PREMIÈRE PARTIE - LE PARLEMENT DOIT ETRE MIEUX ASSOCIE AUX DÉCISIONS INTÉRESSANT L'ÉQUILIBRE FINANCIER DE LA SÉCURITÉ SOCIALE
I. LE PARLEMENT NE DISPOSE ACTUELLEMENT QUE DE COMPÉTENCES INDIRECTES DANS LA DÉTERMINATION DES CONDITIONS GÉNÉRALES DE L'ÉQUILIBRE FINANCIER DE LA SÉCURITÉ SOCIALE
Le partage actuel des compétences en matière de sécurité sociale, tel qu'il résulte de la Constitution, ne permet pas au Parlement de se prononcer sur l'équilibre financier des régimes.
Le législateur est en effet compétent pour déterminer des principes fondamentaux mais les mesures concrètes de mise en oeuvre de ces principes et leurs implications financières lui échappent.
Force est pourtant d'admettre que la définition des conditions de l'équilibre financier des régimes, même si elle ne constitue pas un principe fondamental au sens de l'article 34 de la Constitution, représente une décision fondamentale pour la sécurité sociale, dans la mesure où cet équilibre conditionne leur survie.
1. Le partage actuel des compétences entre le législateur et le pouvoir réglementaire en matière de sécurité sociale
• La répartition des
compétences au regard des articles 34 et 37 de la
Constitution
Aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux de la sécurité sociale.
La Constitution ne définit cependant pas explicitement de ce que recouvre la notion de « principe fondamental de la sécurité sociale » , aussi est-ce le Conseil constitutionnel qui, au fil de ses décisions, a fait le départ entre les compétences du législateur et les matières relevant du pouvoir réglementaire.
Il n'est guère aisé de dégager des critères stricts à partir des très nombreuses décisions rendues à ce sujet mais comme le notait en 1987 M. Alain Lamassoure dans son remarquable rapport sur la proposition de loi organique de M. Michel d'Ornano, il apparaît que la ligne de partage entre le domaine législatif et le domaine réglementaire est tracée, en matière de sécurité sociale, sur la base de ce qu'il qualifiait 1' « importance des problèmes en cause » .
En ce qui concerne le champ de la compétence du législateur, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 6 L du 8 juillet 1960, a considéré que les principes fondamentaux de la sécurité sociale comprennent « non seulement les principes du régime général de la sécurité sociale, mais encore ceux applicables aux différents régimes particuliers de prévoyance » .
Dans le prolongement de ce considérant du principe, le Conseil constitutionnel a ainsi considéré que la compétence du législateur s'étendait à la sécurité sociale agricole (décision du 8 juillet 1960), aux différentes assurances maladie, invalidité vieillesse et aux régimes de pensions, y compris ceux des activités non professionnelles (décision n°29 L du 12 mai 1964), à la couverture des accidents du travail et aux prestations familiales (décision n° 66 L du 17 décembre 1970) ou encore à la sécurité sociale dans les mines (décision n° 9 FNR du 9 juin 1977).
Quant au contenu des principes fondamentaux, il a été précisé par de nombreuses décisions traitant, selon le cas, des règles d'organisation des régimes, des cotisations, des prestations, etc...
Ainsi, la détermination des missions de la sécurité sociale constitue un principe fondamental (décision n° 4 L du 7 avril 1960), de même que la participation des salariés à la gestion des risques ou la représentation des différentes catégories sociales (décision du 7 juin 1977).
De même, en matière de prestations, c'est au législateur qu'il appartient de créer ou de supprimer une prestation de sécurité sociale (décision n° 5 L du 7 avril 1960) mais également d'en déterminer les catégories de bénéficiaires et la nature des conditions d'attribution.
En revanche, c'est au pouvoir réglementaire qu'il appartient de fixer la nature et le montant des prestations ainsi créées (décision n° 17 L du 22 décembre 1961). : « S'il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux de la sécurité sociale ... l'existence même de ces allocations ... il appartient au pouvoir réglementaire ... d'un préciser les éléments » .
En matière de cotisations, le législateur est pareillement compétent pour définir les catégories de personnes assujetties à l'obligation de cotiser, déterminer l'assiette et les exonérations relatives à ces prélèvements ainsi que les règles de la répartition des cotisations entre les employeurs et les salariés.
Mais selon la même logique que pour les prestations, la fixation des taux de cotisations et les pourcentages de cette répartition incombent au pouvoir réglementaire.
