons beaucoup embauché
-arrivant jusqu'à employer trois mille personnes- et surtout nous avons
accompli un effort qualitatif considérable en recrutant dans nos
études des juristes de haut niveau que nous formons nous-même.
Vous avez rappelé qu'en 1970, on avait non pas supprimé mais
fusionné les professions d'avocat et d'avoué. La fonction
d'avoué n'a jamais été supprimée. Sa postulation
est toujours exercée au tribunal de grande instance par les avocats qui
sont inscrits au barreau du tribunal concerné. On a donc conservé
une notion essentielle, celle de territorialité. Nous estimons qu'en
matière de procédure civile -c'est d'ailleurs l'une des
explications qui a justifié notre maintien- la proximité avec les
juridictions est essentielle. Vous avez rappelé que les premiers
présidents des cours d'appel avaient été nos meilleurs
alliés dans les années sombres. Ces magistrats ne sont pas
arrivés à ce niveau par hasard : s'ils sont à la
tête des plus hautes juridictions françaises, c'est tout de
même parce qu'ils ont une certaine compétence. Or ils peuvent
constater la présence auprès d'eux des auxiliaires de justice
spécialisés et disponibles. (et je puis vous dire que cela n'est
pas une vue de l'esprit), est une chose précieuse. Nous sommes vraiment
en contact quotidien avec nos magistrats : nous les voyons tous les jours
et au moindre problème, nous sommes à leur côté.
Cela se vérifie aussi en première instance.
Nous avons été obligés de faire face à une
explosion du contentieux, et nous avons réussi à y faire face.
Malheureusement beaucoup de choses n'ont pas suivi. Vous nous avez
demandé de parler de nos difficultés. Quelles sont-elles ?
Ce sont d'abord celles de nos clients. Nous ne sommes en effet pas là
pour faire progresser le droit théorique, mais pour gagner des causes.
Or il faut savoir qu'aujourd'hui, certaines cours d'appel en France ne sont pas
capables d'évacuer un dossier de base en moins de deux ans et demi
à trois ans. D'énormes progrès ont été
réalisés depuis environ deux ans, mais il reste encore des points
noirs. J'ai le malheur d'exercer dans une cour d'appel qui est parfaitement
sinistrée à ce niveau-là. Cela crée des situations
insupportables pour les justiciables. Il est par exemple très difficile
d'expliquer à quelqu'un qu'on ne peut pas apporter de solution à
un problème de garde d'enfant avant six ou huit mois. Or, contrairement
à ce qui a souvent été indiqué, les auxiliaires de
justice n'ont aucun intérêt personnel, y compris financier,
à voir les procès durer. C'est une vue de l'esprit. Un bon
procès, sur un plan strictement corporatiste, est un procès qui
va vite. Ce problème de la durée est important.
J'en viens à mon troisième point relatif aux problèmes
financiers de la profession.
L'augmentation du contentieux nous a maintenus sous perfusion, l'accroissement
de nos frais généraux étant compensé par le fait
qu'il nous rentrait davantage d'affaires. Aujourd'hui, cette tendance a
été inversée. C'est une bonne chose à laquelle nous
avons participé en jouant un rôle de filtre, en plein accord avec
nos magistrats et avec la Chancellerie. Il s'agit de décourager les
recours en appel manifestement voués à l'échec. Nous avons
joué activement ce rôle, puisque, depuis quelques années,
le recours au conseil de l'avoué avant tout litige est
véritablement devenu quelque chose de courant. Il ne se passe pas un
jour sans que les avocats, qui sont nos correspondants les plus naturels, nous
envoie un dossier nous demandant de juger si l'on peut faire appel et quelles
sont les chances en fonction de notre juridiction. Nous avons là encore
un rôle essentiel, qui consiste à connaître parfaitement la
jurisprudence de notre cour d'appel. Or comme il n'y a pas de jurisprudence
publiée dans les petites cours d'appel, seule la proximité permet
de la connaître.
Nous avons donc renforcé nos structures. Et malheureusement, pour des
raisons qui sont incompréhensibles, depuis vingt-deux ans, les tarifs
octroyés par les pouvoirs publics, puisque nous sommes une profession
réglementée, tarifée, n'ont jamais été
réévalués alors que le texte du décret qui a
été pris en 1980 prévoit formellement une révision
périodique de l'unité de base. Nous sommes la seule profession en
France qui se retrouve dans la même situation qu'il y a plus de vingt
ans. C'est évidemment un dossier qui est, pour nous, vital et
très brûlant, et que nous défendons le plus ardemment
possible auprès des différents services qui se sont
succédés à la Chancellerie. Nous nous voyons
obligés d'insister sur ce point, mais ce n'est pas devant vous qu'on va
reprendre la technicité de ce dossier.
Vous évoquiez l'aide juridictionnelle qui est en effet devenue un
problème très important. L'aide juridictionnelle a acquis un
poids très important. D'un autre coté, nous sommes tout à
fait partisans d'un accès au droit pour tous. Nous sommes très
attachés à l'idée qu'une personne soit défendue de
la même façon et avec la même qualité, et ce, qu'elle
soit un client payant ou bénéficiant d'une aide sociale. Il n'est
pas question pour nous de faire une différence de traitement. C'est
l'honneur de la profession de ne jamais avoir voulu se lancer dans ce type
d'opération, qui serait à mon avis tout à fait immorale.
Mais lorsque nous connaissions un taux d'aide juridictionnelle de l'ordre de
5 à 10 % de nos affaires, nous pouvions considérer que
la profession pouvait à la limite absorber cette charge sans trop de
problème dans les frais généraux. Aujourd'hui, nous sommes
dans une situation où, dans certaines cours situées dans des
régions défavorisées, nous arrivons à des taux
d'affaires bénéficiant de l'aide juridictionnelle de 30 %
à 40 %. Vous savez que le rapport Bouchet envisage de rendre 40 %
de la population éligible à l'aide juridictionnelle. Cela
signifierait que, dans les régions défavorisées, le taux
de population éligible à l'aide juridictionnelle atteindrait 70 %
à 75 %.
Il n'est pas possible de transférer sur une profession une telle charge,
qui revient à mon sens à l'Etat. Ce serait discriminatoire. C'est
une forme supplémentaire d'impôt. Nous n'avons pas la
possibilité de supporter un tel coût, d'autant plus que nous
accusons un retard considérable dans l'évaluation. Des
statistiques très précises de la Chambre nationale
démontrent que le coût physique d'un dossier, c'est-à-dire
le coût lié à la simple ouverture d'un dossier pour le
compte d'un client, varie entre 2.500 francs et 4.000 francs. Or
l'indemnité d'aide juridictionnelle globale, qui vient d'être
réévaluée, se monte à 2.100 francs. Donc, à
chaque fois que nous ouvrons un dossier, nous perdons de l'argent et tout le
travail fait concernant ce dossier n'est pas rémunéré.
Vous imaginez bien que cette situation est intolérable.
Nous avons une autre revendication bien connue de la Chancellerie. Nous
souhaitons assurer des missions au titre de l'aide juridictionnelle, mais en
appliquant notre tarif, au besoin avec un plafonnement. C'était
d'ailleurs l'idée de la loi 1991.
Le décret est revenu sur cette idée et a remplacé le terme
de rémunération par celui d'indemnité.
J'en viens à mon cinquième point qui concerne les
évolutions récentes de la profession d'avoué.
Alors qu'avons-nous fait pour suivre une évolution conforme aux
exigences du nouveau siècle ? Nous avons d'abord essentiellement
modifié notre formation. Je ne pense pas qu'une profession autre que la
mienne ait consenti à un tel effort dans ce domaine. Cela a
été pour nous quelque chose de vital.
Nous avons également incité nos confrères à entrer
dans le jeu des technologies. On a assisté à une informatisation
très importante des études d'avoués.
Enfin, nous nous sommes intégrés dans le concert européen.
Nous avons créé un comité des postulants qui nous a permis
de nous rapprocher de nos homologues espagnols et portugais avec lesquels nous
travaillons en permanence. Nous avons tous les deux ans un congrès qui
permet de présenter des propositions à la Commission
européenne. Nous avons déjà été reçus
à plusieurs reprises par Monsieur le commissaire Vitorino. Nous avons
par exemple proposé une charte déontologique qui protège
le justiciable, notamment en imposant, dans les pays où cela n'est pas
encore indispensable, une assurance. Nous avons également noué
des liens avec des juristes britanniques et allemands, avec qui nous
entretenons des contacts permanents.
Voilà ce que je voulais dire. Je cède la parole à mes
confrères.
Me Pierre Marbot -
Notre profession présente une exception
parmi les professions judiciaires. Les textes n'imposent aucune formation sinon
une durée minimale de deux ans de stages dans des études
d'avoués. Ce sont là les seules obligations légales ou
réglementaires. Nous avons considéré que, compte tenu de
la technicité de notre profession, cela était trop limité.
Nous avons donc imaginé de créer un centre de formation
professionnelle, qui a, depuis 25 ans, connu un certain nombre
d'évolutions. Au début, il s'agissait essentiellement de
conférences autour des confrères les plus anciens et les plus
reconnus dans la profession. Notre profession s'est ensuite rapprochée
des universités, et notamment de Paris-II, pour créer un
diplôme universitaire et une formation professionnelle. Ce partenariat a
évolué dans le temps et nous avons créé un
diplôme de troisième cycle, un diplôme d'études
supérieures spécialisées (DESS) intitulé
« droit et pratique du procès en appel ».
Nous avons en effet estimé qu'il convenait que nos collaborateurs soient
formés à la fois aux droits substantiels et également
à la pratique professionnelle. Cette formation présente la
particularité d'être assurée à la fois par des
universitaires, avec l'intervention d'universitaires de Paris-II et d'autres
Universités, et par des professionnels, qu'ils soient avocats,
avoués, huissiers ou magistrats. Par exemple, un ancien premier
président, aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation,
participe à nos travaux et donne une conférence dans le cadre de
ce centre.
Je vous disais qu'il s'agissait d'une volonté de la profession, en
dehors de toute exigence légale. Bien entendu, cette volonté
représente une prise en charge matérielle intégrale. Cela
signifie que ce sont les avoués qui financent intégralement ce
centre de formation professionnelle sur leurs cotisations. Il représente
environ entre 20 % et 25 % du budget général de la Chambre
nationale des avoués.
Nous avons également profité du partenariat avec
l'Université pour illustrer la volonté du législateur
d'étendre la notion d'apprentissage. C'est un élément qui
était un petit peu laissé de coté et qui mérite
donc d'être souligné. Ce DESS est éligible à la fois
à l'apprentissage et au contrat de qualification. Cela a
été la première expérience universitaire dans ce
domaine.
Ce centre de formation n'est pas seulement un centre de formation initiale,
mais également un centre de formation continue. Il assure la formation
permanente des collaborateurs et de nos confrères à travers
l'organisation de séminaires.
Il faut également souligner que dans le programme de cette formation
initiale et continue, notre profession a voulu marquer son orientation vers
l'avenir et non pas seulement se limiter à ses missions statutaires et
essentielles. C'est ainsi que, dans ce cadre, nous avons porté l'accent
sur l'apprentissage des langues, sur l'informatique, et enfin, et je crois que
c'est une innovation importante, sur l'apprentissage du droit social. Vous avez
parlé de l'attention particulière des premiers présidents
à la pérennité de la profession d'avoué. Dans leur
grande majorité (pour ne pas dire dans leur unanimité), les
premiers présidents se sont prononcés, il y a quelques mois, pour
l'instauration d'une représentation par avoués devant les
chambres sociales. Nous avons donc anticipé sur ce qui devrait
être une évolution normale de la représentation des cours
d'appel en assurant une formation en droit social à nos collaborateurs.
De même, nous pensons que la profession ne doit pas se limiter
immédiatement à son aspect contentieux et nous avons mis en place
un module de consultation et de négociation pour donner à nos
confrères et collaborateurs une culture de la négociation autre
que la culture du contentieux.
Je terminerai en vous indiquant qu'il s'agit, à travers les
évolutions de la formation, d'une approche d'intégration
extrêmement importante de nos collaborateurs juristes. Cette
intégration a amené une renégociation de notre convention
collective et notamment de la grille de hiérarchie des salaires avec
l'introduction d'une catégorie de collaborateurs juristes qui n'existait
pas jusqu'alors. Ces collaborateurs sont formés dans nos études
et reconnus en tant que tels comme collaborateurs de haut niveau.
Me Didier Bolling -
Avec le rajeunissement phénoménal
de notre profession, puisque actuellement, la moyenne d'âge de notre
profession est de 42 ans, l'idée d'une informatique de gestion a fait
son chemin. En 1982, a été créé un groupement pour
l'informatisation des études d'avoués, qui regroupe l'essentiel
de nos confrères sous une forme ou sous une autre. Un programme de
gestion intégrée a été élaboré par
les confrères eux-mêmes en collaboration avec des
sociétés de services informatiques de renom, comme Atos. Compte
tenu des liens étroits qu'entretiennent les avoués avec les chefs
de cours, nous avons pensé aller plus loin et échanger par la
voie informatique, sous une forme sécurisée, les données
qui nous étaient communes. Dès 1985, la cour d'appel de Paris a
permis d'échanger entre le greffe et la Chambre des avoués de
Paris des informations communes. Une accélération dans ce sens
s'est produite, avec, il y a deux ans, la signature d'un protocole entre la
Chambre nationale et la Chancellerie pour un échange d'informations
sécurisé entre les greffes et les avoués, au niveau
national cette fois. Six cours pilotes ont été choisies et,
dès le premier juin, cette expérience va passer au stade
matériel à la cour d'appel de Versailles.
Enfin, les avoués, au travers de l'Association pour le
développement de l'informatique juridique (ADIJ), se penchent sur les
questions soulevées par la signature électronique.
Je termine en vous indiquant que la Chambre nationale dispose d'un site
Internet pour l'information du public.
Me Bertrand Lissarrague -
Notre profession s'est tournée
vers l'extérieur. Nous sommes convaincus que si nous voulons construire
une Europe pacifique et prospère, il sera nécessaire de
construire, en matière pénale, un espace judiciaire
européen qui nous paraît le support indispensable du marché
unique. Pour ce faire, nous devons franchir des obstacles comme les
différences de législation, de mentalité et de langues.
Dans ce cadre, nous pensons qu'il est nécessaire de créer des
interfaces. Le système de la postulation française nous
apparaît comme un des moyens les plus adaptés et les plus
développés. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé
avec nos partenaires européens et que nous avons construit un certain
nombre de procédures communes. Nous avons notamment
réfléchi sur la formation initiale de ces professionnels
spécialisés, sur la formation continue, sur les problèmes
de responsabilité et d'assurance, et également sur
l'élaboration d'une charte, qui est une sorte de code de
déontologie commune au stade européen. Notre idée consiste
essentiellement à fournir aux justiciables européens des
garanties équivalentes sur l'ensemble du territoire de l'Union
européenne. Comme nous l'avons dit, nous avons des contacts
réguliers avec les institutions européennes et avec les services
du commissaire Vitorino. Nous essayons d'apporter une pierre à la
construction de cet espace européen que nous attendons tous. Je ne vais
pas en dire plus mais je suis près à répondre à des
questions si vous le souhaitez.
M. le Président -
Dans quels pays retrouve-t-on le
système de la postulation ?
Me Bertrand Lissarrague -
La postulation existe pratiquement
partout sauf dans les pays nordiques, mais elle est exercée par une
profession spécialisée dans un nombre restreint de pays. Dans la
plupart des cas, ce sont les avocats qui remplissent ces fonctions. Dans
beaucoup de pays, les avocats peuvent postuler devant les juridictions, mais
souvent avec une certaine durée d'exercice et avec un agrément
devant les cours d'appel, et ensuite devant la cour suprême. Il y a donc
quand même une sorte de filtre. Je tiens aussi à signaler que nous
avons conduit une mission avec la Géorgie sous l'égide de votre
assemblée.
M. le Président -
Compte tenu de
l'élargissement de l'Union européenne, il est intéressant
d'étudier les systèmes des pays de l'Est. Nous pourrions
d'ailleurs y aller.
Me Jean-Pierre Garnerie -
Nous nous sommes aperçus que les
pays issus de l'ex-URSS avaient connu un grand vide juridique. Aujourd'hui, il
y a des pays qui souhaitent s'inspirer du code Napoléon d'origine. Ils
ont une attirance pour notre système. En Géorgie, il existe un
problème : les auxiliaires de justice sont soit des avocats issus
du système soviétique -c'est indescriptible- soit de jeunes
juristes formés aux Etats-Unis. Ces derniers veulent gagner de l'argent
et portent peu d'intérêt à la défense.
M. le Président -
Combien y a-t-il d'avoués
en cour d'appel ?
Me Jean-Pierre Garnerie -
Il y a 415 avoués qui exercent
dans 235 charges.
M. le Président -
Vous nous avez parlé de
l'évolution de la situation des collaborateurs. Combien y a-t-il de
salariés ?
Me Jean-Pierre Garnerie -
Leur nombre a un peu baissé du
fait de la conjoncture économique. Nous sommes passés de 3.000
salariés à environ 2.400.
M. le Président -
Le personnel est-il de plus en
plus qualifié ?
Me Jean-Pierre Garnerie -
Oui. Le personnel d'exécution est
beaucoup moins nombreux grâce à l'informatique. En revanche, le
recrutement de collaborateurs de haut niveau, qui sont au minimum pourvu d'un
titre de troisième cycle, se généralise.
Me Didier Bolling -
A la cour d'appel de Paris, la proportion est
de deux collaborateurs par office.
Me Pierre Marbot -
Pour vous donner un ordre d'idée, un
sondage, assez parlant, a été réalisé. Globalement,
dans l'ensemble des cours d'appel, la somme des avoués en exercice et de
leurs collaborateurs juristes, c'est-à-dire l'ensemble des juristes
d'une étude, équivaut au nombre de magistrats de la cour d'appel
affectés au siège.
M. le Président -
La postulation devant les
chambres sociales est vraiment une question difficile.
Me Jean-Pierre Garnerie -
Cela ne constitue pas un obstacle. Il
faut d'abord dresser un constat : les chambres sociales des cours d'appel
ne fonctionnent pas. Leur situation est consternante, pour 30 dossiers
appelés, 4 seulement sont retenus. Cela est insupportable pour les
magistrats et pour les justiciables.
Pourquoi est-ce comme cela ? C'est une procédure orale, donc les
justiciables ou leurs conseils déposent sur la table un gros tas de
pièces non triés. En plus, le droit social est d'une très
grande technicité. La procédure n'est pas adaptée dans ce
domaine du droit, qui est déjà vraiment très technique et
difficile. Les premiers présidents et une grande partie des magistrats
qui traitent les affaires sociales comprennent très bien que la seule
solution est une mise en état. La représentation et la
postulation ne recouvrent que la préparation du dossier qui est la mise
en état. Nous sommes prêts à assumer cela car nous savons
le faire.
M. le Président -
Très bien. Nous vous
remercions infiniment, messieurs les Présidents.
Me Jean-Pierre Garnerie -
C'est nous qui vous remercions de nous
avoir prêté attention.
Audition de M. Paul BOUCHET,
conseiller d'Etat
honoraire,
ancien président de la Commission de réforme de
l'accès au droit
et à la justice
(29 mai
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Nous entendons maintenant
le Président Paul Bouchet dans le cadre de notre mission sur
l'évolution des métiers de la justice. Vous avez
présidé la Commission de réforme de l'accès au
droit et à la justice et remis un rapport en mai 2001 au garde des
Sceaux de l'époque, Madame Marylise Lebranchu. Compte tenu de toutes ses
implications sur l'aide juridictionnelle et des problèmes
soulevés par les professions, il nous a semblé indispensable de
vous entendre. Je vous propose de nous exposer les grandes lignes de votre
rapport sur l'accès au droit.
M. Paul Bouchet
- Au-delà de mes titres divers, je
suis un récidiviste sur la question de l'accès au droit et
à la justice. J'étais conseiller d'Etat lorsque j'ai
rédigé, il y a plus de dix ans, le rapport sur l'accès au
droit. Cela permet de mesurer ce qui s'est fait en une décennie, de voir
où en est une profession et ce que l'on peut lui proposer comme
perspectives. S'agissant des barreaux des tribunaux et des cours, il est clair
que le panorama a changé. Ces changements s'expliquent par des raisons
économiques, mais aussi des raisons culturelles, notamment à la
suite de l'intégration des conseillers juridiques. Il est clair que ce
qu'on peut appeler la « culture », ou « le
rôle social » des barreaux, a très profondément
évolué.
Je commencerai d'abord par les changements économiques.
Sur ce plan, les évolutions sont contrastées. Nous constatons
d'un côté un accroissement considérable du besoin juridique
dans le pays, notamment du besoin social de la base. Ceux qui ne plaidaient pas
ou peu et qui ne demandaient rien cherchent de plus en plus à faire
valoir leurs droits, et il y a une forte demande de ceux qui ne peuvent pas
payer. A l'autre extrémité, le barreau traditionnel a repris une
part très importante, à tel point qu'à Paris par exemple,
parmi les plus hauts revenus, on trouve les membres de certains cabinets
d'avocats internationaux. Autrement dit, le chiffre d'affaires global du
barreau s'est accru considérablement. En revanche,
l'inégalité est croissante entre les barreaux eux-mêmes, et
plus encore à l'intérieur des barreaux les plus riches.
Cela crée un problème difficile sur le plan culturel. Il y a ceux
qui souhaitent avoir une demande de rémunération au titre de
l'aide juridictionnelle et de l'accès au droit. Ils demandent une
rémunération et non une simple indemnisation, parce qu'ils
souhaitent en vivre. C'est notamment le cas dans les barreaux, nés
après l'éclatement du barreau de Paris, qui ont en charge l'aide
juridique dans des régions pauvres, et qui en revanche ne
perçoivent pas de compensation. Il y a des barreaux
intermédiaires comme Nanterre : Nanterre a à la fois des
sièges très importants et une forte demande d'aide juridique. A
Paris, si on distribuait l'aide juridictionnelle entre tous les membres du
barreau, cela n'en ferait que de deux à trois par an et par avocat. Ceux
qui sont riches pourraient même en faire cadeau, ce que j'ai fait
moi-même pendant toute ma carrière. A Paris, cependant, l'aide
juridictionnelle pèse sur un nombre plus restreint. Il y a enfin des
petits barreaux, comme celui de Bergerac, où tout le monde continue
à plaider. Cela s'explique par une sorte de sens de l'honneur qui
implique que l'on doit faire de l'aide juridictionnelle, et en même temps
par un sens très heureux des relations publiques, dans ces villes
où la clientèle est en réseau. On comprend très
bien que la vision soit différente. Il faut passer de
l'économique au culturel pour bien comprendre cela.
Mais retenons d'abord que, sur le plan économique, c'est une profession
en expansion considérable parce que le besoin juridique s'accroît
et que la demande est très forte. Le nombre d'avocats reste faible en
France par rapport aux pays comparables, même en intégrant les
avoués à la cour. Vous savez que dans des pays comme l'Italie,
l'Allemagne ou la Grande-Bretagne, ce nombre atteint environ 100.000. En
comparaison, la France se situe à peine à plus du tiers.
Il y a donc à la fois des besoins, une forte expansion, un nombre assez
faible d'avocats, mais surtout une inégalité très forte.
C'est pourquoi, dans la perspective de l'évolution des métiers,
on rencontre à l'intérieur des barreaux des attitudes
culturellement très diverses. Cela s'explique par des raisons objectives
et n'a rien d'étonnant.
J'en viens à mon deuxième point : le problème de
l'aide juridictionnelle.
Il y a ceux, et notamment dans les lieux où le besoin social est plus
fort, qui attendent une vraie rémunération. De qui attendent-ils
cette rémunération ? Ils l'attendent dans un premier temps
de l'Etat. C'est un peu curieux pour une profession libérale,
particulièrement si l'on songe que libéral est le diminutif de
libre. Lors des grèves, on a pu voir de jeunes avocats qui avaient des
raisons très directes d'y participer, mais aussi des notables de la
profession qui ne font plus d'aide juridictionnelle depuis longtemps et qui
exprimaient une solidarité pour que ce soit l'Etat qui paye.
Or il y a d'autres propositions. Certains, et notamment d'éminents
professeurs de droit, proposent de mutualiser l'aide juridique à
l'intérieur du barreau. A Nanterre par exemple, les avocats des grands
sièges ne veulent pas faire de l'aide juridictionnelle : ils
déclarent ouvertement qu'ils n'en ont pas le temps et que ce n'est plus
leur spécialité. Ceux qui conseillent les grandes
sociétés n'ont pas été formés aux
matières qui intéressent le petit plaideur, comme les
problèmes de sécurité sociale ou de placements d'enfants.
D'eux-mêmes, et sans aucune pression, les cabinets qui ne voulaient pas
faire d'aide juridictionnelle ont cotisé à l'ordre à
hauteur de 2.500 francs pour compléter l'indemnité d'aide
juridictionnelle. Mais cela n'est pas la règle. La demande dominante est
que ce soit l'Etat qui prenne en charge le besoin d'accès au droit et
aux juridictions. L'idée est que puisque l'Etat est le garant de cet
accès au droit, il doit en payer le prix.
D'autres pistes sont à l'étude à l'intérieur
même du barreau. On les a mentionnées dans le rapport. Certains
nous ont reproché de ne pas assez en parler, mais nous avons
d'excellentes raisons d'être restés prudents. Il s'agit en
particulier du recours à la protection juridique, c'est-à-dire le
système assurantiel, que ce soit à travers un système
classique ou à travers la mutualité.
Il y a une évolution dans ce domaine. La protection juridique en France
est très faible par rapport à d'autres pays. En Allemagne, par
exemple, elle joue énormément. Mais cette différence
s'explique par des causes précises. En Allemagne par exemple, la
protection juridique joue pour les accidents de voiture. On est obligé
de passer par un avocat et donc on s'assure. Nous avons examiné cela
à Berlin avec la profession et le ministère et nous avons
constaté que certaines assurances ont des tarifs raisonnables. En
France, la réforme du contentieux des accidents de voiture a en quelque
sorte tari ce besoin. Ce n'est donc pas sur ce plan que cela pourrait se poser.
Quand on regarde les gros contentieux qui forment une part importante de
l'activité des cabinets cherchant des compléments, on trouve
plutôt la famille, et en particulier le divorce, qui est le premier poste
de l'aide juridique.
Pour le divorce, une partie de la population exprime l'idée qu'en cas
d'accord, dès lors qu'il n'y a ni enfant et ni patrimoine, les avocats
ne sont pas nécessaires. Les avocats disent à l'inverse que si
l'on ne veut pas que la société affaiblisse le sens du mariage,
il faut que le divorce reste un acte important. Par ailleurs, ils estiment que
les conséquences de cet acte sont souvent sous-estimées :
même si dans l'immédiat il n'y a pas de patrimoine, il reste le
problème des dommages et intérêts ou, si la femme reste
seule, de la pension alimentaire. Le discours n'est pas unifié sur ce
terrain-là.
L'autre domaine est le pénal. Les juridictions correctionnelles
fonctionnent en permanence et de plus en plus, et la demande de
sécurité de la société ne fera qu'accroître
cela.
M. le Président
- On peut également ajouter que
les nouvelles dispositions de la loi sur la présomption d'innocence
chargent le barreau de nouvelles missions obligatoires, comme la
présence à la première heure de garde à vue. Cela
me paraît important au titre des libertés publiques, mais c'est
une charge lourde pour les cabinets et cela ajoute à la
procédure.
M. Paul Bouchet
- Bien sûr. Les affaires les plus
lourdes sont celles qui vont à l'instruction, avec des horaires qui ne
sont pas toujours compatibles. Il est clair qu'il existe une demande
économique, mais les revendications ne se limitent pas à cet
aspect. Dans les tribunaux petits et moyens, on a vite des problèmes
liés à l'organisation du temps. Or la gestion du temps est un
casse-tête, particulièrement pour les avocats.
M. le Président
- Oui, un emploi du temps d'avocat,
notamment en Ile-de-France, est ingérable.
M. Paul Bouchet
- C'est tout à fait exact. Cela
est dû notamment à l'éclatement des lieux, même
à Paris. On a cherché à opérer des regroupements
géographiques. Par exemple, à Lyon, on a voulu créer une
cité judiciaire pour tout regrouper. Le temps de construire - et
pourtant on croyait avoir vu grand - on s'est aperçu que ce
n'était plus possible, et finalement on a dû garder le vieux
palais pour la Cour d'appel.
La formation va encore s'améliorer, il faut la régionaliser de
plus en plus. Le barreau fait des efforts et y est prêt.
La gestion des fonds d'aide juridique constitue mon troisième point.
S'agissant de la gestion des fonds d'aide juridique, nous avions
proposé, lors de la première réforme, que le barreau
obtienne, ce qui est unique en Europe, la gestion des fonds. Il l'a
obtenu : les CARPA (les Caisses de règlement pécuniaires
d'avocats), sont regroupées au sein d'un organisme unique, l'UNCA (Union
nationale des caisses d'avocats), qui a fait preuve d'une bonne qualité
technique. Les ministres de la justice successifs l'ont tous reconnu. C'est un
des points forts. Il y a également une organisation, par
l'informatisation notamment, de meilleure qualité. Les quelques petits
barreaux qui étaient critiquables sur ce plan -rappelons qu'il s'agit de
la gestion des fonds des clients- sont en train de s'améliorer. La
modernisation est de bonne qualité, il suffit d'y veiller.
La gestion des fonds est quelque chose de très important. Le futur
bâtonnier de Nice vient d'être inculpé à ce sujet.
Avec les obligations nouvelles imposées aux barreaux contre le
blanchiment, le contrôle des caisses de règlement
pécuniaires est tout à fait essentiel. On ne manie plus de
petites sommes, mais des sommes considérables. Dans le cas de Nice, cela
porte sur des millions d'euros. Bien sûr la présomption
d'innocence joue là comme ailleurs, mais je veux dire que le barreau est
exposé. C'est un risque tout à fait nouveau, mais très
important.
Par ailleurs, dans la tradition du barreau, on est chargé de rendre
service à ses clients, y compris au truand. On est détenteur d'un
secret et on ne doit pas le révéler. La culture
particulière du barreau repose sur l'idée que l'avocat est le
dernier refuge. Pour l'argent, ce n'est pas la même chose. La culture du
barreau cherche à s'ajuster avec difficulté sur certains points.
Le problème des perquisitions l'illustre bien. Vous savez que les
magistrats considèrent pour une part que les cabinets d'avocats ne sont
pas du tout inviolables. Il y a eu des perquisitions, parfois très
audacieuses, dont certaines ont été ensuite critiquées.
Sans parler nécessairement de blanchiment de fonds, dans une affaire
classique de justice pénale, l'avocat peut être amené
à détenir des pièces nécessaires à la
défense. Mais ce n'est évidemment pas à lui de les
produire à l'accusation. Or, pour certains magistrats, il s'agit de
chercher les preuves là où ils pensent les trouver, ce qui pour
eux relève de leurs fonctions. Les magistrats sont de plus en plus
« inquisiteurs ». Auparavant, ils n'auraient pas osé
entrer dans un cabinet d'avocats. Une perquisition dans un cabinet d'avocats
était absolument exceptionnelle. Mais c'est en train d'évoluer
sous la pression de magistrats et il faut en tenir compte. Voila donc quelques
éléments sur l'évolution des cultures et des moeurs, qui
montrent que nous devons relever un grand défi qui n'est pas que
financier.
La commission de réforme de l'accès au droit et à la
justice a formulé des propositions en matière d'aide
juridictionnelle.
Financièrement, il existe des réponses. La grande critique qui
nous a été adressée a trait à notre proposition de
supprimer l'aide partielle. Vous savez que, jusqu'ici, il existe une aide
totale. Puis, lors de la dernière réforme, contre mon avis et
celui du Conseil d'Etat, un système d'aide partielle a été
mis en place, à mon avis un mécanisme en trompe-l'oeil,
même s'il est vrai qu'il a permis à un certain nombre de cabinets
de survivre.
Qu'en est-il de ce système ? Théoriquement, l'Etat finance
des tranches, par exemple 25 %, 50 % ou 75 %. Il s'agit donc de
lisser les seuils, ce qui paraît légitime. Mais en
réalité, l'Etat payait beaucoup moins, car on avait consenti au
barreau le droit de négocier directement avec le client ce que ne payait
pas l'Etat. Le barreau s'était engagé à se limiter
à ce que l'on appelait un tarif convenable, mais adaptable en fonction
du client. Cette mesure avait été votée par les deux
assemblés. Cela constituait en effet une « soupape de
sûreté », très favorable au barreau mais
acceptable : la modération des honoraires était
appréciée par le bâtonnier. Le contrat écrit,
proposé au client pour lui permettre de connaître le montant de la
somme qu'il devait, était soumis au bâtonnier, afin que celui-ci
apprécie la modération des honoraires. S'il pensait que la
modération était insuffisante, le bâtonnier fixait
lui-même un taux. En cas de difficulté, on rentrait dans le droit
commun classique.
Je n'étais pas favorable à ce système pour des raisons
qu'hélas l'expérience a confirmées : dans l'immense
majorité des barreaux, la vérification n'était pas
assurée. Seuls quelques barreaux l'ont fait. Dans la plupart des
barreaux, les contrats n'étaient pas conservés et l'on ne savait
même pas s'ils avaient été rédigés. A Lille,
par exemple, où nous avons effectué un contrôle, le
bâtonnier lui-même a découvert qu'une partie très
faible des contrats était soumise au délégué du
bâtonnier. Nous avons été contraints de dire que ce
n'était pas suffisant. Nous avons exprimé l'idée qu'il
était préférable d'étendre l'aide totale et de
trouver, à partir d'un certain seuil, d'autres solutions.
Par exemple, à partir du moment où les gens dépassent un
certain seuil pour prétendre à l'aide totale, ils pourraient
souscrire à un système de protection. Il n'existerait donc pas
d'aide partielle, celle-ci fonctionnant mal. Cependant, comme vous le savez,
une aide partielle est rétablie dans le projet. Nous souhaiterions
toutefois que cette aide soit opposable. S'il s'agit d'un barème fixe et
que l'avocat ne peut rien demander au-delà, c'est très bien. Mais
il faut reconnaître qu'il existe une réelle difficulté.
Par ailleurs, le niveau d'aide que nous avons préconisé a
été critiqué, de manière injuste à mon sens.
Nous avons estimé que, pour définir une
rémunération, il fallait apprécier deux
éléments :
- le montant de la rémunération équitable de la prestation
intellectuelle de l'avocat ;
- le niveau de remboursement équitable de la moyenne des frais.
En effet, la grande nouveauté depuis dix ans tient à
l'accroissement de la moyenne des frais dans les cabinets d'avocats. Cette
moyenne dépasse aujourd'hui 50 % dans l'immense majorité des
cabinets. Elle varie également selon l'équipement et peut aller
de 40 à 70 %. Cependant, lorsque l'on atteint de tels niveaux,
c'est que le chiffre d'affaires le permet. Il ne faut donc pas s'en tenir au
pourcentage. Cependant, l'importance des frais est considérable et il ne
faut pas s'intéresser uniquement à la prestation intellectuelle.
