III. LA PROPOSITION DE LOI N'EST PAS À LA HAUTEUR DES ENJEUX
Si la création d'une Agence française de sécurité sanitaire environnementale est nécessaire, il faut souligner l'ampleur et la difficulté de la mission qu'attend cet organisme.
A. LA DIFFICULTÉ D'ÉVALUATION DES RISQUES SANITAIRES ENVIRONNEMENTAUX
Comme on
l'a vu, le champ de compétence ouvert par l'environnement est
extrêmement vaste et les voies que peuvent emprunter les facteurs de
risque sanitaire sont multiples.
Une première difficulté est que l'environnement n'est pas le
facteur exclusif qui détermine un état de santé :
c'est souvent un faisceau de facteurs qui augmentent la probabilité
que survienne
un état pathologique
. Mettre en évidence
un impact spécifique de l'environnement sur l'origine d'une maladie ou
une déficience n'est donc pas une tâche aisée.
L'autre difficulté est que, si dans les années 60 et 70 ont
été mises en place des procédures de surveillance et de
contrôle pour diminuer les risques liés à de fortes doses
de contaminants, tout reste à faire pour étudier les
conséquences des expositions chroniques et multiples à des
quantités de polluant faible. Notre dispositif de protection est
largement axé sur la prévention des accidents provoquant des
pollutions massives, comme celui de Seveso en 1976. Il doit faire face à
de nouveaux dangers liés aux pesticides, à la dioxine, au
développement de particules fines dans l'atmosphère.
La toxicité à long terme liée à des doses
minimes est difficile à évaluer
: l'intensité des
effets peut être faible et l'exposition est complexe à mesurer. Le
cas de l'amiante montre que les manifestations pathologiques peuvent
apparaître après plusieurs dizaines d'années. Le temps de
latence est variable ce qui complique les études
épidémiologiques.
Comme l'indique le rapport " Aschieri-Grzelgrzulka ", l'écueil
à éviter est de considérer "
qu'un
phénomène invisible, parce que l'on ne s'est pas donné les
moyens de le voir, n'existe pas
".
La question de la sécurité alimentaire était
déjà plus complexe que celle des produits de santé dont la
fabrication est bien définie et encadrée : il a fallu
assurer le contrôle de l'ensemble de la filière alimentaire,
c'est-à-dire " de la fourche à la fourchette " pour
retenir une expression imagée.
Avec la sécurité sanitaire environnementale, le champ
d'observation se dilate encore : pour analyser les risques, il faudra
mettre en oeuvre des moyens considérables.
B. LE DISPOSITIF PROPOSÉ N'EST PAS UNE VÉRITABLE AGENCE D'ÉVALUATION
Sous
sa forme actuelle, l'AFSSE est-elle à la hauteur de l'enjeu ? on
peut en douter pour deux raisons.
Tout d'abord, la définition du champ d'action de l'Agence est
imprécise : la proposition de loi indique seulement que l'agence
"
a pour mission de contribuer à assurer la
sécurité sanitaire dans le domaine de l'environnement et
d'évaluer les risques sanitaires qui sont liés à
l'environnement
".
Malgré l'intention affichée des auteurs du texte de concevoir le
plus largement possible le champ de compétence de l'agence, le risque
radioactif est exclu du champ de l'agence au motif que le Gouvernement a
prévu la mise en place prochaine d'un nouveau dispositif institutionnel
d'évaluation et de gestion des risques.
En second lieu, l'agence dispose de procédures d'action conçues
de manière vague : "
procéder ou faire
procéder à toute expertise, analyse et étude en prenant
appui sur des organismes extérieurs avec lesquels elle noue des
relations contractuelles de partenariat durable
".
Enfin, la proposition de loi ne tranche pas clairement sur la nature des moyens
matériels qui seront dévolus au nouvel organisme.
1. Des positions fluctuantes
S'agissant des moyens du nouvel organisme, les travaux
préparatoires n'apportent pas de réponse précise. Dans
leur rapport au Gouvernement de novembre 1998, M. Aschieri et
Mme Grzegrzulka proposaient que, dans un premier temps, l'AFSSE soit
créée sous la forme d'une groupement d'intérêt
public (GIP) composé d'un " premier cercle " restreint de
participants -c'est-à-dire les ministères chargés de
l'environnement, de la santé et du travail, l'INERIS et l'INRS- et qui
associerait à ses travaux le réseau des organismes
concernés.
Dans une deuxième étape, ils proposaient la transformation du GIP
en un établissement public en intégrant dans le
périmètre de cet établissement pour partie l'INRS et pour
partie l'INERIS.
L'idée d'une absorption des deux organismes précités se
retrouve dans la proposition de loi n° 1504 de M. Daniel Chevallier
et les membres du groupe socialiste, mais disparaît dans la proposition
de loi n° 2279 susvisée de M. Aschieri et de certains membres
du groupe radical, citoyen et vert.
L'Assemblée nationale en séance publique ne tranche pas
clairement le débat dans la mesure où elle délègue
à un futur décret, sans précision de délai ou de
calendrier, le soin de définir "
les modalités selon
lesquelles les compétences, les moyens, les droits et obligations de
laboratoires publics intervenant dans le domaine de l'agence lui seront
transférées
". Les organismes de rattachement des
laboratoires publics précités ne sont pas mentionnés.
