23. Audition du colonel Lagrange, responsable du Centre d'opérations interarmées, chargé du territoire national (COIA) (14 juin 2001)
M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons aujourd'hui le colonel Lagrange, responsable du Centre d'opérations interarmées, chargé du territoire national.
Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment au colonel Lagrange .
Je vous donne immédiatement la parole. Nous vous poserons nos questions ensuite.
Colonel Lagrange - Au sein du Centre Opérationnel Interarmées, où je suis en poste depuis six ans, je suis chargé de la coordination entre le domaine politique et militaire. Concrètement, je transforme les directives du ministre et du Gouvernement en ordre d'opérations pour les armées. Au nom du chef d'état-major des armées et sous les ordres de l'amiral qui commande le COIA, il m'appartient de fixer le volume des renforcements, les règles selon lesquelles les militaires sont engagés et les conditions de soutien nécessaires pour l'engagement des armées.
Vous m'avez transmis une première question sur les procédures régissant l'engagement des armées. En dehors des cas d'urgence, il existe sur le territoire national deux modes d'engagement :
- la réquisition générale au titre de l'ordre public, qui est généralement ordonnée par les préfets - elle résulte d'une ancienne loi sur l'engagement de la force armée ;
- un « contrat » entre l'autorité civile et l'autorité militaire pour l'engagement, sous forme de concours, des armées -cette procédure repose sur une instruction interministérielle signée par le Premier Ministre en 1984 et qui détermine non seulement les conditions et les responsabilités selon lesquelles les militaires sont engagés au profit des autorités civiles, mais aussi les conditions financières et les responsabilités administratives.
Ce sont les deux grands modes qui prévoient l'engagement des forces armées sur le territoire. La demande de concours, qui ne fait l'objet d'aucun document formalisé, donne lieu à un protocole co-signé par le préfet qui a émis la demande et l'officier général de la zone de défense qui, par sa signature, engage le ministre de la Défense. De manière générale, ce protocole a besoin d'être signé avant l'engagement, sauf cas d'urgence. Or dans la Somme, nous étions face à un cas d'urgence, ce qui n'a pas permis d'établir les protocoles au préalable.
Dans les faits, les armées ont été engagées largement avant la demande formelle du préfet, qui a été signée le 3 avril. Devant l'ampleur de la catastrophe, nous avions en effet placé des forces en état d'alerte. Dès le 3 avril, nous avons donc pu organiser une reconnaissance aérienne, pour avoir une idée précise de l'ampleur des dégâts. Cet engagement s'est fait à la suite d'une demande téléphonique, confirmée par message. La procédure de demande de concours, qui peut paraître lourde, peut donc être anticipée en cas d'urgence. Nous avons en effet de fréquents contacts téléphoniques et nous pouvons le cas échéant placer nos unités en état d'alerte. De ce fait, les délais d'intervention ont été largement réduits lorsque le préfet nous en a fait la demande. Je précise que ce sont les préfets qui doivent formuler une demande de secours. Il n'est pas prévu que le président d'un conseil régional, d'un conseil général ou qu'un maire puisse lancer un appel de ce type.
Je souhaiterais brièvement revenir sur les conditions dans lesquelles les armées interviennent. Les armées interviennent sur le territoire national en complément des unités dont cela est la vocation. Notre rôle n'est pas de remplacer les pompiers, les unités de la Sécurité civile ou le SAMU, mais d'intervenir en cas d'urgence, pour manifester la solidarité nationale ou lorsque l'Etat décide d'affirmer sa position. Nous intervenons dans des domaines qui nous sont particuliers : défense nucléaire, bactériologique et chimique, transport aérien, surveillance, organisation en état-major, etc.
Revenons à présent sur la chronologie des événements. Dès le 3 avril, on nous a demandé un concours pour deux sections. Ce même jour, une section de l'armée de l'air a effectué des reconnaissances, ce qui nous a permis d'engager la réflexion dès le 4 avril. Dans un deuxième temps, sur réquisition du préfet, nous avons engagé des unités pour renforcer les polices urbaines dans la surveillance des zones abandonnées par la population, à Abbeville puis à Amiens. Enfin, compte tenu de l'ampleur des difficultés rencontrées par la population, nous avons été sollicités vers le 15 avril pour lui apporter de l'aide, en assurant notamment son ravitaillement et en évitant son isolement. Le 27 avril, à la suite d'une réunion interministérielle à l'Hôtel Matignon, il a été demandé aux armées de mettre en place une participation militaire à la cellule interministérielle de préparation et de planification pilotée par le préfet Moracchini. Nos officiers ont donc rejoint la préfecture d'Amiens le 30 avril et ont commencé à travailler, dans un premier temps pour définir des axes d'efforts, puis pour les exécuter.