S'agissant de la prestation intellectuelle, nous avons proposé une
indexation sur les magistrats. C'est une idée que je persiste à
trouver juste, car on invoque souvent l'équivalence des
compétences, notamment pour les affaires pénales, qui sont
symboliques. Aux Etats-Unis, les défenseurs publics sont payés
par référence aux magistrats. Le barreau français avait
été très critique à cet égard, arguant que
les défenseurs publics étaient mal payés et qu'en
conséquence ils ne faisaient pas correctement leur travail. Or on
assiste aujourd'hui à une évolution très nette, surtout
depuis le film
Un coupable idéal
, dans lequel sont mis en
scène deux défenseurs publics américains remarquables. Le
barreau de Paris a reçu ces avocats, qui ont été
célébrés comme des exemples. On a alors découvert
qu'ils percevaient la même rémunération que le procureur.
Nous avons proposé ce système de rémunération, avec
comme référence la rémunération nette d'un
magistrat ayant dix ans d'ancienneté. Il n'est pas inutile par ailleurs
qu'un avocat connaisse le prix de la prestation intellectuelle du magistrat
qu'il a face à lui : c'est une idée saine pour
l'égalité des armes, qui se traduit alors économiquement.
Le barreau de Paris se dit globalement favorable, mais s'interroge sur la
référence à la rémunération d'un magistrat
ayant dix ans d'ancienneté. Il pense qu'il serait légitime de
prévoir un montant plus élevé, notamment si l'on souhaite
un avocat prestigieux. Il est en réalité prévu des
soupapes de sûreté : on peut obtenir une majoration sous
contrôle du magistrat s'il existe des diligences particulières ou
dans le cas d'une affaire spéciale. Ces cas sont toutefois exceptionnels
et doivent le rester. N'en faisons pas la règle : une moyenne de
dix ans d'ancienneté me semble satisfaisante. Néanmoins, le
ministère des finances estime que cette moyenne est trop
élevée. En réalité, nous nous sommes fondés
sur ce que verse l'avocat à son clerc principal, en effet, aux termes de
la convention collective imposée, ce dernier est payé à
des taux similaires. On peut donc affirmer que la prestation intellectuelle a
été correctement évaluée.
Se pose ensuite le problème du nombre d'heures. Dans ce domaine
également, nous avons trouvé une solution acceptable, en
proposant le chiffre de 1.200 heures annuelles. Ce chiffre a été
retenu par Bercy et négocié, après une longue
expérimentation, par les centres de gestions agréés. Un de
ces centres de gestion agréé, l'A.N.A.A.F.A, qui regroupe la
grande majorité du barreau et édite des bulletins
extrêmement clairs, a réalisé des études
périodiques par tranches des barreaux parisien et provinciaux, en tenant
compte du type de clientèle. Il est parvenu, lui aussi, à ce
chiffre de 1.200. Ce chiffre est globalement accepté et ne pourra
être discuté par Bercy. Il a été retenu par d'autres
pays européens.
Par ailleurs, le chiffre n'est pas divisé par le total d'heures
effectuées par un magistrat, compte tenu des pertes de temps des
avocats. Il appartient à l'Etat, s'il souhaite payer moins, de
réorganiser les tribunaux afin que l'avocat perde moins de temps.
La critique se reporte plutôt sur les charges. On reproche notamment au
projet de prévoir une majoration pour ceux qui prennent en charge plus
de dossiers d'aide juridictionnelle que les autres. Il s'agit de majorer l'aide
de ceux qui font, par exemple, plus de 50 % d'aide juridictionnelle. C'est
une piste que nous n'avons pas proposée, mais qui peut se
négocier.
La question des frais est un peu plus difficile. Quel taux retient-on ? On
ne peut pas retenir un taux unique, ce que voudrait le barreau. Le taux unique
est faussé : une moyenne nationale n'est pas très bonne. Les
publications des centres de gestion agréés, qui sont opposables
au barreau puisque gérés par lui, montrent des différences
fortes entre les taux, qui varient de 45 % à 70 %.
Cette situation est aisément compréhensible. Ainsi, pour le
barreau parisien, qui compte le plus grand nombre d'avocats, les loyers
pèsent lourdement dans les frais. On peut dire que les loyers parisiens
pèsent beaucoup dans la moyenne nationale.
Nous avons voulu serrer au plus près en plaidant pour la
régionalisation. Faut-il le faire par grandes régions ? Par
cours ? On peut en discuter. Nous avions proposé, pour notre part,
de choisir la région. L'A.N.A.A.F.A serait prête à faire
des choses au niveau de la cour. Descendre au niveau de chaque tribunal est
peut être excessif. Il est certain qu'une moyenne nationale serait une
revendication excessive. Elle reviendrait en effet à tout aligner sur
Paris, ce qui n'est pas tout à fait juste. Mais on peut négocier.
Le tarif serait forfaitaire, au minimum 50 %. Une heure
rémunérée 220 francs passerait ainsi à
440 francs. Les derniers relevés de discussions, avant le
changement de ministre, montrent que l'on se rapprochait de cette somme. A
l'origine, le barreau de Paris ne voulait pas moins de 700 francs de
l'heure pour les avocats du barreau de Paris. D'autres barreaux ne voulaient
que 500 francs. Nous devons en discuter, mais ce chiffre sera tributaire du
nombre d'heures à payer.
La difficulté se reporte donc sur le nombre d'heures à payer. Des
normes peuvent être fixées, entre gens de bonne foi. Il y a plus
de dix ans, nous avions proposé de fixer la moyenne à dix heures.
Cela n'avait pas été contesté à l'époque,
alors que toutes les associations d'avocats avaient été
consultées. Pour des raisons diverses, certaines personnes, voyant que
le taux horaire ne dépassait pas 500 francs, ont affirmé que ce
n'était pas suffisant. Le problème principal, en
réalité, concerne la rémunération du divorce.
Lorsque nous avons avancé des chiffres, le barreau nous a trouvés
trop prudents. En Allemagne, aux Pays-Bas et au Québec (donné
comme exemple en matière d'aide juridique), le divorce est
rémunéré à moins de 5.000 francs. Avec dix
heures, même rémunérées selon nos tarifs, on
atteindrait à peu près cette somme. Avec les négociations,
nous irons sans doute au-delà. Les relevés de discussions
montraient que l'Etat était prêt à consentir 12 heures pour
le divorce pour faute. Admettons qu'il y ait des divorces plus
compliqués que d'autres. On peut encore discuter sur ces bases, mais
l'enjeu n'est plus fondamental.
Un problème très important est celui de la qualité. Ce qui
me préoccupe vraiment est qu'avec un même nombre d'heures, un
avocat bien formé servira beaucoup mieux son client qu'un mauvais
avocat.
M. le Président
- Monsieur le Président, je
crois que vous nous avez apporté des éléments très
intéressants à propos de l'aide juridictionnelle, sur les
évolutions et les motifs qui avaient conduit votre commission à
prendre un certain nombre de positions.
M. Paul Bouchet
- On peut ajouter que la protection
juridique peut s'étendre. Nous avions consulté à ce sujet.
Evidemment, on ne peut pas assurer les délits intentionnels. Mais il est
possible d'assurer les délits non intentionnels : les maires sont
par exemple déjà couverts par des assurances.
S'agissant de la famille, la branche mutualité des assurances affirmait
que l'on ne pourrait pas, si l'on a assuré la famille, payer un avocat
pour chacune des deux parties. Cela est faux. Des règles
déontologiques doivent être respectées, ce dont nous avions
parlé. Néanmoins, si l'Etat favorise la protection juridique,
à travers les assurances, il diminue de beaucoup les tarifs par rapport
aux tarifs existants. Le Barreau de Paris négocie un peu plus cher. Il
souhaite un taux de l'heure un peu plus élevé, ce qui est
compréhensible à Paris. Il serait donc souhaitable de
déconnecter les barreaux, afin de pouvoir différencier les taux.
On va surtout vous parler de l'aide partielle. Je suis très ouvert sur
cette question, mais elle ne doit pas faire l'objet de tricheries, comme ce fut
le cas. Par ailleurs, au-delà d'un certain seuil, les gens pourraient
s'assurer contre la plupart des risques. Une autre réponse sociale est
nécessaire.
Par ailleurs, il faut que soit établi un contrat écrit en
matière d'aide juridictionnelle. Le barreau critique cette proposition,
à laquelle un grand nombre d'avocats est cependant favorable. En
revanche, les avocats contestent davantage l'idée d'une charte de
qualité, qu'ils n'accepteraient qu'à condition que ce soit eux
qui la proposent. Cela ne me dérange pas, mais une négociation
doit avoir lieu au préalable. Nous avions proposé la
création d'un organisme interministériel, composé pour un
tiers d'avocats, pour un tiers de représentants de l'Etat et pour un
tiers de représentants de la société civile. Cet organisme
pourrait émettre un avis sur les questions litigieuses. Il me semble
qu'il s'agissait également d'une piste intéressante.
M. le Président
- Merci, Monsieur le Président.
Table ronde sur « Les avocats et l'évolution des
métiers de la justice »
(29
mai 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
Avec
la participation de :
- Me Jean-René FARTHOUAT, président du Conseil national des
barreaux.
- Me Paul-Albert IWEINS, bâtonnier du Conseil de l'ordre des avocats
de Paris.
- Me Michel BENICHOU, ancien Président de la Conférence des
Bâtonniers.
M. Jean-Jacques Hyest, président
- Dans le cadre de
la mission qu'a décidé de constituer la commission des Lois sur
l'évolution des métiers de la justice, nous avons souhaité
rencontrer les représentants de la profession d'avocat. Je remercie le
bâtonnier du Conseil de l'ordre des avocats de Paris, le président
du Conseil national des barreaux et l'ancien président de la
Conférence des bâtonniers d'avoir répondu favorablement
à notre invitation.
Notre table ronde a pour thème « les avocats et
l'évolution des métiers de la justice ». La mission
s'intéresse tout particulièrement à l'avenir de la
profession, vos difficultés, vos rapports avec les magistrats, vos
sentiments sur l'émergence des nouveaux métiers de la justice,
notamment dans le domaine des procédures alternatives de
règlement des conflits, ainsi qu'à la question de la formation,
sur laquelle j'ai commis un rapport en 1995 à la demande du
Gouvernement.
Je vous propose de vous exprimer chacun. Monsieur le président du
Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier, je vous laisse la parole.
Me Jean-René Farthouat
- Je vais peut-être
commencer par la formation, parce qu'elle se trouve à l'origine, et que
c'est l'une des spécialités du Conseil national des barreaux.
L'organisation de la formation est en effet l'une des missions formelles que
lui donne la loi. Vous venez de dire qu'un rapport a été
publié en 1995 que nous avons lu avec attention. Depuis cette date, nous
avons travaillé à une réforme de la formation, qui est
maintenant achevée. Quels reproches faisait-on à la formation
actuelle ?
On lui reprochait d'abord d'être une formation très universitaire
et peu pratique. On réapprend dans les centres de formation
professionnelle un certain nombre de données qui devraient être
considérées comme étant acquises par le biais
universitaire.
Le second reproche est qu'elle n'est pas adaptée aux besoins de la
profession. Nous avons une inadéquation entre, d'une part, les jeunes
gens qui sortent de nos centres de formation professionnelle, qui ne trouvent
pas tous des stages et par conséquent restent dans une situation
financière difficile, d'autre part les demandes de nos confrères
et d'un certain nombre de cabinets, qui disent ne pas trouver sur le
marché les jeunes dont ils ont besoin dans leur cabinet. Pour être
tout à fait précis, il s'agit d'un reproche essentiellement
formulé par nos confrères issus de l'ancienne profession de
conseiller juridique, qui estiment que la formation n'est pas suffisamment
adaptée aux métiers du conseil. Ils complètent donc cette
formation par des formations internes.
Le troisième constat est que la formation est totalement
éclatée sur le territoire national, puisque nous avons vingt-deux
centres de formation professionnelle. Ils dispensent des formations que chacun
essaie d'assurer avec sincérité et efficacité, mais dont
la qualité n'est pas nécessairement homogène. Un
regroupement nous paraît indispensable.
La réforme, arrêtée par le Conseil national du barreau
après des consultations multiples de l'ensemble des représentants
de la profession et des acteurs de la vie professionnelle, s'articule autour de
l'idée d'une formation d'environ dix-huit mois, dont seule une petite
partie serait réalisée à l'intérieur des centres de
formation professionnelle, l'essentiel de la formation étant acquis
à l'extérieur. Je vous dispense de la querelle qui a agité
la profession à propos de la durée de la formation (dix-huit mois
ou deux ans). Les enseignements dureront environ dix-huit mois et, compte tenu
des périodes de vacances et d'examens, la formation sera
nécessairement étalée sur une durée proche de
vingt-quatre mois. La partie de la formation qui ne s'effectuera pas à
l'intérieur des centres de formation professionnelle se fera en pratique
dans les cabinets, les tribunaux et auprès de quelques professionnels
extérieurs au métier d'avocat. L'idée est aussi
d'apporter, en complément à la formation dispensée dans
les centres, une formation sur des spécialités pointues dont peut
avoir besoin la profession. Nous espérons, par cette réforme, non
pas résoudre mais apporter une réponse à certains
problèmes.
Le premier problème auquel nous espérons apporter une
réponse est celui du regroupement : la structure de la formation a
déjà conduit un certain nombre de centres à se regrouper.
C'est le cas des centres de Poitiers, d'Orléans, de Bourges et d'Angers,
qui composaient une seule école du centre ouest. Je viens d'apprendre
que Bordeaux, Toulouse et Pau ont aussi décidé de réunir
leurs centres de formation professionnelle. Il en va de même de Lyon, de
Grenoble et de Chambéry, ainsi que de Rennes et de Caen. Il peut y avoir
des regroupements parfois un peu singuliers : on pourrait penser, par
exemple, que Caen et Rouen auraient pu se rejoindre. Des regroupements
s'opèrent également du côté de Nancy et en Alsace.
J'ai l'espoir que, dans un délai de deux à trois ans, on puisse
passer de vingt-deux à dix ou douze centres. On peut considérer
qu'avec un nombre total de centres compris entre dix et douze, le maillage du
territoire serait satisfaisant.
Le second problème auquel nous espérons apporter une
réponse concerne le coût. Quel est, à l'heure actuelle, le
financement de la formation professionnelle ? Celui-ci aurait dû, si
les engagements avaient été respectés, être
partagé à parts égales entre l'Etat et la profession. Au
fil des ans, une disparité tout à fait considérable s'est
instaurée, puisque désormais, sur un financement total que l'on
peut évaluer à une soixantaine de millions de francs pour
l'ensemble du territoire, moins de dix millions sont pris en charge par l'Etat.
La somme restante est financée par la profession d'avocat. La cotisation
par avocat se monte à plus de 1 800 francs. C'est donc une
cotisation assez lourde, qui, par le passé, était
supportée en grande partie par l'intermédiaire des caisses de
règlements pécuniaires. En effet, les textes prévoyaient
de la manière la plus expresse qu'une partie des ressources de la caisse
pouvait être affectée au financement de la formation. Il existait
donc une compensation totale ou partielle entre la cotisation des avocats et
les fonds avancés par les caisses. Vous savez que les modifications
intervenues dans l'ordre économique ont provoqué une baisse
considérable des ressources des caisses, et que les chefs des ordres
sont amenés à fixer des priorités qui ne sont pas
forcément celles de la formation. Par conséquent, la cotisation
des avocats contribue pour beaucoup au financement. Je pense que nous devons
parvenir à maîtriser les coûts. C'est l'espoir que nous
avons à travers cette réforme. Voilà ce que je pouvais
vous indiquer sur la formation professionnelle.
M. le Président
- Merci Monsieur le Président.
Je passe maintenant la parole à Monsieur le bâtonnier du Conseil
de l'ordre de Paris.
Me Paul-Albert Iweins
-
Je crois que vous avez la
chance de réfléchir à l'évolution de notre
profession, ce que l'on a assez peu l'occasion de faire. Nous avons
également commencé à le faire au sein de la commission de
prospective de Paris, en partant d'un certain nombre de constats.
Le premier constat est qu'il existe, à l'intérieur du
barreau français, une évolution sensible en faveur de Paris, qui
n'est pas forcément saine. Le barreau de Paris croît plus vite que
l'ensemble du barreau français. Nous sommes 17 000 avocats à
Paris sur un total de 38 000, sachant que le barreau de Paris est celui de
Paris intra-muros. Le second barreau français est celui de Nanterre,
avec 1 700 avocats.
Comment cet écart s'explique-t-il ? Il s'explique notamment par la
formation dispensée par l'école de formation de Paris. Celle-ci
forme la moitié des étudiants français. Elle
bénéficie d'un aspect très attractif, lié notamment
au fait qu'elle fait appel à des cabinets plus ouverts sur le monde que
d'autres centres. On peut donc craindre que l'évolution
générale du barreau consiste à se diriger vers un barreau
d'excellence, le barreau de Paris, qui s'occuperait des affaires
intéressantes, et un barreau de province qui aurait tendance à ne
pas se développer et qui accomplirait de plus en plus de missions au
titre de l'aide juridictionnelle. A Paris, cette aide juridictionnelle se
répartit de manière équilibrée de telle sorte
qu'elle ne représente pas une véritable charge. Il vous
paraîtra paradoxal que ce soit moi qui le dise. Mais
17 000 avocats sont difficiles à gérer avec un Conseil
de l'ordre de 36 membres. Face à ce problème, je crois qu'il faut
véritablement s'intéresser à la création de
pôles régionaux du droit organisés autour des cours d'appel
les plus importantes. Sinon, on risque d'assister à une évolution
totalement déséquilibrée entre le barreau de Paris et les
barreaux de province, qui me paraît assez malsaine.
S'agissant de la formation, vous savez que la profession d'avocat a
été longtemps demanderesse d'une formation commune avec les
magistrats, considérant, sans doute avec une certaine nostalgie, que le
fait d'avoir un pôle commun de formation permettait de cultiver une
culture commune. Or, pendant des années, les magistrats nous ont fait
comprendre, non sans un soupçon de mépris, que leur formation
était une formation d'excellence les amenant à flirter avec
l'Ecole nationale d'administration et qu'ils ne voyaient vraiment pas comment
ils auraient intérêt à mélanger nos formations.
Aujourd'hui, je dois vous dire que je ne suis plus partisan d'un tronc commun
de formation, dans la mesure où l'on s'aperçoit, tout au moins au
niveau du barreau de Paris, que l'activité européenne et
internationale devient une majeure dans l'exercice professionnel. Le barreau de
Paris ne s'est pas développé grâce aux avocats de
proximité qui engagent peu de stagiaires mais plutôt grâce
aux cabinets qui font du droit international, du droit des affaires, du droit
public, toutes les matières que l'on n'apprend pas à l'Ecole
nationale de la magistrature, ce sont eux qui engagent la majorité des
stagiaires.
A l'occasion de cette réflexion sur les barreaux, peut-être
faut-il mener également une réflexion sur la formation des
magistrats qui, à force de se laisser hypnotiser par l'E.N.A, forment
effectivement des administrateurs de droit français de qualité,
mais qui n'ont aucune ouverture à l'international. Pourtant,
l'évolution européenne rend indispensable une ouverture
internationale au cours des formations.
Je n'appelle donc plus de mes voeux une formation commune. Je pense que l'E.N.M
nous demandera un jour d'accueillir les magistrats dans nos écoles
d'avocats, pour leur donner cette ouverture. J'estime également qu'il
est nécessaire de regrouper les centres de formation pour organiser des
centres de qualité. Je crois que la profession ne le fera pas si la
Chancellerie n'envoie pas des signaux forts. On peut faire d'excellents centres
à Marseille, Lille, ou Lyon. Si nous ne le faisons pas, en quelque sorte
autoritairement, nous aurons d'excellents avocats de proximité en
province et un gigantesque barreau de Paris qui traitera toutes les affaires
intéressantes. Je ne suis pas certain que cette évolution soit
souhaitable.
M. le Président
- J'ai une question sur le nombre
d'avocats. Dans toutes les sociétés développées, on
assiste à un développement du droit, de l'accès au droit
et des besoins juridiques. De plus, lorsque l'on compare le nombre de
professionnels du droit en France, en incluant tous les auxiliaires de justice,
la plupart des grands pays développés se situent à des
niveaux bien supérieurs à la France. Pourtant, on a l'impression
que l'accès à la profession devient très difficile pour
les jeunes.
Me Paul-Albert Iweins
- Vous avez raison. Cette situation est
paradoxale. A Paris, depuis trois ans, environ 1 000 stagiaires par
an sont « casés ». Notre pays a véritablement
besoin de juristes. Mais il n'a pas besoin de juristes qui s'occupent
d'accidents de la route, de contentieux bancaire, de droit civil ou de droit de
la famille. Malheureusement, en raison d'une certaine tradition
professionnelle, certains petits barreaux de province n'ont pas compris qu'il
fallait s'intéresser à d'autres matières. Le
développement du droit ne passera évidemment pas par le droit de
la famille ou des accident de la route. Or cela correspond malheureusement
à la pratique de petits barreaux de province qui n'ont pas
réalisé un effort d'ouverture vers d'autres matières comme
l'informatique, les nouvelles technologies, le commerce international, le droit
fiscal ou le droit public. Compte tenu de l'activité très
ralentie enregistrée par les barreaux en charge des divorces ou des
accidents de la route, le marché est vite saturé. Un certain
nombre de barreaux et de centres de formation, qui ont fait ces efforts
d'ouverture sur les nouvelles matières, ont pu se développer. Je
suis certain qu'il existe, dans certains endroits, un véritable
désert juridique. On y traite en effet uniquement des matières
classiques, qui ne correspondent pas aux besoins nouveaux.
Me Jean-René Farthouat
- Nous devons rester
prudents quant aux comparaisons avec d'autres pays. En effet, dans certains
pays, la profession d'avocat recouvre des réalités
différentes de la nôtre. En Allemagne ou en Espagne par exemple,
les juristes d'entreprises sont totalement intégrés aux barreaux,
ce qui aboutit à des modifications assez importantes. Le barreau
français réfléchit à l'intégration de
juristes d'entreprise en son sein. C'est certainement l'un des points sur
lesquels une réflexion sera menée dans les années à
venir, mais il pose beaucoup de difficultés et de questions. Quoi qu'il
en soit, le fait que les juristes d'entreprise ne soient pas
intégrés au barreau, en France, nous invite à rester
prudents lorsque nous réalisons des comparaisons internationales.
Me Paul-Albert Iweins
- Il n'en demeure pas moins que nous
sommes tout à fait d'accord pour considérer qu'il reste du
travail pour les juristes et les avocats, qui sont répartis très
inégalement sur le territoire. Cela montre donc que le
numerus
clausus
serait une erreur.
M. le Président
- On peut évoquer une
expérience simple. La Seine-et-Marne a bénéficié de
la création d'un tribunal administratif. Cela était
justifié : il fallait décharger le tribunal de Versailles et
créer une juridiction à l'Est. Le barreau de Melun,
confronté à cette situation, a rencontré des
difficultés. On ne devient pas d'un seul coup spécialiste en
droit administratif. Pourtant, il y avait une ouverture évidente.
Me Paul-Albert Iweins
- Le droit public est
spécialement pénalisé par l'Université. En effet,
lorsqu'un étudiant envisage de devenir avocat, on lui recommande de
suivre la filière « carrières judiciaires »,
dans laquelle le droit public n'est pas enseigné. Cet étudiant
doit donc faire deux maîtrises, ce qui est absurde. L'Université
possède une conception de la profession qui date des années 1950,
et elle ne semble pas vouloir en changer, les grandes matières qui y
sont enseignées restent le droit civil et le droit pénal.
M. Patrice Gélard
- Les modalités de l'examen
d'entrée aux centres régionaux de formation professionnelle des
avocats expliquent cette situation.
Me Paul-Albert Iweins -
Oui, mais c'est à cause de
l'Université.
M. Patrice Gélard
- Certes, mais vous
siégez à l'Université avec les magistrats.
Me Paul-Albert Iweins
- Oui, nous y siégeons, mais en
temps que membres du jury. Ce n'est pas nous qui organisons les
épreuves. De plus, nous y sommes très minoritaires.
M. Patrice Gélard
- Vous nous avez dit que vous
préparez la réforme de l'examen d'entrée au Centre
régional de formation professionnelle des avocats ? En quoi va
consister cette réforme ?
Me Jean-René Farthouat
- Elle est corrélative
à la réforme de la formation elle-même. Pour l'instant,
pour des raisons budgétaires, nous laissons l'entrée au centre
régional de formation professionnelle au sein de l'Université. En
effet, cette dernière refuse de continuer à participer si
l'examen d'entrée n'est pas organisé en son sein. Or nous avons
besoin de son concours et elle ne souhaite pas que nous prenions en charge
l'examen d'entrée au centre de formation, arguant que cela nous
coûtera 12 millions de francs. Nous recherchons donc sur des
solutions moins onéreuses.
M. Patrice Gélard
- Mais la nature des
épreuves est complètement absurde dans l'arrêté
actuel.
Me Jean-René Farthouat
- Oui, mais nous sommes en train
de réfléchir à une modification des modalités.
M. Patrice Gélard
- Un système beaucoup
plus égalitaire que le système actuel est souhaitable. Le
système actuel prévoit que certains ont deux épreuves
à passer, d'autres huit, ce qui est très inégalitaire.
Me Paul-Albert Iweins
- Oui. De plus, les docteurs en droit
sont dispensés de l'examen. Or la qualité de leur travail n'est
pas toujours bonne.
M. Patrice Gélard
- Certains docteurs en droit ont
un bon niveau.
Me Paul-Albert Iweins
- Cela dépend de l'origine de
leur doctorat.
Me Jean-René Farthouat
- Oui, ils sont très peu
nombreux. Mais le niveau d'un certain nombre de docteurs en droit est assez
surprenant.
M. Patrice Gélard
- Quand la réforme de
l'examen d'entrée aux centres régionaux de formation
professionnelle aux interviendrait-elle ?
Me Jean-René Farthouat
- Nous espérons qu'elle
puisse être mise en oeuvre au 1er janvier 2004. Cela implique que les
textes soient adoptés d'ici à la fin de l'année, ou tout
au moins au début de l'année prochaine, pour que les centres
puissent se transformer et devenir opérationnels pour lancer l'ensemble
de la réforme au 1
er
janvier 2004.
M. Patrice Gélard
- Vous avez tout de même
moins bien réussi que les notaires. Les notaires ont par exemple
créé un diplôme d'études supérieures
spécialisées (DESS) de droit notarial. J'étais assez
partisan d'un diplôme d'études supérieures
spécialisées d'avocat. Mais c'est à la profession de
décider. Je pense que l'Université n'a pas tout à fait sa
place dans cette affaire, d'autant plus qu'il n'y a pas, dans les Instituts
d'études judiciaires, de spécialistes de droit européen,
de droit administratif ou de droit économique. Les Instituts
d'études judiciaires comptent surtout des spécialistes de
procédure et des pénalistes.
M. le Président -
Je passe maintenant la parole à M.
Michel Bénichou, ancien Président de la Conférence des
bâtonniers.
Me Michel Bénichou
- Le premier constat porte sur le
nombre d'avocats. On a assisté à une forte augmentation de ce
nombre dans des délais extrêmement courts : il est ainsi
passé de 29 696 en 1992 à 39 282 en 2002. Ces chiffres
viennent du Conseil national des barreaux de France, notre organisme de
retraite. 1 000 avocats sont donc entrés au barreau chaque
année. Par conséquent, la profession d'avocat se rajeunit. On
observe également un phénomène de forte
féminisation chez les plus jeunes. Le barreau de Paris est
déjà composé de 53 % de femmes et de 47 %
d'hommes. Cette profession jeune et plutôt féminisée devra
s'adapter à deux contraintes :
- la demande des usagers du droit (terme plus large que les justiciables,
puisqu'ils recouvrent la demande de conseil et la demande de
justice) ;
- une contrainte d'ordre économique.
Au sujet de la première de ces deux contraintes, je ne reviendrai pas
sur la question de la formation. C'est le Conseil national des barreaux qui est
compétent, et la réforme qu'il souhaite lancer suscite
l'adhésion de l'ensemble des barreaux. L'examen d'entrée doit
permettre à trois filières correspondant aux besoins d'entrer
dans la profession : une filière spécialisée en droit
public, une filière spécialisée en droit de l'entreprise
et une filière spécialisée en droit judiciaire
privé. On peut organiser un examen unique, avec un écrit
plutôt général portant par exemple sur le contrat et les
obligations. En plus de cette épreuve, des options permettraient
d'adapter l'examen à la filière initiale. Par ailleurs, les
examens ne doivent pas être purement universitaires. Ils doivent
permettre de déterminer également l'aptitude de l'étudiant
à devenir avocat.
Sur le sujet de la formation permanente obligatoire, la conférence
rejoint également l'avis du Conseil national des barreaux. Nous
souhaitons que soit mise en place une formation permanente obligatoire pour les
avocats, pas seulement pour les spécialistes mais aussi pour les
généralistes. C'est une évolution importante par rapport
aux autres professions libérales que de mettre en place une formation
permanente obligatoire nécessairement sanctionnée. C'est
également une question d'adaptation aux besoins des usagers.
On peut également mentionner l'adaptation aux critères de
qualité. La qualité ne tient pas seulement à la formation
mais aussi à plusieurs autres éléments, en particulier
l'organisation des cabinets. Il s'agit, par rapport à un certain
nombre de demandes d'entreprises, de s'orienter vers la certification des
cabinets et vers la recherche de qualité. Sur cette question de
l'évaluation de la qualité, il convient de noter un
problème concernant l'avocat traditionnel dans le secteur judiciaire (je
ne parle pas de l'avocat conseil en droit de l'entreprise) : il n'existe
pas d'évaluation de la qualité dans le cadre judiciaire. On
en parle, mais cette évaluation n'existe pas.
Quant à l'organisation des audiences, elle demeure totalement
archaïque. Tous les participants, justiciables et conseils, sont
convoqués à 14 heures et doivent attendre jusqu'à la fin
de l'audience, à des heures parfois très tardives. Il est
difficile de s'adapter à la modernité lorsqu'on ne peut
être présent dans un cabinet pour conseiller quelqu'un, puisqu'on
est bloqué à l'audience.
Me Paul-Albert Iweins -
C'est un problème. Que fait-on
des honoraires facturables ?
Me Michel Bénichou
- Un autre problème se pose
concernant les usagers du droit. Il s'agit de la question des contours de la
profession. Nous avons déjà mentionné le problème
des juristes d'entreprises, mais il nous faudra aborder un jour
l'interprofessionalité. Aujourd'hui, les entreprises souhaitent
bénéficier de plusieurs conseils qui peuvent être des
avocats, un conseil en droit social, en droit fiscal, un conseil
d'organisation, mais aussi un conseil d'autres professions. L'entreprise veut
traiter avec un seul cabinet, qui comprendra éventuellement, dans une
société interprofessionnelle, des notaires.
Par ailleurs, l'avocat doit proposer l'ensemble des solutions existantes
à son client. Cela peut être une solution de conseil judiciaire,
mais aussi des modes alternatifs de règlements des conflits. Si l'avocat
ne propose pas ces modes alternatifs de règlement des conflits, on
recherchera éventuellement un jour sa responsabilité. On pourra
lui reprocher d'avoir engagé une instance lourde, pour une durée
inconnue, ce qui pose un vrai problème, alors qu'avec la
médiation, des solutions amiables auraient pu être
trouvées. C'est particulièrement le cas dans des situations de
conflit durable et dans toutes les situations dans lesquelles les relations
perdurent après l'issue du conflit.
Le deuxième problème pour les avocats consiste à s'adapter
aux contraintes économiques. Il est difficile de constituer des
structures de cabinets d'avocats viables et suffisamment importantes pour
s'imposer à l'échelle internationale, qui nécessite des
structures conséquentes. Cela pose un problème de
mentalité, mais aussi un problème lié aux structures
d'exercice et à la fiscalité. Aujourd'hui, dans le cadre des
sociétés civiles professionnelles (SCP), il n'est pas possible de
créer des provisions pour envisager des investissements. La
comptabilité se résume à recettes /
dépenses et tout ce qui n'a pas été
dépensé est imposé. Cela pose une vraie difficulté.
M. le Président
- Mais n'avons-nous pas permis des
évolutions ?
Me Jean-René Farthouat
- Oui, des évolutions se
sont produites, dans la mesure où vous avez créé des types
de sociétés complémentaires, les sociétés en
participation, et ouvert la possibilité de holdings.
Me Michel Bénichou
- Oui, mais ces structures se
développent peu et méritent d'être encore
améliorées. C'est aussi une question de mentalités.
Me Jean-René Farthouat
- Par ailleurs, le passage de
l'une à l'autre est très difficile.
M. Patrice Gélard
- Ce passage est très
difficile en raison de la patrimonialité que nous évoquions
précédemment.
Me Michel Bénichou
- Il se pose également un
problème concernant la fiscalité. Je souhaite ardemment que les
restaurateurs puissent appliquer une taxe sur la valeur ajoutée (TVA)
à 5,5 %, mais je me demande si la question de l'accès au
droit n'est pas aussi importante. Il s'agit d'une question fondamentale pour
les citoyens, comme l'a montré un sondage. Il est vrai qu'une TVA
à 19,6 % est un frein, d'autant plus pour certaines
catégories, comme les salariés. Un salarié paye les
honoraires et la TVA, alors que son adversaire employeur, dans un même
procès, inclut la TVA dans son entreprise et la récupère,
et inclut les honoraires de l'avocat dans ses charges. Cela signifie que le
salarié paye une TVA à 19,6 % et n'a pas la
possibilité de déduire les honoraires, alors que l'employeur
déduit la TVA et récupère les charges. Le salarié
peut donc ressentir un sentiment de frustration.
Enfin, l'avocat est indépendant, notamment sur le plan éthique,
du fait du secret professionnel. C'est ce qui fait le passé et l'avenir
de la profession d'avocat.
M. le Président
- C'est pourquoi les juristes
d'entreprises me posent un vrai problème.
Me Michel Bénichou
- C'est une vraie difficulté,
du fait du lien de subordination avec l'employeur. Il existe également
un problème lié à la dépendance économique.
M. le Président
- Le problème de la
dépendance économique me dérange moins. On pourrait dans
ce cas dire que le magistrat est dépendant de l'Etat, même s'il
est vrai qu'il a un statut.
Me Jean-René Farthouat
- Cela nous pose de nombreux
problèmes, Monsieur le sénateur.
Me Paul-Albert Iweins
- Sur le problème des structures,
les propos du Président Bénichou sont tout à fait
exacts : il s'agit de l'un des vrais défis auxquels la profession
se trouve confrontée. Nous avons été incapables de
créer une structure de développement de la profession d'avocat,
comparable par exemple à la
partnership
anglo-saxonne qui
fonctionne remarquablement bien.
