2. Les carences en matière de pluriannualité dégénèrent en " myopie budgétaire "
Les finances de l'Etat souffrent d'un déficit de mise en perspective temporelle. Or, à moyen-long terme, la situation des finances publiques sera affectée par l'accroissement considérable du nombre de retraités au cours de la prochaine décennie. Le coût des départs en retraite des fonctionnaires aura inévitablement des conséquences très lourdes sur le budget de l'Etat. Le vieillissement de la population conduira également à une croissance significative des charges du budget de l'Etat et des organismes de sécurité sociale. Cette situation parfaitement connue, maintes fois analysée, commande absolument d'avoir une vision claire des engagements déjà souscrits par l'Etat pour les années à venir. Si les intérêts de la dette sont versés annuellement, ils n'en constituent pas moins une charge pluriannuelle. Si les traitements et pensions sont versées annuellement, l'embauche d'un fonctionnaire se traduit par une charge appelée à perdurer sur une très longue période. La pluriannualité ne répond donc pas seulement à une obligation européenne, mais à une exigence naturelle pour prendre en compte des situations de fait qui ont par nature une dimension pluriannuelle.
Votre commission considère que la pluriannualité est largement insuffisante, pour ce qui relève de la programmation stratégique du budget de l'Etat, de l'évolution de ses grands postes de dépense, ainsi que de l'incidence à moyen terme des mesures, notamment fiscales, dont le vote est demandé au Parlement. La pluriannualité doit permettre une mise en perspective de la politique budgétaire de l'Etat, afin que le peuple, par l'intermédiaire de ses représentants, ait une connaissance précise des orientations budgétaires définies par l'exécutif.
3. Les propositions de votre commission : adopter un cadre budgétaire tenant compte de la durée
Votre commission ne souhaite pas généraliser les dispositions pluriannuelles remettant en cause le principe de l'autorisation annuelle de dépenser, en dehors des dépenses dont la nature même implique l'engagement de crédits sur plusieurs années.
Elle recommande donc de maintenir les dispositions contenues dans le dernier alinéa de l'article premier de l'ordonnance du 2 janvier 1959, disposant que les plans approuvés par le Parlement, définissant des objectifs à long terme, ne peuvent donner lieu à des engagements de l'Etat que dans les limites déterminées par des autorisations pluriannuelles.
En revanche, le maintien de l'annualité en terme d'autorisation doit s'accompagner d'une véritable vision à moyen terme des effets de cette autorisation.
a) Limiter les autorisations pluriannuelles aux seules dépenses qui en relèvent par nature
Votre commission propose, comme le rapporteur général du budget de la commission des finances de l'Assemblée nationale, de changer la dénomination " autorisations de programme " en " autorisations pluriannuelles ". Elle considère les autorisations pluriannuelles comme un outil de financement de bien ou de service devant être employé sans adjonction. S'appliquant aux dépenses en capital, elles devraient pouvoir également comprendre des dotations affectées aux dépenses de fonctionnement courant.
En revanche, contrairement à la proposition issue de l'Assemblée nationale, votre commission estime que les autorisations pluriannuelles ne doivent pas comporter de dépenses en personnel, qui doivent être maintenues dans la tradition de l'autorisation annuelle de la dépense. Ainsi, les autorisations pluriannuelles doivent être réservées aux seules dépenses qui se répartissent sur plusieurs années de par leur nature même, comme les investissements, ou encore certaines dépenses d'intervention ou de fonctionnement courant, tels les prestations de services ou les contrats de fourniture s'étendant sur plusieurs années. L'ouverture des autorisations pluriannuelles aux dépenses de personnel peut engendrer des effets très pervers. Or, votre commission considère que ce sont des outils spécifiques qui doivent permettre de gérer les dépenses de personnel dans une perspective pluriannuelle (sous la forme de " contrats d'objectifs et de moyens " et d'une mise en oeuvre effective de la gestion prévisionnelle des ressources humaines dans l'administration notamment).
