II. UNE POLITIQUE FAMILIALE EN TROMPE-L'OEIL
A. D'UN PLAFOND À L'AUTRE...
1. Le rétablissement de l'universalité des allocations familiales confirme le bien-fondé des positions exprimées par le Sénat lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1998
a) La mise sous condition des allocations familiales : une erreur majeure
L'article 13 du projet de loi supprime la condition de
ressources pour l'octroi des allocations familiales et rétablit par
conséquent le bénéfice des allocations familiales pour
toutes les familles.
Cette mesure avait été annoncée lors de la
Conférence de la famille, le 12 juin 1998. Elle s'accompagne en
contrepartie d'une baisse du plafond du quotient familial, actuellement
fixé à 16.380 francs, à 11.000 francs,
disposition figurant à l'article 2 du projet de loi de finances
pour 1999.
La mise sous condition de ressources des allocations familiales s'est traduite
par la suppression du versement de cette prestation aux familles disposant d'un
revenu net mensuel de 25.000 francs ; cette somme était
majorée de 7.000 francs pour les ménages où les deux
conjoints travaillent ou les familles monoparentales. Une majoration de
5.000 francs par enfant était appliquée à partir du
troisième enfant.
Chacun se souvient que le Sénat s'était très
vigoureusement opposé à la mise sous condition de ressources des
allocations qui, pour votre rapporteur, remettait en cause
" les
fondements de la politique familiale ".
La commission des Affaires sociales du Sénat avait tout d'abord
dénoncé la méthode extrêmement critiquable du
Gouvernement, caractérisée par une absence totale de concertation
préalable avec les partenaires sociaux et le mouvement familial. La mise
sous condition de ressources des allocations familiales intervenait de
surcroît au moment même où le Gouvernement annonçait
le lancement d'une réflexion de fond consacrée à la
politique familiale.
Sur le fond, la commission des Affaires sociales, par la voix de votre
rapporteur, avait souligné que
la mise sous condition de ressources
des allocations familiales portait atteinte à un principe fondateur de
la politique familiale : l'universalité des allocations familiales, qui
sont un droit ouvert à l'enfant indépendamment du statut et de la
situation de ses parents.
Les allocations familiales visent en effet
à compenser les charges liées à la présence
d'enfants. Elles symbolisent le soutien dont peut bénéficier
chaque famille parce qu'elle assure l'avenir de la collectivité
nationale.
La commission des Affaires sociales avait tenu à rappeler solennellement
que la politique familiale a été conçue dans notre pays
comme
un principe de compensation horizontale des charges liées
à la présence d'enfants.
Elle avait en outre estimé que la mise sous condition de ressources des
allocations familiales transformait la politique familiale en une politique
d'aide sociale à vocation redistributive.
Enfin, la commission des Affaires sociales du Sénat avait
souligné que le Gouvernement prenait ainsi
une décision lourde
de menaces pour l'avenir de notre système de protection sociale.
La
mise sous condition de ressources des allocations familiales ouvrait la voie
à l'instauration de conditions de ressources pour d'autres branches de
la sécurité sociale, notamment l'assurance maladie. Elle risquait
en outre de conduire des parts croissantes de la population à se
détourner d'une protection sociale dont elles ne percevraient plus la
prestation et donc le bien-fondé.
Pour toutes ces raisons, la commission des Affaires sociales avait
proposé au Sénat l'adoption d'un amendement de suppression de
l'article 19 du projet de loi de financement de la sécurité
sociale pour 1999, qui introduisait un critère de ressources pour
l'obtention des allocations familiales.
Suivant les recommandations de la commission des Affaires sociales, le
Sénat avait supprimé, en première lecture,
l'article 19 du projet de loi. La commission mixte paritaire ayant
échoué, notre Haute Assemblée a confirmé
solennellement en nouvelle lecture la position adoptée en
première lecture.