Au contraire, on a juxtaposé de nombreux statuts différents
-à la demande de la profession- qui finissent par constituer un maquis
juridique absolument invraisemblable. Tous les mardi matin, au Conseil de
l'ordre, nous sommes amenés à réfléchir sur les
structures que nous proposent nos confrères. Or on aboutit parfois
à des situations juridiquement inextricables, totalement illisibles. Or
si la situation est illisible pour le Conseil de l'ordre, elle l'est d'autant
plus pour le client. Nous nous dirigeons actuellement vers des
difficultés majeures à ce sujet. C'est la raison pour laquelle
nous vous ferons des propositions de rationalisation lorsque vous serez
amenés à examiner la loi sur la transposition de la directive
« établissement ». C'est la société
civile professionnelle (SCP) qui exerce la profession et non ses membres. Vous
savez par exemple qu'elle doit se constituer mais que cela n'est pas valable
lorsqu'ils s'agit d'un membre de la SCP. Pour l'association, c'est l'inverse.
Certains savent très bien utiliser ces règles complexes. Des
partnerships anglais exercent actuellement la profession. Il est très
difficile pour nous de nous y retrouver. Vous devrez être très
attentifs à ce problème lorsque nous vous soumettrons des
propositions de rationalisation.
Il me semble que c'est l'association qui doit être encouragée,
puisque cette méthode est celle qui fonctionne le mieux ailleurs.
L'avantage tient à l'absence de véritable patrimonialité.
En effet, l'une des difficultés dans l'évolution de la profession
tient au fait que certains très gros cabinets français ne
parviennent pas à perdurer, comme les partnerships anglaises. Certains
confrères n'arrivent pas à revendre leur clientèle.
Celle-ci est en effet valorisée à un prix qu'eux
considèrent normal et que leurs jeunes associés
considèrent comme excessif. Ils se maintiennent donc souvent
jusqu'à un âge avancé. Dès qu'un cabinet atteint une
taille internationale, on assiste souvent à des éclatements qui
ont pour cause l'impossibilité économique de passer la main.
Vous connaissez le système anglo-saxon : en l'absence de
patrimonialité, on assure une retraite à l'associé qui se
retire. Il s'agit de permettre aux structures de financer le départ en
retraite des associés les plus anciens, et de faire en sorte que les
nouveaux arrivés n'aient pas à entrer dans le capital pour se
développer. Les anciens partent plus facilement car ils savent que leur
retraite est assurée. Je pense que c'est un très bon
mécanisme d'intégration des jeunes, qui a donné un
caractère très performant aux
partnerships
anglo-saxonnes.
Il existe également, dans les pays anglo-saxons, un système
baptisé le
lockstep
, selon lequel l'avocat est payé
à l'ancienneté. On peut considérer un tel système
comme effrayant. En réalité, la rémunération de
l'avocat dépend aussi du chiffre d'affaires qu'il développe,
même si une grande partie de sa rémunération augmente avec
l'ancienneté. Mais à l'âge de cinquante ans, sa
rémunération est bloquée. L'avocat a alors atteint un
niveau de rémunération que bien des chefs d'entreprise
souhaiteraient avoir atteint également. Ce système signifie
surtout que, passé 50 ans, un avocat n'a plus intérêt
à travailler d'arrache-pied pour gagner plus, ce qui le conduit
naturellement à faire travailler les jeunes associés et à
passer la main, avec une retraite confortable financée par la structure.
Me Jean-René Farthouat
- Tout n'est cependant pas
parfait dans les systèmes anglo-saxons. Il existe aussi la clause de
garden leave
, qui consiste à conserver leur portefeuille aux
personnes qui souhaitent partir, sans les laisser faire autre chose. Ce n'est
pas nécessairement une bonne disposition.
M. Patrice Gélard
- Les collectivités
territoriales sont confrontées à des difficultés
croissantes pour trouver des juristes. Lorsqu'ils sont recrutés, ils
sont mal rémunérés et quittent très vite la
structure. Des collectivités de plus en plus nombreuses traitent
directement par contrat avec un cabinet d'avocat. Je ne suis pas certain qu'il
s'agisse d'une bonne solution pour l'avenir. Mais nos préoccupations
doivent absolument intégrer le problème des juristes des
collectivités territoriales. Les formules sont variables. Le conseil
général utilise les services d'un cabinet d'avocats, les grandes
municipalités ont leurs juristes, mais on ne les fait pas travailler.
Les juristes des collectivités souffrent également d'un manque de
liens avec la profession d'avocat. Ce problème devra être
résolu.
Par ailleurs, vous avez évoqué la formation commune. Celle-ci est
répandue dans un grand nombre de pays, notamment en Allemagne et au
Japon. Je trouve pour ma part que l'entrée à l'Ecole nationale de
la magistrature intervient beaucoup trop tôt dans la formation. Les
étudiants qui s'y présentent sont demeurés dans l'
alma
mater
juridique, sans ouverture sur l'extérieur. Je regrette
l'ancien système, dans lequel le recrutement intervenait après
trois ans d'exercice de la profession d'avocat. L'Ecole nationale de la
magistrature s'apparente parfois à une sorte de secte, ce qui me
gène beaucoup. En outre, elle méconnaît le monde
environnant.
En outre, les études de droit vont être modifiées, au cours
des deux années à venir, pour s'adapter au système des
3/5/8 ans. Les diplômes d'études approfondies (DEA) et les DESS
vont disparaître. La cinquième année deviendra le
mastère, qui devrait être assez largement spécialisé
et professionnalisé. Je pense donc que les avocats doivent intervenir en
partenariat direct avec l'université dans l'élaboration des
programmes des mastères, dont certains doivent comporter un stage d'au
moins six mois. N'oublions pas non plus que le système 3/5/8 doit
prévoir au moins un semestre à l'étranger, ce qui posera
des problèmes de logistique considérables. Sciences Po est
déjà engagé dans ce système et la plupart des
facultés de droit ont commencé leur réforme à ce
sujet. Je crains cependant qu'elles ne l'aient fait sans partenariat avec la
profession d'avocat. Or la réforme de l'accès à la
profession est liée aussi à la réforme des études
juridiques en cours. Il s'agit d'un élément très
important. Un nouveau système, identique au système allemand, se
met en place. Ce système donne satisfaction en Allemagne. Nous devrions
donc parvenir à un résultat comparable en matière de
formation. Cela risque de remettre en cause vos orientations pour
l'accès aux centres régionaux de formation professionnelle des
avocats.
M. le Président -
Je souhaite revenir sur le sujet des modes
alternatifs de règlement des conflits. Quelle est l'opinion de la
profession à ce sujet ? J'aimerais également revenir sur un
sujet que nous avons abordé lorsque nous évoquions l'organisation
des audiences. Quelle est la place d'avocat aujourd'hui au sein de
l'organisation judiciaire ? Quels sont les principaux obstacles à
l'exercice de votre profession ? Ces questions posent le problème de la
carte judiciaire et du besoin de justice de proximité. Si des tribunaux
d'instance sont créés en de trop nombreux endroits, les avocats
ne pourront pas faire face et courir d'une juridiction à l'autre.
Pourtant, il existe un besoin de proximité. Notre carte judiciaire
est-elle adaptée à l'époque ?
Me Paul-Albert Iweins -
Je suis extrêmement
réservé à l'égard de ce que j'entends souvent dire
à propos de la justice de proximité. Je considère en effet
que juger est un métier. Il existe, dans le processus
d'élaboration de la décision, une culture qui ne s'improvise pas.
Nous connaissons tous des exemples de personnes qui ont « joué
au juge » et qui ont fait n'importe quoi. Le respect du
contradictoire, le fait de demander les pièces ou encore la
déontologie sont des éléments qui ne viennent pas
nécessairement à l'esprit d'un gendarme en retraite ou d'un
notable, quelle que soit leur qualité. L'un de mes amis a
été confronté à un délégué du
procureur, auprès duquel il m'avait demandé de faire des
démarches. Ce délégué m'a entendu, m'a
déclaré qu'il m'avait bien compris et que la partie adverse
n'allait pas s'en tirer ainsi... c'est évidemment anormal ! La
situation risque d'être identique avec les juges de proximité. La
justice est une affaire suffisamment sérieuse pour qu'on ne la confie
pas à des amateurs. Le problème de la justice de proximité
ne doit pas être résolu en augmentant le nombre de tribunaux.
M. le Président
- Oui, je crois qu'il est
nécessaire de le préciser.
Me Jean-René Farthouat
- Il est nécessaire, au
contraire, de rationaliser l'organisation judiciaire. Les justiciables peuvent
avoir besoin du greffe. On peut donc maintenir à certains endroits des
greffes sans maintenir nécessairement un tribunal. Une
réflexion très large doit être menée sur la carte
judiciaire. Ce qui inquiète la profession, s'agissant de la justice de
proximité comme de la médiation ou de la conciliation, c'est que
ces procédures sont conçues totalement en dehors d'elle. La
profession est tout à fait favorable à la médiation et
à la conciliation lorsqu'elles peuvent s'organiser d'une manière
rationnelle. Toutes les maisons de justice et du droit se créent sans
nous.
M. Patrice Gélard
- Ce n'est pas le cas chez nous.
Me Jean-René Farthouat
- Je peux vous affirmer que la
plupart sont conçues sans nous, notamment à Paris. Un avocat s'y
raccroche parfois, mais sans avoir participé à leur
création. Mes confrères craignent que la déjudiciarisation
ne tende, en réalité, à supprimer leur rôle. Nous
serons favorables à des modes alternatifs de règlements des
conflits dans lesquels nous aurons toute notre place, à condition
cependant qu'ils présentent des garanties. Les personnes qui les
exerceront devront par exemple en avoir les compétences. Certains
délégués du procureur ou conciliateurs nous posent parfois
des problèmes, compte tenu de leur origine. Nous savons parfaitement que
nous pouvons refuser la médication ou la conciliation proposée
par un magistrat, mais il est difficile de dire non. En outre, on sait que ces
procédures ne donnent pas toujours de très bons résultats.
Me Michel Bénichou
- Ma position à propos des
modes alternatifs de règlement des conflits est différente de la
vôtre. Je pense pour ma part qu'ils peuvent constituer une
véritable solution. Néanmoins, ceux qui pensent que les modes
alternatifs de règlement des conflits auront pour rôle de
gérer les flux judiciaires, se trompent. Ces modes alternatifs existent
pour offrir, de façon complémentaire, une méthode
différence de traitement d'un conflit ou d'un litige. Il ne s'agit pas
de suppléer la juridiction.
Aussi bien en matière pénale qu'en matière civile, les
vraies difficultés se situent au niveau des garanties
procédurales. En matière pénale, on se trouve dans des
situations parfois étonnantes.
M. le Président
- S'agit-il notamment des
délégués du procureur ?
Me Michel Bénichou
- Il s'agit des
délégués des procureurs ou des médiateurs en
matière pénale. Un arrêté exclut d'ailleurs tous
ceux qui sont en exercice dans les juridictions. Je connais notamment l'exemple
d'un ancien gendarme nommé délégué du procureur. En
l'absence de maison de justice et du droit, il convoquait les parties à
la gendarmerie, ce qui créé un climat particulier ! Je peux
également vous citer l'exemple d'un cas où la victime ne s'est
pas présentée. Or l'auteur de l'infraction ayant reconnu les
faits, il fallait le condamner : on l'a donc condamné à
verser une somme à une association caritative. Ces situations ne peuvent
perdurer. Des garanties procédurales doivent exister.
J'émettrai une seconde réserve. Le rôle de médiateur
n'est pas une profession, mais une fonction. Certains veulent en faire une
profession et ajouter ainsi un intermédiaire supplémentaire,
alors que ceux-ci sont déjà très nombreux dans notre
système judiciaire. Le rôle de médiateur étant une
fonction, le médiateur doit exercer un autre métier.
Si l'on crée une profession de médiateur, les juges seront
contraints de faire vivre économiquement ce métier.
Me Jean-René Farthouat
- Michel Bénichou a
dû mal me comprendre, car je partage son avis à propos de tout ce
qu'il vient de dire. Nos analyses ne sont pas divergentes.
M. le Président
- Que pensez-vous de l'extension de la
possibilité de recours aux clauses compromissoires ?
Me Jean-René Farthouat
- Vous avez étendu
l'arbitrage en l'ouvrant à la matière civile, mais il reste
très onéreux.
M. le Président
- Oui, mais cela dépend de la
nature des affaires. L'arbitrage peut être moins onéreux si les
litiges ou la complexité juridique sont moins importantes.
Me Jean-René Farthouat
- A titre personnel, je ne suis
pas favorable à un développement trop important d'une justice
privée et à l'abandon par l'Etat d'une fonction régalienne
fondamentale. Je ne crois pas au développement de l'arbitrage en
matière de droit personnel privé.
Me Michel Bénichou
- A titre d'exemple, nous avons
créé en 1994 une chambre d'arbitrage en Rhône-Alpes, qui
rassemble des avocats, des professeurs de droit et des magistrats honoraires,
entre autres. Nous avons beaucoup communiqué à ce sujet, en
travaillant notamment avec la Chambre de Commerce et d'Industrie et les
Chambres des métiers. Cependant, cette chambre n'a eu que deux affaires
à traiter !
Me Paul-Albert Iweins
- Cependant, Paris reste une place
incontournable de l'arbitrage international et doit le rester. Plus
généralement, nous devons prendre garde à la
prolifération non maîtrisée des associations.
Nous avons tous à l'esprit la nécessité de mieux former
les professionnels et d'assurer aux clients la compétence et la
qualité. La profession d'avocat s'est engagée dans la formation
continue. Le principe d'une sanction de cette formation étant
accepté par tous, il reste à déterminer ce que sera cette
sanction. La société dans son ensemble s'oriente dans une
démarche de qualité et de professionnalisation.
Paradoxalement, on constate que l'on fait très souvent appel aux
associations en matière d'accès au droit et de
« para-justice ». Lorsque je me suis rendu, il y a quelques
semaines, au Conseil départemental de l'accès au droit (CDAD) de
Paris, je me suis senti en minorité et tout juste toléré.
Les avocats ne doivent certes pas batailler pour défendre un monopole du
droit. Cependant, il ne s'agit plus aujourd'hui pour eux de défendre un
monopole, mais de défendre leur place. Dans les maisons de justice et de
droit, nous sommes tolérés. Par exemple, dans celle de Paris, il
était question de créer une nouvelle permanence
rémunérée. Une association avait réalisé une
étude de fonctionnement. Or les permanences des associations seraient
rémunérées 300 francs et celles des avocats 350 francs.
Lorsque j'ai émis un signe de protestation, on a considéré
comme scandaleux que je mette en cause le différentiel. Certes, je
reconnais, comme Maître Bénichou, que les associations
réalisent un bon travail. Mais j'estime que nous devons veiller à
ce qu'elles n'occupent pas toute la place. Les membres des associations ne sont
pas des professionnels. Ce sont des personnes de la société
civile qui s'attachent, comme elles le disent elles-mêmes, à
retisser le lien social. Cette implication des citoyens dans la justice est
très positive. Mais ces citoyens ne doivent pas prendre la place des
professionnels, s'imposer et créer une économie
particulière du domaine associatif qui supplée la justice. De
tels mécanismes seraient hautement critiquables.
Me Michel Bénichou
- Cinquante centres de
médiation ont été créés. Il s'agit de
centres pluridisciplinaires, qui rassemblent notamment des avocats et des
notaires. Or les magistrats préfèrent désigner des
associations comme médiateurs, en raison de leur moindre coût. En
réalité, le coût est double. Il convient en effet de
prendre en compte le coût direct, mais aussi le coût indirect pour
la société (subventions, logos gratuits). La somme de ces deux
coûts atteint des montants bien supérieurs. Mais il est vrai que
les associations jouissent d'une image extrêmement favorable dans notre
pays.
M. le Président
- On rencontre toujours la même
difficulté à propos des personnes qui fournissent des conseils
juridiques. En l'absence de garanties, les résultats peuvent être
catastrophiques.
Me Paul-Albert Iweins
- Le barreau de Paris réalise
actuellement la formation du personnel d'accueil des restaurants du coeur. Ces
personnes sont formées au discours qu'elles doivent tenir aux exclus.
Les formateurs étaient sidérés des réactions des
membres de cette association. Ils conseillaient par exemple aux personnes
expulsées de leur logement de partir, ignorant ainsi la
possibilité des recours !
Je peux citer un autre exemple. Au sein de la Commission des
réfugiés, le Président Massot s'est plaint des renvois
demandés par les avocats. Nos confrères ont répondu qu'ils
rencontraient souvent des personnes qui s'étaient adressées
à des associations et avaient été très mal
conseillées. En effet, les dossiers de ces personnes sont
extrêmement mal réalisés et ne tiennent pas compte des
évolutions de la législation. Les avocats sont donc contraints de
demander des renvois, le travail préparatoire ayant été
mal fait.
Il est tout à fait positif d'impliquer les citoyens. Mais pour ma part,
je les impliquerais plutôt par l'échevinage. Je suis tout à
fait favorable à la présence de jurés de cour d'assises,
en correctionnelle, voire au tribunal de police. Cette participation
impliquerait les citoyens et leur permettrait de rendre compte du
fonctionnement de la justice. Mais il convient de rester très prudent
lorsque l'on donne des conseils !
Audition de Mmes Lucille GRASSET,
vice-présidente du
tribunal de grande instance d'Evry, juge aux affaires familiales,
et
Catherine BRETAGNE,
juge aux affaires familiales au tribunal de grande
instance d'Evry
(30 mai
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Je suis
particulièrement content de votre venue. Dans le cadre de notre mission
sur l'évolution des métiers de la justice, nous avions
reçu Madame Martine de Maximy, vice-présidente de l'Association
des magistrats de la jeunesse et de la famille, mais nous n'avions pas encore
entendu de représentants des juges aux affaires familiales. Compte tenu
de l'importance du contentieux familial et des difficultés que vous
rencontrez peut-être avec les autres juridictions
spécialisées, cela me semblait indispensable.
Je propose que vous nous présentiez, dans un premier temps, vos
fonctions et les problèmes spécifiques que vous rencontrez. Vous
pourriez ensuite aborder la question de vos relations avec les juges des
enfants ainsi qu'avec les greffes et les auxiliaires de justice.
Mme Lucille Grasset
- Je suis juge aux affaires familiales
à Evry. Nous sommes six magistrats avec un mi-temps. Comme vous
l'avez souligné, le contentieux familial est très important.
L'activité des affaires familiales représente pour nous la
moitié du contentieux civil. C'est donc une juridiction très
importante. Concrètement, cela représente pour chacun d'entre
nous près de cent décisions rendues par mois, tant des jugements
de divorce que des ordonnances.
Il me semble utile de rappeler les différentes compétences d'un
juge aux affaires familiales.
Le juge aux affaires familiales est compétent en matière de
divorce. Nous pouvons distinguer deux procédures : le divorce pour
faute et le divorce par consentement mutuel. Des réformes sont en cours
pour supprimer la notion de faute. Ceci n'est pas, à mon avis, une bonne
idée. J'ai pu constater que les gens ont souvent besoin d'une bataille
juridique.
M. le Président
- Des débats importants ont eu
lieu à ce sujet. Le texte a été présenté
à l'Assemblée nationale ainsi qu'au Sénat. La position du
Sénat diffère sensiblement de celle de l'Assemblée.
Mme Lucille Grasset
- Ma position reflète
peut-être une conception classique du divorce, mais je pense que
certaines personnes ont besoin d'une bataille juridique. Cette bataille, en se
terminant plus ou moins bien, marque indéniablement une étape.
Le divorce par consentement mutuel est une procédure plus rapide.
La possibilité qu'il n'y ait qu'un seul avocat me paraît
dangereuse. Si les personnes concernées n'ont pas de patrimoine, cette
situation ne pose pas de problème particulier. En revanche, si le
patrimoine du couple est important ou si les intérêts des deux
parties divergent sur la garde des enfants, l'expérience montre que
l'époux ou l'épouse sans avocat se retrouve en position de
faiblesse.
Le juge aux affaires familiales est également compétent pour
toutes les mesures d'après divorce. Ces mesures concernent les
modifications de la situation des enfants, par exemple le lieu de
résidence ou la modification de pension.
Le contentieux lié aux enfants naturels fait aussi partie des
compétences du juge aux affaires familiales. Il concerne la situation
des enfants en cas de séparation des parents vivant en concubinage. Ces
conflits sont souvent plus difficiles qu'avec les parents divorcés. Il
n'y a pas l'étape de la bataille juridique que représente le
divorce. Pour autant, la séparation n'en est pas moins compliquée
humainement.
Le juge aux affaires familiales est également compétent pour les
conflits d'autorité parentale. Ce contentieux est relativement marginal.
Le problème de l'hébergement et du droit de visite des
grands-parents ou d'autres personnes constitue, en revanche, un contentieux en
augmentation. De plus en plus de grands-parents témoignent de leur
difficulté à voir leurs petits-enfants. Pour y remédier,
ils ont recours à une procédure judiciaire.
Les compétences du juge aux affaires familiales comprennent aussi :
- les recours de la direction de l'intervention sociale pour les
obligations alimentaires des enfants ou petits-enfants ;
- les personnes âgées placées dans des
établissements ;
- les pensions alimentaires des ascendants-descendants,
c'est-à-dire des enfants vis-à-vis de leurs parents et
inversement.
Enfin et depuis peu, le contentieux de la révision de la prestation
compensatoire fait aussi partie de nos compétences. Contre toute
attente, nous n'avons eu que trois demandes de ce type depuis la promulgation
de la loi. C'est un contentieux très marginal.
Je vais maintenant aborder les diverses difficultés engendrées
par l'application des nouvelles lois.
La loi sur la prestation compensatoire contient de bonnes idées mais se
révèle difficile d'application. Le voeu du législateur
était de faire de la prestation compensatoire un capital et de rendre la
rente marginale. Cette solution est idéale pour les personnes
aisées. Néanmoins, dans plus de trois quarts des cas
rencontrés, les personnes concernées n'ont pas de patrimoine
important. Une des deux personnes gagne plus que l'autre. La rente
étalée sur quelques années répondait
idéalement au problème. Avec la nouvelle loi, nous nous
inscrivons sur huit ans, et la rente viagère n'est plus possible, sauf
cas exceptionnels. Dans la pratique, cela nous pose beaucoup de
difficultés. Il faut en outre prendre en compte le problème
fiscal.
Fiscalement, les incidences sont différentes selon que le capital est
versé en une fois ou en plusieurs fois. Ce détail est souvent
négligé ou mal compris par les avocats. Notre rôle n'est
pas de conseiller. Face à l'incompréhension des gens, nous devons
néanmoins rappeler les diverses possibilités qu'offre la loi.
Les nouvelles dispositions relatives à l'attestation sur l'honneur
prévues par la nouvelle loi nous posent aussi quelques
difficultés. Aucune sanction réelle n'est prévue. Aussi
les personnes continuent-elles de dire ce qu'elles veulent. Dans le cas d'un
divorce pour faute, les gens avouent qu'ils vivent avec quelqu'un d'autre,
sachant qu'ils n'encourent aucune sanction. Cet aspect n'est pas
envisagé par la loi. Or, le débat dans un divorce pour faute
porte précisément sur le point de savoir qui est en faute. Aussi
doit-on en revenir aux méthodes antérieures à la loi. Nous
nous basons sur des pièces objectives telles que la déclaration
d'impôt sur le revenu. Nous tenons compte de la déclaration sur
l'honneur si nous l'avons dans le dossier. Nous pouvons nous en passer si nous
avons tous les autres éléments.
La nouvelle loi comprend aussi des éléments positifs sur
l'abandon de la propriété d'un bien, la prestation compensatoire,
l'usufruit, etc. Dans la pratique, ces procédures imposent la
liquidation de la communauté. Prenons l'exemple d'un transfert de
propriété d'un bien par jugement. Certains documents comme l'acte
de propriété ou l'état hypothécaire sont
indispensables. Cela est extrêmement difficile à faire. Pour ma
part, je ne l'ai fait qu'une fois pour un emplacement de parking car j'avais
toutes les pièces dans le dossier. Pour un bien immobilier important en
copropriété, les pièces nécessaires au dossier sont
plus nombreuses.
M. le Président
- Ces différentes
démarches et pièces à fournir peuvent être
assimilées au travail du notaire.
Mme Lucille Grasset
- Exactement. Les avocats, eux, n'y sont
pas habitués. Sans ces pièces, un jugement ne peut être
publié.
La loi récente sur l'autorité parentale incitant à
recourir à la médiation pose aussi des problèmes. Bien que
souhaitable, la pratique de la médiation suscite de la méfiance.
Les mentalités doivent encore évoluer. Les personnes
concernées y vont à reculons. Nous ne pouvons, en outre, ignorer
l'aspect financier de la médiation. Le coût est en effet
important. Des associations doivent être présentes dans chaque
tribunal. La médiation peut aussi entraîner quelques complications
en termes de gestion. Nous devons ainsi prévoir de revoir les personnes
plusieurs fois après la médiation, si cela s'avère
nécessaire, gérer les dossiers et envisager éventuellement
d'autres mesures, par exemple une enquête sociale, en cas d'échec.
Comme vous l'avez indiqué, les relations avec les autres acteurs
judiciaires soulèvent des difficultés.
Nous sommes en interférence pour certaines affaires avec les juges des
enfants ou le parquet des mineurs. Nous ne sommes pas censés avoir
connaissance des dossiers du juge des enfants. De telles passerelles entre
juges n'existent pas à l'heure actuelle d'un point de vue juridique.
Dans la pratique, il nous arrive de rencontrer nos collègues et de
discuter avec eux d'un dossier. Nous nous efforçons de ne pas ordonner
de mesure d'enquête s'il y a déjà un suivi ou un rapport
rédigé par le juge des enfants. Cette collaboration ne se fait
que de manière empirique, et seulement avec l'accord des avocats. Ces
derniers sont en général favorables à une telle
collaboration car cela peut les aider à trouver une solution pour les
dossiers difficiles.
A Evry, nous essayons de travailler en relation avec le parquet des mineurs
pour tout ce qui concerne la non-représentation d'enfant ainsi que le
non-paiement des pensions alimentaires. Le juge aux affaires familiales rend
une décision, mais il n'est pas chargé de son exécution.
Subsistent tous les problèmes d'exécution
a posteriori
,
avec les personnes qui portent plainte pour non représentation des
enfants ou non-paiement de la pension. A Evry, le parquet a
décidé d'essayer de voir les personnes et de les inciter à
recourir à la médiation. Dans le cas de non-paiement de pension,
nous nous efforçons, dans la mesure du possible, de leur expliquer
qu'ils doivent payer pour éviter que le dossier n'arrive en
correctionnelle, issue qui n'est évidemment pas souhaitable. Cette
collaboration, en aucun cas obligatoire, fonctionne s'il existe de bonnes
relations entre collègues.
Je souhaite souligner un autre aspect, plus pointu, sur la procédure. En
matière de mesures d'après divorce, les personnes n'ont pas
besoin d'avocat. La procédure se fait par requête
déposée auprès du tribunal. Nous rendons ensuite une
ordonnance. En revanche, la procédure du droit de visite et
d'hébergement des grands-parents se fait par assignation devant le juge
aux affaires familiales. Les parties doivent être impérativement
assistés d'un avocat dans leur démarche. Nous rendons dans ce
type d'affaire un jugement. Les délais d'appel suite à une
ordonnance ou un jugement ne sont pas les mêmes. Il me paraît
curieux que, dans un cas, nous devions rendre une ordonnance et, dans l'autre,
un jugement. Pour ce contentieux, la loi a transféré les
compétences du tribunal d'instance au tribunal de grande instance. Par
contre, aucune mesure n'a été prise pour unifier la
procédure.
En guise de conclusion, je souhaiterais rappeler que le contentieux des
affaires familiales est un contentieux de masse. Notre principale
préoccupation, conséquence de cette activité
élevée, tient au temps consacré à chaque dossier.
Dans l'ensemble, à Evry, les choses fonctionnent bien car nous sommes
suffisamment nombreux.
Mme Catherine Bretagne
- Je souhaiterais compléter les
propos de Madame Lucille Grasset. A Evry, contrairement à Paris, la
liquidation des communautés n'est pas ordonnée par le juge aux
affaires familiales mais par d'autres juges civils. Ce sont deux étapes
totalement séparées. Ceci peut expliquer notre manque d'habitude
pour traiter les affaires comprenant des actes notariés.
Concernant les relations avec les autres juges, je voudrais vous faire part
d'une affaire que je traite actuellement. Pour un dossier de divorce, je suis
en relation avec le juge de l'application des peines. L'épouse refuse
à son mari l'exercice de son droit de visite et d'hébergement.
L'affaire s'est envenimée au point qu'à la dernière
condamnation, l'épouse a été condamnée à de
la prison ferme. Je m'occupe, à mon niveau, du divorce. Face à
moi, l'avocat estime que la situation est insupportable et qu'il faut mettre
l'enfant en résidence chez l'époux. La condamnation de
l'épouse date d'octobre 2001, or elle n'est toujours pas en prison. Mon
rôle est d'aller voir le juge de l'application des peines et de discuter
du dossier pour comprendre la situation. Cela ne peut se faire que de
manière informelle.
De même, nous essayons de rencontrer les juges des enfants pour beaucoup
de dossiers que nous traitons. Ils voient les enfants. Ce n'est pas notre cas
bien que nous ayons la possibilité de les entendre. Notre politique
à Evry est de limiter cette pratique. Moins nous les voyons, mieux
c'est. Nous ne refusons pas d'écouter leur avis. Si l'enfant insiste
pour être entendu par le juge, il est souvent assisté d'un avocat.
Notre objectif est de ne pas ajouter un traumatisme supplémentaire.
M. le Président
- Le législateur a toujours
été prudent dans ce domaine. Nous ne pouvons pas exclure la
possibilité que l'enfant soit entendu. Cependant, ce n'est pas
souhaitable.
Mme Catherine Bretagne
- Tout à fait. Les juges aux
affaires familiales, préfèrent procéder par enquête.
L'enfant est alors écouté dans son cadre de vie.
M. le Président
- Concernant les enquêteurs, vos
effectifs sont-ils suffisants ? Sont-ils suffisamment bien
formés ?
Mme Lucille Grasset
- J'estime que les effectifs ne sont pas
suffisants. Le coût induit par les enquêteurs est, il est
vrai, élevé. Nous retrouvons ici tout le problème des gens
qui n'ont pas les moyens de payer l'enquête et qui n'ont pas non plus
droit à l'aide judiciaire. Cela concerne toute une frange de personnes
à petits revenus.
M. le Président
- Il est prévu que le seuil de
l'aide juridique soit relevé. Nous ne savons pas encore, à
l'heure actuelle, ce qu'il en est. Le texte est déposé sur le
bureau du Sénat. Si le seuil est effectivement relevé, restera
à régler la question du financement. Il serait en effet
extrêmement problématique que l'enveloppe budgétaire ne
soit pas elle aussi revue en conséquence.
Mme Lucille Grasset
- Nous rencontrons beaucoup de
difficultés avec les personnes n'ayant pas accès à l'aide
judiciaire.
Je suis juge aux affaires familiales depuis quatre ans, et le nombre de
situations difficiles auxquelles nous sommes confrontés ne cesse de
croître. J'ai l'impression que beaucoup de gens,
déstructurés, ne sont plus responsables de leurs enfants.
Peut-être est-ce lié au phénomène de la
banlieue ? Cela induit toutes sortes de problèmes. Je me pose la
question de savoir si ces mêmes problèmes étaient aussi
répandus par le passé. J'ai été juge aux affaires
familiales en province. Je ne rencontrais pas alors ce type de situation. Dans
certains cas, les gens sont totalement dépassés, impuissants face
à leurs enfants. Nous rencontrons aussi certaines difficultés
avec les familles étrangères.
M. le Président
- Vous avez un certain nombre de
familles étrangères dans votre juridiction. Les problèmes
rencontrés sont-ils d'ordre linguistique ou culturel ?
Mme Lucille Grasset
- Le problème est essentiellement
d'ordre culturel. Lorsque nous discutons avec ces gens, nous avons parfois
l'impression qu'ils sont « sur une autre planète ».
Nous raisonnons avec nos règles et nos acquis. Eux raisonnent avec les
leurs. Le dialogue est difficile.
M. le Président
- Pensez-vous ici aux familles
maghrébines ou africaines ?
Mme Lucille Grasset
- Les deux. Nous avons de plus en plus de
dossiers de familles africaines. Le dialogue est très difficile. Pour
comprendre la situation, j'essaye de poser les questions différemment.
Dernièrement, une épouse m'affirmait qu'elle était battue.
Lorsque j'ai demandé au mari pourquoi sa femme s'en allait et s'il la
battait, il m'a répondu par l'affirmative. Cela semblait presque
naturel. Nous sommes confrontés à des comportements totalement
différents. Lorsque j'explique que ce genre de comportement n'est pas
acceptable chez nous, cela surprend parfois. Il existe un réel
décalage.
Les enfants sont quelque peu perdus, entre deux mondes. D'un côté
ils sont imprégnés de culture française, où la
notion de famille est différente. De l'autre, ils vivent quasiment
en « tribu » avec les frères, les soeurs et les
cousins. L'enquête sociale classique est rendue plus difficile. Il existe
une association à Evry axée sur l'Afrique et de ces
problèmes spécifiques. Le travail d'investigation est plus
important, la méthode est différente. Cela entraîne un
surcoût. La facture s'élève rapidement à 10.000
francs. Face à des gens démunis, il est délicat d'ordonner
une telle mesure s'ils ne bénéficient pas de l'aide judiciaire.
L'assistance éducative est difficile aussi. Avec les familles
étrangères, le travail des juges aux affaires familiales est
parfois très complexe. Nous sommes véritablement
confrontés à un autre monde.
M. le Président
- Il est aisé, au sein d'un
même tribunal, de discuter d'un même dossier entre magistrats.
Qu'en est-il lorsque le juge des enfants dépend d'une autre
juridiction ? Cela doit compliquer inévitablement votre travail.
Mme Catherine Bretagne
- J'ai eu à traiter une telle
affaire récemment. Le père habitait à Strasbourg et
la mère dans l'Essonne. Lors de l'exercice de son droit de visite et
d'hébergement, le père s'est rendu compte que sa petite fille
était victime d'attouchements sexuels. Aussi est-il allé
directement chez le juge des enfants de Strasbourg. Ce dernier a ordonné
le placement de l'enfant auprès du père. J'étais en charge
du contentieux de la mère qui souhaitait récupérer la
garde de son enfant. Nous avons communiqué par fax. Il est vrai que
c'est plus compliqué. La procédure est plus longue.
M. le Président
- Une telle situation peut-elle
être évitée ? Le problème des
compétences se posera toujours.
Mme Lucille Grasset
- Cela reste relativement marginal. Le
juge aux affaires familiales compétent est celui du lieu de
résidence de l'enfant.
M. le Président
- Dans les grandes juridictions, comme
à Evry, chaque juge a des compétences bien définies. Qu'en
est-il du travail des juges aux affaires dans les petites juridictions ?
Mme Lucille Grasset
- Les affaires familiales
représentent près de la moitié du contentieux civil. A
l'exception des très petites juridictions, chaque tribunal a un juge aux
affaires familiales à plein temps. Le juge pourra éventuellement
s'occuper de correctionnel. Les affaires familiales pourront représenter
80 % de son service. Dans les juridictions de Compiègne ou de
Saint-Quentin, où j'ai pu me rendre, un juge s'occupe principalement des
affaires familiales.
