II. LA PROPOSITION DE LOI : UNE RÉPONSE LARGEMENT INADAPTÉE
La
persistance de réelles inégalités professionnelles impose
aujourd'hui une nouvelle réflexion sur les mesures permettant de
garantir, en pratique, une meilleure égalité professionnelle
entre les femmes et les hommes. C'est à cette aune qu'il importe
d'examiner la présente proposition de loi.
Votre commission considère que la proposition de loi, dans sa
rédaction actuelle, n'est hélas pas à la hauteur des
enjeux. Relevant d'une opportunité incertaine, ce texte n'offre en
définitive qu'un contenu décevant.
A. UNE OPPORTUNITÉ INCERTAINE
La
réalisation effective de l'égalité professionnelle
impose-t-elle aujourd'hui l'adoption d'une nouvelle loi ? Rien n'est moins
sûr.
Un observateur avisé de l'égalité professionnelle
écrivait ainsi l'an passé : "
Sur
l'égalité professionnelle, il ne me semble pas que
l'élaboration d'un nouveau dispositif législatif soit le moyen le
plus indiqué pour modifier en profondeur les réalités
d'aujourd'hui. Tout en n'écartant pas l'éventualité de
mesures spécifiques de nature à offrir de nouvelles garanties,
à rattraper les retards ou à pénaliser les abus, il me
paraît préférable de privilégier les mesures de
droit commun
". Ces lignes sont de Mme Catherine Génisson,
auteur de la proposition de loi
8(
*
)
.
Plus incisif, un député déclarait le 3 mars dernier qu'il
ne voterait pas la proposition de loi, estimant qu'on "
a voulu faire
un affichage simple et brutal qui ne change rien
" et qu'on
"
n'avait pas besoin de faire une nouvelle loi
". Ces
déclarations sont de Mme Yvette Roudy, à l'origine de la loi de
1983 que ce texte modifie.
La pertinence d'un nouveau texte législatif est en effet loin
d'être évidente.
•
Il existe déjà un arsenal législatif
conséquent
La présente proposition de loi vise à compléter la loi du
13 juillet 1983 pour renforcer la législation existante en faveur de
l'égalité professionnelle. Elle repose donc largement sur le
constat d'un bilan très mitigé de la loi " Roudy ".
Il est vrai que le bilan de cette loi apparaît aujourd'hui
médiocre, et en tous cas bien en retrait par rapport aux espoirs qu'elle
avait pu faire naître. Mais cela tient en définitive moins aux
failles éventuelles de la législation qu'à son application
imparfaite.
Les partenaires sociaux ne se sont en effet que faiblement appropriés ce
texte. Ceux-ci n'ont jusqu'à présent qu'imparfaitement
intégré le thème de l'égalité
professionnelle dans le dialogue social alors que la loi les y incitait
fortement.
En témoigne le bilan encore insuffisant de la négociation
collective en cette matière.
Au niveau interprofessionnel, un accord national interprofessionnel sur
l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes a certes
été signé le 23 novembre 1989. Mais cet accord, qui
invitait les branches professionnelles à établir un constat de la
situation, à définir des objectifs concrets et à favoriser
leur mis en oeuvre est largement resté lettre morte, une seule branche
(celle de la cimenterie) l'ayant repris entièrement.
Au niveau des branches, les progrès ont été plus
significatifs. Il ressort en effet des bilans de la négociation
collective dressés chaque année par les services du
ministère de l'emploi que l'égalité professionnelle est
fréquemment prise en compte lors de la refonte ou de la conclusion de
nouvelles conventions collectives.
Au niveau de l'entreprise, seuls 34 plans d'égalité
professionnelle ont été conclus. Il est vrai que la
complexité de la loi, notamment pour bâtir des plans
d'égalité professionnelle et pour bénéficier
d'aides publiques, semble avoir découragé les meilleures
volontés.
Ces faibles résultats quantitatifs tiennent avant tout à un
contexte, pendant de longues années, peu propice à la
négociation en ce domaine. Les difficultés économiques et
la situation de l'emploi ont en effet conduit les partenaires sociaux à
privilégier d'autres thèmes de négociation.
Il n'en demeure pas moins que ces négociations, même peu
nombreuses, ont initié des démarches innovantes qui tendent peu
à peu à se diffuser et qui font de l'égalité
professionnelle un moyen d'accompagnement du changement dans les entreprises.
Dans ces conditions, ce n'est pas en rendant notre législation plus
contraignante, au moment où les partenaires sociaux commencent à
s'approprier la loi
9(
*
)
, que l'on
garantira sa meilleure application.
•
Il importe de privilégier le dialogue social
Au-delà des progrès constatés dans le cadre des
négociations portant prioritairement sur d'autres sujets, les
partenaires sociaux se sont maintenant saisis du thème de
l'égalité professionnelle dans le cadre de la négociation
interprofessionnelle engagé le 3 février dernier, dite de
" refondation sociale ". L'égalité professionnelle est
l'un des neuf thèmes de négociation. Ce volet devrait être
abordé dès que le dossier de l'UNEDIC sera réglé.