Le Gouvernement a fait part de ses réticences à l'égard de
cette disposition finalement maintenue dans le texte qui nous a
été transmis.
2. Les choix du Gouvernement
Il reste
que, comme l'ont confirmé les représentants du ministère
de l'environnement, le nouvel organisme est conçu comme une
" tête de réseau " ayant vocation à faire
travailler l'ensemble des organismes spécialisés dotés
d'experts dans les domaines de la santé et de l'environnement. L'agence
fait procéder à des expertises plutôt qu'elle ne les
réalise elle-même.
Le Gouvernement a précisé à votre rapporteur que la
création de l'AFSSE répondait au besoin "
de
développer et de renforcer les capacités et la cohérence
de l'expertise sur la question de l'impact de l'ensemble des acteur de
l'environnement sur la santé. Cette expertise est en effet aujourd'hui
à la fois insuffisante et éparpillée dans un nombre
important d'organismes.
" L'AFSSE permettra de mobiliser la capacité d'expertise en
matière d'évaluation des risques sanitaires et d'assurer une
meilleure coordination entre les organismes existants. L'agence devra
également disposer d'une capacité scientifique d'expertise et de
synthèse propre, et des moyens administratifs et financiers pour
construire un partenariat contractuel avec les établissements publics,
les universités, et éventuellement les entreprises et bureaux
d'études concernés.
" La création de l'AFSSE s'inscrit en outre dans le contexte
communautaire. La présidence française de l'Union
européenne est une opportunité pour faire progresser, au niveau
européen, la sécurité sanitaire et environnementale. Il
s'agit notamment de mettre concrètement en oeuvre les réflexions
engagées par la Commission sur le principe de précaution en le
déclinant dans toutes les décisions communautaires.
"
S'agissant des moyens de la nouvelle agence, il a été
précisé que l'agence serait
un
établissement
public entièrement nouveau
, qui disposerait de personnels propres
(par création d'emplois) et de crédits d'intervention (par
mesures nouvelles et par redéploiement de moyens actuels) imputés
sur les budgets des deux ministères de tutelle, les ministères
chargés de l'environnement et de la santé.
Selon le ministère de l'environnement, les dispositions retenues
permettraient de mobiliser les établissements existants, dont
l'intégrité serait conservée, ce qui aurait "
le
double avantage de rendre le dispositif rapidement opérationnel et de
maintenir les synergies entre le champ " santé-environnement "
et les autres missions complémentaires sur l'analyse et
l'évaluation des risques
".
Il a été indiqué à votre rapporteur que le projet
de loi de finances pour 2001 du budget du ministère chargé de
l'environnement prévoirait pour l'AFSSE les mesures suivantes :
- en dépenses ordinaires, une dotation nouvelle de 10 millions
de francs ;
- en crédits d'intervention, une dotation de crédits
incitatifs de recherche d'un montant de 10 millions de francs en
autorisation de programme, imputée sur le budget civil de recherche et
de développement (BCRD) délégué au ministère
chargé de l'environnement.
Des montants sensiblement équivalents seraient inscrits sur le budget du
ministère chargé de la santé, qui devraient permettre de
créer environ 35 emplois avec les moyens de fonctionnement
associés, sur un budget global de l'agence de 37 millions de francs.
Votre rapporteur souligne néanmoins que ce budget de 37 millions de
francs demeurerait largement inférieur à celui des organismes de
sécurité sanitaire déjà existants :
405 millions de francs de budget annuel en 1999 dont 174 millions de
francs de subvention de l'Etat pour l'AFSPSS ; 253 millions de francs
en budget annuel dont 198 millions de francs de subvention pour
l'AFSSA ; 105 millions de francs en budget annuel 1999 dont 62,5 millions
de francs de subvention en 1999 et 101 millions de francs prévus en 2000
pour l'IVS.
De même, le budget annuel de la nouvelle agence ne serait pas comparable
à celui des grands organismes intéressés par la
sécurité sanitaire environnementale (260 millions de francs
environ pour l'INERIS, 85,5 millions de francs pour l'OPRI,
400 millions de francs pour l'INRS).
De même, le budget annuel de la nouvelle agence ne serait pas comparable
à celui des grands organismes intéressés par la
sécurité sanitaire environnementale (260 millions de francs
environ pour l'INERIS, 85,5 millions de francs pour l'OPRI,
400 millions de francs pour l'INRS).
La création de l'agence aurait ainsi pour principal -ou seul- avantage
de constituer " un guichet unique " d'entrée et de sortie de
la commande publique en matière de sécurité sanitaire
environnementale et d'assurer ainsi une triple fonction : inventaire des
sources d'information, collecte des données, coordination de la commande
publique en matière de recherche et d'expertise.
3. Le rôle d'une agence d'évaluation
Peut-on
dire d'une " tête de réseau " qu'il s'agit d'une agence
au sens de la loi du 1
er
juillet 1998 c'est-à-dire d'un
véritable instrument d'aide à la décision pour le
responsable politique ?