Je souhaite reprendre un point évoqué par ma collègue. Il
serait bien de faire en sorte que le divorce et la liquidation aient lieu en
même temps. Sinon, la distinction entre les deux procédures
complique singulièrement notre travail pour établir les
prestations compensatoires. Dans les régimes communautaires se posent
aussi les problèmes de récompenses, d'emprunts à
rembourser ou d'éventuelles indemnités pour l'occupation ou non
du domicile conjugal. Il faudrait tendre vers une liquidation en même
temps que le divorce.
M. le Président
- C'est le point de vue que j'ai
défendu. Cela permettrait de ne plus avoir à revenir sur le
contentieux.
Mme Lucille Grasset
- J'ai pu constater, lors de nombreuses
audiences de conciliation, l'incompréhension des gens ou des avocats
lorsque la question de la liquidation future est évoquée.
J'essaie alors de leur expliquer les différentes conséquences
induites par cette liquidation : la jouissance gratuite du domicile
conjugal ; la jouissance gratuite au titre du devoir de secours ; la
possibilité d'une indemnité d'occupation à payer si cette
jouissance n'est pas exercée ; les comptes à faire pour les
remboursements d'emprunts.
Les avocats omettent souvent le travail préparatoire, pourtant
indispensable. Il est trop tard, le jour de l'ordonnance de conciliation,
pour discuter de ces questions, même s'il est toujours possible de
revenir en arrière. Une erreur de notre part, faute d'avoir eu tous les
éléments dans le dossier, peut être mal vécue. Nous
avons été sensibilisés à ce problème. Aussi,
avant de fixer une prestation compensatoire, nous essayons de procéder
à des simulations. Quand nous n'avons pas tous les
éléments, nous ne pouvons avancer qu'à tâtons.
M. le Président
- Le rôle des avocats est donc,
pour ce problème précis, très important.
Mme Lucille Grasset
- Exactement. Tous ne sont pas aussi
consciencieux dans la préparation de leurs dossiers.
Mme Catherine Bretagne
- La loi du 30 juin 2000 sur
l'attestation sur l'honneur, relativement simple, n'est pas encore
entrée dans les esprits des avocats. Nous rencontrons beaucoup de
difficultés pour avoir cette pièce.
M. le Président
- Cela prend du temps. Pour en revenir
au travail du juge, de manière générale, la
spécialisation s'acquiert lorsque l'on est nommé. Estimez-vous
que la formation initiale des magistrats est suffisante pour exercer ces
fonctions ? Est-ce qu'une formation d'adaptation à la fonction est
prévue dans le cadre des nominations ?
Mme Lucille Grasset
- Il n'y a pas de telle formation. Pour ma
part, j'estime que la spécialisation peut être
bénéfique dans un grand tribunal. Dans un petit tribunal, nous
sommes obligés d'acquérir les compétences dans
différents domaines du fait de la masse des dossiers. Néanmoins,
je ne suis pas sûre qu'il faille former des juges
spécialisés. Une part importante du travail du juge aux affaires
familiales consiste à s'entretenir avec les gens. Plutôt que d'une
spécialisation, il s'agit plutôt, à mon avis, d'une
capacité d'écoute. Il faut bien sûr de solides bases
juridiques pour traiter la masse des dossiers de ce contentieux. Sans cela, le
juge risque de se heurter sur chaque dossier à un problème
juridique particulier et de perdre du temps à vérifier
constamment tel ou tel point de droit.
M. le Président
- C'est donc, au-delà des
compétences juridiques indispensables, une capacité
d'écoute qu'il est nécessaire d'avoir.
Mme Lucille Grasset
- Exactement. Il est important aussi de
savoir poser les bonnes questions pour bien cadrer le débat. Même
si les avocats se plaignent que les audiences sont parfois trop longues, il est
important de permettre aux gens de s'exprimer pour qu'ils ressortent en ayant
le sentiment d'avoir été écoutés. Il faut trouver
un juste équilibre. L'avocat développera l'aspect juridique,
tandis que les personnes concernées aborderont l'aspect concret. Il est
important qu'elles puissent s'exprimer.
Mme Catherine Bretagne
- Quant à moi, j'ai eu
l'avantage, en tant que détachée judiciaire, de
bénéficier d'une formation au tribunal de grande instance de
Paris. Je savais que j'allais être affectée à un poste de
juge aux affaires familiales. Pendant six mois, j'ai pu passer dans tous les
cabinets. Cette période a été particulièrement
enrichissante car j'ai pu voir comment, humainement, chaque juge traitait les
dossiers. Tous les juges n'ont pas eu cette même opportunité.
M. le Président
- Il est vrai que les approches sont
différentes selon la personnalité de chaque juge.
Pourriez-vous revenir à la question de la médiation ?
Mme Lucille Grasset
- Deux associations se chargent de la
médiation à Evry. Nous incitons les gens à faire appel
à un médiateur. Dans la moitié des cas, ils ne le
souhaitent pas. Ils ont l'impression d'abandonner quelque chose et craignent
qu'on ne les force à négocier par la médiation. Une
enquête sociale est perçue différemment. Elle fait l'objet
d'un rapport. Les personnes concernées considèrent que cette
procédure est plus objective.
Mme Catherine Bretagne
- L'enquêteur rencontre les gens
chez eux, mais séparément. Le médiateur, en revanche, les
confronte. En période de crise, il peut être difficile pour ces
personnes de se retrouver dans la même pièce.
M. le Président
- Cela rejoint ce que vous disiez au
sujet du divorce pour faute. Certains espèrent apaiser les conflits. Qui
ne souhaite pas apaiser les conflits ? D'après votre
expérience, cela est-il possible ? Un conflit n'est-il pas dans une
certaine mesure souhaitable ?
Mme Lucille Grasset
- Le conflit doit éclater à
un moment ou à un autre. L'audience permet à chacun d'exprimer sa
vérité. Une bonne dispute permet parfois de résoudre les
problèmes. Chercher à tout prix le consensus ou à apaiser
le conflit ne fait parfois que retarder son éclatement. Certaines
personnes divorcent par consentement mutuel. Le conflit n'explose
réellement que plus tard, parce qu'il n'y a pas eu ce moment
d'explication.
Mme Catherine Bretagne
- La médiation n'en demeure pas
moins très utile et efficace. J'ai suivi une médiation au cours
de laquelle le médiateur a réussi à faire s'exprimer des
personnes en situation de blocage total. Conscientes de ce blocage, elles
souhaitaient qu'on les aide à réengager le dialogue. Le travail
du médiateur a permis qu'elles s'écoutent, et reprennent
progressivement une ébauche de dialogue dans l'intérêt de
l'enfant.
M. le Président
- Le statut des médiateurs
suscite toujours un vif débat : professionnels, non professionnels,
associations, coût élevé, capacité de la justice
à encadrer ces associations et à empêcher toutes
dérives.
Mme Lucille Grasset
- Les enquêteurs et
enquêtrices arrivent parfois à faire un réel travail de
médiation dans le cadre de leurs fonctions. Cela est souhaitable,
formidable même, mais tous n'en sont pas capables. Ils ne prennent pas
nécessairement le temps. Tous n'ont pas les mêmes qualités
d'écoute et de dialogue.
Notez que la pratique de la médiation est récente en France,
d'où le débat que vous venez d'évoquer. Le Canada a des
années d'expérience dans ce domaine. Les mentalités
doivent évoluer pour que la médiation soit mieux acceptée
et par conséquent plus utilisées.
Mme Catherine Bretagne
- Dans l'ensemble, les personnes
concernées sont demandeurs.
Mme Lucille Grasset
- C'est une question de
personnalité plutôt que de milieu social. Certaines personnes
souhaitent faire avancer les choses, tandis que d'autres campent sur leurs
positions.
Mme Catherine Bretagne
- La principale motivation des couples
ayant accepté une médiation est l'enfant.
Mme Lucille Grasset
- Je souhaiterais évoquer un
dernier cas problématique avant de terminer cette audition : les
femmes de 45-50 ans qui n'ont jamais travaillé. Ce n'est pas un cas
aussi isolé qu'il y paraît. Lorsqu'une femme a eu trois ou quatre
enfants, elle peut difficilement travailler, ou alors à temps partiel.
Ses droits à la retraite seront limités d'autant.
M. le Président
- Pas exactement. Les femmes ont droit
à deux ans de retraite par enfant. Cela n'est pas négligeable
car, si quelqu'un arrête toute activité professionnelle pendant
deux ans, la retraite continue. C'est un équilibre ancien, mais
justifié. Le cas que vous évoquez concerne souvent les femmes de
médecins ou d'artisans qui, sans être salariées,
assistaient leur mari dans leurs activités. Elles se retrouvent
démunies quand, à 45 ou 50 ans, le mari décide de divorcer
pour refaire sa vie.
Mme Lucille Grasset
- Dans le cas de ces femmes, la condition
d'âge prévue par la loi est difficilement applicable. Aussi nous
essayons d'obtenir une rente viagère. Il est difficile à
l'heure actuelle, pour une personne de 45 ou 50 ans qui n'a pas
travaillé pendant vingt ans, de trouver un emploi.
M. le Président
- Je vous remercie, Mesdames, pour vos
interventions.
Audition de Mme Catherine TROCHAIN,
première
présidente de la cour d'appel de Caen,
présidente de la
Commission de l'informatique, des réseaux
et de la communication
électronique (Comirce),
et de
M. Jean-Pierre POUSSIN,
délégué de la
Comirce
(30 mai 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
La mission a souhaité aborder
au cours de cette audition l'impact de l'informatique sur l'évolution
des métiers de la justice. Nous souhaiterions avoir un aperçu
global de la situation telle qu'elle existe. Les nouvelles technologies
pèsent-elles sur les décisions des magistrats, tant dans les
domaines civil que pénal ? Faut-il opter pour une informatique
globale ou bien décentralisée ? Comment l'informatique
peut-elle faire évoluer les métiers de la justice ? Les
nouvelles technologies de l'information et de la communication peuvent-elles
faire évoluer les règles et les procédures pour tendre
vers une plus grande efficacité de la justice ? Cet ensemble de
questions cruciales manifeste notre grand intérêt pour le sujet.
La parole est à Mme Trochain.
Mme Catherine Trochain -
Je vous remercie monsieur le
Sénateur de me donner la possibilité de m'exprimer sur ce sujet.
Je m'exprimerai en qualité de première présidente mais
également en tant que présidente de la Comirce du
ministère de la justice, il me paraît utile effectivement de vous
faire connaître ce qui se fait à l'heure actuelle au
ministère et quelles sont les perspectives d'évolution
envisageables.
L'introduction des nouvelles technologies aura des conséquences
importantes sur le fonctionnement de l'institution : en interne, dans
notre administration, en externe, vis-à-vis des usagers, de nos
différents partenaires, des autres administrations, de la police, de la
gendarmerie et des auxiliaires de justice.
Nous constatons à l'heure actuelle la nécessité pour les
administrations de communiquer entre elles et de participer activement à
une mission collective, quelle qu'elle soit.
En guise d'introduction, je voudrais vous présenter notre commission.
Notre instance, la Comirce, est placée directement auprès du
garde des Sceaux. Elle est présidée par un magistrat hors
hiérarchie. J'ai été nommée par
Madame Elizabeth Guigou et maintenue à ce poste lorsqu'elle a
été remplacée par Madame Marylise Lebranchu.
La commission de l'informatique, des réseaux et de la communication
électronique a deux missions essentielles :
- La coordination de l'informatique du ministère de la justice
Nous couvrons l'ensemble des activités informatiques du
ministère. Celles-ci comprennent la direction des services judiciaires,
mais aussi l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de
la jeunesse, les écoles excepté l'Ecole nationale de la
magistrature. Nous sommes chargés de l'élaboration du
schéma directeur informatique du ministère. A l'heure actuelle
nous sommes en cours d'exécution du schéma directeur
élaboré pour la période 1998-2002. En parallèle
nous travaillons sur le nouveau schéma directeur qui prendra
bientôt effet pour la période 2003-2007. C'est dire si nous nous
sommes projetés dans l'avenir en termes d'informatique.
- La veille technologique
Cette fonction est dévolue à Monsieur Jean-Pierre Poussin. Au
titre de la veille technologique, nous avons élaboré un projet de
tribunal du futur, reprenant les différentes questions que vous avez
posées en termes de prospectives et d'implications sur les textes.
Monsieur Jean-Pierre Poussin développera plus en détail cette
partie.
Je vais maintenant tenter de répondre à vos interrogations, de
donner quelques pistes ou apporter des réflexions sans
véritablement hiérarchiser ni ordonner mes propos.
Les avantages pratiques à tirer des nouvelles technologies sont
extraordinaires, pour autant que les mentalités changent et qu'on
veuille nous en donner les moyens.
L'informatique participe à la rénovation du système
judiciaire.
Pour ma part, j'estime que les nouvelles technologies permettront de
réformer l'Etat, ainsi que notre ministère.
L'introduction des nouvelles technologies est récente. La
décision date de 1997 avec le programme d'action gouvernemental pour
préparer l'entrée de la France dans la société de
l'information, programme d'action que le ministère de la justice a
décliné pour ses propres missions. Depuis 1998 le
ministère de la justice a effectué un grand bond en avant.
- En interne, l'introduction des nouvelles technologies a eu un impact
considérable sur notre administration. Le ministère a
créé un intranet justice. L'objectif est de raccorder chacun des
agents du ministère à cet outil. A la fin de l'année 1998,
il n'y avait pratiquement rien de fait ; en 1999 seules 190 entités
sur 1.961 étaient raccordées et seulement environ 4.500 agents
sur les 60.000 que compte le ministère. Aujourd'hui, 1.746
entités ont été raccordées et environ 23.000 boites
de messagerie ouvertes L'avancée réalisée est
considérable.
- En externe, le ministère a aussi développé la
communication par la création du site internet justice. Peut-être
l'avez-vous déjà consulté ? Pour ce projet, nous nous
sommes résolument tournés vers l'information du citoyen sur les
activités du ministère de la justice. C'est aussi un formidable
outil de communication pour nos agents, outil qui participe à une plus
grande transparence de la justice.
Depuis 1998, les directions du ministère ont aussi
développé leurs propres sites et des sites documentaires.
De même, les services déconcentrés ont conçu
également des sites internet. Un internet permet aux usagers, au plan
local de savoir ce qui se passe et se fait dans leur Cour en matière
judiciaire. Je vous ai apporté des documents sur le site internet
justice en construction à la cour d'appel de Caen. Il comprendra des
rubriques telle que « la justice dans votre
région ». A l'heure actuelle, quelques cours, telles que
Paris, Pau, Rennes ou Bourges, où j'avais lancé ce projet lorsque
j'en étais première présidente, ont
développé un outil similaire. Nous aurons, à Caen, le
premier site qui sera accessible aux mal voyants. Ces différents sites
internet représentent une avancée significative en direction du
public. Nous n'avons pas les chiffres de la fréquentation des sites
déconcentrés. Le site du ministère de la justice, en
revanche, était, l'année dernière, un des sites les plus
visités par les Français et par les étrangers. Nous
étions en pointe. Une telle situation ne se serait jamais vue trois ou
quatre ans auparavant.
Je vous ai décrit plus spécialement l'action menée par la
direction des services judiciaires. L'ensemble des directions a mené une
action similaire : la direction de l'administration
pénitentiaire et les services déconcentrés ; la
direction de la protection judiciaire et de la jeunesse ; la direction des
affaires civiles et du sceau ; la direction des affaires criminelles et
des grâces.
Cette dernière a développé des sites pour mettre
notamment à disposition des magistrats et des agents une base
documentaire des circulaires ou de textes. La direction des affaires
criminelles a conduit une action similaire avec une base documentaire de droit
européen et d'affaires criminelles qui permet aux magistrats de trouver
l'information à la source.
Ces sites, accessibles à n'importe quel moment de la journée,
améliorent la diffusion de l'information et la
récupération de données. Sont ainsi
considérablement réduits les problèmes d'espace et de
temps par rapport au lieu et au temps de travail.
Au quotidien, quels changements avons-nous pu constater dans notre
fonctionnement ?
Que pouvons-nous encore améliorer ?
Je pars du principe que nous avons une informatique égale pour tous, ce
qui n'est pas le cas dans la réalité. Le dernier rapport
présenté par la précédente garde des Sceaux, Madame
Marylise Lebranchu il y a quelque temps démontrait que la ressource
informatique est diversement distribuée et utilisée sur le
territoire français. Les disparités entre régions sont
flagrantes. Le but pour le prochain schéma directeur est d'avoir un
équipement performant, couvrant l'ensemble des régions,
permettant aussi de raccorder les 60 000 agents du ministère à
notre intranet.
Les obstacles au développement des nouvelles technologies demeurent
nombreux. Le problème des locaux, souvent vétustes, est un des
principaux d'entre eux. La diversification des intervenants en ce qui concerne
la protection judiciaire de la jeunesse complique aussi leur
développement au sein de cette direction.
Si je pars néanmoins du principe que notre objectif de rendre
accessibles les nouvelles technologies à tous nos agents sera atteint
prochainement il est certain que les nouvelles technologies changeront notre
gestion.
Notre informatique future devrait s'inscrire délibérément
dans une vision gestionnaire en se calquant sur la loi organique et la
déconcentration.
Nous devons rendre des comptes aux parlementaires qui souhaitent savoir comment
les budgets ont été utilisés par les ministères.
Les missions de la justice pourront se décliner en grosses
entités, plus encore qu'à l'heure actuelle compte tenu des
souhaits du gouvernement. Cette évolution me semble irréversible.
Nous ne pouvons plus, à l'heure actuelle, vivre cloisonnés.
Sur un plan fonctionnel , concrètement, cela signifie que nous
devrons travailler ensemble, toutes les directions du ministère entre
elles et avec nos partenaires habituels.
Les structures administratives devront être décloisonnées
et s'appuyer sur une informatique communicante. C'est la démarche qui a
été déjà entreprise avec le ministère de
l'intérieur et le ministère des finances.
Nous disposons d'un logiciel communicant pour les tribunaux de police Minos. Il
est interfacé avec les logiciels de gestion des réquisitions des
officiers du ministère public (le logiciel Cyclope du ministère
de l'intérieur). Il nous permet de récupérer les
réquisitions directement du ministère public. Pour le paiement
des amendes, nous travaillons avec le protocole Inca en relation avec le
ministère des finances. Nous pouvons faire plus encore dans
l'établissement de passerelles entre les différentes
administrations. Ces passerelles supposent néanmoins la
compatibilité de nos systèmes informatiques.
Sur ce point précis, les divergences sont nombreuses. La décision
d'utiliser des logiciels communiquant entre eux ne pourra découler que
d'une volonté politique forte. N'étant pas une femme politique,
cette problématique est hors de mes compétences.
Sur un autre plan il est évident que les nouvelles technologies
permettront des gains de temps et d'efficacité considérables et
favoriseront le travail collaboratif.
Vis à vis de nos concitoyens, nous pourrons aussi nous tourner davantage
vers nos concitoyens en développant les
télé-procédures. A l'heure actuelle, plus d'une quinzaine
d'imprimés sont accessibles sur notre site internet. Cela reste
insuffisant. Aussi faut-il continuer à développer ce type
d'initiatives. La demande de délivrance des B2 et des B3 peut se faire
actuellement par voie électronique.
Un certain nombre de démarches restent néanmoins à
simplifier.
Cela implique que les juridictions soient toutes reliées entre elles par
des logiciels permettant la communication. Nous n'avons qu'un seul exemple
à l'heure actuelle : le pacte civil de solidarité. Je suis
convaincue que c'est en poursuivant cet effort de modernisation que nous
arriverons à réformer l'Etat et à avoir une justice plus
efficace.
Les applications en réseaux, véritables vecteurs de
communication, permettront de mieux connaître la situation dans nos
régions et d'assurer une meilleure fiabilité. Avec les logiciels
et le développement des outils statistiques, nous pourrons suivre une
politique donnée dans une région. A l'heure actuelle, chaque
ministère sort des statistiques en matière de
sécurité, de justice, de poursuites et de condamnations. Il faut
tendre vers une meilleure fiabilité.
Afin d'assurer une meilleure gestion, il faut que nous ayons dans la
construction de notre informatique et de nos logiciels plus seulement une
logique de production mais une logique de restitution. La restitution permet
d'appréhender l'activité réelle que l'on a, afin de mettre
l'accent sur une politique là où cela est nécessaire. Dans
les régions rurales, nous retrouvons des contentieux, comme les baux
ruraux, que nous ne retrouvons pas à Paris. De même, en
matière pénale, cette logique de restitution permettra de mieux
connaître la population et les contentieux émergents. Je prendrais
l'exemple de la Basse Normandie. Nous nous sommes aperçus que pour un
des trois départements, les affaires familiales constituaient 60 %
de l'activité. Nous pouvons ainsi mieux cibler le niveau
d'activité. Pour nous, magistrats, c'est un outil de gestion : nous
pouvons concentrer nos forces là où l'activité est la plus
importante.
Au sein d'une juridiction, nous sommes constamment en train de répartir
nos ressources humaines entre la justice civile et la justice pénale.
Nous avons parfois tendance à rester figés sur nos positions. Le
procureur général se range derrière son activité
pénale et le premier président derrière son
activité civile. L'outil informatique permet une analyse fine de
l'activité.
En découle une évolution importante entre l'échelon
central et l'échelon déconcentré. Nous serons en mesure de
déterminer précisément les missions que nous remplirons.
Vous, en tant que Parlementaires, pourrez alors nous accorder des
crédits globaux avec les différents intervenants, comme le
ministère de la justice et le ministère de l'intérieur.
Nous pourrons exposer clairement notre mission, nos stratégies pour la
décliner, et les moyens nécessaires pour la réaliser. Nous
pouvons par la suite aisément en rendre compte.
C'est un progrès indéniable en termes de gestion.
A L'échelon déconcentré, les cours répercuteront
les missions définies à l'échelon central en se basant sur
les données fournies par l'échelon déconcentré. Les
nouvelles technologies vont entraîner une nouvelle façon de
s'organiser, de réfléchir, de travailler et de conduire une
politique.
L'informatique et les nouvelles technologies ont eu des conséquences
importantes sur l'évolution de la société. Avec le
développement de la communication électronique, il est
nécessaire de prendre certaines garanties. Le ministère de la
justice est le garant des libertés individuelles et de la vie
privée. A ce titre, un certain nombre de lois ont dû être
adaptées. Le ministère a dû adapter des directives
européennes. La Commission nationale de l'informatique et des
libertés est particulièrement vigilante en ce qui concerne toutes
les données nominatives, les constitutions de fichiers et leur
utilisation. La France peut s'enorgueillir d'avoir été en avance
dans ce domaine avec la loi relative à l'informatique, aux fichiers et
aux libertés du 6 janvier 1978. Nous avons vingt ans d'avance
sur nos partenaires européens. La plupart d'entre eux ont adapté
ou sont en train d'adapter leur législation dans le même sens que
la France.
Concernant les évolutions des métiers de la justice, l'outil
informatique aura plus ou moins d'influence selon que l'on est magistrat ou
fonctionnaire.
Pour un magistrat, l'usage de l'outil informatique se limitera, il est vrai,
à la bureautique. Le fonctionnaire en revanche, même s'il ne doit
plus être cantonné dans un rôle d'exécution et de
production, devra être un technicien grâce aux performances de
l'informatique. Cette évolution du métier de fonctionnaire de
justice implique une nécessaire formation. Ce vaste chantier de
formation est déjà bien entamé. Il n'y a pratiquement plus
aujourd'hui de juridictions qui ne soient pas informatisées. Outre la
formation du personnel à ce nouvel outil de travail, l'informatique
implique aussi que nous ayons un personnel en mesure de maintenir les
systèmes en bon état de marche. Nous devons donc avoir des
techniciens pour la maintenance ainsi que des informaticiens pour
développer et gérer nos sites internet et intranet.
Il faut aussi l'infrastructure et le personnel pour répondre aux
demandes des usagers envoyées par ce nouveau moyen de communication. Ces
métiers existent en germe, mais ils ne sont pas ciblés comme
étant des métiers d'informatique justice. A l'heure actuelle, ces
fonctions sont occupées par des greffiers en chef, des contractuels ou
des sous-traitants. C'est l'un des enjeux du prochain schéma directeur.
Faut-il tendre vers une filière d'informatique justice ? La
question est éminemment politique, car qui dit filière dit
organisation différente et avancement. Je suis persuadée qu'il
faut tendre vers une valorisation de ces métiers. Si nous ne nous
donnons pas les moyens, il est évident que nous allons régresser.
Sans une professionnalisation de cette filière, nous n'obtiendrons pas
d'avancées significatives.
M. le Président -
Cette problématique n'est pas propre
à la justice. Elle se pose aussi pour d'autres ministères,
même si chacun peut avoir ses spécificités propres.
Mme Catherine Trochain -
En ce qui concerne nos interlocuteurs
habituels, de nombreuses actions ont été entreprises
vis-à-vis de nos partenaires. Des logiciels sont en cours
d'expérimentation pour la gestion des dossiers en cour d'appel entre le
ministère de la justice et les avoués. Ces expériences
sont conduites dans les juridictions de Versailles, Aix-en-Provence et
Besançon. Au tribunal de grande instance de Paris une
expérimentation concerne le traitement des affaires civiles. La
communication par voie informatique des affaires civiles, entre les avocats et
le greffe évitera les ressaisies de données. Les gains de temps
et d'efficacité seront considérables.
Le législateur et les parlementaires ont contribué à ces
avancées grâce à la loi sur la signature
électronique. Cette loi constitue un enjeu majeur. Nous pourrons ensuite
aller plus loin.
Une autre difficulté spécifique au ministère de la justice
pourrait freiner cet élan de modernisation. Nous traitons des
données sensibles. L'informatisation et l'introduction des nouvelles
technologies doivent se faire de manière contrôlée pour des
raisons de sécurité et de confidentialité. Nous ne pouvons
donc pas laisser faire n'importe quoi à nos agents et nous ne pouvons
pas faire n'importe quoi. La prudence s'impose.
M. le Président -
En matière pénale, un certain
nombre d'obstacles a pu être levé, comme la communication de
pièces au client.
Mme Catherine Trochain -
Je n'ai pas lors de mon exposé
abordé la question du
« télé-travail ». Pour le monde judiciaire et
la société en général, les nouvelles technologies
vont permettre d'apaiser les vives réactions que provoque le sujet
concernant la carte judiciaire. Dès que l'on aborde le sujet de la
réforme de la carte judiciaire, certaines personnes craignent la
fermeture de tribunaux. Je ne suis pas d'accord. Il y a peut-être une
autre façon d'aborder la question. Il est question selon moi de
mutualisation et de meilleure répartition des ressources, de
proximité et de présence judiciaire.
Les nouvelles technologies nous permettent de l'envisager.
A l'heure actuelle, la suppression de certains petits tribunaux d'instance est,
soyons honnête, envisageable. Le juge passe un quart de son temps au
tribunal d'instance et les trois quarts restant au tribunal de grande instance.
Je suis pour le maintien de la présence judiciaire. Simplement,
plutôt que de garder un tribunal, dont le fonctionnement nécessite
trois personnes, nous pouvons en faire un greffe détaché ou un
greffe permanent. Nous faisons ensuite communiquer le tribunal de grande
instance avec ces greffes. Cela existe déjà au Havre. Cette
solution nous permet de mieux répartir les ressources humaines.
J'insiste sur ce point : il n'est pas ici question de suppression de
postes, mais plutôt d'une meilleure répartition des ressources
humaines. On garde la présence de la justice pour les actes essentiels.
Enfin il est possible de communiquer davantage entre les juridictions de
premier degré et les juridictions d'appel. Des échanges se font
déjà par disquettes, mais cela peut encore être
développé grâce à des logiciels de communication.
Avant de céder la parole à Monsieur Jean-Pierre Poussin, je
rappellerai que les nouvelles technologies permettent des gains de temps, de
productivité et d'efficacité, sans suppression de postes. Notre
objectif, je le répète, devrait tendre vers une meilleure
répartition, mutualisation et valorisation de nos ressources à
travers les nouvelles technologies.
M. Jean-Pierre Poussin -
Il me revient maintenant d'essayer de vous
montrer à travers une expérimentation comment ce qui vient
d'être évoqué pourrait se concrétiser. Nous pouvons
nous enorgueillir du travail accompli. Beaucoup néanmoins reste encore
à faire. Le but n'est pas de seulement consolider le présent.
Nous nous efforçons d'avoir une vision prospective. Nous cherchons
à travailler l'avenir en ayant le souci d'intégrer les nouvelles
technologies dans la vie judiciaire mais aussi d'intégrer la vie
judiciaire dans les nouvelles technologies. Une symbiose parfaite doit exister
entre les deux.
Je distinguerai trois grands caractères décrivant le mieux
l'expérimentation que représente le tribunal du futur.
Le tribunal du futur est un lieu d'expérimentation sur les pratiques.
S'il est indispensable de reconsidérer nos pratiques pour les mettre
à l'ordre du jour, nous devons nous interroger sur leur sens et leur
portée. Nous devons aussi nous interroger sur les gains de ces
réformes. Pour cela, nous devons fixer des objectifs précis, et
ne pas réformer pour réformer. C'est aussi un lieu
d'expérimentation sur les implications législatives. Conduire de
telles réformes implique inévitablement des réformes
législatives. Nous avons pu le constater avec l'expérience
britannique. Les Anglais sont en la matière beaucoup plus avancés
que nous. Ils ont par exemple un texte imposant le recours aux nouvelles
technologies pour les contentieux relatifs à la détention. Si
nous avions une réforme législative de cette nature, la mise en
oeuvre des nouvelles technologies dans la vie judiciaire serait grandement
facilitée.
Le tribunal du futur est un lieu d'échanges et a suscité quelques
réticences de la part de certains. Si ces réticences ont pu
s'exprimer, c'est parce que le tribunal du futur est un lieu d'échanges
et de réflexion sur l'avenir. Nous avons voulu réunir tous les
acteurs de la vie judiciaire pour que chacun participe à la
réflexion et à l'élaboration de solutions.
Le tribunal du futur est en effet un lieu de formation ouvert à
l'ensemble des acteurs de la vie judiciaire. Nous nous situons dans une
approche de mutualisation des formations. Au-delà de nos pratiques, nous
pouvons espérer faire tomber quelques barrières et faire
évoluer les mentalités.
Je souhaiterais maintenant vous donner quelques indications en termes
d'approches pratiques. Cette expérimentation vise en priorité les
actes de la vie juridique avec leur dématérialisation qui doit
être envisagée dans le cadre de la gestion des dossiers.
Grâce à la récupération des données fournies
par nos différents fichiers informatiques, nous pouvons aussi
l'envisager en termes de politique pénale. Au plan local, cette
dématérialisation pourrait se traduire par exemple par
l'élaboration de tableaux de bord ou par la disposition des acteurs de
la vie judiciaire. Au niveau central, ces informations nous permettraient de
faire remonter les informations essentielles aux autorités politiques.
Celles-ci pourraient alors déterminer les solutions à mettre en
oeuvre et mieux définir la conduite de leur politique.
Je donnerai deux exemples concrets des gains à attendre de la
dématérialisation. Les actes de procédures,
premièrement, très riches, touchent un maximum d'acteurs de la
vie judiciaire, des avocats aux avoués, sans oublier les huissiers de
justice qui sont directement impliqués. En observant ces actes de
procédures, nous pouvons constater que l'ensemble des acteurs est en
chaîne. La mise en place au sein d'un tribunal du futur d'une gestion
totalement numérisée de ces actes permettra des gains importants.
Bien que nous ne soyons pas en mesure de les évaluer dans leur
totalité, nous savons déjà qu'ils seront importants en
termes de saisie. A l'heure actuelle, ces actes sont saisis dans les cabinets
d'avocats, dans les greffes, chez les avoués ainsi que chez les
huissiers. Avec les nouvelles technologies, la première saisie pourra
être réutilisée par les maillons successifs de la
chaîne.
Il ne faut pas négliger les incidences législatives. Des
réformes sont indispensables, au premier rang desquelles la signature
électronique. Les actes de procédure
dématérialisés ne peuvent être envisagés sans
une loi sur la signature électronique.
Enfin, l'exemple de l'expertise me paraît tout aussi intéressant.
L'expert est aux côtés du juge en sa qualité de mandataire.
Il est au coeur du procès car au coeur de la preuve. Le recours aux
nouvelles technologies par les experts s'exprime au stade de
l'élaboration du rapport mais aussi au stade de la présentation
avec l'utilisation de logiciels comme Powerpoint. Ces logiciels permettent une
plus grande efficacité de la démonstration. Au terme de sa
démarche, l'expert pourra transmettre son rapport par cd-rom, option
déjà envisageable, ou par voie électronique.
M. le Président -
Il est vrai que pour les procès
d'ampleur, il est préférable d'avoir les dossiers sur cd-rom.
Lors du procès du sang contaminé, le greffe avait mis l'ensemble
des pièces sur ce format. C'était la seule manière pour
pouvoir consulter efficacement les pièces essentielles du dossier.
Mme Catherine Trochain -
Je n'ai pas évoqué cet aspect
auparavant, mais j'ai vu utiliser le logiciel d'instruction assistée par
ordinateur. Ce logiciel est toujours utilisé au pôle financier.
C'est aussi vers ce type d'outil qu'il faut tendre.
M. Jean-Pierre Poussin -
Concernant les approches pratiques,
après la dématérialisation, je souhaitais en aborder une
seconde : la communication. Celle-ci s'établit dans un
environnement éclaté. Il faut envisager que la juridiction pourra
être à un endroit, l'avocat à un autre et le client,
notamment s'il est détenu, à un troisième. Cette situation
génère des impératifs techniques, notamment en termes
d'interopérabilité entre nos systèmes. L'étude de
faisabilité nous a permis d'identifier des solutions à mettre en
oeuvre en ce qui concerne nos relations avec la gendarmerie et la police. Nous
n'avons pas, en l'état, de formats de transmission ni même de
traitement de texte compatibles. L'identification de ce problème a
conduit police et gendarmerie à modifier leur choix en la
matière. Leurs représentants ont pu attirer l'attention de leur
hiérarchie sur la nécessité d'une meilleure
interopérabilité.
Mme Catherine Trochain -
Cette étude a rassemblé tous les
acteurs concernés : police, gendarmerie, huissiers, avocats, etc.
M. Jean-Pierre Poussin -
Nous sommes un service public et à ce
titre nous avons des usagers. La communication par les nouvelles technologies
les concerne aussi. La réflexion en cours porte sur le recours aux
formulaires électroniques. Je me permets de rappeler d'ailleurs l'avance
du ministère de la justice en la matière, notamment avec le
casier judiciaire national, la délivrance du B1, du B2 et prochainement
du B3.