Il est en tout cas enfin inscrit à très brève
échéance sur l'agenda des partenaires sociaux.
Dans ce contexte, il aurait été préférable de
laisser le dialogue social s'engager plutôt que de chercher à
légiférer sur ce thème, au risque de bloquer la
concertation. Il aurait donc été souhaitable de ne chercher
à légiférer qu'en cas de carence de ce dialogue social.
•
La loi ne peut à elle seule faire évoluer les
mentalités
En matière d'égalité professionnelle, c'est moins la loi
qu'il faut faire évoluer que les mentalités. La persistance des
inégalités professionnelles repose avant tout sur des obstacles
culturels.
Votre commission des Affaires sociales insiste ici tout particulièrement
sur la question de l'orientation des jeunes filles. Alors que les jeunes filles
obtiennent de meilleurs résultats scolaires que les garçons,
elles s'orientent pourtant, par habitude, vers des filières très
féminisées reproduisant alors une certaine forme de
ségrégation professionnelle.
On sait que six groupes professionnels rassemblent aujourd'hui 60 % des
femmes actives alors qu'ils ne représentent que 30 % de l'emploi
total. Il s'agit de l'enseignement, des professions intermédiaires de la
santé et du travail social, des employés, du commerce et des
services aux particuliers. Or, ces groupes d'emplois sont loin d'être
actuellement les plus porteurs en matière d'emploi et de carrière.
Le volontarisme législatif en la matière témoigne en
définitive d'une vision étroite de l'égalité
professionnelle. Ce n'est pas en cherchant à agir sur les seules
manifestations que l'on améliorera la situation des femmes. Il importe
plutôt d'agir en amont sur les causes en accompagnant, par une
démarche pédagogique, l'évolution des mentalités.
Votre commission s'étonne d'autant plus de l'insistance du Gouvernement
à vouloir inscrire cette proposition de loi à l'ordre du jour du
Sénat que Mme Nicole Péry a su prendre, en ce domaine, plusieurs
initiatives intéressantes et novatrices
10(
*
)
.
B. UN CONTENU DÉCEVANT
A cette
opportunité incertaine, s'ajoute un contenu décevant. Cette
proposition de loi réussit en effet l'exploit d'instituer des mesures
très complexes et très contraignantes pour une efficacité
très incertaine, tout en ignorant une dimension fondamentale de la
question.
•
Des dispositions à la fois modestes et
contraignantes
Cette proposition de loi ne prévoit en définitive que trois
mesures nouvelles, pour s'en tenir au titre premier concernant le droit du
travail.
Elle précise tout d'abord le contenu du rapport dit de " situation
comparée " institué par la loi Roudy. Ce rapport,
présenté chaque année par le chef d'entreprise au
comité d'entreprise, dresse un bilan de la situation respective des
femmes et des hommes dans l'entreprise. La proposition de loi prévoit
que ce rapport doit reposer sur des bases chiffrées définies par
décret. Or le projet de décret augure d'une complexité peu
commune, les indicateurs à rassembler étant très
disparates et très nombreux.
La seconde nouvelle disposition concerne l'institution d'obligations de
négocier sur l'égalité professionnelle à la fois
dans l'entreprise -tous les ans- et dans la branche -tous les trois ans. Ces
obligations portent aussi bien sur la mise en place d'une obligation dite
spécifique, ne visant que le thème de l'égalité
professionnelle, que sur l'introduction obligatoire du thème de
l'égalité professionnelle dans les négociations
obligatoires déjà existantes. Il est à noter que la
méconnaissance de cette obligation spécifique de négocier
dans l'entreprise est passible de lourdes sanctions pénales pour
l'employeur.
Enfin, la proposition de loi prévoit d'étendre le champ des
entreprises pouvant bénéficier d'aides publiques en faveur de
l'égalité professionnelle au-delà des seules entreprises
ayant mis en place des plans d'égalité professionnelle. A
l'avenir, toute entreprise ayant signé un accord en la matière
serait éligible.
L'ambition de la proposition est donc bien modeste.
•
Un oubli évident : l'articulation entre vie
familiale et vie professionnelle
En réalité, cette proposition de loi témoigne en
définitive d'une perception très réductrice des
inégalités professionnelles, en se limitant au seul domaine de
l'entreprise. Or, si c'est dans l'entreprise qu'elles se manifestent, c'est
bien souvent hors de l'entreprise qu'elles naissent.
Mme Catherine Génisson souligne ainsi, dans son rapport
" Femmes-hommes : quelle égalité
professionnelle ? "
, que "
les difficultés
rencontrées par les femmes dans le monde du travail vont au-delà
de la sphère professionnelle proprement dite et tiennent :
- à une orientation vers des métiers
" féminins " limités qui ne peuvent pas absorber la
population féminine qui souhaite, dans sa quasi-totalité
travailler ;
- à une répartition des rôles et des tâches dans
la famille qui les écartent de nombreux métiers et postes de
responsabilité.
"
On peut alors regretter qu'elle n'ait pas choisi d'aborder ce volet essentiel
dans sa proposition de loi.