A ce jour, 15.000 journées de travail ont été fournies dans le cadre de cette action, pour plus de la moitié par des unités spécialisées du Génie qui ont engagé des moyens très lourds. Les unités venaient essentiellement de l'armée de terre, mais aussi de l'armée de l'air. Le commandement de ces unités était assuré par le général Gaubert, l'officier général de la zone de défense Nord. Il est le représentant du chef d'état-major des armées auprès du préfet.
Sur le terrain, le délégué militaire départemental a été associé très rapidement à la conduite de la crise et c'est sans doute pour cela que la coordination civilo-militaire s'est aussi bien déroulée. Pour nous, la zone de défense est le point de coordination civilo-militaire. Le rôle du préfet de zone a d'ailleurs été clairement mis en exergue dans l'affaire de Vimy puisque c'était le préfet du Nord qui pilotait l'ensemble de l'opération. Mais dans le cas de la Somme, puisqu'un seul département était concerné, il était normal qu'il se « décentralise » auprès du préfet de ce département.
Vous m'avez posé une question sur la satisfaction des élus et de la population. Cette satisfaction tient à plusieurs facteurs, notamment la rapidité d'engagement. Nous avons également beaucoup aidé la population, ce qui est toujours très gratifiant, surtout dans cette région qui a été privée de ses troupes depuis les récentes réorganisations et où la population garde un fort lien affectif avec l'armée. De manière générale, nous avons d'ailleurs été très contents de nos contacts avec la population et les élus locaux. Mais nous avons aussi rencontré des difficultés. Nous avons par exemple mis beaucoup de temps pour trouver avec la direction départementale de l'équipement une solution hydraulique au problème posé par les inondations.
Concernant un éventuel allégement de la procédure, je ne sais pas s'il serait possible. Avant d'engager nos armées, nous avons en effet besoin d'un document écrit. Mais il est aussi important d'établir des contacts téléphoniques avant de prendre une décision d'engagement. Même lorsque la crise ne semble pas concerner l'armée, il est très important que les autorités locales pensent à l'impliquer dans leurs réflexions. C'est sans doute là, dans ces contacts personnels, que la procédure pourrait être allégée, plutôt que dans un engagement formalisé. On pourrait évidemment imaginer, dans les zones fréquemment touchées par les inondations ou les feux de forêt, des protocoles selon lesquels l'armée mettrait un certain nombre de moyens à disposition des préfets et de la Sécurité civile. Mais il ne faut sans doute pas abuser de ces protocoles dans une armée à la recherche d'un nouvel équilibre. De plus, la multiplication des papiers ne remplacera jamais les relations humaines.
Revenons à présent sur la question des unités en état d'alerte. Il serait évidemment souhaitable de disposer d'unités en état d'alerte sur l'ensemble du territoire national pour répondre aux besoins des autorités civiles. Nous avons une longue expérience en la matière. Jusqu'à l'année dernière, nous avions toujours une section en état d'alerte dans chaque zone de défense. Mais hormis pour des incidents mineurs, je ne vois pas très bien ce que nous pourrions faire avec trente hommes, surtout lorsqu'ils sont à Colmar et qu'ils doivent intervenir à Charleville. Nous préférons donc jouer aujourd'hui sur la notion de pré-alerte et d'engagements des moyens disponibles. Nous connaissons ces moyens et nous choisissons les mieux adaptés à la situation. Nous avons donc abandonné l'idée d'un système d'alerte sur l'ensemble du territoire national car elle était inefficace et il ne me semble pas nécessaire de faire une proposition dans ce sens.
Le dernier point sur lequel je voudrais revenir est celui de la professionnalisation des armées. Depuis deux ans, 2.000 militaires ont été engagés chaque jour dans des actions de participation à la défense civile. Plus de la moitié d'entre eux sont des professionnels. Or, durant cette période je n'ai pas ressenti de modification, ni dans les conditions ni dans l'efficacité de la coordination civilo-militaire. Il est certain qu'une armée professionnelle a, par habitude, plusieurs métiers, ce qui n'était forcément pas le cas d'une armée composée d'appelés. Le changement se fait plutôt ressentir dans le format de nos unités. L'armée est en effet passée de 200.000 à 130.000 hommes. Nous n'avons donc plus les mêmes capacités d'intervention qu'auparavant, surtout lorsque l'on connaît l'ampleur de nos interventions au Kosovo, en Bosnie, en Afrique ou dans les départements d'outre-mer.