Deux exemples permettent de bien mesurer la portée de la distinction entre les compétences du législateur et celles du pouvoir réglementaire.
Ainsi, dans le domaine des prestations, l'article L. 351-1 du code de la sécurité sociale (partie législative) dispose-t-il que l'assurance vieillesse garantit une pension de retraite à l'assuré qui en demande la liquidation « à partir d'un âge déterminé » .
Ce principe fondamental étant posé, c'est au pouvoir réglementaire qu'il appartient de déterminer cet âge de la retraite. C'est donc l'article R. 351-2 du code de la sécurité sociale (partie réglementaire) qui fixe cet âge à soixante ans, le pouvoir réglementaire pouvant l'abaisser ou l'élever sans aucune intervention du législateur.
A cet égard, l'expression usuelle d'âge « légal » de la retraite ne traduit qu'imparfaitement la réalité juridique car ce n'est pas la loi qui fixe l'âge en question, mais un simple règlement.
De même, en matière de cotisations, l'article L. 241-1 du code prévoit que les ressources de l'assurance maladie « sont constituées par des cotisations proportionnelles aux rémunérations ou gains des assurés » et que ces cotisations « sont à la charge des employeurs et des travailleurs salariés et assimilés » .
En revanche, les taux de ces cotisations et la répartition de la charge entre l'employeur (« la part employeur ») et les salariés sont déterminés par différents textes réglementaires, décrets ou arrêtés selon les cotisations ou les professions concernées.
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L'inconvénient de cette
répartition des compétences est que le Parlement ne dispose pas
de pouvoir direct sur l'équilibre financier des régimes de
sécurité sociale
Il résulte de répartition constitutionnelle des compétences entre les principes fondamentaux et les pouvoirs du Gouvernement qu'en pratique, le législateur n'a pas de pouvoir direct sur l'équilibre financier des régimes de sécurité sociale, car cet équilibre dépend pour l'essentiel d'un ensemble de paramètres qui échappent au domaine de la loi : les taux de cotisations, le plafond de la sécurité sociale, le montant des différentes prestations et allocations, la durée minimale de cotisation ou d'immatriculation pour pouvoir en bénéficier, l'âge de la retraite, etc...
De même, il est très difficile au Parlement d'apprécier, même de façon approximative, l'incidence financière des décisions qu'il prend, puisqu'elles s'expriment en principes généraux et non en termes quantifiés.
Ainsi que le constatait notre excellent collègue, M. Charles Descours, dans son rapport d'information du 22 avril 1994 (n° 370) au nom de la commission des Affaires sociales, « si les prérogatives actuelles du Parlement dans le domaine de la sécurité sociale ne sont pas négligeables, aucune ne lui permet actuellement d'avoir une vision d'ensemble de leur implications, en particulier financières, sur notre système de protection sociale... A l'occasion de l'examen de textes législatifs ...le Parlement est régulièrement conduit à se prononcer sur les dispositions influant directement sur le niveau de la protection sociale. Cependant, ces interventions sont parcellaires et il est très difficile d'en mesurer pleinement les conséquences, ainsi que de les relier à l'évolution globale des structures ou des comptes des régimes de sécurité sociale » .
Le législateur, en matière de sécurité sociale, est en quelque sorte dans la situation d'un architecte qui définirait le nombre et la forme des pièces d'un bâtiment, mais pas leurs dimensions respectives. Cet architecte ne serait donc pas à même d'apprécier dès le départ la superficie totale du bâtiment qu'il conçoit, ni son coût.
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Pourtant, le Parlement est de plus en plus
sollicité lorsqu'il devient nécessaire de remédier aux
déséquilibres financiers de la sécurité
sociale
Dans les faits, cependant, la ligne de partage entre les compétences du Parlement et celles du Gouvernement s'est trouvée déplacée depuis une vingtaine d'années, par suite de l'apparition de déséquilibres dans le financement de la sécurité sociale, liés notamment à l'insuffisance de ses recettes face à l'augmentation considérable de ses dépenses.
Pour y remédier, le Parlement a régulièrement été invité à adopter des dispositions législatives destinées à endiguer ces déficits, que ce soit par des mesures générales ou par le versement de subventions d'équilibre.
