C. UN STATUT DEVENU INCOMPATIBLE AVEC LES OBLIGATIONS RÉSULTANT DU DROIT COMMUNAUTAIRE
Avant d'évoquer la procédure engagée à l'encontre de la France auprès de la Commission européenne, il convient de rappeler les principes posés par le Traité de Rome en matière de libre établissement et de libre prestation de services.
1. Les principes de libre établissement et de libre prestation de services
Le
principe de la
liberté d'établissement
est posé par
l'article 52 du Traité de Rome qui prévoyait la suppression
progressive des restrictions à cette liberté comportant
"
l'accès aux activités non salariées et leur
exercice, ainsi que la constitution et la gestion des entreprises, dans les
conditions définies par la législation du pays
d'établissement pour ses propres ressortissants ".
Quant au principe de la
libre prestation de services
, il résulte
des articles 59 et 60 du Traité de Rome. Sont
considérées comme services "
les prestations fournies
normalement contre rémunération ",
y compris
" les activités des professions libérales "
. La
libre prestation de services concerne la situation d'un prestataire de services
établi dans un Etat membre qui souhaite exercer son activité
à titre temporaire dans un autre Etat membre sans toutefois s'y
établir. Aux termes de l'article 60 du Traité, le
prestataire peut exercer cette activité dans les
" mêmes
conditions que celles que ce pays impose à ses propres
ressortissants ".
Cependant, selon l'interprétation qui est faite de ces principes par la
jurisprudence de la Cour de justice européenne, le ressortissant d'un
Etat membre qui désire bénéficier de la faculté de
libre prestation de services ne peut être assujetti à toutes les
conditions qui pourraient lui être imposées s'il entendait user du
droit d'établissement, sous peine de priver de tout effet utile les
dispositions destinées à assurer la libre prestation de
services
19(
*
)
. La Cour de justice
considère en effet que les mesures nationales susceptibles de
gêner l'exercice des libertés fondamentales garanties par le
Traité doivent s'appliquer de manière non discriminatoire, se
justifier par des raisons impérieuses d'intérêt
général, être propres à garantir la
réalisation de l'objectif poursuivi et limitées à ce qui
est nécessaire pour atteindre ledit objectif
20(
*
)
.
Cette jurisprudence a donc interprété de manière
très extensive les principes posés par le Traité, qui dans
sa lettre se limitait à prévoir une simple égalité
de traitement entre les ressortissants communautaires et les ressortissants
nationaux.
En ce qui concerne plus particulièrement la
profession de
commissaire-priseur
, celle-ci a d'ores et déjà
été juridiquement
"ouverte "
aux ressortissants
communautaires
par un décret n° 90-1210 du
21 décembre 1990, qui a procédé à la
transposition, pour cette profession, de la directive européenne du
21 décembre 1988 relative au système
général de reconnaissance des diplômes d'enseignement
supérieur sanctionnant des formations professionnelles d'une
durée minimale de trois ans. En application de ce décret, des
diplômes ou titres européens sont désormais admis en
équivalence de l'examen d'aptitude à la profession de
commissaire-priseur ; lorsque la profession n'est pas
réglementée dans l'Etat d'origine de l'intéressé,
celui-ci doit justifier être titulaire d'un diplôme d'enseignement
supérieur et avoir exercé cette profession pendant au moins deux
ans, puis subir un examen d'aptitude spécifique.
La liberté d'établissement peut donc en principe désormais
s'exercer, sous réserve pour l'intéressé d'être
nommé dans un office de commissaire-priseur et de respecter l'ensemble
de la réglementation française.
Toutefois, ces dispositions n'ont encore reçu aucune application
pratique et une plainte a été déposée auprès
de la Commission européenne par la société Sotheby's qui
souhaite pouvoir procéder à des ventes en France sur le fondement
de la libre prestation de services.
2. La procédure engagée par la Commission européenne
Confrontée aux refus des autorités
françaises
de l'autoriser à procéder en France à une vente volontaire
aux enchères publiques, la société Sotheby's a saisi la
Commission européenne, le 1
er
octobre 1992 ,
en faisant valoir qu'un tel refus constituait une infraction aux dispositions
de l'article 59 du Traité de Rome.
