MME CORINNE
LEPAGE,
ANCIEN MINISTRE DE L'ENVIRONNEMENT, AVOCAT
Je vais m'efforcer d'expliquer les raisons pour lesquelles, à mon sens, les objectifs du projet de loi annoncé ne sont pas susceptibles d'être atteints, en particulier s'agissant de la transcription de la directive européenne. Les deux textes sont incompatibles, au moins sur trois points spécifiques.
1. Méthodologie de rédaction de l'avant-projet de loi
Tout d'abord, il est clair que la méthodologie de l'avant-projet de loi est contraire à celle de la directive cadre. Selon le texte européen, chaque district hydrographique doit faire l'objet d'un état initial écologique et économique. Puis, les objectifs et les moyens de mise en oeuvre doivent être précisés. La directive fixe également un certain nombre d'échéances pour l'élaboration et la rédaction de documents spécifiques.
En revanche, la démarche adoptée par l'avant-projet de loi gouvernemental est inverse puisqu'elle consiste à définir des moyens et des structures déterminés, avant même que les objectifs à atteindre ne soient fixés. Le projet n'indique, à aucun moment, comment ces objectifs vont être précisés ni qui va devoir les fixer.
2. Application du principe " pollueur payeur "
Par ailleurs, les deux textes s'opposent sur les questions du financement et de l'application du principe " pollueur payeur ". Bien entendu, personne ne s'oppose a priori à ce principe, mais tout dépend de ses modalités d'application. Je relève ainsi une divergence forte entre le projet de loi en préparation et l'article 9 de la directive cadre.
Le texte européen se fonde sur une analyse économique détaillée des différentes utilisations de l'eau et introduit la récupération des coûts des services liés à l'environnement qui intègre le principe " pollueur payeur ", mais pas directement. En outre, l'article 9 de la directive prévoit une contribution " appropriée des différents acteurs économiques ", appuyée sur une analyse économique, mais aussi sur la prise en compte des effets sociaux, environnementaux, géographiques ou encore climatiques. L'application du principe pollueur-payeur s'accompagne alors de la prise en considération de différents facteurs de nature environnementale et/ou sociale et/ou économique : c'est une approche mieux adaptée aux besoins économiques et écologiques. En somme, le système instauré par la directive européenne est pragmatique, capable de s'adapter aux situations particulières de chaque district. Le projet français est contraire à ces principes.
3. Une gestion décentralisée par districts et par bassins
Enfin, les auteurs de la directive ont choisi de focaliser la politique de l'eau sur une approche décentralisée. Ce choix fait directement référence au modèle du bassin hydraulique français. Or, sous couvert d'un progrès démocratique, la loi française risque de mener à une recentralisation du système, en total désaccord avec les principes du texte européen qui prône une approche décentralisée tant au niveau de l'analyse de l'état initial, que de l'élaboration des programmes et des plans de suivi ou des structures qui doivent en traiter...
L'avant-projet est très clair sur ce point lorsqu'il propose de confier l'autorité des districts à un préfet coordinateur de bassin, c'est-à-dire à un représentant direct de l'Etat . Il s'agit bien d'un choix politique puisque cette responsabilité aurait aussi bien pu être confiée à un élu ou à un responsable des bassins. En outre, l'avant-projet de loi pose clairement le problème de la gestion par les agences de leurs recettes et dépenses. Il me paraît clair que cette gestion doit rester au niveau des agences. Il serait extrêmement néfaste de la rigidifier par un vote du Parlement une fois tous les cinq ans...
En conclusion, il me paraît y avoir une contradiction majeure entre la revendication gouvernementale d'assurer une approche décentralisée, transparente et fidèle à l'Europe quand, d'autre part, une analyse précise de son avant-projet de loi révèle le non-respect des objectifs affichés et des principes de la directive cadre.
I.
LA DIRECTIVE CADRE ET
LES AMBITIONS EUROPÉENNES
DANS LE DOMAINE DE L'EAU
1. Intervention de M. Helmut BLÖCH, directeur de l'unité " Protection des eaux, conservation des sols et agriculture ", direction environnement de la Commission européenne
La Commission européenne applique une politique de transparence et de coopération avec toutes les institutions et parties concernées. Actuellement, les citoyens européens sont, à juste titre, de plus en plus exigeants en matière de qualité de l'eau, tant pour l'eau potable que pour leur environnement. La récente directive cadre sur l'eau, adoptée sous la Présidence française, met en place une structure destinée à répondre aux demandes fortes du consommateur européen.
a) La réglementation communautaire sur l'eau entre 1975 et 2000
Les pollutions de l'eau ne connaissant pas les frontières, la compétence de l'Europe pour traiter ces problèmes fut reconnue dès les années 1970. A l'origine, la législation communautaire sur l'eau s'est focalisée sur la protection des masses d'eau " utilisées " par l'homme (eau potable, eaux de baignade...). Puis une série de directives a été adoptée dans les années 1990 pour réglementer les sources de pollution (rejets d'origine urbaine, agricole et industrielle).