Les autorisations pluriannuelles doivent être assorties d'un échéancier fixant le montant des crédits de paiement nécessaires pour couvrir les engagements qu'elles représentent pour l'exercice en cours et les exercices ultérieurs. L'article 39 de la proposition de loi organique déposée à l'Assemblée nationale prévoit que le vote par programme porte " à la fois sur les dotations affectées à ce programme et sur l'échéancier de crédits de paiement associé aux autorisations pluriannuelles dont est, le cas échéant, doté ce programme ". Votre commission considère que l'échéancier des crédits de paiement ne peut avoir qu'une valeur indicative. En effet, le vote de l'échéancier ne lui confère pas un statut clairement défini : il apparaît peu réaliste de penser que cet échéancier prend, à compter de son vote par le Parlement, une valeur définitive et impérative pour les années à venir. Ce que le Parlement a fait dans une loi de finances, il peut le défaire dans une loi de finances ultérieure. Dès lors, le vote de l'échéancier devient pratiquement sans conséquence : le gouvernement actualisera naturellement chaque année l'échéancier des crédits de paiement, le vote de l'échéancier actualisé étant appelé alors à confirmer ou annuler l'adoption du précédent.
En revanche, la consommation des crédits de paiement et l'engagement des autorisations pluriannuelles doivent faire l'objet d'une information précise , afin de renforcer le caractère de programmation de l'échéancier des crédits de paiement. Votre commission reprend donc à son compte la proposition du rapporteur général du budget de la commission des finances de l'Assemblée nationale en suggérant qu'une annexe explicative présente, pour chaque programme, l'échéancier des crédits de paiement associé aux autorisations pluriannuelles . Cette annexe devrait faire apparaître distinctement le dernier échéancier, les révisions intervenues (celles-ci ne pouvant dépasser les indexations sur les prix sauf disposition spéciale d'une loi de finances), et l'échéancier associé aux autorisations pluriannuelles nouvelles demandées dans le projet de loi de finances de l'année.
Votre commission soutient également l'idée de rendre caduque toute autorisation pluriannuelle non engagée dans un délai de trois ans, afin de réduire le volume des autorisations pluriannuelles dites " dormantes ".
b) La réforme comptable
L'Etat sera appelé à financer des engagements, et, en particulier, les pensions de retraite des fonctionnaires, qui ne figurent actuellement pas dans ses documents budgétaires et comptables. La réforme de sa comptabilité doit donc impérativement prendre en considération cette dimension , notamment en établissant un hors-bilan exhaustif et en introduisant les concepts d'amortissement et de provision , qui permettront d'informer le peuple et ses représentants sur les charges futures, éventuelles ou certaines, auxquelles l'Etat devra faire face.
Cette question se pose également pour les conséquences, à plus court terme, des mesures prévues par les lois de finances. Leur estimation au delà de l'exercice qu'elles couvrent n'est le plus souvent pas disponible. Cette carence restreint considérablement la visibilité des décideurs publics que sont notamment les parlementaires, à qui est ainsi imposée une véritable myopie budgétaire.
c) Le débat d'orientation budgétaire
L'évolution des finances publiques à moyen terme ne fait pas l'objet d'une projection satisfaisante et détaillée. La pratique du débat d'orientation budgétaire a constitué un réel progrès. Votre commission propose donc d'institutionnaliser cette pratique, dans les limites fixées par la Constitution, et d'étendre son champ à l'ensemble des finances publiques. Elle considère qu'il doit notamment indiquer les évolutions prévisibles et souhaitées par le gouvernement de chacun des grands postes du budget de l'Etat, en recettes et en dépenses.
d) Le maintien des lois de programme
Votre commission ne partage pas l'avis du rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale lorsqu'il propose de ne pas conserver , dans ce même alinéa, la mention des lois de programme . En effet, votre commission considère que, dès lors que l'article 34 de la Constitution indique que " des lois de programme déterminent les objectifs de l'action économique et sociale de l'Etat ", il convient, par souci de cohérence, de définir ce que peut être le contenu de ces lois de programme. La solution retenue par l'Assemblée nationale vide en fait de son sens la notion de loi de programme, qui ressemblerait dès lors à une " coquille vide ".
Votre commission ne considère pas que l'apport des lois de programme à la dimension pluriannuelle des finances publiques ait été décisif. Cependant, elle remarque que la faible portée des lois de programme et des lois de programmation résulte surtout de la pratique qui en a été faite, et ne signifie pas nécessairement que ces outils sont inutiles, notamment s'agissant des crédits d'équipement militaire. C'est la raison pour laquelle votre commission propose de conserver la mention des lois de programme, qui peuvent grouper des autorisations pluriannuelles, afin de déterminer, selon les termes de la Constitution, les objectifs de l'action économique et sociale de l'Etat.