Ces interventions se sont le plus souvent inscrites dans le cadre des plans de redressement de la sécurité sociale qui se sont succédés à un rythme soutenu depuis 1975 (plans Durafour de 1975, Barre-Beullac de 1976, Veil de 1977 et 1978, Barrot de 1979, Questiaux de 1981, Bérégovoy de 1982 et 1983, Dufoix de 1985, Séguin de 1986, Evin de 1988, Bianco de 1991, Veil de 1993, sans compter le plan d'ensemble présenté par le Premier ministre, M. Alain Juppé, le 15 novembre 1995, qui diffère des précédents par son ampleur, sa durée et surtout son caractère structurel).
Ainsi, si les taux de cotisations et le montant des prestations demeurent bien du domaine réglementaire, force est de constater que le déficit de la sécurité sociale, par son ampleur, est tombé dans le domaine législatif.
Mais là encore, comme l'observait M. Charles Descours, « les conditions dans lesquelles le Parlement se prononce, bien souvent dictées par l'urgence, ne lui permettent pas d'appréhender les conditions générales de l'équilibre financier des régimes ».
En définitive, le Parlement est aujourd'hui directement associé au traitement des déficits de la sécurité sociale mais il n'en a pas pour autant acquis la maîtrise des éléments financiers qui génèrent ces déficits, ni même la compétence pour définir les conditions de l'équilibre.
2. La généralisation de la sécurité sociale et l'ampleur de son budget justifient que le Parlement intervienne dans la définition des conditions générales de l'équilibre financier des régimes
En vertu du principe défini à l'article L. 111-1 du code de la sécurité sociale, l'organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale.
Originellement limitée à certaines catégories, la sécurité sociale a progressivement été étendue moyennant l'affiliation à un régime obligatoire ou, à défaut, par le rattachement à l'assurance personnelle.
Cette généralisation progressive et le développement concomitant des charges sous l'influence de différents facteurs (l'allongement de l'âge de la vie, la croissance des dépenses de santé, etc..) sont tels qu'aujourd'hui, les masses financières en cause dépassent largement le budget de l'État, atteignant, en 1994, 2 207 milliards de francs dont près de 2 000 milliards pour les régimes obligatoires, supérieures de 42 % aux dépenses de l'État.
À leur rythme actuel, les prestations croissent d'environ 70 à 80 milliards de francs par an.
Sans s'engager plus avant dans la voie des chiffres, qui excède son domaine habituel de compétence, votre commission des Lois ne peut que souscrire à un constat unanime : tant par leur fonction sociale que par leur impact économique, les décisions intéressant la sécurité sociale ont une influence profonde sur la société et impliquent tous les acteurs de la vie économique et sociale, comme l'a souligné à juste titre M. Jacques Toubon, Garde des Sceaux, ministre de la Justice.
D'autre part, la contribution de l'État et des collectivités territoriales au financement des régimes n'a cessé de se développer, notamment sous forme de subventions d'équilibre, de création d'impôts et de taxes affectées et par le basculement progressif d'une partie des cotisations maladie des salariés sur la CSG élargie. En 1994, ces apports représentaient près du quart (23,9%) des recettes hors transfert.
Cette tendance est elle-même appelée à s'amplifier durant les années à venir, puisque parallèlement à la présente révision constitutionnelle, le plan de réforme de la sécurité sociale présenté par le Premier ministre prévoit d'accroître la contribution de l'État, notamment par l'élargissement de l'assiette de la contribution sociale généralisée dans le cadre de la réforme des prélèvements obligatoires.
En dépit de toutes ces évolutions, difficilement prévisibles lors de la rédaction de notre Constitution en 1958, le rôle du Parlement en matière de sécurité sociale n'a pas été réévalué.
Sans remettre en cause le paritarisme qui constitue le socle de notre système de protection sociale, il convient donc de réaménager l'équilibre des pouvoirs entre le Gouvernement et le Parlement.
Le législateur ne doit plus être cantonné dans la simple détermination de principes fondamentaux.
En premier lieu, il doit pouvoir assigner des objectifs clairs à moyen terme et déterminer les conditions générales de l'équilibre financier prévisionnel de la sécurité sociale.
Ces objectifs et ces conditions générales constitueraient le cadre général de la politique de sécurité sociale pour la période considérée et orienteraient l'action des différents intervenants, Gouvernement et partenaires sociaux.
D'autre part, la procédure de décision doit être aménagée de telle sorte que le Parlement puisse régulièrement comparer les résultats des exercices précédents aux objectifs qu'il aura assignés.
Tels sont les objectifs généraux du projet de loi constitutionnelle, dont il reste bien entendu à mesurer la portée exacte, l'efficacité du dispositif étant liée à l'étendue réelle des compétences qui seront reconnues au Parlement.