B. L'ABANDON DE LA VACCINATION EN EUROPE
La décision d'abandonner la vaccination en Europe, prise en 1991, mérite d'être examinée avec soin. Elle a, en effet, suscité de nombreuses interrogations à cette époque, à commencer par les questions posées au Gouvernement par certains sénateurs 13 ( * ) . Dix ans plus tard, on tire d'utiles conclusions du débat qui opposa partisans et adversaires de la vaccination, non moins que des décisions qui prévoyaient diverses mesures d'accompagnement, lesquelles sont, pour l'essentiel, restées lettre morte.
1. Les motivations du changement de stratégie
Trois pays n'ont jamais pratiqué la vaccination contre la fièvre aphteuse en Europe : le Danemark, la Grande-Bretagne et l'Irlande. Les neuf autres Etats qui composaient la Communauté européenne en 1991 avaient tous recours à une politique de prophylaxie médicale. Ainsi, la majorité des Etats s'est-elle rangée à l'avis d'une minorité de membres qui étaient soit mieux protégés par leur insularité (Royaume-Uni et Irlande) soit désireux d'exporter leur production animale vers des pays indemnes sans vaccination, faute de disposer d'un marché national de taille suffisante, à l'instar du Danemark.
Ce choix déterminant a été effectué à la suite d'un lent processus de décision qui s'est étendu de 1984 à 1991, et a obéi à des considérations politiques, scientifiques et économiques.
a) 1973-1990 : la coexistence de systèmes nationaux différents
Afin de gérer les échanges d'animaux vivants, les six Etats membres fondateurs de la Communauté européenne ont pris diverses mesures de sauvegarde dès le début des années 1960. Dans ce cadre, une directive de 1961 a notamment prévu que les bovins de plus de 4 mois expédiés d'un Etat vers un autre Etat membre seraient vaccinés. Cette règle n'a pas suscité de difficultés avant l'entrée de la Grande-Bretagne, de l'Irlande et du Danemark dans le marché commun, en 1973. En effet, ces trois Etats ne vaccinant pas leur bétail, ils ont obtenu une dérogation, pour cinq ans, par rapport aux dispositions applicables aux autres membres. Il était prévu de mettre ce délai à profit pour tenter de concilier les positions divergentes. Tel ne fut, hélas, pas le cas. Tout au plus une directive 14 ( * ) de 1984 accordait-elle de nouvelles garanties aux Etats indemnes de fièvre aphteuse. L'article 1er bis de cette directive disposait, notamment en ce qui concerne les garanties complémentaires exigibles au titre de la fièvre aphteuse et de la maladie vésiculeuse du porc, que les règles suivantes étaient applicables :
« Les Etats membres indemnes de fièvre aphteuse depuis au moins deux ans, ne pratiquant pas la vaccination et n'admettant pas la présence sur leur territoire d'animaux vaccinés depuis moins d'un an, peuvent subordonner l'introduction sur leur territoire des animaux vivants des espèces bovine et porcine aux conditions suivantes :
1. lorsque les animaux proviennent d'un Etat membre satisfaisant aux mêmes critères, à la garantie qu'ils n'ont pas été vaccinés contre la fièvre aphteuse ;
2. lorsque les animaux proviennent d'un Etat membre indemne de fièvre aphteuse depuis au moins deux ans, pratiquant la vaccination et admettant la présence sur son territoire d'animaux vaccinés :
- à la garantie qu'ils n'ont pas été vaccinés contre la fièvre aphteuse ;
- à la garantie que les animaux de l'espèce bovine ont présenté un résultat négatif a un test de recherche du virus aphteux par la méthode du raclage laryngo-pharyngien (dit « probang-test ») ;
- à la garantie que les animaux des espèces bovine et porcine ont présenté un résultat négatif a un test de recherche sérologique en vue de détecter la présence d'anticorps aphteux ;
- à la garantie que les animaux des espèces bovine et porcine ont été isolés, dans le pays expéditeur , soit dans une exploitation, soit dans une station de quarantaine, pendant quatorze jours sous la surveillance d'un vétérinaire officiel . A cet égard, aucun animal se trouvant dans l'exploitation d'origine ou, le cas échéant, dans la station de quarantaine ne peut avoir été vacciné contre la fièvre aphteuse pendant une période de vingt et un jours précédant l'expédition et aucun animal autre que ceux faisant l'objet de l'expédition ne peut avoir été introduit dans l'exploitation ou la station de quarantaine pendant cette même période ;
- à la mise en quarantaine pour une durée de vingt et un jours ;
3. lorsque les animaux proviennent d'un Etat membre non indemne de fièvre aphteuse depuis au moins deux ans :
- aux garanties mentionnées au point b, exception faite de la quarantaine dans l'exploitation d'origine ;
- à d'éventuelles garanties supplémentaires à arrêter selon la procédure prévue a l'article 12 ».