e) Réconcilier finances publiques et moyen terme
(1) Des projections économiques et budgétaires à moyen terme
Votre commission propose que le projet de loi de finances de l'année soit accompagné d'un rapport définissant l'équilibre économique et financier de la Nation, détaillant les résultats connus des lois de finances en cours d'exécution, les perspectives d'avenir et, en particulier, les différents choix du gouvernement en matière de finances publiques, en présentant de façon précise l'ensemble des hypothèses et des résultats des projections associées au projet de loi de finances de l'année. Elle suggère que ce rapport contienne également une projection des finances publiques couvrant l'année précédente, l'exercice en cours et les trois exercices suivants, réalisée selon les concepts de la comptabilité nationale utilisés pour décrire les opérations des administrations publiques, et assortie d'une projection des dépenses et des recettes de l'Etat sur la même période, selon les concepts de la comptabilité de caisse.
(2) Une présentation pluriannuelle des objectifs, des coûts et des résultats
En outre, votre commission propose que chaque ministère présente un plan pluriannuel d'objectifs, détaillant, pour chaque programme, les objectifs, les résultats obtenus et attendus et son coût, portant sur la dernière année d'exécution connue, l'année en cours et les trois années suivantes. Elle se distingue ainsi de la proposition de loi déposée par le rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, qui ne propose pas que les plans d'objectifs fournis par les ministères portent sur une période postérieure à l'année d'exécution de la loi de finances .
On rappellera que, en Allemagne, un plan financier portant sur cinq ans et réactualisé chaque année présente l'évolution des dépenses de l'Etat, ventilées en une quarantaine de fonctions.
(3) Une évaluation à moyen terme des prélèvements obligatoires
Pour la même période de trois ans, il est également souhaitable que le gouvernement présente une liste par catégorie des prélèvements obligatoires, assortis de leur évaluation.
(4) De vraies études d'impact pluriannuelles
Les conséquences budgétaires à moyen terme des décisions publiques sont mal évaluées, en dépit d'études d'impact souvent lacunaires qui accompagnent désormais les textes soumis au Parlement par le gouvernement. Aux Etats-Unis, toutes les dispositions législatives et les amendements ayant des conséquences financières doivent être accompagnés d'une évaluation de leurs incidences financières pour les trois années suivantes. En particulier, l'exécutif doit fournir au Congrès les conséquences financières des mesures qu'il propose, ainsi que les hypothèses qui ont conduit à cette évaluation . Cette disposition évite que des mesures engageant des dépenses ou des recettes sur plusieurs années ne soient prises au vu de leur seul impact budgétaire sur l'année à venir, sans prendre en compte leur montée en charge.
L'impact des mesures budgétaires et fiscales proposées par le gouvernement devrait être considéré sur plusieurs années. Le rapporteur général du budget de la commission des finances de l'Assemblée nationale propose que chacune des dispositions du projet de loi de finances affectant les ressources et les charges de l'année fasse l'objet d'une évaluation chiffrée de son incidence au titre de l'exercice considéré et, le cas échéant, des exercices suivants. Il est indispensable en effet que les parlementaires disposent, à l'occasion de leur vote, d'une idée précise des conséquences financières d'une mesure. Votre commission considère que cette évaluation devrait, comme aux Etats-Unis, être motivée et accompagnée d'une explicitation des hypothèses retenues pour ce calcul, afin que les parlementaires puissent discuter de ce coût, et évaluer l'impact financier des amendements qu'ils proposent lors de la discussion budgétaire.
(5) Admettre une pluriannualité de gestion
Votre commission considère également que la pluriannualité peut être développée au sein de l'administration de manière souple et contractuelle : elle ne peut qu'encourager par exemple les contrats d'objectifs mis en oeuvre entre la direction du budget et les ministères " dépensiers ", permettant à ces derniers de bénéficier d'une visibilité sur plusieurs années concernant l'utilisation de leurs crédits. Si la loi organique ne peut consacrer ces pratiques, elle ne saurait les interdire, dès lors qu'elles sont motivées par un souci de bonne gestion publique et qu'elles ne se mettent pas en place au détriment de l'information du Parlement.
L'administration a également développé plusieurs outils permettant de développer la pluriannualité des dépenses au niveau déconcentré, même si celle-ci demeure fragmentaire et expérimentale.
Les " centres de responsabilité " mis en place à partir de 1989 et appliqués à l'ensemble des services déconcentrés à compter de 1995, ont ainsi introduit une certaine souplesse en matière de gestion des crédits. Les contrats de service, mis en oeuvre par une circulaire du 12 juillet 1996, comportent également quelques progrès en matière de pluriannualité budgétaire.