Fréquemment, la Commission réaffirme l'importance qu'elle attache au suivi de la mise en oeuvre correcte de ses directives, notamment en matière environnementale. Ainsi, l'application des directives sur les nitrates et sur le traitement des eaux urbaines résiduaires est particulièrement surveillée.
Dans le cadre de la directive nitrates, des procédures d'infraction sont engagées à l'encontre de treize Etats membres parmi les quinze. En France, les réseaux de suivi de la qualité de l'eau affectée par les pollutions agricoles sont insuffisants, notamment sur les eaux souterraines, et l'identification des zones vulnérables s'avère incomplète, en particulier dans le Nord, la Picardie, l'Ile-de-France, en Normandie et dans le Sud-Ouest. La Commission a saisi la Cour de Justice pour plusieurs de ces manquements. En revanche, des actions efficaces sont engagées en Finlande, en Allemagne, au Danemark et dans l'Est de la France.
La directive relative aux eaux usées résiduaires oblige les Etats membres à s'équiper de systèmes de collecte et de traitement des eaux usées avant fin 1998, 2000 ou 2005 selon la taille de l'agglomération concernée et la sensibilité du milieu récepteur. Cette seconde directive est globalement mieux appliquée. Les Etats européens ont déjà consenti des efforts financiers importants en matière d'installation et de rénovation des systèmes d'assainissement. Cependant, l'identification des zones sensibles apparaît insuffisante en Allemagne, au Royaume-Uni, en France, en Belgique, en Irlande, en Espagne, en Italie et en Grèce. Des retards par rapport aux dates-limites évoquées concernent aussi une majorité d'Etats membres. En outre, certaines grandes métropoles, telles Milan ou Bruxelles, ne disposent pas encore de station d'épuration.
b) La directive cadre sur l'eau
Cette nouvelle directive vient d'être adoptée, en septembre 2000, au terme d'un processus de concertation et de coopération étroites entre le Parlement, le Conseil et la Commission européenne. Elle constitue la pièce législative centrale dans laquelle sont regroupées les principales obligations concernant la gestion de l'eau dans l'Union européenne. Les objectifs essentiels de la directive sont les suivants :
- Axer la politique communautaire de l'eau sur une logique de bassin hydrographique et établir un plan de gestion pour chaque district. Cette méthodologie se trouve déjà appliquée dans certains Etats membres, notamment en France avec les agences de l'eau et les outils de planification tels que les SDAGE et les SAGE.
- Protéger toutes les eaux et faire en sorte qu'elles atteignent un bon niveau de qualité à l'horizon 2015.
- Recenser toutes les zones nécessitant une protection spéciale (zones visées par les législations communautaire, nationale ou régionale mais aussi zones de captage des eaux potables...).
- Adopter une approche combinée entre, d'une part, les normes de qualité et, d'autre part, les valeurs limites d'émission basées sur les meilleures techniques disponibles.
- Concrétiser immédiatement cette approche pour les substances déclarées dangereuses. Il est nécessaire de les identifier en priorité puis d'établir les valeurs limites d'émission et les normes de qualité.
- Prendre en compte le principe de récupération des coûts des services liés à l'eau, en s'appuyant sur une analyse économique.
- Accroître la participation du public en l'informant davantage et en l'associant à la prise de décision.
L'adoption et la mise en oeuvre de la directive cadre vont s'accompagner de l'abrogation de la plupart des directives précédentes. Seules seront maintenues la directive portant sur les nitrates d'origine agricole, celle relative au traitement des eaux urbaines résiduaires, celle relative à la qualité de l'eau potable et celle concernant la qualité des eaux de baignade.
c) Financement
Pour favoriser la mise en oeuvre de la réglementation, l'Union européenne apporte des aides financières de plusieurs types. Elles consistent à soutenir les programmes de recherche et les actions innovantes et à accorder les moyens financiers nécessaires à la réalisation d'infrastructures dans le cadre de l'approvisionnement en eau potable ou le traitement des eaux usées (Fond de cohésion, Fond structurel). Ces aides concernent aussi les pays candidats à l'accession à l'Europe et d'autres pays tiers.
Aujourd'hui, la protection des ressources en eau ainsi que l'utilisation prudente et rationnelle de ces ressources constituent un défi majeur. L'Union européenne en a fait une priorité de sa politique environnementale.
2. Intervention de Mme Françoise GROSSETETE, député au Parlement européen
La directive cadre sur l'eau, récemment adoptée par le Parlement européen, représente un progrès intéressant pour l'avenir de la gestion de l'eau en Europe. Attendue et réclamée par le Parlement européen depuis 1997, l'élaboration du texte a pourtant été extrêmement délicate, que ce soit au sein du Parlement ou lors de la conciliation avec le Conseil des Ministres. La directive n'aurait, du reste, jamais abouti si elle n'avait pas été soutenue par une très forte volonté politique.