Nous avons aussi identifié des gains pour nos partenaires. Nous nous
sommes aperçus que nous étions en mesure de leur faire gagner du
temps et de l'argent. L'avocat par exemple pourra attendre la mise en ligne des
pièces et des documents et les consulter de son cabinet plutôt que
de venir les chercher à la juridiction. Cela va bien sûr
au-delà des avocats : la police et la gendarmerie en profiteront
aussi.
Pour autant, cette communication ne peut se faire de manière
débridée. Elle doit être contrôlée pour
répondre aux conditions de respect des libertés individuelles et
des droits de la défense. Il faut notamment rassurer les avocats et le
ministère public concernant la confidentialité. Des
réponses techniques existent, comme les lignes sécurisées
sur internet. L'exemple britannique, déjà évoqué,
est riche d'enseignements à ce niveau.
La communication pourra enfin faire évoluer le travail des magistrats.
Les nouvelles technologies encouragent à davantage de travail
collaboratif et collectif. Nous pourrons parvenir à plus de
télétravail. L'usage des nouvelles technologies peut être
envisagé dans le contexte d'une audience, mais aussi dans d'autres
domaines.
Deux expérimentations sont envisagées. La visioconférence
pourra porter sur le débat devant les juges des libertés et de la
détention et devant les juges de l'exécution des peines. Des
incertitudes sur le respect des libertés individuelles et les droits de
la défense subsistent.
M. le Président -
Des audiences par visioconférence ont
déjà eu lieu.
M. Jean-Pierre Poussin -
C'est exact, mais certains points restent
néanmoins à clarifier. La mise en place d'une borne informatique
à disposition des victimes est la deuxième expérimentation
dont je souhaitais vous faire part.
Placée dans les commissariats, cette borne aurait pour but de faciliter
le dépôt de plainte. Elle serait accompagnée de
dispositions d'aide personnalisée aux victimes. Il faut prendre garde
à ne pas déshumaniser cette démarche. Nous devons encore
réfléchir aux solutions techniques pour mettre en oeuvre cette
mesure.
M. le Président -
Il est manifeste que pour que ces
expérimentations se concrétisent, il est indispensable que
l'ensemble des professionnels suivent le mouvement. Concernant
l'évolution des métiers de la justice, chacun doit-il vraiment
savoir se servir de l'outil informatique ? Prenons le cas d'un magistrat
en fin de carrière : il probable qu'il n'aura pas envie de se
convertir à l'informatique et aux nouvelles technologies de
l'information et de la communication. Cette même situation est bien
sûr identique pour un greffier.
Mme Catherine Trochain -
Tous les greffiers et tous nos agents, à
l'exception des agents des services techniques, sont informatisés. Les
greffiers reçoivent une formation à l'outil informatique. Cela
fait d'ailleurs partie de la formation initiale à l'Ecole nationale des
greffes.
J'ai activement participé à l'informatisation de la cour d'appel
de Paris. J'ai pu constater que certains magistrats refusaient de taper leurs
documents, travail habituellement dévolu aux greffiers. Cela conduisait
à des pertes de temps et d'énergie considérables. Par
exemple, un magistrat écrivait à la main ses actes qui ensuite
étaient retapés par la greffière. Il reste quelques
irréductibles, mais ils sont de plus en plus rares.
A l'inverse, les nouvelles technologies apparaissent pour beaucoup comme une
évolution logique. Un nombre croissant de magistrats souhaite
bénéficier d'un logiciel de dictée vocale. C'est une
façon d'appréhender les nouvelles technologies. Pour les
magistrats ne souhaitant pas utiliser ces outils, les greffiers sont toujours
là. De manière générale, nous avons constaté
que les fonctionnaires étaient très demandeurs. Ils souhaitent
avoir un matériel toujours plus performant.
M. le Président -
Que représente l'informatisation et le
développement des nouvelles technologies en termes de moyens ?
L'évolution constante du matériel informatique rend
nécessaire le remplacement de tout le parc informatique tous les trois
ou quatre ans. Comment cela se chiffre-t-il ?
Mme Catherine Trochain -
Le coût est certes élevé,
mais le matériel est de moins en moins cher. La question en suspend
demeure le coût des ressources humaines nécessaires pour
accompagner ces évolutions.
M. le Président -
D'après ce que j'ai pu observer au
ministère de l'intérieur, un recours à des informaticiens
fonctionnaires ne paraît pas envisageable. Je n'y crois pas. Dans tous
les cas, faire appel à la sous-traitance est une nécessité.
M. Jean-Pierre Poussin -
L'appel à la sous-traitance suppose
néanmoins que nous soyons en mesure de contrôler le travail des
prestataires. Nous devons donc disposer d'un minimum de compétences en
interne.
M. le Président -
Nous devrons recruter alors des contractuels
très compétents. Il ne me semble pas envisageable d'affecter des
fonctionnaires à ces postes.
M. Jean-Pierre Poussin -
Tout à fait. Une trop grande
externalisation conduira à un abandon de savoir-faire et nous rendra, de
fait, totalement dépendant des prestataires informatiques.
Mme Catherine Trochain -
Nos responsables de gestion informatique ont un
bon niveau. Ils sont en mesure d'effectuer les premiers travaux. Pour des
projets plus complexes et plus techniques, nous pourrions recruter des
ingénieurs. Ils auront nécessairement un statut de contractuel.
En l'état actuel, nous n'avons pas les moyens d'avoir une filière
spécifique.
M. Jean-Pierre Poussin -
Les nouvelles technologies ont aussi une
incidence sur la communication au sein du ministère. Elles conduisent
à une redéfinition du dialogue social. A la communication
verticale à laquelle nous sommes habitués, s'ajoute la
communication horizontale.
Mme Catherine Trochain -
Il est vrai que l'outil informatique est un
vecteur de dialogue social. Une charte informatique est en cours
d'élaboration et un Comité interministériel pour la
réforme de l'Etat (CIRE) devrait être mis en place avant la fin du
mois de juin de cette année. Tous les ministères sont
concernés.
M. le Président -
Je vous remercie pour cet exposé
très intéressant. Les enjeux liés aux nouvelles
technologies et leur impact sur les métiers de la justice sont
manifestement nombreux.
Audition de M. Guy CANIVET,
premier président de la Cour
de cassation
(18 juin 2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Nous sommes très
honorés de vous recevoir aujourd'hui, Monsieur le Premier
président.
La commission des Lois a décidé de créer une mission
d'information sur les métiers de la justice judiciaire.
Or le premier des métiers de la justice, c'est, bien sûr, celui de
magistrat. Il est vrai qu'un certain nombre de travaux ont été
réalisés par la Chancellerie après les entretiens de
Vendôme, travaux auxquels les magistrats, et vous-même en
particulier, ont participé.
Nous aimerions ce matin que vous nous éclairiez sur un certain nombre de
questions : le développement d'une justice de
proximité ; la spécialisation des juridictions pour les
contentieux complexes ; la participation accrue des justiciables aux
décisions ; la contribution des personnels de justice aux
politiques publiques et, enfin, l'intégration de la France dans l'Union
européenne et ses implications sur le système judiciaire.
Vous avez la parole.
M. Guy Canivet -
Je vous propose, dans un bref
exposé liminaire, de commencer par l'institution judiciaire en
général et, ensuite, de voir les problèmes
spécifiques qui se posent à la Cour de cassation.
S'agissant de la justice de proximité, son développement suppose,
en termes de qualification et de positionnement des personnes, deux types de
réponses, l'une concernant les juges et l'autre concernant les greffes.
Pour ce qui est des juges, pour avoir une justice forte de proximité, il
faut y mettre des juges d'expérience contrairement à ce qui se
fait actuellement. Autrement dit, il faut que ces juges aient au moins une
dizaine d'années d'activité professionnelle en formation
collégiale ou qu'ils soient recrutés parmi des avocats en
fonction de critères qualificatifs.
En définitive, il s'agit d'y affecter non pas de jeunes juristes
brillants et théoriciens, mais des juges confirmés et
d'expérience qui aient le sens des affaires, le sens du contact avec le
justiciable et qui sachent peser les sanctions adaptées. Cela conduit en
quelque sorte à inverser les structures de sortie des magistrats de
l'Ecole nationale de la magistrature, en favorisant dans un premier temps la
formation collégiale, fût-ce dans les cours d'appel et,
après un certain temps d'activité, dans des juridictions du
premier degré dans des fonctions de juge unique.
En ce qui concerne les greffiers, il faut les associer à la justice de
proximité, d'abord en leur donnant des qualifications pour
l'organisation des juridictions afin d'en décharger le juge et, ensuite,
en leur confiant des pouvoirs et des qualifications pour instruire les
procédures afin de préparer les audiences en soumettant au juge
un dossier constitué. Enfin -ce que je vais dire va peut-être vous
paraître un peu original- il faut donner à ce greffier des
possibilités en matière d'exécution simple des
décisions, c'est-à-dire que tout contentieux simple
d'exécution pourrait, à mon avis, être confié au
greffier, ce qui permettrait de revaloriser cette fonction dans la justice de
proximité en lui donnant en quelque sorte des pouvoirs
pré-juridictionnels ou para-juridictionnels.
J'en viens au deuxième point de votre réflexion, Monsieur le
président, à savoir la spécialisation des juridictions
pour les contentieux complexes.
Il existe effectivement de vastes domaines qui devraient conduire à des
spécialisations de juridictions. Ceux de la propriété
intellectuelle, du droit de la concurrence, du droit des
sociétés, du droit bancaire ou des grandes opérations de
restructuration des entreprises devraient, me semble-t-il, être
confiés à des juridictions plus spécialisées
qu'elles ne le sont actuellement. Ces juridictions spécialisées
seraient en petit nombre, voire, pour certaines catégories de
contentieux, uniques pour l'ensemble du territoire français.
Quels seraient les avantages d'une telle spécialisation ? D'abord,
cela conduirait à une justice de meilleure qualité. En effet,
pour tous ces contentieux techniques qui demandent une approche complexe
supposant des raisonnements à la fois juridiques et techniques, il
serait intéressant d'avoir un personnel très
spécialisé. Une amélioration de la qualité
entraînerait, selon moi, une amélioration du crédit
international de la justice française et, par contrecoup, de la place
économique de la France, si l'on veut bien considérer que le
service judiciaire est un élément de qualité d'une place
économique et boursière.
Par conséquent, si l'on veut attirer les investissements, si l'on veut
que les opérateurs internationaux aient confiance dans la justice
française, il faudra bien passer par une justice
spécialisée dans les grands contentieux commerciaux et dans le
droit des affaires. En outre, cela permettrait de résister à
l'importante concurrence internationale en matière de justice dite de
forum shopping
.
Cela conduirait à favoriser une véritable activité
économique. Ainsi, si l'on prend l'exemple des Pays-Bas, les
Néerlandais ont bien compris qu'en matière de brevets, en
créant une juridiction très spécialisée,
très performante, toute une partie de l'activité
économique, grâce à des avocats et à des experts
spécialisés, pouvait se développer autour de la
juridiction.
L'on peut se demander quelle est l'exigence d'une telle spécialisation.
C'est assez simple : c'est une exigence en termes de recrutement et de
qualification de magistrats hautement spécialisés, ce qui suppose
la création et l'entretien de filières de formation
spécialisées en accordant à ces derniers les avantages
liés à cette spécialisation.
En d'autres termes, cela revient à gérer différemment le
corps judiciaire qui, pour l'instant, ne reconnaît pas du tout les
spécialisations. Par exemple, je vois arriver à la Cour de
cassation des magistrats spécialisés en matière de
brevets, alors que, dans ce domaine, il y a seulement deux places à la
chambre commerciale !
En matière de concurrence, on peut faire le même raisonnement car,
comme vous le savez, l'évolution du droit communautaire de la
concurrence conduit à une réforme du règlement 17/62
d'application des articles 81 et 82 du traité en matière de
concurrence en donnant, notamment, aux juridictions nationales le pouvoir
d'appliquer l'article 81, paragraphe 3, c'est-à-dire
l'exemption des pratiques concurrentielles lorsque celles-ci entraînent
des progrès économiques. Or, ce mécanisme est très
complexe et seules des juridictions très spécialisées
peuvent le faire. Je crois donc que l'évolution du contentieux du droit
des affaires internationales devrait normalement conduire à ces
juridictions spécialisées.
En ce qui concerne la participation accrue des justiciables aux
décisions -c'est le troisième point- si l'on veut axer une
réforme de la justice sur cette question, on peut envisager plusieurs
formes d'emploi des citoyens à des fonctions judiciaires : d'abord,
en matière de justice consensuelle, s'agissant des conciliateurs et des
médiateurs ; ensuite, dans le jugement des petits litiges de
consommation, d'habitat, de voisinage ou de paiement de sommes modestes dans
les petits contentieux bancaires. Il y a donc effectivement des
possibilités d'emploi des citoyens dans des structures de jugement
pré-contentieuses ou pré-juridictionnelles.
Autrement dit, il convient de développer ce qui a été mis
en oeuvre, par exemple pour le surendettement, c'est-à-dire des
commissions composées de personnes qualifiées qui prennent des
positions, acceptées ou non. Dans ce dernier cas, il est toujours
possible de faire un recours juridictionnel. Quoi qu'il en soit, l'on arrive,
à ce stade pré-contentieux, à régler de nombreux
litiges par des décisions qui satisfont les justiciables, sans avoir
recours aux formes de justice traditionnelles.
Enfin, il est une dernière forme d'association des citoyens à la
justice, je veux parler de la participation à des formations
collégiales en développant ce que l'on connaît
déjà, qu'il s'agisse des tribunaux pour enfants, des commissions
d'indemnisation des victimes d'infractions, etc. Il me semble que l'on pourrait
étendre ce type de participation à d'autres formes de contentieux.
Dès lors, quelles seraient les exigences en termes de qualification des
personnels ? Pour ma part, je situe ces exigences à quatre niveaux.
Première exigence pour ce qui est du recrutement : il faut
s'attacher aux fonctions que l'on veut faire exercer à ces citoyens et
donc recruter des personnes de qualité. Je crois que c'est important car
si l'on a connu un échec relatif du corps des conciliateurs, c'est parce
qu'on n'a jamais su bien positionner, en termes de recrutement, ce que sont ces
conciliateurs.
Deuxième exigence : sans doute faut-il éviter des
recrutements qui sollicitent les retraités de la fonction publique ou
territoriale pour s'orienter davantage vers des formes de recrutement plus
civiques du citoyen, type associations parents d'élèves, par
exemple. Cela concerne donc des citoyens engagés dans notre vie publique
et il faut dans ce domaine faire preuve d'imagination.
Troisième exigence : en ce qui concerne la formation, il faut
insister sur un point : si les conciliateurs ont connu un échec
relatif, c'est parce qu'on ne s'est pas suffisamment attaché à
les former. Il convient donc de mettre en place une formation adaptée,
toute intervention dans un mécanisme juridictionnel supposant des
connaissances techniques, un savoir-faire et une déontologie qui sont,
me semble-t-il, le fruit d'un apprentissage.
Enfin, quatrième et dernière exigence : l'encadrement et le
contrôle. En effet, on ne peut laisser ces citoyens dans la nature
pratiquer des fonctions juridictionnelles ou pré-juridictionnelles sans
contrôle. Il convient donc de les faire encadrer par des magistrats
chargés de la justice de proximité. Cela serait de nature
à valoriser les fonctions de collaborateur de justice de
proximité.
S'agissant de la contribution des personnels des juridictions à la mise
en oeuvre des politiques publiques -c'est le quatrième point de mon
exposé- nous abordons ici un thème qui intéresse plus les
magistrats du parquet. Je ne m'y appesantirai donc pas, mais je souhaiterais
faire deux observations.
Premièrement, il me semble nécessaire de spécialiser et de
renforcer les moyens des parquets, car si l'on veut développer les
politiques publiques en matière de justice et notamment de la justice
pénale, c'est en donnant des structures fortes, des pouvoirs forts au
ministère public et aux parquets que l'on y parviendra. Pouvoirs forts
en matière d'organisation et de suivi des enquêtes ; pouvoirs
forts en matière non seulement de poursuite mais aussi de
prévention. Je crois en effet que c'est en constituant des parquets
forts que l'on pourra mettre en place une politique publique forte en
matière pénale. Cela suppose évidemment de distinguer les
fonctions du siège et celles du parquet et donc de distinguer d'une
manière organique et statutaire, les fonctions de juge, qui consistent
à juger, de celles du ministère public, qui consistent, elles,
à poursuivre dans le cadre de la mise en oeuvre des politiques publiques.
Il faut bien insister sur ce point car cela revient en quelque sorte à
inverser la tendance de la justice française qui a toujours voulu donner
une force aux parquets en les amarrant très fortement aux juridictions.
Je pense, pour ma part, qu'il faut faire l'inverse.
J'en viens, enfin, au cinquième et dernier point de ces
considérations générales : quelles sont les
conséquences de l'intégration européenne en termes de
justice ?
Il me semble qu'une Europe judiciaire pourra exister lorsqu'on sera parvenu
à créer dans les corps judiciaires des différents Etats de
l'Union européenne le sentiment d'une appartenance à une
communauté de justice, ce qui peut, selon moi, se faire à trois
niveaux.
Premier niveau : dans la formation commune des magistrats des Etats de
l'Union, dans le cadre de ce qu'on peut appeler un réseau des
écoles de formation des juges. En effet, il s'agit de donner à
ceux-ci une formation de base dans la connaissance des systèmes
judiciaires des autres pays de l'Union européenne. Si l'on veut
développer une coopération en termes judiciaires, il faut que les
juges de chacun des Etats sachent quel est le bon interlocuteur pour entamer
une relation de coopération et quels sont réellement les pouvoirs
de cet interlocuteur, un peu à l'image de ce qui existe aux Etats-Unis
où chaque juge américain a connaissance des différents
systèmes judiciaires des autres Etats des Etats-Unis.
Deuxième niveau : il faut institutionnaliser les liens de
coopération des juges, c'est-à-dire renforcer tout ce qui est de
la connaissance ou de la reconnaissance réciproque nécessaire
à la création de liens de confiance entre les juges. Les
mécanismes de coopération fonctionneront lorsque les juges auront
confiance les uns dans les autres, lorsqu'un juge français
reconnaîtra une décision espagnole ou italienne, lorsqu'un juge de
common law
reconnaîtra -ce qui n'est pas une mince affaire-
l'autorité d'une décision d'un juge français.
En ce qui concerne les questions spécifiques à la Cour de
cassation, je ferai trois observations concernant, d'une part, l'exigence de
nouvelles qualifications, d'autre part, l'exigence de développement de
nouvelles fonctions et, enfin, les questions plus spécifiques aux
magistrats de la Cour de cassation -points que nous pourrons développer,
si vous le souhaitez, messieurs les Sénateurs.
En premier lieu, pour ce qui est des nouvelles qualifications exigées
à la Cour de cassation, il s'agit de créer un corps formé
aux nouvelles technologies de la communication pour la constitution et
l'exploitation des bases de données informatiques de jurisprudence.
Vous savez que la diffusion de la jurisprudence connaît actuellement un
profond changement et qu'il est dans les missions de la Cour de cassation de
diffuser sa jurisprudence à l'ensemble des juridictions et à
l'ensemble du corps des juristes.
Bien sûr, nous disposons de techniques connues telles que la diffusion
par des publications traditionnelles, mais il nous faut passer maintenant au
développement des bases informatisées -nous sommes en train de le
faire. C'est ainsi que la Cour de cassation vient de mettre en ligne, à
la disposition de tous les magistrats, ses propres bases de jurisprudence. Il
faut donc progresser dans ce sens et, par conséquent, avoir un corps de
fonctionnaires qui soient capables de manipuler ces nouvelles technologies de
l'information.
Par ailleurs, une autre qualification est exigée à la Cour de
cassation, je veux parler de la relation avec la juridiction, afin
d'améliorer la qualité de la justice par la diffusion de
préconisations, de conseils, de communications aux juges pour mieux
juger. Cela se fera également par le développement de relations
en ligne, via le réseau intranet, avec les juges.
J'évoquerai maintenant un second type de formation, un peu accessoire
certes mais tout de même important : la qualification à la
gestion budgétaire.
La Cour de cassation possède un service de gestion qui procède
à des achats publics et qui exerce des fonctions d'ordonnateur, ce qui,
selon moi, suppose des collaborateurs spécialisés.
Personnellement, je suis assez sensible à ce sujet car je suis à
la fois ordonnateur secondaire et personne responsable des marchés
publics. A cet égard, j'aimerais bien avoir des collaborateurs qui ne me
renvoient pas devant les juridictions pénales en cas
d'irrégularités commises dans les marchés publics !
Deuxième type de questions qui se pose aux magistrats de la Cour de
cassation : le développement de nouvelles fonctions. Nous abordons
ici le problème de l'assistance aux juges par les assistants de justice
et celui de l'accueil et de la formation des agents de justice.
S'agissant des assistants de justice, il me semble que ceux-ci ont
démontré l'utilité de leur fonction, et ce en quelques
années de fonctionnement. Cela dit, ils ont également
montré l'insuffisance de leur statut. Pour ma part, je pense donc qu'il
faut renforcer le statut de ces assistants de justice, par exemple en les
rémunérant mieux et en rendant leurs fonctions moins
précaires, plus qualifiées et plus professionnelles.
Cela ne veut pas dire qu'il faille pérenniser ce corps. Au contraire, il
convient de le maintenir dans ses fonctions pendant quatre ans au maximum, afin
de faire de ce corps une espèce de passage privilégié
entre la sortie de l'Université et l'entrée dans la vie
professionnelle. De ce point de vue, il conviendrait de reprendre à
notre compte ce que connaissent les juridictions de
common law
avec ce
qu'on appelle les
clerks
. Ainsi, à la Cour suprême du
Canada, chaque juge dispose d'un groupe de cinq ou six
clerks
qu'il
recrute lui-même directement. Ces clerks restent auprès de ce juge
pendant quatre ans, et au bout de ces quatre ans, ils parviennent très
facilement à trouver un emploi valorisé dans un contentieux
qu'ils auront pratiqué.
Si l'on veut donner de bons collaborateurs aux juges, il faut, me semble-t-il,
aller dans ce sens, car ces jeunes juristes connaissent bien la
jurisprudence : ils sont formés au nouveau droit, ils ont envie de
travailler et de valoriser leurs fonctions, ils sont très actifs.
D'ailleurs, à ce sujet, certaines expériences sont très
positives, je pense aux référendaires à la Cour de justice
des Communautés européennes, notamment.
Il faut donc avancer dans cette voie, ce qui suppose, je le
répète, une amélioration de leur statut, tout en se
gardant de créer un corps de fonctionnaires permanents qui demanderaient
de plus en plus à être intégrés à
l'ancienneté dans la magistrature, qui voudraient plus de garanties
professionnelles ou qui souhaiteraient être associés à de
vraies fonctions de justice, ce qui ne pourrait que créer des
confusions. En résumé, il faut que ce corps reste un corps
d'assistants qui assistent le juge et non qui se substituent à lui.
J'en viens au second problème que j'ai évoqué, à
savoir l'accueil et la formation propres aux agents de justice de la Cour de
cassation. Cette fois encore, je veux dire que les assistants de justice ont
rempli cette fonction. En effet, la Cour de cassation n'avait pas auparavant la
possibilité d'en recruter -cette faculté était ouverte
depuis un peu moins de deux ans aux juridictions de première et de
deuxième instances- et ce corps a ainsi construit un véritable
service d'accueil et de formation à la Cour de cassation.
Pour ce faire, nous avons recruté, via l'Agence nationale pour l'emploi,
des juristes maîtres en droit qui n'avaient pas de travail et qui
étaient sur le marché de l'emploi. Il s'agit en
général d'immigrés de la deuxième ou de la
troisième génération qui, manifestement, étaient
laissés pour compte de l'intégration dans les métiers du
droit. Nous les avons donc recrutés pour accomplir ce travail d'accueil,
après leur avoir fait suivre une formation destinée à leur
faire passer soit les concours administratifs, afin qu'ils puissent entrer soit
dans la fonction publique, par des concours de catégorie B, soit dans
des fonctions de secrétariat d'avocats, d'huissiers ou de notaires.
Nous avons réussi finalement à intégrer ces jeunes dans
les corps du droit. Leur temps de passage à la Cour de cassation est
d'un peu moins de neuf mois : si l'on enlève les trois mois de
formation, cela fait six mois de pratique de l'accueil, ensuite, ils
disparaissent. Il s'agit là, bien évidemment, d'une durée
moyenne car certains ont tendance à rester, mais nous faisons en sorte
de les faire tourner. Ces agents de justice assument ainsi une fonction qui
était assez mal remplie par les greffes.
Enfin, j'en viens aux questions plus spécifiques concernant les
personnels de la Cour de cassation. J'en ai noté six que je vais
énumérer et sur lesquelles nous pourrons revenir, Messieurs les
Sénateurs.
En ce qui concerne le recrutement des présidents de chambre, il faut
davantage orienter la formation vers des magistrats qui ont le sens de
l'organisation.
S'agissant des conseillers, se pose un problème de résidence. En
effet ces magistrats ont de plus en plus tendance à résider en
province, de sorte que la Cour de cassation devient de moins en moins une
juridiction collective.
Quant aux conseillers référendaires, il faut faire évoluer
leur statut vers un statut de véritable juge de cassation.
Pour ce qui est des conseillers en service extraordinaire, la fonction remplit
bien son office, mais il serait souhaitable de recentrer leur recrutement sur
le monde économique et social, alors que la tendance, jusque là,
a été de les recruter dans les milieux universitaires.
Concernant les auditeurs à la Cour de cassation, il faudrait
véritablement en faire un corps d'élite car leur nombre a
été réduit à huit.
Enfin, se pose un grave problème, dont vous entretiendra sans doute le
procureur général, je veux parler de l'évolution du
rôle du parquet de la Cour de cassation qui a connu de profondes
mutations à la suite de décisions de la Cour européenne
des droits de l'homme et qui devra, à mon avis, évoluer dans le
cadre général de la réflexion sur le parquet.
Voilà, Monsieur le président, Messieurs les Sénateurs, ce
que je voulais dire sur l'évolution des métiers de la justice.
M. le Président -
Merci, Monsieur le Premier
président, de ces éclaircissements. Nous allons, si vous le
voulez bien, vous poser quelques questions.
Tout d'abord, selon vous, une bonne justice de proximité, cela suppose
donc des magistrats ayant de l'ancienneté, extrêmement
compétents et avec, notamment à l'instance, des qualités
juridiques très diversifiées ?
M. Guy Canivet -
En fait, cela suppose davantage le sens
des affaires et de la décision équitable que celui des
constructions juridiques très compliquées. Il faut donc avoir des
gens d'expérience -il n'y a pas d'autres termes-, c'est-à-dire
des gens qui aient l'expérience de la relation avec le justiciable, qui
soient crédibles et qui, lorsque la décision est rendue, donnent
l'impression qu'ils ont vraiment exploré l'affaire, qu'ils l'ont
« pesée ». Avant d'être une construction
juridique logique, la décision doit d'abord avoir du sens pour les
parties.
Cela rend nécessaire un renforcement de la justice de première
instance, afin d'en faire une justice effective : tout doit y être
débattu. Ainsi, le procès de première instance ne pourra
faire l'objet d'un appel que lorsqu'il aura été
complètement exploré, lorsque les moyens de preuve, de droit et
de fait auront été complètement produits, lorsque le juge
aura rendu une décision en connaissance de l'ensemble des termes du
litige et lorsque sa décision aura été
exécutée. L'appel fonctionnera alors par contrôle de cette
décision prise en première instance.
Or, pour l'instant, la justice fonctionne à l'envers. On pousse les
affaires vers le haut, vers les cours d'appel et vers la Cour de cassation. On
se dépêche de se débarrasser du litige puisqu'il existe une
juridiction supérieure pour contrôler le bien-fondé du
jugement.
Il faut en fait renverser la situation pour avoir, dès la
première instance, une justice totalement explorée, bien rendue,
et ne procéder ensuite que par contrôle de ce qui y a
été fait. Pour renforcer cette justice de première
instance, il faut donc disposer de magistrats de meilleure qualité et de
plus grande expérience au premier niveau de la justice.
M. le Président -
Il est actuellement beaucoup question des
juges de proximité, qui ne seraient pas des magistrats, mais, au
contraire, des gens d'expérience issus de la société
civile. Tout en distinguant bien entendu le contentieux civil du contentieux
pénal, il s'agirait en fait de juges de paix. Quelle est votre
réflexion à ce sujet ?
M. Guy Canivet -
Ma position est un peu nuancée.
En effet, les juges de paix ont connu un certain succès à
l'époque où les autorités morales existaient. Un notable
était alors recruté pour rendre la justice. C'était
d'ailleurs un dérivé de la justice seigneuriale : quand une
autorité disait le droit et donnait sa solution, chacun la croyait. La
justice est tout de même devenue un peu technique. Les citoyens ne sont
plus sensibles à l'autorité morale de quelqu'un ; de toute
manière, cela n'existe plus.
En définitive, l'autorité d'un système de justice repose
sur les garanties processuelles. Autrement dit, le procès doit respecter
un certain rite : il faut faire valoir des arguments, en débattre
de manière contradictoire jusqu'à leur épuisement, puis
une personne doit prendre une décision qui prenne en compte tous ces
éléments.
Par conséquent, autant il faut des gens d'expérience, autant il
faut également des gens bien formés aux techniques
juridictionnelles. En effet, la juridiction est une technique : c'est un
métier qui ne s'invente pas et il ne suffit pas de former pendant trois
mois des personnes recrutées dans la société civile. En
revanche, ces mêmes personnes peuvent être très utiles dans
le cadre des fonctions pré-juridictionnelles ou
pré-contentieuses, lorsqu'il s'agit de faire rendre par quelqu'un une
décision qui ait à l'égard des personnes auxquelles elle
s'adresse une autorité de conviction.
Ainsi, pour un litige de consommation, le justiciable comparaît devant un
individu, ou une commission composée de consommateurs ou de
commerçants, qui va lui proposer une solution. Si le justiciable est
convaincu, il exécute la décision, ce qui arrive dans au moins
80 % des cas. S'il ne l'est pas, il saisit alors la juridiction
traditionnelle avec tous les risques que cela comporte, notamment en termes de
coûts. C'est une justice très bon marché au départ,
de bon sens, et qui n'engage pas de crédits de la justice dans son
fonctionnement juridictionnel. Il s'agit donc de faire rendre une
décision pré-contentieuse qui, dans beaucoup de cas, satisfera le
justiciable et dont l'exécution mettra fin au litige.
Cela fonctionne en matière d'assurance : les compagnies d'assurance
ont recruté des médiateurs pour les petits litiges d'assurance.
Ces médiateurs ne remplissent pas d'ailleurs des fonction de
médiation : ils présentent en fait au parquet la solution
qu'ils croient pouvoir apporter au litige. Si elle satisfait les parties, le
litige est réglé ; sinon, la justice traditionnelle est
saisie.
C'est donc davantage vers ces mécanismes qu'il faut s'orienter. Cela
dégage d'ailleurs le juge de toute référence à un
quelconque raisonnement juridique. La solution qu'il propose n'est valable que
si elle est très proche finalement de ce que les justiciables attendent
d'une décision de justice.
M. Christian Cointat, rapporteur -
C'est évidemment le coeur
du problème de la justice de proximité. Il s'agit effectivement
de permettre à un « super-conciliateur », une
personne ayant à la fois les connaissances juridiques et
l'autorité morale, d'être véritablement l'arbitre qui
recherche un accord entre les parties. Si cela fonctionne, il faut alors
entériner l'accord et lui donner force exécutoire. Dans le cas
contraire, un procès-verbal signifiant l'échec de la
procédure est nécessaire.
M. Guy Canivet -
J'irai même plus loin : un
accord entre les parties n'est pas nécessaire ; si la
décision de ce juge ne les satisfait pas, elles peuvent saisir la
justice traditionnelle.
M. le Rapporteur -
C'est un point très important. Ces juges
qualifiés, expérimentés, qui seraient un peu des juges de
proximité, des juges d'instance nouvelle formule, seraient donc ceux qui
animeraient et superviseraient ce dispositif ?
M. Guy Canivet -
Absolument. Ils constitueraient en
quelque sorte un recours subsidiaire et seraient saisis lorsque la
décision du conciliateur -ou du juge de base, si vous
préférez ce terme- ne serait pas exécutée ou ne
satisferait pas les parties.
M. le Rapporteur -
Par ailleurs, beaucoup de magistrats s'accordent
pour affirmer que le juge doit recentrer ses activités sur sa mission
juridictionnelle. Cela signifie évidemment qu'il doit abandonner un
certain nombre de tâches qui l'encombrent. Mais il est très
étonnant de constater que, dans les faits, ces mêmes magistrats ne
veulent rien abandonner du tout, notamment en matière de gestion
administrative.
En revanche, s'agissant de gestion budgétaire, ils acceptent fort bien
que le préfet soit l'ordonnateur, ce qui me semble quand même pour
le moins curieux sur le plan de l'indépendance de la justice. Pour
autant, ils rejettent l'idée d'un corps de fonctionnaires,
d'administrateurs ; ils craignent que la Chancellerie ne « mette
la main » dans leurs affaires. En réalité, ils ne
veulent pas trop déléguer les pouvoirs aux greffiers en
matière de gestion parce que, soi-disant, ceux qui contrôlent la
gestion du personnel et les moyens administratifs et techniques ont le
véritable pouvoir.
Quel est votre sentiment à ce sujet ?
M. Guy Canivet -
Votre observation est tout à fait
juste. Je partage l'idée qu'il faut recentrer le juge sur ses
activités juridictionnelles et créer un véritable corps
d'administrateurs de justice. Ma conviction, récente, en cette
matière, est très forte parce qu'elle est le fruit de
l'expérience. Il est vrai pourtant que tout n'est pas simple à
régler.
Donner des pouvoirs de gestion aux greffiers ne me paraît pas une bonne
solution. En effet, sans aller jusqu'à parler d'opposition, il y a de la
méfiance dans les relations de pouvoir entre les juges et les greffiers.
Les juges craignent que les greffiers prennent trop d'importance dans les
juridictions et qu'eux soient privés non pas des pouvoirs de gestion
mais des pouvoirs d'administration. Néanmoins, autant il appartient
notamment au juge d'affecter les magistrats dans les chambres, d'administrer la
juridiction en réglant les flux de contentieux, autant il ne devrait pas
lui appartenir -et c'est même un peu contre nature- de faire de la
gestion budgétaire.
Il faut donc dégager un corps d'administrateurs des juridictions
indépendant des greffes et des magistrats. Ses membres devraient avoir
la culture et la déontologie des gestionnaires des juridictions
d'Amérique du Nord, qui, eux, sont des magistrats, ou des
administrateurs des juridictions supranationales, c'est-à-dire savoir
gérer une juridiction, mais sur les instructions et sous les ordres d'un
magistrat.
M. le Président -
Après tout, monsieur le Premier
président, c'est le cas du secrétaire général dans
une commune : il gère et il exécute, mais sous
l'autorité des élus.
M. Guy Canivet -
Il faut tout de même
reconnaître qu'il existe une grande ambiguïté.