Votre commission des Affaires sociales considère également que ce
sont les difficultés pour les femmes à concilier leur vie
familiale et leur vie professionnelle qui alimentent les
inégalités persistantes que l'on constate.
On observe, en effet -et on peut sûrement le regretter- que
l'organisation de la vie familiale repose principalement sur la femme. La
progression des familles monoparentales ne fait d'ailleurs que renforcer ce
phénomène. Les femmes, compte tenu des insuffisances actuelles
des système de garde d'enfants, sont fréquemment dans
l'obligation d'interrompre leur carrière professionnelle et rencontrent
bien souvent des difficultés pour leur réinsertion sur le
marché du travail.
Dans ces conditions, plutôt que d'imposer un surcroît de
formalités aux entreprises ou d'instituer des négociations qui
risquent d'être bien artificielles, il aurait été
préférable d'agir sur cette question de l'articulation entre la
vie familiale et la vie professionnelle. Votre commission des Affaires sociales
regrette que la proposition de loi ait choisi d'ignorer cette dimension
pourtant essentielle.
Deux pistes très concrètes paraissent ainsi devoir être
prioritairement approfondies.
Il importe d'abord de développer et d'améliorer les
systèmes de garde afin que les femmes ne soient pas dans l'obligation
d'interrompre durablement leur carrière professionnelle pour être
présentes auprès de leurs enfants sauf, bien entendu, si c'est un
choix de leur part. L'un des obstacles majeurs à une réelle
égalité professionnelle est incontestablement les lacunes
actuelles des dispositifs de prise en charge des enfants : les
équipements collectifs (crèches et garderies) sont souvent
saturés, le coût des gardes à domicile n'est que trop
faiblement compensé par les aides actuelles (AGED, AFEAMA,
réduction d'impôt).
Et le Gouvernement n'a fait que renforcer les contraintes existantes :
réduction du montant maximum de l'AGED et mise sous condition de
ressources dans la loi de financement de la sécurité sociale pour
1998, diminution de moitié du montant maximal de la réduction
d'impôt au titre des dépenses effectuées pour l'emploi d'un
salarié à domicile dans la loi de finances pour 1998.
Il est nécessaire ensuite d'accompagner le retour sur le marché
du travail des femmes ayant interrompu leur activité pour élever
leurs enfants. Celles qui souhaitent reprendre une activité
professionnelle rencontrent en effet souvent des difficultés à se
réinsérer dans le monde professionnel. Il importe d'imaginer,
dans ce domaine, de réelles solutions innovantes.
Votre commission souhaite, à cet égard, rappeler
l'intéressante proposition d'un "
contrat parental de libre
choix
" qu'avait formulé le Président de la
République dans son discours du 6 avril dernier à Nantes. Ce
contrat, qui pourrait être aidé par l'Etat, la CNAF ou
l'assurance-chômage, et qui pourrait éventuellement être
assorti d'une période de formation, permettrait d'encourager le
recrutement de femmes ayant cessé leur activité professionnelle
pour élever leurs enfants. Il pourrait par exemple être ouvert
lorsque s'achève la période d'allocation parentale
d'éducation.
Certes, lors de la conférence de la famille du 15 juin dernier, le
Gouvernement a annoncé quelques mesures afin de favoriser la
conciliation entre vie familiale et vie professionnelle :
- le lancement d'un plan de soutien pour le développement des
places dans les établissements d'accueil de la petite enfance,
doté d'une enveloppe de 1,5 milliard de francs
prélevée sur le fonds d'action sociale de la CNAF ;
- la majoration du complément de l'AFEAMA sous conditions de
ressources ;
- la possibilité d'un cumul temporaire de deux mois de l'allocation
parentale d'éducation et d'un revenu d'activité en cas de retour
à l'emploi entre le 18
ème
et le
30
ème
mois de l'enfant.
Pour autant, ces mesures annoncées apparaissent bien modestes et sont
loin de concerner l'ensemble des femmes qui ont choisi de travailler.
En réalité, le Gouvernement donne singulièrement
l'impression d'avoir déserté le domaine de l'articulation entre
vie familiale et vie professionnelle, domaine pourtant de la
responsabilité directe des pouvoirs publics. Il semble en effet
préférer s'immiscer dans le dialogue social et se substituer aux
partenaires sociaux plutôt que d'exercer pleinement les
responsabilités qui lui sont propres en matière
d'égalité professionnelle.
Ainsi, face aux limites de cette proposition de loi, votre commission des
Affaires sociales a jugé nécessaire de la faire évoluer
dans deux directions, sans toutefois en bouleverser l'architecture
générale :
- d'une part, la simplifier et l'assouplir afin de la rendre moins
contraignante pour l'entreprise et plus adaptée à la
réalité du monde du travail et, en définitive,
d'éviter qu'elle ne desserve la cause qu'elle cherche à
défendre ;
- d'autre part, l'enrichir afin qu'elle ne se limite pas à une
vision réductrice de l'égalité professionnelle, question
complexe qui n'apparaît pas seulement aux portes de l'entreprise.
Elle vous propose donc une démarche pragmatique essayant d'ancrer dans
le concret cette proposition de loi finalement très artificielle.