Je n'ai pas d'avis à donner sur un éventuel changement des mesures d'alerte ou sur la professionnalisation. Cela n'est pas mon rôle. On pourrait en revanche imaginer de renforcer les unités militaires de sécurité civile -des militaires mis à la disposition du Ministère de l'Intérieur. Ce sont en effet des spécialistes des catastrophes, avec lesquels nous travaillons très souvent, en particulier à l'étranger. Il ne serait donc pas très utile de les utiliser pour remplir des sacs de sables et renforcer des digues. Quant à les renforcer, tout dépend de l'origine des renforts. Il faudrait peut-être mieux conserver quelques unités du Génie, aptes à utiliser des engins très lourds, plutôt que d'augmenter le nombre d'unités militaires de sécurité civile. Je ne vois donc pas l'intérêt de trop modifier le dispositif actuel.
Concernant enfin les charges financières, elles sont essentiellement dues à la nourriture. J'ignore exactement comment elles seront remboursées, mais je sais qu'un groupe interministériel travaille sur cette question. Nous avons également dépensé pour environ 500.000 francs de carburant et pour à peu près autant de frais aéronautiques. Il faut enfin intégrer les indemnités de service en campagne. Néanmoins, les charges financières liées à cette opération ne devraient pas être énormes.
M. le Président - Merci pour cet exposé précis. Nous allons maintenant vous poser nos questions.
M. Pierre Martin, Rapporteur - Dans la Somme, nous avons effectivement ressenti votre présence, même dans les locaux de la Préfecture. Je dois dire que vous avez été particulièrement efficaces dans la gestion de cet événement, notamment sa gestion médiatique. En effet, si les sinistrés se sont dits aussi satisfaits de votre action, c'est non seulement par ce qu'ils en vivaient, mais aussi par ce qu'ils en lisaient dans la presse.
Vous avez parlé tout à l'heure des sacs de sable. Beaucoup de personnes se sont interrogées sur le rôle des militaires du Génie. Etait-ce vraiment à eux de remplir des milliers de sacs de sable ? N'aurait-il pas été possible de mieux harmoniser votre action et celle de la DDE ? Quel était le rôle de ces deux partenaires ?
M. le Président - Il nous a semblé que, dans cette affaire, l'apport essentiel de l'armée a été sa capacité à travailler en état-major, ce que ne savent pas faire les civils. C'est lorsque l'armée a pris les affaires en main qu'un plan global a pu être établi et qu'une autorité s'est mise en place.
M. le Rapporteur - Pour schématiser, hormis celui du préfet, tous les autres bureaux de la préfecture étaient occupés par l'armée...
Colonel Lagrange - Nous ne devons tout de même pas trop en faire. Nous ne pouvons en effet pas entrer en force dans un système qui n'est pas le nôtre. Nous ne pouvons qu'y participer.
Concernant nos rapports avec la DDE, je suis incapable de vous dire comment ils devraient se dérouler. Je sais simplement que c'est par l'intermédiaire de la DDE que nous avons été sollicités. Dans sa demande du 3 avril, le préfet nous a demandé de participer au renforcement des digues avec des unités du Génie, des bateaux à fond plat et de la main d'oeuvre. Nous avons donc demandé à des militaires de remplir des sacs de sable, comme nous l'avions fait il y a trois ans à la frontière germano-polonaise. Par la suite, une coordination s'est instaurée. Nous avons notamment placé auprès du préfet un officier chargé de sa communication et le 27 avril, l'ensemble des interlocuteurs avait déjà étudié toutes les possibilités.
M. le Président - Il y avait eu une première réflexion mais cela a éclaté au grand jour le 27 avril.
Colonel Lagrange - Cela est certain. Nous avions formalisé les différents plans pour trouver les personnes nécessaires.
M. le Président - Et vous avez bien fait les choses puisque vous avez même fait venir le Ministre.
Colonel Lagrange - Le ministre tenait à être présent.