Ainsi, à cette époque, un Etat indemne avec vaccination pouvait exiger des garanties supplémentaires des Etats indemnes avec vaccination. C'est sur ce fondement que la Grande-Bretagne imposait des mesures de quarantaine aux autres membres. Une telle situation était manifestement incompatible avec la perspective de voir se constituer, le 1 er janvier 1993, le marché unique européen, caractérisé par le principe de libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Devant l'impossibilité de maintenir le double système de vaccination ou de non-vaccination, la Commission de Bruxelles décida de procéder aux études préalables à la définition d'une orientation uniforme des politiques de lutte. Tel fut l'objet du rapport présenté par M. Mac Sharry.
b) Le rapport Mac Sharry
Dans un projet de rapport sur les politiques des Etats membres dans le domaine de la lutte contre la fièvre aphteuse 15 ( * ) , M. Mac Sharry s'interrogeait sur « la nécessité de rationaliser les points de vue actuellement divergents sur l'aspect principal de la lutte contre la fièvre aphteuse, c'est-à-dire la vaccination ou la non vaccination » et procédait à « une analyse coût-profit » de ces politiques, laquelle débouchait sur la conclusion qu'il fallait abandonner le système de vaccination.
2. L'interdiction du recours à la vaccination
a) Des raisons sanitaires
Le rapport Mac Sharry soulignait, en premier lieu, s'agissant du risque sanitaire, que les Etats membres appliquant une politique de non vaccination pouvaient restreindre le commerce de bétail provenant de leurs partenaires au motif que « les animaux vaccinés peuvent abriter le virus après un contact infectieux tout en restant cliniquement normaux. Le risque lié aux animaux vaccinés, en l'absence prolongée de contact infectieux est faible. Cependant, il est impossible de garantir que le virus est absent d'une population vaccinée, étant donné que le virus peut entrer de temps en temps et ne pas être décelé. Il y a donc un risque que le virus puisse être introduit dans les régions précédemment non affectées par le biais d'animaux vaccinés » 16 ( * ) .
Il considérait, en outre, que la manipulation du virus au moment de la préparation du vaccin ou de son administration aux animaux était susceptible de donner naissance à des épizooties de fièvre aphteuse. Pour l'auteur du rapport, sur les 34 foyers primaires de fièvre aphteuse dénombrés entre 1977 et 1987, 13 foyers étaient « probablement associés soit à un virus échappé des laboratoires ou à la production et l'utilisation de vaccin mal inactivé ». En conséquence, le sous groupe d'expert chargé d'élaborer des scénarios en fonction des politiques retenues considérait que si les techniques d'inactivation des virus n'évoluaient pas et que ceux-ci continuaient à être manipulés en laboratoire, le nombre de foyers primaires prévisibles au cours des onze années suivantes était de 13 cas, comme au cours des 11 années précédentes.
b) Des questions financières et économiques
Le coût financier actualisé sur dix ans des mesures de vaccination pour l'ensemble de la communauté était estimé à 1,134 milliard d'écus , alors que le coût total de la politique de non-vaccination était évalué à 35 millions d'écus . Ce résultat reposait sur un coût moyen pour un foyer de fièvre aphteuse de 158.000 écus.
Les auteurs de ce rapport notaient cependant, avec une certaine lucidité qu' : « une grande épizootie de fièvre aphteuse peut entraîner pour le pays ou la région où elle se produit des coûts sans proportion commune avec ceux qu'entraînent des foyers locaux. Ces coûts peuvent inclure ceux de la fermeture d'abattoirs ou de marchés, mais des analyses passées des effets économiques des épidémies de fièvre aphteuse n'ont pas permis de les chiffrer » 17 ( * ) .
S'agissant des effets économiques de l'une ou l'autre politique (vaccination ou absence de vaccination), le rapport estimait :
- qu'aucune des deux politiques n'aurait d'effet sur les échanges intracommunautaires d'animaux vivants et de produits animaux ;
- qu'une politique de vaccination entreprise dans toute la communauté « entraverait gravement les exportations à destination de nombreux pays tiers » 18 ( * ) ;
- tandis qu'une politique de non vaccination n'affecterait pas les importations de viande fraîche et de produits à base de viande, sous réserve du respect des règles sanitaires en usage (maturation et désossage notamment).
C'est sur la base de ces éléments que la Commission se déclarait « totalement persuadée que pour atteindre les objectifs sanitaires du marché intérieur, c'est-à-dire pour harmoniser les normes sanitaires à un niveau élevé et pour garantir la circulation des marchandises, la Communauté doit s'engager dans la voie d'une politique de non-vaccination » 19 ( * ) .