Il a souvent été indiqué à votre rapporteur que
l'agence de sécurité sanitaire environnementale devait être
considérée comme une " agence d'objectifs ", afin
d'éviter toute redondance avec les organismes existants, et non pas
comme une " agence de moyens ".
Il reste vrai pourtant que l'AFSSA et l'AFSSPS constituent toutes deux des
agences de moyens parce qu'elles disposent de l'expérience et de
l'assise du CNEVA pour l'une et de l'Agence du médicament pour l'autre.
Il y a donc une forme de " trompe l'oeil " à mettre en regard
d'une nouvelle " agence " les deux agences déjà
existantes qui disposent déjà d'un " socle de travail "
bien établi et solide.
Les deux agences créées en 1998 ont vocation à
présenter de la manière la plus indépendante possible les
enjeux scientifiques et techniques d'une question, afin de permettre au
responsable politique de prendre en toute connaissance de cause les
décisions qui s'imposent.
Lors des travaux préparatoires à la loi du 1
er
juillet
1998, votre commission avait posé les
cinq principes
qui devaient
inspirer, selon elle, les règles du contrôle et de la veille
sanitaires :
- le " risque zéro ", qui ne peut être garanti,
doit néanmoins être recherché par l'Etat, qui est garant de
la sécurité sanitaire ;
- le principe de précaution doit guider les autorités
compétentes dans l'exercice de leur pouvoir de décision ;
- les règles de droit, d'origine nationale ou communautaire,
doivent définir de manière suffisamment rigoureuse les conditions
dans lesquelles la sécurité sanitaire peut être
assurée ;
- le contrôle de l'application de ces règles doit être
effectué par une administration dont la mission est bien
identifiable ;
- le dispositif de veille sanitaire doit être en mesure de
rassembler toutes les informations pertinentes émanant d'organismes
publics et privés. Il doit être organisé de telle sorte que
les procédures d'alerte des autorités compétentes et les
recommandations qui leur sont adressées leur permettent de prendre, au
moment utile, les décisions nécessaires.
S'agissant de l'environnement, il est utile de rappeler que la loi
n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la
protection de l'environnement a fait référence, dans son article
premier, au principe de précaution, selon lequel "
l'absence de
certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du
moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et
proportionnées visant à prévenir un risque de dommages
graves et irréversibles à l'environnement à un coût
économiquement acceptables
".
Pour mettre en oeuvre le principe de précaution -qui est donc un
principe d'action et non d'abstention- il convient bien de distinguer :
- la
phase d'évaluation
du risque scientifique et technique
conduite par une agence dotée d'une certaine indépendance non
contestée par l'opinion publique : cela consiste, après
avoir entendu les différents experts, à présenter les
avantages et les inconvénients des différentes solutions
susceptibles de prévenir un risque ;
- la
phase de décision
qui exige une appréciation
responsable de la part des pouvoirs publics pour prendre les mesures
nécessaires requises par la situation en fonction de l'ensemble des
contraintes.
Pour bien fonctionner, une agence d'évaluation doit être en mesure
de fédérer des professionnels de niveau scientifique
élevé dont les parcours sont différents. Par ailleurs,
cette agence doit faire preuve de rigueur déontologique et de
transparence.
Mais surtout, dans le mot agence, il y a le mot
" agir "
: l'action est un ensemble de contraintes et de
savoir-faire qui ne sont pas ceux que l'on attend d'un simple organisme
chargé d'assurer une gestion publique. Une agence doit être
dotée d'une autorité et d'une autonomie suffisante pour faire
" bouger " l'administration centrale qui doit pouvoir s'adapter
à des nouveaux modes d'organisation.
En bref, une " agence " ne saurait être
considérée comme un simple démembrement de
l'administration ou comme la délégation plus ou moins
" retenue " d'une fonction de coordination : elle n'a de sens
que si elle est plus rapide et plus efficace que cette administration centrale
et surtout, que si elle est en mesure de remplir une mission que les services
traditionnels du fait de leurs cloisonnements sont incapables d'assurer
correctement. De fait, la diversité des instruments d'évaluation
du risque sanitaire environnementale témoigne de l'incapacité
structurelle des ministères concernés à prendre en charge
ce problème.
Le rôle d'une agence d'évaluation des risques est donc crucial.
Concernant l'AFSSE, plutôt que d'une agence, il s'agirait, dans le texte
adopté par l'Assemblée nationale, d'un " institut " ou
encore d'un " observatoire " de la sécurité sanitaire
environnementale. Il existe d'ailleurs au Québec un organisme qui a pour
rôle de coordonner les positions et programmes au sein de
l'administration et de faciliter la concertation avec le réseau de
santé publique en matière de santé environnementale. Cet
organisme est dénommé...
Comité
de santé
environnementale.
On peut se demander si l'Agence qu'il nous est proposé de créer
n'est pas plus proche du " Haut Comité Scientifique "
mentionné dans les propositions du rapport
" Aschieri-Grzegrzulka " que de l'Agence dont ils souhaitaient par
ailleurs la mise en place.