M. le Rapporteur - Vous avez quitté les lieux depuis quelques jours. Il était prévu que le Génie réaliserait certains travaux, en particulier le démontage de ponts et leur remplacement. Or du jour au lendemain, l'armée est partie. On nous avait pourtant dit que le Génie s'en chargerait. Je m'interroge sur cette interruption alors que les travaux pour lesquels votre intervention était prévue ne sont pas achevés.
Colonel Lagrange - Je ne suis pas sûr que le Génie ait été mandaté pour réaliser ces travaux. Pour moi, le seul travail que le Génie doit encore réaliser consiste en l'aménagement d'une plate-forme. Ce travail est le seul qui nous a été demandé de manière formelle. Si aucune demande formelle ne nous est faite, il est évident que nous ne pouvons pas rester au-delà d'un certain temps. Nous sommes sur place depuis le 3 avril mais ce n'est pas notre rôle que de remplacer les personnels de la DDE. Nous savons par exemple faire des ponts, mais ce n'est pas notre rôle.
M. Hilaire Flandre - Cela semble logique.
M. le Président - Je le comprends parfaitement, mais les populations locales imaginaient que l'armée resterait pendant plusieurs mois pour participer aux travaux qui ont été programmés. On a par exemple annoncé que l'armée et la DDE feraient sauter des goulots d'étranglement mais les travaux n'ont toujours pas été réalisés et l'armée est partie. Nous ressentons donc une sorte de frustration psychologique.
M. le Rapporteur - C'était justement le sens de ma question sur le pont Belley de Pont-Rémy. Il a été annoncé que ce point serait détruit avec l'aide de l'armée, mais il ne l'a pas été et nous ne savons toujours pas s'il le sera.
M. le Président - Cela étant, pendant la période de crise, la communication a été particulièrement bien faite, ce qui a contribué à maintenir le moral des sinistrés. Pour l'action psychologique, l'armée est bien meilleure que les civils.
M. le Rapporteur - Cela est peut-être dû à ce que qu'évoquait le colonel Lagrange tout à l'heure. Cela fait longtemps qu'il n'y a plus de militaires dans la Somme. Quand ils arrivent, on leur déroule le tapis rouge...
M. Hilaire Flandre - Cela était certainement aussi dû à leur unicité de commandement et à leur rapidité d'exécution.
M. Jean-Guy Branger - Je tiens à dire au colonel Lagrange que j'ai particulièrement apprécié son exposé. Vous êtes resté très modeste eu égard à l'engagement de l'institution militaire dans cette affaire. Certes, vous avez bien rappelé que votre rôle consistait à intervenir en complément des unités civiles, mais il faut rendre hommage à l'action spectaculaire conduite par les armées. Nous avons eu affaire à de grands professionnels. Aucune autre institution que l'armée me semble à même d'engager autant de moyens dans un délai aussi court. Votre action a été exemplaire et nous ne pouvons que nous en réjouir.
M. Jean-François Picheral - De quel ministre dépendez-vous ?
Colonel Lagrange - Du ministre de la Défense.
M. Jean-François Picheral - Je m'associe au propos de Monsieur Branger sur votre action.
M. Michel Souplet - Je crois moi aussi que l'armée s'est montrée particulièrement efficace. Cela m'amène d'ailleurs à me poser une question. Si l'action de l'armée a été aussi efficace, c'est parce que le préfet de la Somme l'a appelée et qu'elle est arrivée immédiatement. Cette expérience ne devrait-elle pas nous amener à réfléchir sur la mise en place d'une procédure d'intervention aussi rapide dans d'autres domaines ? Pour prendre un exemple, il y a deux ans, à Compiègne, un malfaiteur s'était échappé après avoir tué plusieurs personnes. Il s'était caché dans un marais et la police avait besoin de le retrouver rapidement. Or nous avons dû attendre trois heures et demie avant qu'un hélicoptère de la police n'intervienne, alors qu'il y a, à Compiègne, des hélicoptères militaires. Dans un cas de ce type, le sous-préfet aurait-il pu demander à l'armée d'intervenir ?
Colonel Lagrange - L'emploi des moyens aériens est complexe car nous avons besoin dans ce domaine d'une décision du cabinet du ministre. Si le général qui commande la zone de défense est convaincu de l'urgence d'une situation, il peut téléphoner à la base pour lui demander de se préparer à intervenir, mais le problème est de faire comprendre à nos interlocuteurs du cabinet du ministre la réalité de cette urgence.
M. le Président - Mon colonel, nous vous remercions pour votre intervention. Nous nous permettrons, le cas échéant, de vous téléphoner pour compléter notre rapport.