Après un échange de correspondance entre les services de la
Commission européenne et la Représentation permanente de la
France auprès de l'Union européenne, la Commission a ouvert la
procédure d'infraction par une lettre de
mise en demeure
datée du 10 mars 1995. Elle a en effet estimé que la
France avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de
l'article 59 du traité de Rome, en identifiant six griefs portant
sur :
- le contrôle a priori de conditions de qualifications juridique et
technique ;
- l'obligation d'être préalablement nommé à un
office ministériel ;
- l'obligation d'appartenir à une compagnie ;
- l'obligation de souscrire à un système de garantie
collective ;
- des conditions restrictives quant à l'exercice de la profession sous
forme de société ;
- enfin, l'incompatibilité, alléguée par le Gouvernement
français et non fondée aux yeux de la Commission, entre le fait
de disposer d'une installation permanente dans un Etat membre et le fait de
prétendre y exercer une prestation de services au sens du droit
communautaire sans se soumettre aux règles relatives à la
liberté d'établissement.
A la suite de cette mise en demeure, ainsi que des conclusions de la commission
de réflexion présidée par M. Maurice Aicardi, le
Gouvernement français a annoncé, en novembre 1995, une
réforme de la réglementation des ventes publiques
françaises tendant à mettre fin au monopole des
commissaires-priseurs dans le domaine des ventes volontaires, sans remettre en
cause ce monopole pour les ventes réalisées sur décision
de justice.
Sur la base des travaux de la commission alors constituée sous la
présidence de M. Jean Léonnet, un premier projet de loi a
été déposé à l'Assemblée nationale en
avril 1997 par M. Jacques Toubon, alors Garde des Sceaux.
Ce projet étant devenu caduc à la suite de la dissolution de
l'Assemblée nationale, Mme Elisabeth Guigou, devenue Garde des
Sceaux, a indiqué à la Commission européenne par un
courrier daté du 13 octobre 1997 qu'elle avait repris
l'étude de ce dossier en recherchant
" une solution qui permette
tout à la fois de satisfaire les intérêts des
professionnels et de répondre scrupuleusement aux exigences
communautaires "
et qu'elle envisageait de proposer au Parlement un
projet de loi
" qui consacre une ouverture du marché des ventes
publiques par une liberté de prestation de services largement entendue
et par la possibilité de recourir à des formes sociétales
dans l'organisation à venir des activités de ventes
volontaires ".
Cependant, la Commission européenne, constatant que le projet de loi
envisagé n'était toujours pas adopté, a adressé
à la France, le 10 août 1998, un
" avis
motivé "
au titre de l'article 169 du traité
instituant la Communauté européenne, en l'invitant à
prendre les mesures requises pour se conformer à cet avis dans un
délai de deux mois
21(
*
)
.
Reprenant les six griefs déjà énumérés dans
le cadre de sa mise en demeure du 10 mars 1995, la Commission a
rappelé que, selon la jurisprudence de la Cour de justice
européenne, la réglementation française ne pouvait imposer
pour la prestation de services les mêmes obligations que pour
l'établissement sans violer le principe de la proportionnalité.
Elle a notamment formulé les observations suivantes :
- un ressortissant communautaire habilité, dans l'Etat membre où
il est établi, à organiser des ventes volontaires aux
enchères publiques d'oeuvres et d'objets d'art ne peut se voir refuser
l'accès à la prestation de services dans l'Etat d'accueil sans
que cet Etat ait pris en compte les qualifications et l'expérience
déjà acquises dans l'Etat où il est établi ;
- la vérification que le candidat satisfait aux conditions requises, ne
saurait justifier l'obligation d'être nommé préalablement
à un office ministériel ;
- l'appartenance à une compagnie pourrait se réaliser selon des
modalités simplifiées, similaires à celles que
prévoient les directives concernant certaines professions de
santé pour les prestations de services, à savoir une inscription
allégée avec une déclaration préalable aux
autorités compétentes ;
- la participation au système de garantie collective exigé par la
réglementation française ne peut être imposée au
prestataire de services qui justifie de garanties équivalentes qu'il
serait tenu de constituer dans l'Etat membre où il est établi et
qui seraient extensibles à l'Etat membre d'accueil ;
- les exigences de protection du consommateur ne sauraient justifier
l'interdiction d'exercice par des sociétés au seul motif qu'une
partie des capitaux extérieurs à ceux des membres de la
profession appartiennent à des non professionnels ;
- le prestataire de services au sens du Traité, peut se doter, dans
l'Etat membre d'accueil, de l'infrastructure nécessaire à
l'accomplissement de sa mission.
Le projet de loi aujourd'hui soumis à l'examen du Sénat devrait
permettre à la France de se mettre en conformité avec l'avis
motivé de la Commission européenne.