La mise sous condition de ressources des allocations familiales a cependant
été maintenue par l'Assemblée nationale en lecture
définitive et cette disposition est devenue l'article 23 de la loi de
financement de la sécurité sociale pour 1998.
b) Une mesure abandonnée trois mois après son entrée en vigueur
Le
Gouvernement semble cependant avoir pris conscience très rapidement de
l'erreur majeure que constituait cette décision
; la chronologie des
événements de l'automne 1997 et de l'année 1998 est,
à cet égard, particulièrement révélatrice.
L'opposition à la mise sous condition de ressources des allocations
familiales s'est manifestée sous des formes diverses mais de
manière quasi-unanime.
Le 30 septembre 1997, le conseil d'administration de la CNAF
émettait, par 30 voix contre 3, un avis défavorable sur le
projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 1998,
position fondamentalement justifiée par son hostilité à la
mise sous condition de ressources des allocations familiales.
Très vite, le Gouvernement affirma que cette mesure serait
"
provisoire
". Cependant, l'article 19 du projet de loi
n'avait en rien le caractère de disposition transitoire valable pour la
seule année 1998 : il modifiait le code de la sécurité
sociale, donnant à cette mesure un caractère permanent.
Lors de l'examen du texte en première lecture, l'Assemblée
nationale a alors adopté un amendement à l'article 19,
prévoyant que "
la mise en oeuvre d'un plafond de ressources
pour le versement des allocations familiales prévue au présent
article est transitoire
" et qu'elle "
s'appliquera
jusqu'à ce que soit décidée une réforme d'ensemble
des prestations et des aides fiscales aux familles, que le Gouvernement mettra
en oeuvre, dans un objectif de justice et de solidarité, après
avoir réorienté le système existant
".
Le Gouvernement lui-même semble avoir hésité quelque peu
à mettre en oeuvre la mesure qu'il venait pourtant de faire adopter par
l'Assemblée nationale.
Il avait annoncé -et le dossier de
presse accompagnant le projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 1998 en témoigne- que cette mesure
serait "
mise en oeuvre à partir du mois de février 1998,
c'est-à-dire pour la première fois sur les versements
effectués au mois de mars
". La mise sous condition de
ressources devait par conséquent concerner dix versements sur douze au
titre de l'année 1998 et l'économie procurée par cette
mesure était évaluée à 4,8 milliards de francs
en année pleine et à 4 milliards de francs pour
l'année 1998.
Le Gouvernement a cependant fait le choix de repousser la parution du
décret nécessaire à l'entrée en vigueur effective
de la mise sous condition de ressources des allocations familiales.
Ce
décret, qui aurait dû être publié en janvier pour une
entrée en vigueur au 1
er
février 1998, n'est
finalement paru que le 27 février1998 (décret n° 98-108
du 26 février 1998), repoussant ainsi au 1
er
mars
l'entrée en vigueur de cette réforme.
Le choix de cette date n'est pas innocent. Le Gouvernement s'est probablement
avisé que l'entrée en vigueur de la mesure au
1
er
février se traduirait pour les familles
concernées par la suppression des allocations familiales dues au titre
du mois de février, lesquelles sont versées le 5 mars, soit
quelques jours avant les élections régionales et cantonales des
15 et 22 mars... Le Gouvernement a par conséquent estimé
plus prudent de surseoir à l'entrée en vigueur de cette mesure
jusqu'au 1
er
mars, afin que les répercussions de la
réforme ne se fassent sentir en pratique qu'à compter du
5 avril 1998.