Votre rapporteur ne saurait dissimuler la surprise qu'il ressent à la lecture de ces lignes définitives, deux mois après que la fièvre aphteuse est entrée en France en provenance d'un Etat qui était indemne de cette maladie et fort sourcilleux, avant 1991, s'agissant des contrôles qu'il imposait aux importations d'animaux vivants, fussent-ils en provenance de pays membres de la communauté !
c) Un enjeu politique
Comme on l'a déjà souligné, la cause de l'insistance de la Commission à trouver une solution à la question de la fièvre aphteuse tenait à l'accomplissement des objectifs du marché unique et au respect du principe de liberté des échanges qui devait trouver sa pleine expression à compter du 1 er janvier 1993.
3. Des prescriptions restées lettre morte
Si la principale recommandation du rapport Mac Sharry est devenue la loi commune dans l'Union Européenne, nombre d'autres préconisations sont malheureusement tombées dans l'oubli. A côté des conclusions tirées d'une analyse économique de la question de la fièvre aphteuse, le document insistait sur la nécessité de « renforcer les ressources destinées à prévenir l'introduction de la maladie dans la communauté et d'éradiquer efficacement tout foyer de maladie » 20 ( * ) .
Son annexe 5 insistait aussi sur la nécessité de lutter contre la contamination provenant de personnes qui franchissaient les frontières de la communauté. Elle soulignait que les touristes qui vont camper à la campagne à l'extérieur de la communauté constituent un risque car ils peuvent transporter le virus sur leurs vêtements et leurs objets personnels et recommandait :
- « d'informer les personnes franchissant régulièrement les frontières sur le risque de transmission du virus par des denrées alimentaires en posant des panneaux très visibles dans les aéroports et en interdisant aux touristes de rapporter de la viande ou d'autres produits animaux » 21 ( * ) ;
- de sensibiliser les touristes « au danger qu'il y a à jeter de la viande et d'autres produits animaux à la campagne » en soulignant l'importance des problèmes de contrôle et d'élimination des « eaux grasses d'origine internationale » 22 ( * ) .
Il préconisait également de renforcer les moyens sanitaires et notamment vétérinaires :
- pour améliorer la structure des services vétérinaires nationaux pour satisfaire aux demandes supplémentaires d'une politique de non vaccination ;
- pour renforcer les services vétérinaires nationaux nécessaires dans le contexte de la réalisation du Grand Marché 23 ( * ) .
Il semble que bien peu de pays aient suivi ces préconisations. S'agissant de la recherche sur la fièvre aphteuse , le rapport soulignait que « quelle que soit la politique future de lutte contre la maladie, il faudra poursuivre la recherche sur la fièvre aphteuse » 24 ( * ) , tout en observant, non sans quelque paradoxe, qu'il était probable que le nombre de laboratoires communautaires qui y travaillaient serait réduit.
C'est sur le fondement de ce rapport que les Etats membres décidèrent d'interdire le recours à la vaccination à compter du 1 er janvier 1992, par une directive n° 90/423/CEE du 26 juin 1990. Cette décision suscita de violentes réactions, émanant notamment de certains vétérinaires praticiens français, ainsi que des groupements de défense sanitaires.
4. Les critiques de l'arrêt de la vaccination
Plusieurs voix se firent entendre contre l'interdiction de la vaccination . Parmi celles-ci, le jugement de nombreux vétérinaires qui la pratiquaient depuis trente ans en France n'était pas le moins virulent 25 ( * ) . Ceux-ci estimaient notamment que les bovins, qui étaient les seuls vaccinés, compte tenu de leur durée de vie plus longue et de leur valeur plus élevée que celle des ovins et des porcins, constituaient un « tampon vaccinal » qui contribuait à protéger les autres espèces de la contamination extérieure et à limiter la dissémination de la maladie. Ils rappelaient, au surplus, que la vaccination permanente, totale et obligatoire avait permis l'éradication, le développement et la commercialisation massive et banale d'un vaccin efficace et bon marché.
De son côté, la France mit en place un nouveau système de lutte adapté aux nouvelles normes européennes.
* 13 Cf. La question écrite posée par M. Gérard Larcher sur l'abandon de la vaccination contre la fièvre aphteuse du 8 février 1990.
* 14 Directive du Conseil 84/643/CEE du 11 décembre 1984, modifiant les directives 64/432 (article 4 bis) et 72/461.
* 15 Commission des communautés européennes, Direction générale de l'agriculture, VI, B.11.2, VI/6490/88-FR.
* 16 Paragraphe 4-3-3.
* 17 Paragraphe 4-7-2.
* 18 Paragraphe 4-9.
* 19 Rapport précité, page 4.
* 20 Paragraphe 5-5.
* 21 Page 46.
* 22 Ibidem et page 47 note 1.
* 23 Page 4.
* 24 Paragraphe 4-11.
* 25 Cf. par exemple les commentaires du Syndicat des vétérinaires praticiens des Hautes-Pyrénées.