Quand je vais discuter du budget de la Cour de cassation avec le ministre de la
justice et que certains contentieux en cours l'intéressent très
fortement, il y a bien une question d'indépendance qui se pose. Le
ministre de la justice a un intérêt dans des affaires de la Cour
de cassation, et moi, Premier président de cette Cour, j'ai
intérêt à ce que le ministre satisfasse mes demandes
budgétaires.
De plus, comme je le disais tout à l'heure, je suis le responsable des
marchés publics passés par la Cour de cassation. S'il arrivait
qu'un jour un de mes collaborateurs commette une irrégularité
flagrante en matière de marchés publics, je me retrouverais
devant le tribunal correctionnel de Paris : cela créerait une crise
institutionnelle. C'est un vrai problème.
Par ailleurs, si le ministre de la justice, comme c'est déjà
arrivé, veut faire pression sur un magistrat qui ne lui convient pas, il
lui suffit de « tarir » les moyens de gestion de sa
juridiction. Ainsi, si le ministre de la justice n'avait plus confiance en moi,
il pourrait couper tous les crédits de gestion de la Cour de cassation
et je me retrouverais dans une position très inconfortable. Cela n'est
pas un cas d'école, je l'ai vu pratiquer au moins deux fois.
M. le Rapporteur -
En ce qui concerne la justice de
proximité et la sécurité, comment jugez-vous le
fonctionnement de la carte judiciaire ?
M. Guy Canivet -
La réforme de la carte judiciaire
est une nécessité, mais il faut éviter de raisonner
uniquement en termes de juridiction. Il faut réfléchir à
la carte judiciaire d'une manière rationnelle, en étudiant toutes
les possibilités En ce qui concerne la justice de proximité, il
existe en effet des moyens de décliner une présence de la justice
et une centralisation des moyens dans les ressorts. Il est ainsi possible de
délocaliser des greffes et des points d'accès à la justice.
Pour réaliser un maillage de la justice dans l'ensemble des
juridictions, il faut se refonder sur les tribunaux d'instance qui
représentent en effet de forts ancrages, des points avancés de la
justice, dans les circonscriptions. Le mécanisme qui consistait à
rapatrier dans les tribunaux de grande instance, au niveau
départemental, ces juridictions d'instance doit donc être
arrêté. Il faut permettre la tenue d'audiences foraines, installer
des greffes délocalisés, établir des points d'accès
au droit, développer les maisons de justice et du droit mais tout cela
dans un ensemble rationnel. Or, par exemple, je ne suis pas sûr que le
développement des maisons de justice et du droit ait toujours
correspondu à un développement rationnel de la présence
judiciaire dans les ressorts.
Il est donc nécessaire de mener une politique globale d'utilisation de
tous les moyens de présence de la justice dans les ressorts, sans pour
autant aller trop loin en termes de centralisation des moyens. Les juges
d'instance doivent rester dans les tribunaux d'instance si on veut
développer une justice de proximité.
M. le Président -
A condition que les tribunaux d'instance
aient une activité suffisante, sinon il faut trouver d'autres solutions.
M. Guy Canivet -
Absolument. Il y a peut-être une
redistribution à réaliser dans certaines juridictions.
M. le Rapporteur -
Êtes-vous favorables à la fusion du
tribunal de grande instance et du tribunal d'instance dans un tribunal de
première instance ?
M. Guy Canivet -
Je suis davantage favorable au maintien
des tribunaux d'instance. Si l'on veut faire du juge d'instance l'animateur
d'une équipe, il doit vraiment avoir une présence locale et
être l'image de la justice dans le ressort. Comment pourrait-il occuper
le terrain, connaître les gens et assurer ce rôle de
représentation, s'il doit se déplacer une fois par semaine au
tribunal d'instance pour y tenir des audiences ? Si l'on veut vraiment
qu'il recrute des conciliateurs, des médiateurs, qu'il anime des
équipes, il faut qu'il travaille sur place.
M. le Rapporteur -
Estimez-vous, à la lumière de
l'expérience, que la loi renforçant la protection de la
présomption d'innocence et les droits des victimes aboutit maintenant
à un équilibre satisfaisant entre le juge des libertés et
de la détention, le juge d'instruction et le parquet ?
M. Guy Canivet -
A mon avis, cette loi n'est qu'une
étape.
Il faudra en effet aller plus loin dans une réorientation de la justice
pénale, entre un parquet qui poursuit et qui administre la preuve des
infractions et un juge qui juge. Il faudra faire évoluer le juge
d'instruction pour qu'il devienne, comme dans tous les grands systèmes
judiciaires, celui qui décide de la mise en examen, c'est-à-dire
de la formalisation d'une accusation, qui s'assure de la
régularité de l'enquête et qui, par la suite, renvoie le
justiciable devant la juridiction de jugement.
Si le juge d'instruction doit être maintenu, il faudra alors le
dégager de tout pouvoir d'investigation directe, d'administration de la
preuve directe. Cela ne répond plus à la conception actuelle du
juge en termes de neutralité.
M. le Rapporteur -
Le pouvoir d'investigation doit-il alors
être transféré au parquet ?
M. Guy Canivet -
Si l'on veut professionnaliser le
parquet et le renvoyer à ses responsabilités, il faut lui donner
clairement la charge de la preuve, sous le contrôle d'un juge pour tout
ce qui relève de l'intrusion dans les grandes libertés.
Il n'y aura alors aucun danger à redonner au juge d'instruction la
responsabilité de la détention puisqu'il sera neutre du point de
vue de l'administration de la preuve.
M. le Président -
Monsieur le Premier président, je
vous remercie.
Audition de M. Jean-François BURGELIN,
procureur
général près la Cour de cassation
(18 juin
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Monsieur le procureur
général, nous sommes heureux de vous accueillir dans le cadre de
cette mission d'information de la commission des Lois sur l'évolution
des métiers de la justice.
Nous nous intéressons à la situation des magistrats, à la
spécialisation des juridictions. Actuellement un débat important
se fait jour : faut-il impliquer les juges dans la société
civile, les consulter sur les politiques publiques ? Dans l'affirmative,
à quel niveau ? Il s'agit ensuite de leurs collaborateurs,
notamment les greffiers qui s'interrogent sur leur positionnement dans les
juridictions. Il s'agit d'ailleurs également du problème plus
général de l'administration de la justice.
Il y a donc toute une série de questions qui méritent que nous
recueillions le sentiment des plus hautes instances judiciaires. Nous vous
sommes donc reconnaissants d'être venu ce matin. Je vous propose de
commencer par une présentation du parquet général
près la Cour de cassation. Puis nous vous interrogerons pour
connaître votre sentiment sur d'autres sujets, même si vous avez
déjà eu l'occasion de le faire connaître.
Vous avez la parole, Monsieur le procureur général.
M. Jean-François Burgelin -
Le parquet général
près la Cour de cassation est composé d'un procureur
général, assisté de trois magistrats qui assurent son
secrétariat général, d'un premier avocat
général et de vingt-deux avocats généraux.
C'est donc une petite entité qui peut bénéficier, en
outre, du concours de deux avocats généraux en service
extraordinaire. Ces personnes, qui ne sont pas des magistrats, sont
affectées pour cinq ans dans le corps judiciaire, à la Cour de
cassation plus particulièrement, soit comme conseillers, soit comme
avocats généraux. Actuellement, le parquet général
dispose de deux postes d'avocats généraux en service
extraordinaire. Un seul est pourvu par un professeur de droit ; je
souhaite que l'autre le soit rapidement : il y a d'ailleurs des candidats,
précisément parmi les enseignants en droit.
Le secrétariat du parquet général est dirigé par un
greffier en chef et compte deux autres greffiers en chef, vingt fonctionnaires
ainsi que deux vacataires. Par ailleurs, trois assistants de justice sont mis
à sa disposition. Des agents de justice sont également
affectés à la Cour de cassation et rendent des services communs
au siège et au parquet.
Les relations entre les magistrats du parquet général et les
avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ont toujours
été bonnes. En effet, il rentrait dans la mission
spécifique des avocats généraux d'être un peu
l'interface, le
go-between
entre le siège d'une part et les
avocats d'autre part. C'est aux avocats généraux que les avocats
à la Cour de cassation pouvaient ainsi facilement s'adresser pour avoir
leur sentiment sur le devenir de telle ou telle affaire, pour leur demander
leur avis sur l'opportunité de plaider telle affaire, de renvoyer telle
autre pour approfondissement. Bref, c'était une mission d'interface qui
était toute naturelle pour des avocats généraux, mais qui
ne pouvait pas être remplie par des magistrats du siège, tenus
à une réserve, à une distance à laquelle ne sont
pas liés les avocats généraux.
La situation de crise actuelle au parquet général est née
de l'interprétation qui a été donnée par le premier
président et les présidents de chambre de la Cour de cassation
d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme
-l'arrêt Reinhardt et Slimane Kaïd de 1998- condamnant la France
pour des dispositions violation de la convention de la convention sur le
procès équitable. C'est ainsi qu'a été
unilatéralement remise en cause la pratique, bicentenaire, selon
laquelle, compte tenu de la disparité, en terme d'effectifs, entre les
magistrats du parquet général et ceux du siège -on
dénombre en effet un magistrat général pour six magistrats
du siège- et de l'obligation légale faite aux avocats
généraux de conclure dans toutes les affaires, ceux-ci prenaient
leurs conclusions après avoir reçu communication du rapport, de
la note et du projet d'arrêt élaborés par le
conseiller-rapporteur.
Du fait des décisions qui ont été unilatéralement
prises par le siège de la Cour, les avocats généraux qui
ne bénéficient plus de la possibilité de conclure dans
toutes les affaires, compte tenu de leur faible nombre. Sous couvert de
respecter la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales, les avocats généraux sont
donc mis dans l'impossibilité de respecter la loi. Cette Convention est
en train, petit à petit, de « mordre » sur la loi
nationale par juge interposé : celui-ci peut désormais, d'un
trait de plume, écarter la loi nationale au profit de cette norme
supérieure.
L'affaiblissement du parquet général a également
été favorisé par le ministère de la justice,
lequel, depuis plusieurs années et surtout très récemment,
a accru de façon très importante le nombre de postes
budgétaires au siège, sans aucune création
corrélative de postes au parquet général. J'ai fait le
calcul : trente-deux postes de magistrat du siège à la Cour
de cassation ont été créés depuis huit ans, mais
aucun au parquet général
Dans ces conditions, on ne peut pas éviter de se demander si ce ne sont
pas les conclusions prises ces dernières années par les membres
du parquet général et non suivies, dans bien des cas, par le
siège de la Cour, qui ont porté certains esprits à
souhaiter la disparition pure et simple du parquet.
Cette situation a évidemment détérioré
l'atmosphère entre le siège et le parquet général
de notre Cour liée à un cloisonnement entre chacune des
fonctions, et cela à l'encontre de l'intérêt du justiciable
et d'une bonne administration de la justice.
Les conseillers ne communiquent plus avec les avocats généraux,
et les avocats aux conseils ne retrouvent plus, bien sûr, avec ceux qui
étaient autrefois leurs interlocuteurs naturels, l'intérêt
d'un dialogue devenu sans contenu faute d'informations suffisantes. Se pose
désormais avec acuité le grave problème de l'adaptation
à leurs nouvelles fonctions des magistrats nommés au parquet
général de la Cour de Cassation, dès lors qu'ils sont
isolés et coupés des réflexions du siège. Comment
vont-ils être formés ? J'avoue être dans
l'incapacité de vous le dire.
S'agissant des relations entre les magistrats et les auxiliaires de justice,
l'application, ou plutôt l'interprétation, de la Convention par la
Cour de Strasbourg a eu pour conséquence la fermeture et non
l'ouverture. Seul le retour aux pratiques antérieures ou encore la
communication du rapport, de la note et du projet d'arrêt à toutes
les parties, y compris aux avocats aux conseils, permettrait de renouer le
dialogue. D'ailleurs, si l'on suit avec attention les arrêts de la Cour
de Strasbourg, on voit que celle-ci pousse non pas à la fermeture mais
à l'ouverture. Cela suppose des réformes de procédure ou
de statut. M. Badinter a bien voulu essayer de comprendre le problème du
siège. Il a élaboré un certain nombre de propositions qui
ont été communiquées au ministère de la justice. Je
souhaite qu'elles aboutissent à des textes de nature tant
législative, s'agissant de la procédure pénale, que
réglementaire en ce qui concerne la procédure civile. J'ai
notamment appelé de mes voeux l'instauration de la représentation
obligatoire des parties par des avocats aux conseils, maintes fois
demandée par les chefs de la Cour de cassation, mais sans succès.
L'accroissement des effectifs du parquet général serait
également à même de permettre à celui-ci de mieux
remplir sa tâche. Il est en tout cas urgent de combler le retard pris. La
création de magistrats du premier grade au parquet
général, à l'instar des conseillers
référendaires, pourrait être une solution.
S'agissant des personnels du greffe, le parquet général, bien que
bénéficiant d'un secrétariat autonome, ne peut
gérer ses effectifs comme il l'entend, dans la mesure où son
autonomie n'est qu'interne ; des affectations sont décidées
par le greffier en chef de la Cour, lequel dépend du premier
président. Il conviendrait qu'une autonomie totale soit
décidée.
D'une manière générale, les fonctionnaires de justice,
dont le rôle est fondamental dans la juridiction, sont insuffisamment
rémunérés. Au surplus, la promotion au choix des
fonctionnaires de qualité est beaucoup trop restreinte par rapport
à la voie du concours. La mise en place d'une indemnité
supplémentaire dite « de rendement » serait de
nature à accroître l'efficacité de ces personnels.
La création de postes d'assistant de justice est une excellente chose.
Les avocats généraux sont très satisfaits du concours
qu'ils peuvent leur apporter ; en effet sont recrutés dans ces
fonctions des étudiants en droit de haut niveau. Leur nombre et leur
rémunération restent cependant insuffisants. Il serait ainsi
possible de décharger les magistrats de tâches de recherche et de
les aider dans la préparation de dossiers simples. Un assistant de
justice pour un avocat général serait la bonne proportion.
Pour tenter de mieux faire comprendre au Gouvernement et aux instances
européennes l'intérêt de l'intervention du parquet
général, il m'est apparu souhaitable de tenter d'obtenir,
à l'instar du parquet général de la Cour des comptes, que
soit délivrée par un organisme agréé une
certification « qualité » de mon parquet
général. La réussite de cette démarche permettrait
de conforter le rôle du parquet général dans l'exercice
d'une bonne justice.
L'exposé que je viens de vous faire n'est pas nouveau. J'ai tenu ce
même discours publiquement à plusieurs reprises, notamment
à l'occasion de la rentrée de la Cour de cassation le 11 janvier
dernier, en présence du président de la République et de
Madame la garde des Sceaux en fonctions à l'époque. Il traduit
l'inquiétude relative au devenir de l'institution dont j'ai actuellement
la responsabilité.
M. le Président -
Monsieur le procureur général,
nous sommes très attentifs à la situation du parquet
général. Celui de la Cour de cassation n'est pas ordinaire ;
il n'a pas du tout le même rôle qu'un parquet général
près une cour d'appel. Il n'a pas d'action publique. Certes, son
rôle est indispensable, mais il convient de revoir son organisation. La
solution consiste peut-être à fournir tout à toutes les
parties, ce que vous liez à la représentation obligatoire.
M. Jean-François Burgelin -
Absolument.
M. le Président -
D'ailleurs, l'absence d'obligation de
représentation est une difficulté pour la Cour de cassation, que
ce soit à la chambre sociale ou criminelle. Ce problème devrait
être résolu par le biais de l'aide juridictionnelle. Les questions
d'organisation et d'efficacité préoccupent notre mission
d'information.
Monsieur le procureur général, vous avez évoqué la
dépendance en ce qui concerne l'affectation des fonctionnaires. Il
s'agit d'une spécificité car, notamment dans les cours d'appel,
le premier président et le procureur général sont
cogestionnaires.
M. Jean-François Burgelin. -
Lors des décennies
antérieures, dans le cursus des magistrats responsables de la Cour de
cassation, les premiers présidents étaient traditionnellement
recrutés parmi les procureurs généraux. Tel fut le cas de
nombre de mes prédécesseurs. Quittant leurs fonctions de
procureur général pour devenir premier président, ceux-ci
avaient tendance à « emporter » avec eux les
responsabilités qui leur étaient propres. C'est ainsi que le
centre de documentation de la Cour de cassation, qui ressortissait à
l'autorité du procureur général, dépend maintenant
de la première présidence. Il en est de même du budget de
la Cour de cassation. Ainsi, historiquement s'explique un affaiblissement de
l'autorité administrative du procureur général au profit
de la première présidence. La dyarchie est
déséquilibrée au sein de la Cour de cassation. Il est
évident que le processus actuel va dans le même sens et s'inscrit
dans la ligne directrice tendant à la disparition d'un parquet
général au profit de la seule autorité du siège.
L'Europe favorise cela. Seules quelques cours suprêmes influencées
par les codes napoléoniens connaissent l'existence du parquet
général. Les pays soumis à la
common law
ignorent
totalement l'existence de cette dyarchie au sein de leur cour suprême.
Par ailleurs, lorsque l'on parle de procureur général devant un
magistrat issu des anciens pays situées au-delà du rideau de fer
surgissent immédiatement l'oeil de Moscou et la voix du parti. On ne
peut pas comprendre la jurisprudence de la Cour de Strasbourg si l'on ne sait
pas qu'en son sein les juges provenant des pays susmentionnés occupent
une place prépondérante.
Parallèlement, tous ces pays ne comprennent absolument pas notre
système issu des réformes napoléoniennes. On peut leur
expliquer ce que l'on veut à propos de l'indépendance de l'avocat
général, du fait qu'il est non pas le représentant du
Gouvernement mais l'avocat de la loi, il n'en reste pas moins que les
expressions « avocat général »,
« procureur général »,
« parquet » ont une connotation défavorable dans une
grande partie des pays membres du Conseil de l'Europe.
M. Christian Cointat, rapporteur -
Bien que la Cour de justice des
communautés européennes ait un modèle analogue puisqu'elle
compte des avocats généraux.
M. Jean-François Burgelin -
Ce sont des avocats
généraux
sui generis
qui sont affectés
auprès de la Cour de Luxembourg sans pour autant qu'il y ait un parquet
général. Quant à la Cour de Strasbourg, il n'y a pas de
parquet du tout.
En raison d'un ensemble de facteurs tant historiques qu'européens, on ne
peut pas ne pas s'interroger sur le devenir du parquet général
près la Cour de cassation qui ressortit à une tradition
spécifiquement française napoléonienne. Est-il
destiné à survivre ou à disparaître ? Telle est
la question existentielle que j'ai très clairement exposée au
ministre chargé de la justice lorsqu'il a bien voulu me recevoir. Je lui
ai expliqué qu'il revenait à l'Etat de déterminer s'il
entend que le parquet général subsiste avec toutes ses
prérogatives, sa tradition, son indépendance. Si tel est le cas,
il faut lui donner les moyens de remplir sa fonction. Or, à l'heure
actuelle, je ne suis pas dans une telle situation.
C'est à l'Etat de se prononcer et je souhaite qu'une réponse soit
apportée rapidement car je ne peux pas vous cacher la difficulté
à laquelle je dois faire face afin de maintenir un moral serein au sein
de mon parquet général.
M. le Président -
Monsieur le procureur général,
vous avez évoqué l'intérêt porté aux
assistants de justice. Trois d'entre eux, me semble-t-il, sont mis à
votre disposition.
M. Jean-François Burgelin -
Oui, il s'agit de trois doctorants
d'extrême qualité, destinés, à l'évidence,
à passer le concours de la magistrature. Leur aide est très
précieuse aux avocats généraux. Mais leur faible nombre
limite l'intérêt de la mesure. Si cette initiative pouvait
être pérennisée et généralisée et si
ces étudiants pouvaient bénéficier notamment d'un statut
budgétaire un peu plus convenable, cette disposition me semblerait
très heureuse.
M. le Président -
Cependant, vous n'envisagez pas la
création d'un corps d'assistants de justice ?
M. Jean-François Burgelin -
C'est une très vieille
idée, calquée sur les assistants qui sont affectés
auprès des hauts magistrats des pays germaniques, notamment, comme
auprès des juges de la Cour de Luxembourg et des avocats
généraux. Chacun d'entre eux dispose du concours de trois ou
quatre référendaires, qui sont des magistrats ou des
fonctionnaires de très haut niveau. Leur travail permet aux juges ou aux
avocats généraux de rendre des conclusions de très grande
qualité.
En France, cette expérience avait été tentée
à la Cour de cassation voilà une quarantaine d'années avec
l'instauration des conseillers référendaires. Mais en raison de
l'évolution de la situation et du nombre important de dossiers, assez
rapidement, les référendaires sont devenus de fait des
conseillers à part entière. D'ailleurs, maintenant les
conseillers référendaires revendiquent l'obtention d'un statut
analogue à celui des autres conseillers. La mesure a donc
été dévoyée.
Quoi qu'il en soit, je dois reconnaître que ces conseillers sont
remarquables. Ils sont très bien choisis et ils constituent le fer de
lance de la Cour de cassation.
Cependant, dès que l'on met en place des corps constitués de
personnels qui ne sont pas tout à fait des magistrats sans être
cependant des greffiers, j'ai constaté qu'apparaît souvent un
sentiment de malaise. Ces personnes se considèrent comme des
intermédiaires alors qu'elles ne rêvent que de devenir magistrat.
Pour moi, instaurer un tel corps revient à créer un corps de
frustrés.
M. le Président -
Un certain nombre de ces jeunes
« assistants de justice » se destinent donc à une
carrière de magistrat. Sans doute se disent-ils parfois que leur
expérience n'est pas valorisée.
M. Jean-François Burgelin -
Je ne suis pas tout à fait de
cet avis. J'estime que pour ceux qui se destinent à la magistrature,
fréquenter le monde judiciaire, être auprès des magistrats,
connaître le déroulement d'un jugement, assister à un
réquisitoire, savoir de quoi est constitué un dossier
représente une aide précieuse. En effet, par hypothèse,
les candidats au concours de l'Ecole nationale de la magistrature ne
connaissent pas le monde judiciaire ; ils n'ont jamais vu de juge. Lors de
l'oral, ils comparaissent devant un aréopage composé
majoritairement de magistrats. Ils ne connaissent ni leur façon de
penser, ni leur psychologie. De ce fait, ils se trouvent en état
d'infériorité par rapport à ceux qui savent comment
raisonne un juge, quel est son mode d'approche des dossiers. C'est une aide
psychologique considérable pour un candidat à la magistrature que
d'avoir connaissance de ce monde judiciaire spécial. A cet égard,
lors des épreuves du concours, notamment lors de l'oral, les assistants
de justice bénéficient de meilleures conditions que ceux qui
n'ont que des connaissances livresques, académiques de ce monde.
M. le Rapporteur -
Que devrait-on faire pour ceux qui ne remplissent
plus les conditions requises pour passer le concours, notamment en raison de la
limite d'âge ? Ils se sentent un peu frustrés d'avoir pu
acquérir des connaissances extrêmement intéressantes et
d'avoir pu apporter quelque chose au magistrat qu'ils assistaient sans pouvoir
en tirer un avantage pour une carrière collective.
M. Jean-François Burgelin -
Quand on a créé le
Centre d'études judiciaires, qui est devenu l'Ecole nationale de la
magistrature, on a pensé que l'ensemble des magistrats devait être
recruté par l'intermédiaire de cette école et qu'il
était souhaitable qu'à l'instar de l'Ecole nationale de
l'administration, ils soient jeunes. De ce fait, une limite d'âge a
été fixée à vingt-sept ans ; elle est toujours
en vigueur actuellement. Depuis plus de quarante ans, les multiples
réformes ont conduit à la création des deuxième et
troisième concours, des concours supplémentaires. Les
recrutements latéraux divers pour accéder aux fonctions de
magistrat du premier ou du deuxième grande se sont
développés. Les sources de recrutement sont totalement
éclatées et seuls les grands spécialistes arrivent
à s'y retrouver.
Pour ma part, j'estime que cette multiplicité de conditions est
néfaste à la clarté. Je considère également
qu'il serait tout à fait souhaitable de faire disparaître la
limite d'âge précitée et de reconnaître tout
simplement que quiconque d'âge raisonnable et ayant les diplômes
voulus peut présenter le concours de la magistrature. D'ailleurs, les
mères de famille de trois enfants peuvent déjà, quel que
soit leur âge, accéder à ce concours.
M. le Président -
En général, dans le corps de la
fonction publique, l'âge limite est fixée à quarante ans
afin de permettre aux fonctionnaires de pouvoir effectuer une carrière
d'une durée minimale dans ladite fonction.
M. Jean-François Burgelin -
Entre vingt-sept ans, âge
limite pour le concours et trente-cinq ans, âge minimal requis pour
postuler aux concours exceptionnels, nombre de jeunes gens, qui peuvent
être d'excellente qualité, se trouvent dans un «
no
man's land
» totalement injustifiable.
M. le Rapporteur -
Monsieur le procureur général, vous
avez évoqué la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme qui commence à avoir une influence non
négligeable et dont les décisions s'imposent à l'ensemble
des Etats membres du Conseil de l'Europe. Relevons également la
jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes
et du tribunal de première instance. Comment envisagez-vous
l'évolution de la jurisprudence française afin qu'elle puisse
s'adapter à celle de la Cour de Luxembourg qui n'est pas conforme
à nos traditions latines ?
M. Jean-François Burgelin -
Il s'agit de la question la plus
difficile et la plus importante que devra résoudre la justice
française.
En ce qui concerne la Cour de justice des communautés
européennes, ses décisions s'intègrent harmonieusement
dans le
corpus juris
français.
En revanche, tel n'est pas le cas de l'interprétation de la Convention
européenne des droits de l'homme retenue par la Cour de Strasbourg.
Je vous rappelle que la Cour de Luxembourg est composée exclusivement de
juges originaires de l'Union européenne ou de pays ayant des cultures
analogues alors que la Cour de Strasbourg est constituée par
quarante-trois juges, chacun d'entre eux représentant l'un des
quarante-trois pays membres du Conseil de l'Europe. Sur le plan culturel, cette
dernière juridiction est totalement éclatée.
La Convention européenne des droits de l'homme a été
signée en 1950, au lendemain de la guerre. L'objectif des auteurs de ce
texte était de ne plus jamais connaître les conséquences du
nazisme et du communisme qui se sont fait jour au cours des années
trente, quarante.
Dans un premier temps, la France n'a pas ratifié cette convention si
bien que la Cour de Strasbourg a fonctionné sans elle pendant des
années. Puis la ratification française a eu lieu en 1974, le
recours individuel ayant été introduit en 1981.
Au cours des années quatre-vingt-dix, la jurisprudence de la Cour de
Strasbourg aidant, les avocats se sont rendu compte qu'ils disposaient d'un
moyen extraordinaire pour faire sauter toute une série de verrous de
nature procédurale ou touchant au fond du droit, propres à notre
législation. Ainsi, ladite Cour s'est prononcée successivement
sur la procédure par défaut, la contumace, le statut des enfants
naturels en matière de succession, par exemple ; elle a
considéré que toute une série de dispositions
législatives françaises n'était pas conforme à la
Convention européenne. Les juges français se sont aperçu
qu'ils détenaient un levier de pouvoir extraordinaire car du fait tant
de l'interprétation par la Cour de Strasbourg des dispositions
législatives françaises que de l'application directe de la
Convention que doivent faire les magistrats en vertu de l'article 55 de la
Constitution, ils peuvent en quelque sorte s'ériger en
législateur : ils peuvent maintenant écarter des
dispositions nationales au profit de concepts européens.
Pour répondre à votre question, je dirai que c'est à
l'Etat français que revient la mission de conserver au pouvoir
législatif toute sa signification. Si l'on ne veut pas que
l'autorité judiciaire s'érige en pouvoir législatif, il
faut que l'Etat prenne en compte l'existence de cette jurisprudence
strasbourgeoise et qu'il fasse le « balayage » complet de
l'ensemble de notre législation de telle manière qu'elle ne soit
pas en contradiction avec la convention telle que l'interprète la Cour
de Strasbourg. C'est une oeuvre considérable, je ne vous le cache pas.
Mais si l'Etat ne fait pas ce travail, il laissera au juge la
possibilité de s'ériger en législateur.
M. le Président
- Tout à fait !
M. Jean-François Burgelin -
Or c'est une perversion de nos
institutions que de donner au juge un tel pouvoir. Je voudrais vous faire part
de mes préoccupations en tant qu'avocat de la loi. Quand je prends la
parole devant les juges, je me demande très souvent -peut-être ne
le devrais-je pas ?- de quelle loi dois-je être l'avocat ?
Est-ce le texte tel que l'a voté le Parlement et qui figure dans le code
de procédure pénale ou s'agit-il des grands principes qu'a
dégagés la Cour de Strasbourg et qui sont souvent contraires aux
dispositions nationales ? Mon obligation statutaire, légale,
fondamentale d'avocat de la loi est en train de se dissoudre sous mes yeux
parce que je ne sais plus quelle est la loi dont je dois être l'avocat.
Telle est ma difficulté existentielle, celle que ressentent
également les avocats généraux à la Cour de
cassation. Ils sont de loyaux serviteurs de la loi mais, de plus en plus
souvent, ils ne savent plus de quelle loi ils doivent être les
serviteurs.
M. le Rapporteur -
Ma dernière question concerne la justice de
proximité. Puisque vous êtes au sommet de la pyramide, vous la
voyez d'en haut même si vous en êtes un peu éloigné.
Comment la concevez-vous ? Que pensez-vous des efforts accomplis et de
l'évolution en faveur d'une plus grande justice de
proximité ? Pouvez-vous nous exposer rapidement votre vision -vous
qui appréhendez ces problèmes avec sérénité-
du rôle du parquet dans la politique de la ville et de la justice de
proximité, laquelle pourrait être exercée par un juge de
paix ?
M. Jean-François Burgelin -
Ma sérénité est
totale compte tenu de mon âge et de l'expérience que j'ai pu
acquérir. J'ai commencé ma carrière sous le
général de Gaulle, je vais la terminer sous Jacques Chirac en
ayant connu tous les régimes intermédiaires.
S'agissant du parquet, j'ai une idée qui n'est partagée que par
une minorité. Compte tenu des événements de la
dernière décennie, il ne me paraît pas possible qu'un
membre du Gouvernement soit le chef du parquet. Il est nécessaire que
soit créé -à l'instar d'autres pays européens- un
responsable national de l'action publique qui ne serait pas un membre du
Gouvernement. Ce responsable pourrait être un procureur
général de l'Etat. Il serait non pas une autorité
gouvernementale mais une autorité étatique.
En ce qui concerne l'action de la justice de proximité, tous les efforts
qui ont été faits ces dernières années vont dans la
bonne direction. Il reste néanmoins à faire un effort
supplémentaire qui me paraît absolument nécessaire,
même s'il peut sembler réactionnaire. Il s'agit de rétablir
ce que l'on appelait autrefois « les juges de paix ». Il
est indispensable que la justice de proximité -qui est absolument
nécessaire- soit rendue non par des jeunes gens sortant de l'Ecole
nationale de la magistrature, mais par des gens d'expérience qui ne
seraient pas intégrés dans la magistrature et qui ne
souffriraient pas de frustration dans la mesure où ils n'auraient pas de
carrière à faire. Ce corps pourrait être recruté
chez les personnes de cinquante, soixante ans qui sont disponibles aujourd'hui,
pour un grand nombre d'entre elles, du fait de la crise de l'emploi en France.
Il y a là une mine extraordinaire de personnes qui seraient prêtes
à assumer des missions de justice de proximité. Il faut
simplement le vouloir et imposer au corps judiciaire -qui sera peut-être
réticent- la création de ce corps d'hommes et de femmes
d'expérience, qui accepteraient de consacrer les dernières
années de leur activité professionnelle à exercer cette
justice de proximité au sein d'une maison de justice,
éventuellement au palais de justice ou dans des locaux judiciaires
libres. Cela n'exclurait d'ailleurs pas l'existence des juges d'instance.
M. le Président -
Ni un contrôle !
M. Jean-François Burgelin -
Les juges d'instance devraient
subsister, ne serait-ce que pour contrôler, sur le plan juridique, les
décisions que prendraient ces juges de paix. Ces derniers constituent,
à mon sens, la cheville ouvrière de ce que doit être la
justice de proximité de demain.
M. le Président.
Monsieur le procureur général,
nous vous remercions de vos propos.
Audition de Me Armand ROTH, vice-président,
et de Me
Catherine VARVENNE-LITAIZE,
secrétaire du Bureau chargée
de la formation,
du Conseil supérieur du notariat
(18 juin
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président
- Nous accueillons à
présent Maître Armand Roth, vice-président et Maître
Catherine Varvenne-Litaize, membre du bureau du Conseil supérieur du
notariat.
La commission des lois du Sénat a décidé de créer
une mission d'information sur l'évolution des métiers de la
justice. Bien entendu, cette mission concerne tous les métiers de la
justice.
Aussi avons-nous souhaité entendre les notaires pour connaître
leur sentiment sur l'évolution de leur profession et, d'une
manière générale, sur les relations qu'ils entretiennent
avec leurs interlocuteurs habituels - je pense par exemple aux magistrats du
siège qui sont en relation avec les notaires pour un certain nombre de
décisions relevant du droit de la famille et des successions. Il
convient de se référer à la loi de 1990 portant
réforme de certaines professions judiciaires et juridiques qui touche,
même si c'est de façon marginale, la profession de notaire. Il
convient également d'évoquer les interprofessions. J'aimerais
connaître votre sentiment sur ces différents points.
En outre, je m'intéresse à la question des notaires
salariés, ayant été l'auteur d'un amendement en cette
matière. Combien sont-ils aujourd'hui ? Le système
fonctionne-t-il correctement ?
Lors de nos déplacement en province, nous avons rencontré les
présidents des chambres de notaires de Bordeaux et de Dijon. Il nous
paraissait important de rencontrer sur place les auxiliaires de justice et de
voir comment ils vivaient l'évolution de la justice et de leur
profession.
Vous avez la parole, maître Roth.
Me Armand Roth
- Monsieur le président, permettez-moi
tout d'abord de remercier la mission d'information sur les métiers de la
justice de nous inviter à cette audition. On pourrait tout d'abord
penser que les notaires ne sont pas directement concernés par les
métiers de la justice mais vous venez de démontrer le contraire.
Je souhaite apporter quelques précisions complémentaires. Je vous
présente donc Mme Catherine Varvenne-Litaize, qui est notaire
à Gérardmer qui est secrétaire du bureau du Conseil
supérieur du notariat. Elle est chargée, entre autres, de la
formation continue et initiale des notaires et des collaborateurs de notaires.
Notre profession consacre 21 millions d'euros par an -tous enseignements
confondus - à la formation des notaires et de leurs collaborateurs, ce
qui est un chiffre assez considérable. Par ailleurs, nous nous
préoccupons d'une éventuelle réforme des grades et titres
universitaires, qui va probablement nous conduire à modifier nos propres
règles.