Au sein du Parlement européen tout d'abord, il est généralement délicat de réussir à mettre d'accord l'ensemble des députés, attachés à des cultures et à des traditions nationales diverses. Par ailleurs, je tiens à préciser que ce Parlement s'est toujours montré extrêmement exigeant sur l'ensemble des questions environnementales. Par conséquent, les heurts et les difficultés se sont accumulés au cours des discussions de conciliation avec le Conseil des Ministres. La principale divergence portait sur un point majeur du projet, à savoir le caractère contraignant des objectifs de la directive. En aucun cas le Parlement n'aurait accepté que la directive cadre entraîne une révision à la baisse des exigences environnementales.
Globalement, la directive adoptée en septembre dernier doit être reconnue pour son caractère pragmatique et pour la simplicité de ses termes.
La directive répond à trois principes majeurs :
- elle prévoit, tout d'abord, une gestion décentralisée de l'eau. Le bassin hydrographique devient l'entité gestionnaire de base. Elle repose également sur des programmes de mesures minimums. Ces mesures de base doivent répondre aux exigences de l'ensemble de la législation communautaire pour la gestion de l'eau ;
- elle prévoit également une approche combinée, permettant de lutter contre la pollution par deux moyens simultanés : fixation de valeurs-limites d'émission et définition d'objectifs généraux de qualité. Un délai de 15 ans est prévu pour parvenir à un bon état général des eaux européennes ;
- elle envisage enfin une application claire et concrète du principe du " pollueur payeur " à travers l'idée que " l'eau doit payer l'eau ". La récupération des coûts des services liés à l'eau devra tenir compte des conditions locales et notamment sociale, environnementale et économique. Cette nuance permet d'avoir une approche plus réaliste qui colle davantage au terrain.
Les moyens ont été clairement définis et les objectifs sont précis, mais cependant les délais de mise en oeuvre me paraissent quelquefois trop longs. Nous disposons notamment d'un délai de 9 ans pour mettre en place les programmes de mesures, alors que 12 ans seulement sont réservés pour rendre ces mesures opérationnelles. Je signale toutefois qu'un certain nombre de dérogations pourront être accordées, soit en raison de difficultés de faisabilité technique soit parce que les coûts occasionnés sont exagérés ou encore parce que des circonstances naturelles ou d'autres activités humaines empêchent d'atteindre les objectifs. Il me semble que la possibilité d'un délai supplémentaire est risquée. Elle ne doit, en aucun cas, atténuer le souci de mise en oeuvre de la loi.
Par ailleurs, je signale qu'une deuxième étape communautaire est actuellement en chantier. Elle vise à établir les listes de substances prioritaires sur lesquelles la stratégie européenne de lutte contre la pollution de l'eau va reposer. Elles constitueront un outil essentiel à long terme, c'est pourquoi leur définition revêt une importance particulière. Je précise que le Parlement européen a accordé un délai de 20 ans pour parvenir à l'interdiction de rejet des substances les plus dangereuses.
Ce nouveau cadre européen ne constitue qu'un premier pas. Désormais, les Etats membres doivent réussir l'étape de transposition dans les droits nationaux. Cette phase est importante, car non seulement les textes des lois nationales doivent respecter la lettre de la directive, mais elles doivent également être fidèles à son esprit.
Malheureusement, je constate que, trop souvent, les ministres s'éloignent, à ce stade, de ce qu'ils ont pourtant soutenu officiellement en tant que représentants au Conseil européen. Le gouvernement français ne doit donc pas dévier du principe de décentralisation de la gestion de l'eau . Il doit également se référer davantage à la directive européenne pour l'application concrète du principe " pollueur payeur ". Le gouvernement ne doit pas céder à la tentation de brider ce cadre par une recentralisation de la politique de l'eau. Les instruments de mise en oeuvre du retour sur investissement permettant de faire que " l'eau paye l'eau " doivent rester conformes à l'esprit de la directive cadre.
M. Jacques OUDIN - Je crois que l'on peut retenir trois points essentiels dans vos propos :
- Il est vrai, tout d'abord, que les déclarations nationales et européennes doivent encore gagner en cohérence. Il n'est pas normal qu'un gouvernement tienne un double langage.
- Par ailleurs, je m'accorde avec vous pour rappeler que " l'eau doit payer l'eau ". Il est clair en effet que nous devons aujourd'hui obtenir les moyens de nos ambitions.
- Enfin, il est important de se mettre d'accord sur la liste des substances prioritaires à traiter. Cette liste amènera, entre autres, à traiter le paradoxe suivant : pourquoi mettre sur le marché des produits estimés dangereux et les taxer fortement en fonction de leur dangerosité présumée ?