Désireux de faire marche arrière sur cette réforme mais
soucieux d'habiller cette reculade, le Gouvernement a multiplié les
missions d'études, qui ont conduit à la publication de quatre
rapports remis au Gouvernement :
- le rapport de Mme Irène Théry, intitulé :
" Couple, filiation, parente maintenant : le droit face aux mutations
de la famille et de la vie privée "
(mai 1998) ;
- le rapport de MM. Claude Thélot et Michel Villac, consacré
à
" La politique familiale : bilan et perspectives "
(mai 1998) ;
- le rapport de Mme Michèle André sur
" La vie
quotidienne des familles "
(mai 1998);
- enfin, le rapport de Mme Dominique Gillot, députée du Val
d'Oise, intitulé
" Pour une politique familiale
rénovée "
(mai 1998), qui confirmait que la mise sous
condition de ressources des allocations familiales était une erreur et
concluait à la nécessité de leur rétablissement.
Dans un second temps, le Gouvernement a réuni le 12 juin 1998, comme le
prescrit l'article 41 de la loi du 25 juillet 1994 relative à la
famille, la Conférence de la famille.
Il annonçait à cette occasion le retour à
l'universalité des allocations familiales à compter du
1
er
janvier 1999. Etudiée dans le cadre du rapport
Thélot-Villac et recommandée par Mme Gillot, la réduction
de plafond du quotient familial était présentée comme la
contrepartie de cette mesure.
Le choix du Gouvernement de renoncer à cette réforme -trois
mois seulement après l'entrée en vigueur effective de la mesure-
confirme
a posteriori
le bien-fondé et la pertinence des
analyses formulées par la commission des Affaires sociales, par la voix
de votre rapporteur.
On ne peut cependant que regretter que le Sénat n'ait pas
été entendu plus tôt, lors des débats sur le projet
de loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, et
s'interroger sur le coût en termes de gestion que ce
" pas de
clerc "
a pu représenter pour la collectivité.
Grâce aux indications fournies par la CNAF à votre rapporteur, il
est aujourd'hui possible de dresser un
premier bilan provisoire de la mise
sous condition de ressources des allocations familiales
.
Cette mesure s'est traduite par la perte des allocations familiales pour
351.000 familles, soit 7,8 % de l'ensemble des familles
bénéficiaires, et par une diminution de leur montant pour
35.000 familles, dont les revenus ne sont que légèrement
supérieurs aux plafonds et qui perçoivent une prestation
différentielle.
Les économies réalisées sur les dépenses au titre
des allocations familiales se sont élevées à
3,825 milliards de francs sur 9 mois.
Le coût de gestion de
la mise sous condition de ressources pour les caisses d'allocations familiales
est estimé à 8 millions de francs.
Votre rapporteur s'est également enquis auprès de la CNAF du
coût de gestion pour les caisses d'allocations familiales (CAF) de
l'abandon de la mise sous condition de ressources des allocations familiales,
c'est-à-dire du retour à la situation antérieure.
La CNAF ayant pris la précaution de conserver l'historique des dossiers
des allocataires, ce coût devrait être très inférieur
à celui de la mise sous condition de ressources des allocations
familiales.
Il ne sera cependant pas négligeable, notamment du fait
de la charge supplémentaire qui pèsera nécessairement sur
les organismes en matière de communication en direction des
allocataires.
Ces chiffres ne peuvent à eux seuls rendre compte des
conséquences, morales et psychologiques pour les familles de ces
modifications répétées et contradictoires de la
législation sur les allocations familiales. Outre le sentiment
d'incompréhension et de confusion qu'ils génèrent
auprès des familles,
la mise sous condition de ressources des
allocations familiales puis son abandon témoignent d'une décision
mal préparée et difficilement assumée. On ne peut
qu'être frappé du contraste entre cette opération
" coup de poing ", qui se termine en bavure, et les
hésitations et atermoiements à prendre des mesures courageuses
sur les retraites ou les cotisations patronales.
De surcroît, la suppression de la condition de ressources pour le
versement des allocations familiales ne constitue pas, pour les familles, un
simple retour à la situation antérieure à 1998. En effet,
cette mesure s'accompagne d'un corollaire particulièrement
injustifié : la diminution du plafond du quotient familial de
l'impôt sur le revenu.