Nous sommes, nous notaires, très attachés à la distinction
entre ce que l'on appelle communément « le
juridique » et le « judiciaire ». Si les
auxiliaires de justice trouvent toute leur place dans le monde de la justice,
il convient de maintenir à côté d'eux un monde du
juridique. Les notaires reçoivent 15 millions de clients et
établissent chaque année 4, 5 millions de contrats. Ces contrats
ne sont pas contestés, ou très faiblement, c'est-à-dire de
l'ordre de 1 pour 10.000, ce qui est insignifiant.
Cette organisation juridique nous semble bonne et mérite d'être
maintenue. Je le dis d'autant plus volontiers que nos amis avocats - nous avons
en effet de très bonnes relations avec les avocats, notamment avec le
bâtonnier de Paris - expriment quelquefois le voeu que soit
créée en France une profession juridique unique semblable
à celle que l'on trouve aux Etats-Unis - les
lawyers
- ou en
Grande-Bretagne - les
solicitors
. Nous n'y sommes évidemment pas
favorables. Nous considérons au contraire que cette distinction du
juridique et du judiciaire mérite d'être maintenue. Elle permet
d'éviter un grand nombre de conflits.
J'en viens à la question de l'
« interprofessionnalité ».
Une réforme vient d'être votée à la suite d'un
amendement de M. Marini sur la loi MURCEF. Ont été
créées les sociétés de participation
financière, ou holdings. Nous souhaitons beaucoup que ces
sociétés de participation financière soient
réservées aux différentes professions, c'est-à-dire
qu'elles ne soient pas l'occasion d'une interprofessionnalité. Il nous
semble utile d'organiser les professions en recourant à ces
sociétés qui chapeautent les autres sociétés. Mais
en tout cas, en ce qui concerne le notariat, il ne nous paraît pas
opportun de mélanger à cette occasion toutes les professions.
C'est un problème d'éthique, de déontologie et surtout
d'indépendance. Les notaires sont des officiers publics. Il n'est pas
naturel que le capital de leur société soit détenu par
d'autres professions, au demeurant parfaitement honorables, comme les
huissiers, les avocats ou d'autres encore Nous souhaitons donc que le
décret d'application réserve les sociétés de
participation financière aux professionnels qui exercent dans les
sociétés d'exercice.
Nous sommes très satisfaits - c'est la deuxième réponse
à la question que vous me posiez - de l'instauration du notaire
salarié. Il a été intelligent d'inclure dans le notariat
un homme qui a les mêmes diplômes, qui est un notaire de plein
exercice, qui détient le sceau de l'Etat mais qui n'a pas les moyens ou
la volonté d'investir des fonds suffisamment importants dans le capital
d'une société civile ou dans un office de notaire. Par ce biais,
nous avons permis l'accès à la profession d'un bon nombre de
personnes qu'un investissement lourd pouvait rebuter.
M. le Président
- Combien y a-t-il de notaires
salariés ?
Me Catherine Varvenne-Litaize
- Il y en a 188.
Me Armand Roth
- Sur 8.000 notaires, ce n'est pas énorme.
Mais ce mouvement prend de l'ampleur. C'est souvent le moyen d'accéder
à la profession. J'ai moi-même engagé un notaire
salarié parce qu'il n'avait pas la possibilité d'être
notaire associé. Grâce à ce biais, il va pouvoir le
devenir. Mais il est déjà très satisfait car il exerce la
profession dans sa plénitude. Simplement, il n'est pas dans le capital,
n'est pas titulaire d'un office, et n'a pas de ce fait la responsabilité
d'un chef d'entreprise.
Quant aux relations que nous entretenons avec le monde judiciaire,
pardonnez-moi de « mettre les pieds dans le plat ».
M. Christian Cointat, rapporteur
- C'est ce qui nous
intéresse tout particulièrement !
(Sourires.)
M. le Président
- On est là pour ça !
Me Armand Roth
- J'ai l'impression que nos concitoyens ont à
l'égard de la justice un sentiment d'inquiétude, voire de
suspicion pour deux raisons : sa lenteur et son caractère
aléatoire.
La lenteur de la justice est habituelle, et même historique. En revanche,
nous sommes davantage choqués par son caractère aléatoire.
Lorsque nous apprenons - comme c'est le cas dans certaines cours - que les
délibérés sont rendus un an et demi après, c'est
une forme de déni de justice. Nos clients ont le sentiment de prendre un
risque - même lorsqu'ils sont sûrs de leurs droits - en s'adressant
à la justice.
Vous me direz que ce n'est pas à moi, notaire, de juger la justice. Vous
aurez sûrement raison. Pourtant, le nombre de jugements qui sont
infirmés par les cours et le nombre d'arrêts qui sont
cassés par la Cour de cassation pourrait démontrer que
l'aléa est une réalité. C'est peut-être la raison
pour laquelle nos clients tentent le plus souvent possible d'éviter le
recours à la justice, ce qui est une bonne chose. C'est peut-être
là que nous pourrions jouer un rôle dans la prévention des
conflits, sans pour autant empiéter dans le domaine des autres
professionnels de la justice. Si on nous le demande, nous sommes
disposés à apporter notre aide. Pour nous, l'essentiel est de
conserver cette distinction du « juridique » et du
«judiciaire ».
M. le Président
- La parole est à maître
Catherine Varvenne-Litaize.
Me Catherine Varvenne-Litaize
- Monsieur le président, si
vous le permettez, je vais essayer de vous éclairer sur la place
particulière des notaires dans les métiers juridiques. Comme le
président Roth vient de vous le dire, le notaire est l'homme du contrat.
J'ajouterai :
1/. qu'il est aussi l'homme du conseil.
Par ce travail de conseil - qui est notre mission première - nous jouons
un rôle absolument primordial en matière de prévention des
conflits. Chaque fois que nous arrivons à mettre d'accord les parties -
nous le faisons souvent préventivement - cela évite d'engorger
les tribunaux. Les clients qui viennent dans nos études en ressortent en
paix. Lorsqu'une affaire ne peut pas être conciliée et que le
client part au tribunal, nous le ressentons comme un échec.
2/. notre deuxième rôle est le règlement amiable des
conflits. C'est l'activité traditionnelle du notaire. Il peut ainsi
arriver à mettre d'accord les héritiers dans une succession ou
à régler des divorces par consentement mutuel. On peut dire que,
si cette forme de divorce a pris un tel essor, c'est souvent grâce au
notaire, qui a permis de trouver un accord sur la liquidation de la
communauté.
Nous réfléchissons actuellement à la
« médiation familiale », qui constitue un
développement de ce que nous avons toujours fait. A plusieurs reprises,
nous avons été en relation avec Mme Monique Sassier. Nous
organisons même des sessions de formation en matière de
médiation familiale qui sont déjà mises sur pied au sein
du notariat. Cependant, je tiens à préciser qu'il faut être
prudent. Par exemple, nous ne sommes pas favorables à la primauté
de l'accord des parties sur la loi ou le jugement. Nous ne souhaitons pas que
la médiation familiale devienne une « sous-justice »
en marge de la règle de droit. Une telle médiation conduirait
à la raison du plus fort ou à la raison du moins pressé.
Nous pratiquons la médiation, mais nous le ferons toujours dans le
respect de la règle de droit. Nous nous formons à la
médiation dans ses aspects psychologiques, ce qui nous aide à
mieux exercer notre rôle. Mais, je le répète, nous ne
voulons pas que la médiation remplace la règle de droit.
3/. Notre troisième rôle est celui d'auxiliaire de justice.
Lorsque, par exemple, nous sommes commis par le tribunal pour procéder
à une liquidation, nous agissons non plus comme conciliateur mais comme
mandataire du tribunal Nous assurons ce rôle le mieux possible, et une
formation importante est dispensée à cet égard.
Pour que notre rôle de prévention des conflits soit meilleur, il
est important que nous participions à l'accès au droit,
c'est-à-dire à l'information des clients sur leurs droits, etc.
Les notaires sont largement représentés dans les commissions
départementales d'accès au droit. Il nous est d'ailleurs facile
de mobiliser nos troupes. En effet, comme toute profession bien
structurée, il suffit d'inciter quelques notaires à y aller pour
que tout le monde se mobilise.
Nous sommes attentifs à réaliser une information collective
très importante des clients. Nous l'avons fait, par exemple, à
propos de la loi du 3 décembre 2001 réformant les droits du
conjoint survivant. Par notre réseau de délégués
à la communication qui couvre le territoire, nous allons organiser des
réunions d'information au niveau de l'arrondissement. Cette mission
d'information est pour nous primordiale.
M. le Président
- Votre revue
Conseil par des
notaires,
qui est diffusée dans les mairies a un succès
considérable. L'exemplaire sur les droits du conjoint survivant, par
exemple, est tout à fait remarquable.
Pour les notaires et leurs collaborateurs, la formation continue est une
exigence. Les notaires ne peuvent pas se permettre d'à-peu-près
quand il faut appliquer une loi. En matière de conseil, les erreurs ne
sont pas tolérées.
Je m'interroge sur les activités non juridictionnelles des magistrats.
Un certains nombres de ces actes ne pourraient-ils pas être
transférés aux notaires, qui sont des officiers publics, sous le
contrôle du parquet ? Lorsque le juge n'intervient que formellement,
par exemple pour apposer une signature, on pourrait envisager de confier un tel
acte à des officiers ministériels.
Me Armand Roth
- On en a quelques exemples. C'est ce que l'on
appelle la « déjudiciarisation ». L'homologation du
contrat de mariage en est un exemple flagrant. Elle pouvait se comprendre
à une époque où on voulait conserver l'immutabilité
des conventions matrimoniales. Aujourd'hui, le système est
incohérent. Deux jeunes gens de 25 ans peuvent signer le contrat de
leur choix, en dépit des recommandations du notaire. En revanche, deux
personnes de 50 ans qui veulent changer de régime matrimonial
doivent obtenir l'accord du juge. Il faudrait remédier à ces
situations.
Un problème bien connu des avocats est celui de la saisie
immobilière. En Alsace-Lorraine, les saisies se font devant notaire.
C'est extrêmement rare, voire inexistant dans le reste de la France. Or
nous constatons que les saisies immobilières pratiquées au
tribunal aboutissent à une adjudication à la moitié de la
valeur. Une réforme de ce système serait salutaire du point de
vue de la moralité du marché.
D'autres contrats mériteraient d'être authentifiés en
raison de leur importance, c'est le cas par exemple de l'acte de caution et de
l'acte de contrat de construction de maison individuelle, qui suscitent de
nombreux conflits car ce ne sont pas des actes notariés. Dans la grande
majorité des cas en effet, c'est l'acte du promoteur qui est pris en
compte.
Et puis, nous avons été vexés de constater que le PACS
avait été affecté aux greffiers. Le PACS, vous le savez,
est établi directement entre les personnes concernées et souvent
de façon assez sommaire. C'est un bout de papier qui est
déposé au greffe comme le prévoit la loi.
Sans doute pour cette raison, les notaires se sont
désintéressés du PACS. Et je constate que bon nombre de
pacsés ne retrouvent plus le papier - puisque personne ne l'a
conservé -papier de surcroît le plus souvent mal
rédigé, ce qui est encore un facteur de troubles, voire, demain
d'actions en justice et, donc, une nouvelle source d'encombrement.
Vous connaissez aussi notre vieille querelle sur les cessions de parts de
sociétés immobilières ou de sociétés
à prépondérance immobilière pour lesquelles il n'y
a pas d'acte authentique, ce qui est une occasion de blanchiment de l'argent.
Nous considérons que la France devrait appliquer la précaution
qui existe dans l'ensemble de l'Europe.
Nous sommes donc prêts à contribuer à la
déjudiciarisation et même à jouer un rôle plus
important dans d'autres domaines pour éviter des conflits qui
viendraient encombrer les tribunaux. Mais quand nous disons cela, nous sommes
immédiatement soupçonnés de pratiquer un corporatisme un
peu sommaire. Très franchement, ce n'est pas avec les actes que je viens
d'énumérer que les notaires veulent gagner leur vie. Le PACS, ce
n'est pas une source de revenus. Simplement, nous sommes en mesure à un
moment précis de donner un conseil, probablement pour rien d'ailleurs,
en tout cas pour pas grand-chose.
Me Catherine Varvenne-Litaize
- Je veux seulement citer un
autre exemple dans cette procédure de déjudiciarisation. Lorsque
nous procédons à des partages successoraux dans lesquels des
mineurs sont intéressés, nous avons bien sûr l'autorisation
du juge des tutelles. Notre acte de partage doit être homologué
par le tribunal. Cela prend généralement plus d'un an et ce, pour
rien au fond puisque ces actes sont toujours homologués sans le moindre
problème. Et pendant cette année, tous les gens qui ont fait le
partage voient leurs biens gelés. Cela donne à nos clients une
image déplorable de la justice. Nous-mêmes, nous n'arrivons pas
à donner une explication. C'est un petit détail certes, mais en y
remédiant, on pourrait améliorer l'image de la justice.
M. le Président
- Chère madame, ce problème
sera réglé avec la proposition de loi que je viens de
déposer sur la réforme du droit des successions. L'homologation
est en effet une survivance du passé. Elle n'a aucun
intérêt puisque personne ne vérifie rien après le
notaire qui s'est assuré que les choses ont été faites
dans les règles.
M. le Rapporteur
- Pourriez-vous nous préciser à
l'occasion de quels contentieux le juge sollicite le plus souvent votre
intervention ?
Me Catherine Varvenne-Litaize
- Nous sommes sollicités en
droit de la famille. Le notaire est commis par le tribunal en cas de litige sur
une succession ou sur un divorce pour établir un état liquidatif
soit de succession, soit de communauté. A cette occasion, le notaire
change de rôle puisqu'il est le mandataire du tribunal et qu'il cesse
d'être le conseil de l'une ou l'autre des parties. Il est
indépendant. Il est chargé de recueillir de part et d'autre les
renseignements au vu desquels il établit un état liquidatif qui
sera soumis à l'homologation du tribunal. Cela, c'est un rôle
traditionnel qui nous est dévolu depuis longtemps.
Notre mission d'auxiliaire de justice se développe actuellement de
façon quelquefois indirecte. C'est ainsi que le nouveau code de
procédure civile prévoit que, pour fixer une prestation
compensatoire, le juge peut demander à tout expert -
généralement à un notaire - d'établir le patrimoine
des parties. Nous sortons là de notre mission traditionnelle pour nous
rapprocher des experts judiciaires.
Si nous sommes bien entendu prêts à assumer cette fonction, encore
faut-il préciser que le texte pose une incertitude en ce sens que nous
ne savons pas comment nous faire rémunérer : est-ce au juge
de fixer préalablement notre rémunération ? Ou bien
nous faut-il la demander aux parties ? Cela paraît un peu bizarre
puisque c'est le juge qui nous a désigné.
Nous sommes prêts à assumer toutes ces tâches d'auxiliaire
de justice mais nous souhaitons qu'elles soient véritablement
encadrées.
M. le Rapporteur
- J'ai une autre question qui concerne votre
rôle pour éviter les conflits grâce au développement
du recours aux clauses compromissoires dans les contrats passés entre
professionnels. Que pensez-vous de cette procédure d'arbitrage ?
Me Armand Roth
- Cette procédure, vous le savez,
était impossible en matière civile. La règle vient
d'être assouplie. Nous y sommes d'autant plus favorables que
c'était une revendication assez ancienne des notaires qui souhaitaient
l'extension de la clause compromissoire aux contrats civils, alors qu'elle
n'était admise que dans les contrats commerciaux. Cela paraît un
bon moyen pour se prémunir contre des conflits ultérieurs.
Je tiens simplement à préciser qu'il ne s'agit pas de
créer une sous-justice, ce qui serait, à mon avis,
périlleux. Je me souviens de l'observation d'un premier président
de cour d'appel selon lequel ce mode alternatif de règlement des
conflits n'est rien d'autre que le moyen de permettre au moins pressé et
au plus fort de toujours l'emporter... comme le disait
Mme Varvenne-Litaize !
Vous comprenez notre préoccupation. Nous sommes prêts à
l'arbitrage mais qu'on ne nous demande pas de dépasser notre rôle,
celui de la conciliation. Au-delà, nous ne voulons pas trancher. Nous ne
voulons pas changer de métier.
M. le Rapporteur
- On a évoqué les lois nouvelles et
les difficultés qu'elles peuvent engendrer. Avez-vous rencontré
des problèmes réels avec l'une ou l'autre d'entres elles ?
Me Armand Roth
- Vous m'obligez à dire des choses
impossibles ! Oui, très franchement !
Vous connaissez mieux que moi le nombre de lois votées. C'est le reflet
de l'évolution de la société. On se souvient de ce que le
doyen Carbonnier a appelé « la révolution tranquille
des années soixante » au cours de laquelle tout le code civil
a été modifié de manière paisible sans susciter la
moindre contestation.
Nul n'a oublié la querelle qui a éclaté en France en 1972
au sujet de l'enfant adultérin. Aujourd'hui, cette notion a
été supprimée sans soulever de protestation. Cela prouve
bien que les moeurs évoluent et que la loi doit naturellement suivre les
évolutions. Elle doit suivre, mais non précéder. Nous nous
plaignons moins de la pléthore que des difficultés
sérieuses que nous rencontrons dans l'application des lois. Ce fut
notamment le cas avec la loi SRU qui ne réglait pas certaines questions.
Nous n'aimons pas non plus la loi qui revient trop souvent sur le bureau du
Parlement. C'est ainsi que la réforme des régimes matrimoniaux de
1965 a été revue en 1985. Vingt ans, pour nous, c'est
court : pendant ces vingt ans, la jurisprudence s'est formée et la
loi a pris sa stabilité. Si au bout de ce laps de temps, sous
prétexte que la jurisprudence a évolué, on remet la loi
sur le tapis, on va créer de nouvelles sources de jurisprudence et
encore encombrer la justice !
Je crois que la loi ancienne n'est pas une loi mauvaise. On se moque du code
civil qui va bientôt avoir deux cents ans. Mais la loi qui a passé
l'épreuve du temps est souvent la meilleure des lois, sauf, encore une
fois, évolution de la société.
Je vous le confirme : les notaires se plaignent fréquemment de lois
mal écrites et hâtivement votées qui nous imposent ensuite
soit de les interpréter, soit d'attendre les jurisprudences. Je vous
avoue pourtant que nous organisons tous les ans un congrès de notaires
avec un thème autour duquel nous souhaitons des modifications
législatives...
M. le Président
- C'est vrai que tout ce qui concerne
le droit de l'urbanisme vous touche au premier chef. Or, nous les élus,
nous savons bien que la loi SRU est totalement inapplicable en raison de sa
complexité et de ses incertitudes.
En revanche, pour les droits du conjoint survivant, nous étions
curieusement très en retard. Cette réforme aurait dû
intervenir en même temps que celle des régimes matrimoniaux. Il
est bizarre d'avoir attendu aussi longtemps pour réactualiser un droit
vieux de deux siècles.
Me Armand Roth
- Notre congrès sur ce thème remonte
à vingt ans. Personne n'était d'accord tant était vive la
crainte de la fameuse veuve - la danseuse ! - tellement plus jeune que son
conjoint ! Sans chercher à vous flatter - car je sais le rôle
que vous avez joué dans l'élaboration de cette loi - le texte est
bien écrit et ne nous cause pas de souci d'application.
Nous avons toutefois une inquiétude. Aux termes de la loi, le testament
qui priverait le conjoint survivant de son logement doit nécessairement
être un acte authentique. Nous sommes sensibles à la confiance que
vous nous faites. Ce n'est pas avec cela - contrairement à ce qui a
été dit à l'Assemblée nationale ! - que les
notaires vont faire fortune. En revanche, nous sommes très
troublés car nos coffres contiennent des milliers de testaments qui
privent le conjoint du droit au logement. Et nous sommes en train de nous
demander s'il ne va pas nous falloir les ressortir les uns après les
autres pour demander au testataire s'il envisage de revenir sur sa
décision.
M. le Président
- Si nous avons prévu cette
disposition, c'est pour imposer une réflexion aux gens. Nous souhaitons
leur laisser la liberté de tester mais en leur donnant la
possibilité de peser leur décision en allant chez le notaire.
Me Armand Roth
- Ce que vous venez de dire reflète pour nous
une réalité quotidienne. Voir le notaire, ce n'est pas simple.
Cela suppose de prendre un rendez-vous, ce qui laisse quelques jours de
réflexion. Après quoi, on a un entretien qui dure environ un
heure.
De là notre réticence lorsque nous voyons apparaître dans
la loi des droits de rétractation des actes authentiques. La loi SRU
ouvre cette possibilité pour un acquéreur. C'est stupide !
L'information a été largement donnée. Avant d'arriver chez
nous, il s'est passé une semaine. Celui qui souhaitait se
rétracter a eu largement le temps de le faire. En réalité,
c'est lui donner le moyen de ne pas respecter son engagement, ce qui n'est pas
convenable.
M. le Président
- Comparer un notaire à un vendeur de
voiture, ce n'est pas très digne en effet !
Me Catherine Varvenne-Litaize
- Je voulais ajouter un mot qui
concerne tous les métiers de la justice. Nous consacrons un budget
très important à notre formation professionnelle. Nous l'assurons
et nous la finançons. La convention collective qui a été
signée voilà un an prévoit que chaque année, nos
collaborateurs doivent suivre au moins deux jours de formation. En quatre ans,
tous les collaborateurs du notariat - quel que soit leur niveau - auront suivi
cette formation. C'est dire l'importance que nous attachons à ce sujet.
Or, nous avons été très troublés par deux
décrets qui sont sortis en avril. A la lecture de la loi sur la
validation des acquis professionnels et de ses décrets d'application, il
apparaît que tout diplôme de quelque nature qu'il soit peut
être obtenu par deux voies : la voie traditionnelle ou la validation
des acquis professionnels. Il suffit d'avoir une expérience
professionnelle de trois ans et de se présenter devant un jury pour
obtenir n'importe lequel diplôme.
Cela nous a immédiatement interpellés. Si cette disposition nous
paraît tout à fait admissible pour nos collaborateurs, elle nous
semble complètement aberrante pour le diplôme de notaire. Or, nous
n'avons lu aucune restriction.
M. le Président
- Je pense que tel n'est pas le sens du
texte : il était dommage que dans un certain nombre de domaines
professionnels, les acquis ne soient pas pris en compte. Mais il n'est pas
question de devenir avocat, notaire ou médecin par cette voie.
Me Catherine Varvenne-Litaize
- Malheureusement, le diplôme
de notaire est un diplôme universitaire. Et tous les diplômes
universitaires peuvent être acquis par la validation de
l'expérience.
Nous sommes également très inquiets de la modifications des
diplômes universitaires qui fait disparaître la maîtrise et
ne prévoit plus que la licence et le mastère. Faut-il rappeler
que la formation de tous les métiers du droit est fondée sur la
maîtrise ? Pourquoi la faire disparaître du jour au lendemain
sans la moindre concertation ?
M. le Président
- Nous vous remercions d'avoir
répondu à notre invitation.
Audition de Me Yves MARTIN,
vice-président de la Chambre
nationale des huissiers de justice
(18 juin
2002)
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président
M.
Jean-Jacques Hyest, président -
Monsieur le président, nous
vous remercions d'être venu. Au cours de cette mission d'information sur
l'évolution des métiers de la justice, nous entendons les
représentants de tous les auxiliaires de justice.
Lors de nos déplacements en province, nous avons rencontré un
certain nombre de vos confrères pour savoir comment évolue le
métier et quelles sont vos difficultés. Nous avons appris que vos
collaborateurs assurent les audiences.
Me Yves Martin -
Notre profession a suivi une évolution
importante. Heureusement, car nous partions de bien bas ! Dans les
années soixante, il suffisait de savoir lire, écrire et
d'être français pour être huissier de justice.
Maintenant, la maîtrise en droit, qui est obligatoire, ne suffit pas. Il
faut suivre deux - bientôt trois - années de stage. Elles sont
sanctionnées par un examen professionnel que nous avons le droit de
passer quatre fois. Au bout de quatre échecs, ou bien nous restons
employé principal, ou bien nous changeons de voie.
L'évolution est donc flagrante. En quelques années, nous avons la
même formation que les notaires. Nous avons le même cursus que les
avocats et les magistrats.
Un institut de formation qui nous appartient dispense des conférences
dans toute la France. Nous souhaitons que cette formation devienne obligatoire.
En effet, on s'aperçoit que si quelques uns et de nos confrères
avaient une meilleure bibliothèque et avaient suivi une formation
continue, notre caisse de responsabilité civile assumerait certainement
moins de sinistres. Les appels à cotisation s'en trouveraient
minorés.
Nous avons ensuite une école de formation des clercs. Ainsi, un clerc
qui n'a pas son certificat d'études peut devenir huissier de justice en
dix ans s'il est assidu et travailleur. Nous proposons également une
formation par correspondance, avec des conférences dans les
universités. Nous avons nos professeurs de droit. Ce sont des
professeurs d'université qui sont également des confrères.
Cette formation est composée de trois cycles, à l'issue desquels
un examen permet d'obtenir un certificat. Sa valeur ajoutée se traduit
sur la grille des salaires. De plus, il permet, si l'on abandonne le
métier d'huissier, d'accéder à n'importe quelle profession
de droit, par exemple dans une banque ou dans un organisme de crédit.
La formation, celle des huissiers comme celle de leurs employés, est
financée à 100 % par la profession. Nous ne percevons aucun
financement extérieur.
L'exécution est attachée au titre d'huissier, même si cela
nous vaut, non d'être rejetés mais d'être catalogués
comme des spécialistes des constats d'adultères, des expulsions
et des saisies immobilières. En fait, l'exécution et le
métier d'huissier évoluent. Il n'y a en effet plus grand chose
à saisir chez les gens ; même s'ils possèdent un
patrimoine, ils le cachent par des biais au demeurant tout à fait
légaux, par exemple des sociétés civiles
immobilières. Dans certains cas, on sait pertinemment que les gens sont
solvables mais l'on ne parvient pas à déterminer les biens qu'ils
possèdent. Il faudrait faire quelque chose dans ce domaine.
Le constat d'adultère est un acte désuet, et c'est tant mieux. Je
n'ai jamais aimé faire ce genre de choses, quels que soient les volumes
d'anecdotes que l'on pourrait écrire sur le sujet !
Notre profession a su évoluer. Elle est informatisée à 100
%. A ma connaissance, il n'y a pas d'étude qui ne soit pas
informatisée. La Chambre nationale des huissiers de justice a
créé l'association Droit électronique et communication,
l'ADEC. Celle-ci a récemment mis en fonction un centre serveur. Nous
attendons pour l'instant que les donneurs d'ordre et nos confrères
adhèrent à ce service. Ce centre est un tuyau de communication
qui nous permet de dématérialiser l'envoi de dossiers et de
correspondance. Même s'il ne supprimera pas totalement le papier, ce
système permettra de gagner du temps et de réaliser des
économies.
La profession d'huissier de justice est très ancienne. Du temps des
Romains, on appelait les huissiers des
officiales
. Lors de la
révolution de 1789, les professions réglementées ont
été supprimées. La fonction d'huissier a été
pérennisée. Il a été mis fin à la
vénalité de leur charge tandis que les avoués, les avocats
et les notaires ont été supprimés. Aujourd'hui, on essaie
de donner une nouvelle image de l'huissier de justice, que l'on tente
d'intégrer au monde de l'entreprise.
De nombreuses mesures conservatoires sont en effet à prendre dans
l'entreprise. Nous organisons prochainement à l'Ena un colloque sur les
marchés publics. Nous pensons que l'huissier de justice a sa place dans
la procédure de passation des marchés publics. Certaines affaires
assez scabreuses ont dernièrement fait la une de l'actualité.
Pourquoi ne pas confier à l'huissier de justice l'anonymat, le port et
la réception de plis ainsi que la prise en note de ce qui est ensuite
dit et décidé, non pas pour surveiller les maires mais pour
appuyer la commission de contrôle des marchés publics ? Je me
demande s'il ne faudra pas un jour changer le nom de notre profession. Mais je
m'exprime là à titre personnel. Pour les gens, l'huissier
évoque les constats d'adultère et les expulsions.
M. le Président -
Il n'est pas facile de trouver un terme simple
correspondant exactement à votre profession. Le mot
« notaire » ne veut rien dire pour les gens mais ils savent
ce que c'est. Le notaire est le garant des contrats.
Me Yves Martin -
Absolument. Le notaire exerce un métier
conventionnel. Les deux parties se rendent chez le notaire d'un commun accord.
Tandis que chez l'huissier, l'une des deux parties est toujours
mécontente et n'aura jamais une bonne image de celui-ci. Or il faudra
toujours quelqu'un pour exécuter les décisions de justice.
M. le Président -
En fait, l'huissier de justice ne fait
qu'exécuter les décisions de justice. C'est du jugement que les
gens ne sont pas contents.
Me Yves Martin -
Ils sont doublement mécontents. Ils le sont
à la fois de la décision de justice et de l'huissier, qui est en
première ligne. Les gens ne vont jamais voir le juge. Ils s'en prennent
toujours à l'huissier. Toutefois, même si l'on a du mal à
changer l'image des huissiers, on y arrive petit à petit. Il faudra
toujours quelqu'un pour exécuter les décisions de justice, qui
sont nombreuses. Les huissiers pourraient mieux les exécuter si on leur
en donnait les moyens.
M. le Président -
Pour un certain nombre de tâches, qui
sont non juridictionnelles, telles les homologations, ne serait-il pas possible
de se dispenser des procédures lourdes devant les juges ?
Me Yves Martin -
C'est déjà le cas pour les chèques
sans provision. L'huissier appose au bas du titre la formule exécutoire.
On dénombre 3 600 huissiers en France. A ma connaissance, aucun
confrère n'a jamais fait de faux ou n'a jamais abusé de ce
pouvoir - donner la force exécutoire est un pouvoir - et aucun incident
ne s'est produit.
Outre mes fonctions à la Chambre nationale des huissiers de justice,
j'exerce toujours dans mon étude. Je suis effaré de voir que,
pour recouvrer des créances de 500, 1.000 ou 1 500 francs - et alors
qu'il n'y a aucune contestation -, un huissier est obligé de demander un
titre au juge. Le juge lève les bras au ciel ! L'huissier, de par
sa formation, est à même d'apprécier les pièces
justificatives. C'est ensuite au débiteur, s'il n'est pas satisfait -
nous sommes dans un Etat de droit - de dire qu'il n'est pas d'accord.
L'huissier de justice peut faire beaucoup en matière d'inversion du
contentieux.
Si vous voulez désengorger les tribunaux, il faut améliorer
l'accès aux renseignements. Lorsque nous devons exécuter un
jugement contre une personne, nous ignorons si celle-ci a un compte en banque,
à quel endroit elle travaille et si elle possède des biens. Pour
obtenir ces renseignements, nous sommes obligés, malgré notre
qualité d'officier ministériel, de faire appel aux procureurs de
la République. Or ils n'ont plus le temps d'enregistrer nos
demandes !
M. le Président -
Et on veut exécuter les décisions
de justice !
Me Yves Martin -
Nous avons ce pouvoir en matière de recouvrement
de pensions alimentaires. Par exemple, si une créancière fait
appel à moi pour recouvrer la pension alimentaire que son mari lui doit,
j'ai qualité pour interroger tous les fichiers nécessaires.
Depuis environ trente ans qu'existe cette procédure de recouvrement des
pensions alimentaires, aucun confrère n'a été poursuivi
pour avoir usé et abusé de ce droit
« exorbitant ».
En revanche, si une créancière se présente avec un
jugement exécutoire, si elle a obtenu un jugement au pénal et des
dommages et intérêts parce que son mari ne lui verse pas de
pension alimentaire, elle risque d'attendre six mois avant que je puisse
exécuter le jugement parce que M. le procureur de la République -
avec qui nous avons de bonnes relations - souhaite que nous ne lui demandions
plus de renseignements ! Il ne peut nous répondre parce qu'il n'a
pas de personnel. C'est discriminatoire. Je ne peux rien faire. De plus, je
n'ai pas le droit de me servir de renseignements que je pourrais
posséder dans un autre dossier. Un travail important est à faire
pour libérer les magistrats et leur personnel de certaines charges afin
de leur permettre d'accomplir d'autres tâches, plus nobles.
En résumé, on nous fait confiance dans certaines matières
mais pas dans d'autres.
M. le Rapporteur -
Vous devez obligatoirement assister à un
certain nombre d'audiences au tribunal ou, à défaut, vous y faire
représenter. Pouvez-vous nous dire dans quels cas et nous expliquer
pourquoi cela se passe ainsi ? Pourquoi les huissiers devraient-ils
rémunérer le personnel qui assiste à ces audiences alors
même que la justice ne prévoit pas des fonds suffisants à
cette fin ?
Me Yves Martin -
Le service d'audience est imposé aux huissiers
de justice. On ne le discute pas, cela date du temps de Napoléon. Ce
service est prévu par notre statut et fait partie des contraintes de
notre profession. On ne peut pas avoir que des privilèges ! Mais en
fait, ce service est plus qu'une contrainte. Nous assistons aux audiences
civiles et pénales.
Ce sont les délivrances d'acte pénal qui nous gênent, car
nous ne percevons que 18 francs pour délivrer ces actes, et ce
tarif n'a pas été augmenté depuis 1985. Le prix d'une
lettre recommandée est deux fois supérieur à celui de
notre acte alors que, pour le délivrer, il faut une voiture, une
assurance, de l'essence, un clerc, du papier ainsi que le matériel
informatique pour le saisir. Il faut ensuite porter cet acte chez son
destinataire. Après la signification de l'acte, de multiples
formalités sont à accomplir. Il faut rechercher la personne. Dans
ce cas, on nous donne accès aux fichiers pour la trouver !
Les audiences pénales ne seraient pas une contrainte si elles
étaient justement indemnisées. Or ces audiences commencent
quelquefois le matin à huit heures, surtout en cour d'assises, et se
terminent très souvent vers deux heures du matin, et ce pendant
plusieurs semaines, en fonction de l'importance du procès. Dans ce cas,
nous percevons 50 francs pour la journée. Comme nous avons autre chose
de plus sérieux à faire dans notre étude, nous
détachons un clerc, que nous mettons à la disposition, soit de la
cour d'assises, soit du tribunal de grande instance, soit du tribunal
d'instance, selon la matière, à condition que le président
du tribunal, qu'il soit civil ou pénal, accepte cette formule. Ce clerc,
comme il est normal, perçoit un salaire. Ses heures
supplémentaires lui sont également
rémunérées. Nous touchons 50 francs pour cela ! Nous
ne demandons pas à faire fortune avec la matière
pénale ; nous souhaitons simplement une juste
rémunération mais celle-ci, jusqu'à présent, nous a
été refusée.
Nous avons réussi, pour l'instant, à faire patienter la
profession qui parlait de grève. Nous devrions obtenir
satisfaction : le tarif de 18 francs devrait être augmenté de
60 %. Cette augmentation, si elle ne couvre pas nos frais, permettra de
tempérer l'ardeur de la profession. Les audiences sont une servitude que
nous acceptons mais on nous verse une aumône. Nous sommes présents
à ces audiences quatorze ou quinze heures d'affilée pour
50 francs. Cela me paraît tellement vexant que je ne me fais
même pas indemniser. L'aumône, très peu pour moi ! J'en
fait une question de principe. Il en est de même pour mes
confrères.
M. le Président -
Une journée de clerc ne
coûte-t-elle pas 600 ou 700 francs ?
Me Yves Martin -
Exactement ! Il faut aussi prendre en compte le
travail qui n'est pas fait pendant ce temps-là. Et puis les trente-cinq
heures !
M. le Président -
Les magistrats nous disent que la
présence des huissiers ou de leurs clercs est très utile. Ne
pourrait-on pas, toutefois, envisager de la supprimer, au moins dans certains
cas ?
M. Yves Martin -
Je suis personnellement contre cette suppression parce
que le fait d'assister à une audience créé un lien entre
le magistrat et l'huissier. Un magistrat peut ainsi confier des missions
urgentes à un huissier : aller constater un problème rural,
par exemple vérifier si un tracteur peut passer dans un chemin. Cela
m'est arrivé. Une demi-heure après, le magistrat dispose des
photos.
M. le Président -
Les juges vous commettent-ils souvent pour des
missions ?
Me Yves Martin -
Pas assez à notre gré, et c'est dommage.
Ils nomment très souvent pendant les audiences des experts, dont les
tarifs sont pourtant dissuasifs... Or, les huissiers pourraient faire le
même travail plus rapidement et pour beaucoup moins cher. En effet, nous
remettons généralement notre travail au juge dans un délai
de trois jours, sauf s'il nous faut convoquer des gens. Mais, même dans
de tels cas, nous sommes très rapides.
M. le Rapporteur -
Lorsque vous saisissez le juge de l'exécution,
pensez-vous qu'il entre dans votre mission d'inciter votre client à
faire preuve de souplesse, afin de parvenir à un accord et ainsi
d'éviter un procès, plutôt que de se montrer rigide dans
ses droits ?
Me Yves Martin -
J'ai horreur de la guerre. Je préconise toujours
la conciliation et la médiation. En tant qu'huissiers, nous sommes
habiles à le faire. En cas de litige, l'huissier de justice est le
premier sur le terrain, que ce soit en matière de mitoyenneté, de
vue, de recueil des eaux ou de grève. Ainsi, dans une usine, lorsqu'un
piquet de grève entrave la circulation des personnes et des
véhicules, nous parvenons, non pas à mettre fin à la
grève - encore que, si nous devions le faire, nous saurions comment
procéder - mais à ouvrir des négociations, à
réunir les grévistes dans une salle de réunion, avec le
PDG ou le directeur des ressources humaines. Pendant ce temps-là, le
travail se fait.
En matière de contrat, je pourrais vous citer mille exemples. Nous
arrivons à résoudre les conflits, à instaurer un dialogue
entre des gens qui ne se parlaient plus depuis trois ou quatre ans, à
mettre en place une conciliation. Heureusement, sinon il faudrait embaucher des
juges !
M. le Président -
Certains de vos confrères ont
évoqué leur inquiétude au sujet des réflexions que
la Commission européenne conduit actuellement en vue d'harmoniser les
voies d'exécution. Cette inquiétude vous paraît-elle
fondée ? Pourquoi une telle harmonisation ne serait-elle pas une
nouvelle chance pour votre profession ?
Me Yves Martin -
Je suis ennuyé pour vous répondre parce
que je ne comprends pas cette inquiétude. Je n'ai pas de dossier sur ce
sujet au niveau national. Nous travaillons beaucoup au niveau international
puisque, d'une part, nous représentons le droit français et que,
d'autre part, nous essayons d'implanter notre profession dans des pays
où il n'y avait pas d'huissiers, tels les pays de l'Est, par exemple.
Notre cellule internationale fonctionne bien. La Lettonie et la Pologne ont
ainsi adopté notre métier. Je ne vois pas de quoi mes
confrères peuvent avoir peur. De l'arrivée des huissiers
étrangers ?
M. le Rapporteur -
Je n'ai pas de précisions. Ils sont inquiets
pour l'avenir et l'existence même de leur profession dans le cadre de
l'harmonisation des métiers de justice que la Commission
européenne serait en train de préparer, au motif que cette
fonction n'est pas du tout exercée dans l'Union européenne
actuelle ; je ne parle pas des nouveaux Etats membres.
Me Yves Martin -
La fonction n'est pas exercée partout de la
même façon. L'Union internationale des huissiers de justice, qui
est présidée par les huissiers français, compte
actuellement cinquante-sept pays adhérents. Nous essayons d'harmoniser
les voies d'exécution tout en permettant à chaque pays de
conserver ses règles et ses habitudes.
Nous avons fondé l'Union internationale afin d'être le plus
nombreux possible et nous y parvenons. Nous sommes 3 600 en France. En dehors
de la France, du Benelux et des Pays-Bas, on compte peu d'huissiers de justice.
Peut-être nous sommes-nous mal expliqué. Nous n'avons pas fait
cela pour porter atteinte à notre profession. Nous ne sommes pas si
bêtes ! Nous avons fait cela pour être plus nombreux et
assurer la prééminence du droit français sur le droit
anglo-saxon, étant entendu que les pays anglo-saxons font exactement la
même chose de leur côté.
Pour l'instant, l'Union internationale compte cinquante-sept pays membres. Il
vaut mieux être cinquante-sept que trois ou quatre. Peut-être
n'avons-nous pas su nous expliquer. On ne pense pas toujours à informer
et à communiquer. Je prends acte de ce que vous venez de me dire parce
que cela m'inquiète. Nous faisons justement tout pour être plus
nombreux et plus forts. Il semblerait que nos confrères aient compris
l'inverse.
M. le Président -
Nous vous remercions.
Audition de M. Jean-Bruno KERISEL,
premier vice-président
de la Fédération nationale
des compagnies d'expert près
les cours d'appel
et les tribunaux administratifs
(18 juin
2002)
Présidence de M. Christian Cointat, rapporteur
M. Christian Cointat, président -
Nous
accueillons maintenant M. Kerisel, premier vice-président de la
Fédération nationale des compagnies d'experts près les
cours d'appel et les tribunaux administratifs.
Au terme de cette mission parlementaire, dont l'objet est d'examiner
l'évolution des métiers de la justice et qui nous a permis de
faire le tour de toutes les professions, nous avons souhaité
connaître le point de vue des experts.
Monsieur le Président, en tant que membre de cette profession, comment
percevez-vous votre place dans cet édifice qu'est la justice ?
Comment jouez-vous votre rôle ? Comment aimeriez-vous le voir
évoluer ? Quels sont les éléments qui vous
préoccupent, qui ne fonctionnent pas comme vous le souhaiteriez, et
quelles solutions pourraient être apportées pour plus
d'efficacité ?
Nous avons constaté que la justice était trop lourde, trop
complexe, trop lente. Il faut donc lui donner les moyens d'être plus
réactive, plus lisible, plus souple et plus simple dans son
fonctionnement. En tant qu'expert vous avez évidemment un rôle
à jouer dans cette évolution positive. Pouvez-vous nous donner
votre vision des choses ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Tout d'abord, je précise que
l'expertise judiciaire n'est pas une profession, c'est une fonction. Nous
représentons toute la gamme des professions puisqu'il y a des experts
médecins, des experts en oeuvres d'art, en comptabilité, etc. Je
suis moi-même expert en bâtiment. L'expert est un auxiliaire du
juge, ce n'est pas un auxiliaire de justice comme l'avocat, qui exerce une
profession vraiment judiciaire.
Les experts sont inscrits chaque année sur des listes dans les
trente-cinq cours d'appel de France. Il existe une liste particulière,
qui est la liste nationale des experts agréés par la Cour de
cassation qui, elle, ne désigne pas d'expert. Cette liste a
été créée pour permettre, dans des litiges
complexes, la délocalisation d'experts, un expert de Paris pouvant ainsi
être nommé dans une ville de province.
Les experts inscrits se regroupent en compagnies auprès des cours
d'appel. Ainsi, on trouve dix-sept compagnies d'experts près la cour
d'appel de Paris. En province, sauf à Aix-en-Provence, qui est la
deuxième cour d'appel de France et où est regroupé un
certain nombre de compagnies, il en existe une par cour d'appel.
Toutes ces compagnies fonctionnent en associations régies par la loi de
1901 et sont rassemblées au sein d'une fédération
nationale dont je suis le premier vice-président, le président
étant un lyonnais, qui n'a malheureusement pas pu répondre
à votre convocation.
Les experts sont des auxiliaires du juge, ils vivent les difficultés de
la justice. Quand j'ai été nommé expert en 1974,
l'expertise était beaucoup plus facile qu'aujourd'hui. Il y avait moins
de textes et l'on était beaucoup plus libre. Par ailleurs, les avocats
sont très nombreux et très pugnaces. A la cour d'appel de Paris,
ils sont 14.000. Il n'est pas rare que, dans une expertise
« bâtiment » comme celle que je conduis en ce moment,
il faille répondre à une quarantaine de dires. Le problème
est que les gens ne viennent plus à l'expertise, qui est une mission
d'instruction ordonnée par le juge. Ils ne se battent plus sur le fond,
sur des problèmes techniques, mais se battent sur des problèmes
de forme juridique.
Les experts judiciaires français sont environ 8.000 sur l'ensemble du
territoire, départements d'outre-mer inclus. Leur statut est régi
par une loi du 29 juin 1971 et un décret du 31 décembre 1974. Ces
textes apparaissent aujourd'hui un peu vieillots car ils ne correspondent plus
aux besoins. La Chancellerie nous a demandé, voilà trois ans, de
réfléchir avec elle à une modification du décret de
1974, qui concerne toute la vie de l'expert, depuis son inscription jusqu'au
moment où il sollicite l'honorariat.
Nous avons formulé plusieurs propositions que la Chancellerie a, pour
l'essentiel, acceptées.
Premièrement, nous avons demandé que soit prévu, tous les
cinq ans, un renouvellement des experts inscrits. En effet, il ne nous
paraît pas normal qu'un expert soit désigné pour trente
ans. Compte tenu de l'évolution des techniques médicales et
d'ingénierie, un expert n'est pas nécessairement à la
pointe de la connaissance pendant trente ans.
Deuxièmement, nous avons souhaité que les cours d'appel
n'établissent plus une liste d'experts immédiatement inscrits
mais qu'il puisse y avoir des experts stagiaires, comme il y a des avocats
stagiaires, qui deviendraient experts à l'issue d'une ou de deux
années probatoires.
Troisièmement, nous voulons également que soit
créée une commission, pour chaque cour d'appel ainsi que pour la
Cour de cassation, susceptible de filtrer les candidatures. Il faut savoir
qu'à Paris, pour 1.000 candidatures présentées chaque
année, 40 experts sont désignés. L'examen des dossiers
mobilise un nombre considérable de magistrats et de fonctionnaires,
notamment au tribunal de grande instance de Paris mais aussi dans les tribunaux
périphériques de Créteil, de Bobigny et d'Evry. La
commission dont nous proposons la création examinerait une
première fois rapidement l'ensemble des dossiers, ce qui soulagerait les
magistrats dans leur travail.
Quatrièmement, nous souhaitons que, dans ces commissions, pour chaque
discipline, l'avis d'un expert soit sollicité. En effet, qui est le
mieux à même de se prononcer sur la capacité de quelqu'un
à devenir expert sinon une personne exerçant dans la même
discipline ?
Cinquièmement, nous proposons que des formations soient
organisées dans chaque cour d'appel. Bien souvent, on s'aperçoit
que les rapports d'expertise judiciaire ne respectent pas certaines des
règles qui figurent dans le nouveau code de procédure
pénale ou dans le code pénal. Je pense, par exemple, à la
règle du contradictoire. Certains médecins des hôpitaux
chargés d'une mission d'expertise convoquent le malade,
c'est-à-dire le demandeur, mais ne convoquent pas le défendeur.
Le contradictoire n'étant pas respecté, le rapport va
évidemment au panier. La Chancellerie considère tout à
fait utile cette formation juridique des experts dans chaque cour d'appel.
Nous proposons d'autres modifications moins importantes du texte.
Une de ces modifications a trait à la discipline. Si les experts
commettent une faute, ils peuvent être radiés. Nous souhaiterions
que soit établie, comme pour les juges, une échelle de sanctions.
Un autre problème concerne les recours, qui sont assez mal faits, comme
les juges le reconnaissent eux-mêmes.
S'agissant de l'honorariat, les experts souhaitent pouvoir cesser leurs
fonctions à partir de 60 ans s'ils s'estiment incompétents, mais
ils veulent bénéficier de l'honorariat, qui leur permet de rester
en contact avec leurs confrères.
Le directeur de cabinet du nouveau ministre de la justice, qui nous a
reçus la semaine dernière, nous a confirmé que la
modification du décret sur les deux points qui nous paraissent les plus
importants - renouvellement de l'inscription et formation des experts -
nécessitait une révision de la loi de 1971.
Dans cette loi, qui est très courte puisqu'elle tient en une
demi-page...
M. le Président -
Une bonne loi !
(Sourires.)
M. Jean-Bruno Kerisel -
il y a quatre ou cinq mots à
modifier. Nous sollicitons donc l'appui des sénateurs afin que la loi
puisse être rapidement révisée, le directeur de cabinet du
ministre nous ayant assuré qu'il essaierait de faire passer cette
modification dans ce qu'il a appelé un « véhicule de
lois ». Cette modification nous paraît importante, car elle
permettrait de rajeunir l'expertise française.
Il faut savoir que les Anglais n'ont pas du tout le même mode d'expertise
que nous. Le juge anglais, qui est beaucoup moins inquisitorial que le juge
français, fonde son intime conviction sur les éléments
recueillis à l'audience, à partir des dires de chaque partie
accompagnée de son expert. S'il devait y avoir, un jour, une
unité des systèmes judiciaires en Europe, nous souhaiterions que
le système de l'expert auxiliaire du juge se maintienne mais, pour cela,
il faut que l'expert soit compétent et performant.
Il faut aussi que les juges puissent éliminer des listes - ce que la loi
ne leur permet pas de faire actuellement - un certain nombre d'experts qui
n'exercent pas la fonction mais utilisent le titre d'
« expert près la cour d'appel » sur leur carte
de visite.
Nous sommes vraiment à un moment charnière, et j'espère
qu'avec l'aide du Sénat nous pourrons avancer.
M. le Président -
Comment serait composée la
commission chargée de filtrer les candidatures ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Cette commission serait composée
d'un magistrat du siège de la cour d'appel, qui en serait le
président, d'un magistrat du parquet général de la cour
d'appel, qui en serait le rapporteur, d'un magistrat du tribunal de grande
instance du ressort, d'un magistrat du tribunal de commerce et d'experts
proposés, pour leur désignation, au premier président.
Les magistrats veulent garder la maîtrise dans la désignation des
experts. Les experts sont désignés au travers d'une
assemblée générale de cour d'appel, qui est d'ailleurs
assez opaque. Nous souhaiterions, là aussi, plus de transparence et que
les personnes soient désignées en fonction de leurs
capacités à répondre aux problèmes.
M. le Président -
Nous avons eu parfois l'impression, lors
d'auditions avec différents magistrats, que, dans certains cas, l'expert
apparaissait comme la caution du juge. Lorsque celui-ci n'a pas trop envie
d'approfondir le dossier, il s'en remet à l'expert, dont il lit le
rapport en diagonale pour aller directement aux conclusions. Cela facilite
certes le travail du juge, mais enchérit les coûts du
procès et allonge les délais. Quel est votre point de vue sur
cette question ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
C'est au juge de déterminer la
mesure d'instruction qui lui convient. Le juge n'est pas un technicien.
J'étais moi-même, ce matin, sollicité pour une expertise
par la Ville de Paris, qui m'a demandé d'apprécier des
problèmes de climatisation. Qui peut faire ce travail à part un
expert ?
Il y a trois mesures d'instruction : la constatation, la consultation,
l'expertise. La constatation consiste à se rendre sur place et à
vérifier, par exemple, le degré de température. Cela tient
en une page. La consultation est plus élaborée puisque l'expert
répond à certaines questions posées par le juge. Enfin,
l'expertise judiciaire peut durer très longtemps. On est là face
à un problème touchant les justiciables : la lenteur du
procès.
L'expertise à laquelle je faisais allusion voilà un instant dure
depuis deux ans et demi. La Ville de Paris, à qui je demande des devis
pour faire refaire des installations, me répond qu'il lui faut un
délai d'un an pour réunir le Conseil de Paris et obtenir ces
devis.
L'expert se heurte souvent à ce type de problème, qui rejaillit
sur le délai de l'expertise et sur celui du procès. Certains
experts, il est vrai, ont parallèlement une activité très
lourde. Je pense aux médecins des hôpitaux, qui négligent
parfois l'expertise judiciaire, ce qui est une grave erreur. Certains experts
ne sont peut-être pas très intelligents mais l'on se heurte aussi
à des problèmes de plus en plus difficiles à
résoudre.
Chaque année, au seul tribunal de grande instance de Paris, 8.000
expertises judiciaires sont ordonnées. Monsieur Magendie,
président de ce tribunal, a demandé aux juges de désigner
moins d'experts et d'essayer de résoudre les problèmes
eux-mêmes. Mais le juge n'a pas toujours la capacité de le faire
et il est obligé de s'appuyer sur l'adjoint technique qu'est l'expert.
M. le Président -
Le recours à l'expert en
première instance peut se comprendre, mais n'est-il pas abusif en
appel ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Certaines affaires ne sont pas suffisamment
claires en appel et peuvent nécessiter le recours à une nouvelle
expertise. Par ailleurs, certaines affaires peuvent être examinées
en appel sans avoir fait l'objet d'une expertise judiciaire. Des contestations
émanant des parties et de leurs avocats peuvent alors justifier une
expertise.
Lors du procès en appel, la mission d'expertise est beaucoup plus
ciblée et donc plus intéressante. Le juge, qui a eu le temps de
réfléchir, connaît précisément les points sur
lesquels il souhaite faire porter la mission de l'expert. Le juge d'un tribunal
de grande instance peut ordonner dans une matinée 50 expertises. La
mission de l'expert est, là, plus classique.
M. le Président
- Contrairement à ce qui se passe en
Grande-Bretagne, où chaque partie a son propre expert, en France, le
juge désigne un expert qui va être l'arbitre, non pas de droit,
mais de fait. Dans le cadre de l'évolution européenne,
pensez-vous que l'on va s'orienter de plus en plus vers un système
contradictoire à l'anglo-saxonne ou, au contraire, que notre
système pourra se maintenir et éventuellement faire tache
d'huile ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Un rapprochement est en train de
s'opérer. Ainsi, en Grande-Bretagne, Lord Woolf, un magistrat de la
chambre des Lords, a créé un début de corps d'experts
judiciaires.
M. le Président -
C'est intéressant !
M. Jean-Bruno Kerisel -
De leur côté, les experts
français se sont rapprochés des experts anglais et allemands pour
créer une association appelée EuroExpert, qui a d'ailleurs
récemment organisé un colloque à la Sorbonne,
dirigé par le premier président de la Cour de cassation, Monsieur
Canivet. A cette occasion, nous avons examiné les systèmes en
vigueur, qui sont différents, mais qui ont tendance à se
rapprocher.
En Allemagne, les experts sont désignés par les chambres de
commerce. Il y a les experts d'assurance et les experts judiciaires et, dans ce
vivier, les juges choisissent ceux dont ils ont besoin.
A mon sens, le système français est mieux à même de
préserver la règle de l'impartialité, qui figure dans le
droit européen, que le système anglais, qui conduit à un
certain nombre d'erreurs. Il est très difficile pour un juge de
déterminer précisément la réalité des faits,
d'apprécier la vérité technique, quand il a simplement en
face de lui les parties et qu'il n'a pas son propre expert.
Certains juges considèrent, à l'inverse, que les experts vont
trop loin. Récemment, l'auteur d'un article paru dans la
Gazette du
Palais
posait la question : « Qui juge ? L'expert ou le
juge ? »
M. le Président -
C'est précisément la
question que je vous posais. Compte tenu du poids de l'expert, n'y a-t-il pas
un risque de dérive de la justice ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Il y a un risque très clair de
dérive. Une enquête effectuée au tribunal de commerce de
Paris, voilà deux ans, a montré que 90 % des décisions de
justice, lorsqu'une expertise judiciaire avait été
ordonnée, reprenait les conclusions du rapport de l'expert. Les juges
font-ils suffisamment bien leur travail ? Ce n'est pas à moi de le
dire. Nous pensons que le coeur du procès, c'est l'expertise. C'est
là que les parties font valoir les éléments de preuve et,
si le rapport est bien fait, la tâche du juge en est grandement
facilitée.
M. le Président -
Lorsqu'il y a, par exemple,
malfaçon dans une construction, en principe, si les experts font bien
leur travail, qu'ils soient experts d'une partie ou d'une autre, ils doivent
normalement écrire la même chose. Ce n'est que dans
l'interprétation annexe de ce que l'on a pu constater que l'on peut
essayer de faire basculer les points de vue à l'avantage des uns ou des
autres. Face aux différents points de vue, le juge doit finalement
être en mesure de déterminer qui a tort ou raison. Lorsqu'il n'y a
qu'un seul expert, le juge, qui n'a pas les éléments de
connaissance suffisants pour apprécier la validité de
l'expertise, se ralliera en définitive à la position
adoptée par l'expert. N'y a-t-il pas là un danger ?
M. Jean-Bruno Kerisel
- Il y a quand même une audience. L'expert
est dessaisi de sa mission quand il a déposé son rapport, ce qui
est d'ailleurs à mon avis critiquable puisqu'il ne sait pas du tout ce
qu'il en advient ensuite. Les parties, qui ont eu connaissance du rapport
d'expertise, viennent avec leurs propres arguments devant le juge. Si le
rapport est bien fait, le juge tranchera en connaissance de cause. Il aura
entendu les points de vue des parties, qui sont aidées par des experts
d'assurance et demandent parfois le concours d'experts judiciaires. Dans ce
cas, ces derniers sont simplement leurs conseils et ne sont pas auxiliaires du
juge.
Cela crée d'ailleurs, pour les experts, un certain nombre de
problèmes déontologiques. Peut-on être à la fois
expert du juge et expert des parties, même si, évidemment, on ne
l'est pas en même temps sur un seul litige ? Il est certain que,
lorsque l'on soutient une partie, on est partial, sans que ce mot ait une
connotation négative. Un expert d'assurance, selon la position dans
laquelle il se trouve, peut écrire noir ou blanc.
L'impartialité et la compétence de l'expert sont deux
éléments fondamentaux. Ces dernières années, on a
beaucoup insisté sur le contradictoire, qui est un point que nous avons
en commun avec les pays anglo-saxons. Normalement, à Paris, un expert
doit communiquer son avis aux parties avant de déposer son rapport.
L'expert doit rédiger une note de synthèse, dans laquelle il
donne son avis sur l'origine de la malfaçon. Les parties disposent d'un
délai pour lui répondre. Le respect du débat
contradictoire est donc extrêmement important. Il est lié, bien
évidemment, à la formation des experts.
Ces derniers peuvent demander l'aide d'un sapiteur, qui possède des
compétences dans une spécialité différente de la
sienne. Pour respecter le principe de l'examen contradictoire, l'expert a
l'obligation de faire connaître le rapport du sapiteur avant de
déposer son propre rapport.
M. le Président -
Certains experts ne deviennent-ils pas trop
dépendants de la commande judiciaire ? L'expertise ne les
éloigne-t-elle pas de leur profession d'origine ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Certains experts n'ont plus les
compétence requises. Celles-ci devraient donc être validées
tous les cinq ans. La certification des professions n'est malheureusement pas
aussi répandue en France qu'à l'étranger : en
général, elle est donnée pour une période de trois
ou cinq ans. Désormais, un médecin hospitalier expert doit
renouveler sa certification professionnelle auprès de la cour d'appel
tous les cinq ans. Il devrait en être de même pour les
ingénieurs, les architectes, les comptables, etc.
Tous ces professionnels devraient également recevoir une certification
d'aptitude juridique. Ils doivent en effet se tenir au courant de
l'évolution non pas du droit - ils n'ont pas à dire le droit -
mais de la procédure.
M. le Président
- En cas de faute, l'expert est simplement
radié. Quelles instances décident de la radiation ?
Par ailleurs, vous avez parlé tout à l'heure d'une échelle
des peines. Pouvez-vous développer votre point de vue à ce
sujet ?
M. Jean-Bruno Kerisel
- C'est le juge qui décide de la radiation.
Normalement, les experts sont réinscrits sur les listes tous les ans.
Les juges ne se hasardent pas à ne pas réinscrire sans motif.
M. le Président
- Sinon, c'est une sanction !
M. Jean-Bruno Kerisel -
Certains experts méritent d'être
radiés. La Fédération nationale des compagnies d'experts
s'est donné des règles de déontologie, mais les juges
n'ont pas participé à leur élaboration. Nous pensons que
les experts devraient, en cas de faute, être sanctionnés plus ou
moins lourdement, à l'instar des juges, dont l'échelle des peines
comprend sept degrés. Bien que ce point ne constitue pas l'essentiel de
la réforme, il est important.
M. le Président -
Dans certaines juridictions, un juge est
chargé du contrôle des experts. Seriez-vous favorable à une
généralisation de ce dispositif ?
M. Jean-Bruno Kerisel
- Oui, bien sûr ! Dans certaines
juridictions, l'expert ne reçoit aucune aide, alors qu'à Paris ce
contrôle existe depuis une vingtaine d'années. Lorsque l'une des
parties ne veut pas fournir de document, l'expert se tourne vers le juge du
contrôle, qui rend immédiatement une ordonnance d'injonction de
fourniture de pièce ou d'astreinte.
Les textes prévoient la création d'un juge du contrôle, qui
est notre interlocuteur privilégié. Malheureusement, peu de
juridictions en bénéficient. Un juge peut se voir attribuer,
outre ses missions habituelles, cette fonction de contrôle.
M. le Président
- La constitution de dossiers techniques et
complexes requiert une expertise sérieuse, qui permet de rendre la
justice dans les meilleures conditions. Cette expertise prolonge cependant les
délais ; il faut donc trouver un équilibre entre les
délais nécessaires à une justice équitable et le
renvoi perpétuel des décisions.
Avez-vous mis en place un système de régulation destiné
à limiter les délais ? Vous avez en effet
évoqué le cas de certains experts quelque peu négligents,
qui ne prêtent pas toute l'attention requise aux délais et
renchérissent ainsi les coûts de la justice. Que
préconisez-vous pour que les délais soient clairement
établis et respectés ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Il faut améliorer la qualité du
corps d'expertise. Nous ne pouvons rien faire nous-mêmes, nous
dépendons totalement des juges. N'étant pas constitué en
ordre, nous ne pouvons radier un expert.
Aujourd'hui, à Paris, on compte mille candidats pour quarante postes. Or
les juges ne connaissent pas ces futurs experts. En tant que président
de l'ensemble des compagnies parisiennes d'experts, j'ai assisté durant
six ans aux prestations de serment des experts. En de telles occasions, on se
pose des questions sur la qualité des personnes destinées
à représenter le juge dans les réunions d'expertise !
Le juge devrait rencontrer les experts stagiaires afin de pouvoir, ensuite,
constituer un corps d'expertise de qualité.
M. le Président -
Peut-on envisager un système
d'astreintes visant à limiter les retards des experts ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Oui, bien sûr, on peut tout imaginer,
dans la mesure, évidemment, où le retard est dû à
l'expert !
A soixante-trois ans, au terme d'une vie professionnelle consacrée
à l'expertise judiciaire, j'observe que l'allongement des délais
est dû, très souvent, aux parties. Ainsi, les cabinets d'avocats
ont tendance, dans le domaine de la construction par exemple,
à « s'agripper » aux affaires. Pour certains,
l'expertise est un fonds de commerce.
M. le Président -
Vos relations avec les avocats sont-elles
bonnes ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Elles ne sont pas nécessairement
bonnes, mais pas non plus nécessairement mauvaises, ce sont des gens que
nous rencontrons sur le terrain.
M. le Président -
Un avocat peut conseiller à son
client de faire appel à un expert judiciaire hors du cadre judiciaire.
M. Jean-Bruno Kerisel -
Je me suis astreint à ne pas
réaliser d'expertise hors du cadre judiciaire, car je considère
que ces deux types d'expertise ne sont pas conciliables. Détenant des
responsabilités syndicales, je veux être « sans
tâche ».
M. le Président -
Nous avons parlé de la liste
nationale des experts. Il semble que celle-ci s'élargisse
progressivement.
M. Jean-Bruno Kerisel -
Non, elle ne s'élargit pas !
Une décision ministérielle qui manquait d'ailleurs de
clarté avait désigné les médecins chargés
des nomenclatures...
M. le Président -
Le décret du 4 avril 2002, a
prévu la constitution d'une liste nationale des médecins experts
spécialisés dans les accidents de santé.
M. Jean-Bruno Kerisel -
Nous ne parlons pas de la même
chose ! Cette décision a été prise voilà deux
ou trois ans. A ce propos, Monsieur Burgelin m'avait dit : « Je
ne comprends pas pourquoi on nous a flanqué une cinquantaine d'experts
chargés de vérifier la codification des actes » .
Actuellement, la liste nationale possède un
numerus clausus
, on
ne nomme aucun expert dans une spécialité si personne ne part.
M. le Président -
J'en reviens à ma question sur
cette liste spéciale toute récente, qui date du mois d'avril
2002. Il s'agit d'une liste nationale des médecins experts
spécialisés dans les accidents de santé. Selon vous,
est-elle nécessaire ? Ne fait-elle pas concurrence à la
liste établie chaque année par le bureau de la Cour de
cassation ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Je pense, en effet, qu'elle fait
concurrence à la liste établie par le Bureau de la Cour de
cassation.
M. le Président -
Votre profession a-t-elle fait pression
pour obtenir ces experts supplémentaires ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Il faudrait que je sois médecin pour
pouvoir vous répondre clairement, mais je sais que les médecins
judiciaires se sont émus de la création de cette liste. En effet,
qui y figurera ? Les médecins judiciaires près les cours
d'appel y seront-t-ils inscrits ?
M. le Président -
Estimez-vous que les experts sont
rémunérés correctement ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Non, ils sont mal
rémunérés. Lorsque j'étais président d'un
bureau d'études, je gagnais nettement plus en travaillant nettement
moins. En effet, l'expert n'est pas rémunéré au même
niveau que les avocats d'affaires, qui gagnent très bien leur vie.
M. le Président -
Existe-t-il des barèmes de
rémunération ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Les barèmes ont été
interdits à une certaine époque, puis le Conseil de la
concurrence a changé d'avis et les a autorisés. Quoi qu'il en
soit, à Paris, il n'existe pas de barème, les
rémunérations sont déterminées au
« pifomètre ».
L'insuffisance des rémunérations donne une mauvaise image de
l'expertise judiciaire et éloigne ainsi un certain nombre de
professionnels : je pense en particulier aux ingénieurs
mécaniciens ou aux métallurgistes.
En outre, l'expert doit avancer des sommes considérables. Si l'expertise
dure deux ans, il n'est rémunéré qu'au bout de cette
période, sur décision du juge, qui prononce une ordonnance de
taxe. Ensuite, il lui faut attendre que les parties paient.
M. le Président -
La rémunération peut-elle varier
en fonction du juge ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
A Paris, les rémunérations sont
correctes. Dans certaines villes de province, en revanche, les experts sont
très mal rémunérés. Les juges, souvent, ne savent
pas ce que sont des honoraires, des charges, un chiffre d'affaires...
De plus, le ministère de l'emploi et de la solidarité a
publié un décret, en 2000, qui prévoit que les greffes
prélèveront les charges sociales des experts. Ces derniers font
donc partie du régime général de la sécurité
sociale. Or ce décret n'est pas appliqué. Nous sommes donc
actuellement dans une situation de non-droit et certaines antennes de l'URSSAF
ont radié les experts qui ne payaient plus leurs cotisations sociales.
Ainsi, ce décret, qui était destiné à éviter
l'évasion fiscale, a engendré l'effet inverse.
L'expertise, bien que passionnante, devient parfois un apostolat !
M. le Président -
Monsieur Kerisel, nous sommes arrivés au
terme de cette audition. Désirez-vous ajouter quelque chose ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
Oui : je considère que la
réforme du décret de 1974 est aujourd'hui au coeur du
problème de l'expertise.
M. le Président -
Pouvez-vous nous indiquer les dispositions qui
vous paraissent devoir être modifiées ?
M. Jean-Bruno Kerisel -
La loi de 1971 est succincte :
« Art. 1. Les juges peuvent, en matière civile,
désigner en qualité d'expert toute personne de leur choix sous
les seules restrictions prévues par la loi ou les règlements.
« Art. 2. Il est établi chaque année, pour
l'information des juges, une liste nationale, dressée par le Bureau de
la Cour de cassation, et une liste, dressée par chaque cour d'appel, des
experts en matière civile. »
Nous pensons, quant à nous, que la loi du 29 juin 1971 et le
décret de 1974 devraient être harmonisés et que
l'inscription sur les listes, le renouvellement et la formation des experts
devraient être précisés dans la loi.
M. le Président -
Je vous remercie vivement, Monsieur Kerisel.
QUELS
MÉTIERS
POUR QUELLE JUSTICE ?
A l'initiative de son président, M. René Garrec, la commission des Lois du Sénat a constitué en son sein une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice.
Au
delà de la question cruciale des moyens, la mission sénatoriale a
passé au crible les différents métiers intervenant dans le
fonctionnement de la justice afin de proposer des pistes permettant
d'améliorer son fonctionnement quotidien au service des citoyens.
A ce titre, elle a étudié aussi bien l'évolution des
métiers de magistrat, de fonctionnaire des greffes et d'auxiliaire de
justice que l'émergence de nouveaux métiers tels ceux d'assistant
de justice, de conciliateur, de médiateur ou de
délégué du procureur.
Elle s'est penchée sur les orientations apparemment contradictoires que
constituent, d'une part, la spécialisation des juridictions, avec
l'instauration de pôles spécialisés, et, d'autre part, la
mise en place d'une justice de proximité, notamment au travers des
maisons de justice et du droit.
Elle s'est particulièrement interrogée sur les moyens
d'accroître la participation des citoyens à la bonne marche de la
justice.
Ses 40 recommandations s'articulent autour de cinq axes :
- désengorger les juridictions en recentrant les magistrats sur
leurs tâches juridictionnelles ;
- améliorer l'organisation du travail des juridictions ;
- instaurer une véritable justice de proximité associant les
citoyens, notamment en instituant des « juges de paix
délégués » dotés de larges pouvoirs en
matière de règlement des conflits en amont de la procédure
judiciaire et en expérimentant le recours à l'échevinage
dans les juridictions civiles et pénales de droit commun ;
- poursuivre le mouvement de spécialisation des juridictions pour
répondre à la complexité croissante des contentieux ;
- favoriser l'émergence d'une véritable communauté
judiciaire.
Ces orientations devraient permettre d'aboutir à une justice
rénovée, plus citoyenne, donc plus efficace. Elles n'impliquent
pas de bouleversement mais supposent une volonté affirmée de
réforme et d'action assortie de l'engagement formel de mettre à
la disposition de la justice les moyens appropriés.