B. DES RÉSULTATS DÉCEVANTS
L'évaluation des politiques publiques n'est pas une idée entièrement nouvelle, surtout dans les pays anglo-saxons. Son développement y apparaît lié à trois séries de facteurs ; d'une part, le recours à la technique des programmes qui s'accommode particulièrement bien des évaluations, d'autre part, l'existence d'une tradition de recherches en sciences sociales appliquées aux conséquences de l'action gouvernementale, enfin l'évolution des politiques économiques, soit en cas de développement des interventions publiques en période de croissance, -ainsi lors de l'arrivée au pouvoir des sociaux démocrates en Allemagne et en Suède et des libéraux au Canada-, soit dans des contextes budgétaires difficiles, -ainsi aux États-Unis dans les années 1968-74 et après 1979, en Grande Bretagne après 1979, au Danemark et aux Pays-Bas après 1982, en Norvège entre 1981 et 1986.
Les États-Unis sont plus particulièrement en pointe dans ce domaine en raison de leur organisation institutionnelle qui exige des contrepoids à la séparation des pouvoirs. En outre, les dépenses y sont structurées en programmes bien identifiés sur le plan budgétaire et politique ; les contrôles internes menés par les auditors des différents départements et les contrôles externes sont pleinement intégrés à la définition et la conduite des politiques publiques, enfin le rôle central joué par le General Accounting Office (GAO) placé auprès du Congrès a permis une diffusion des méthodes d'évaluation. Après l'échec consommé à partir de 1971 des procédures de contrôle budgétaire a priori (le Planning Programmig Budget System ou PPBS), le programm analysis a ainsi connu un essor considérable.
En France, l'évaluation n'a pas vraiment réussi à s'imposer en dépit de la tentative de relance engagée en 1990 par le Gouvernement présidée par M. Michel Rocard. On observera toutefois que les mécanismes de contrôle traditionnels tendent à intégrer une préoccupation évaluative de plus en plus forte.
1. L'évaluation en France : la nécessité d'une réactivation
Jusqu'à une période très récente, l'évaluation des politiques publiques n'entretenait pas en France de lien immédiat avec la réduction des déficits publics, c'est pourquoi elle suscitait un certain scepticisme d'ailleurs aggravé par un fonctionnement institutionnel qui réserve un rôle prédominant à l'administration étatique et par l'absence de formulation des politiques publiques sous forme de programmes.
- Un débat tardif
Le débat sur l'évaluation a finalement fait son apparition au début des années 80. Il a été le thème d'un colloque organisé en décembre 1983 à la demande du Ministre de l'Économie, M. Jacques Delors, et du Ministre de la Fonction publique, M. Anicet Le Pors. Intervenant à la fin de la longue et difficile expérience de rationalisation des choix budgétaires (RCB), qui devait être abandonnée en 1985, ce colloque a servi de prélude à l'institutionnalisation progressive de l'évaluation dans des domaines sectoriels particuliers comme les établissements publics d'enseignement supérieur.
En 1984, le Parlement prenait à son tour une première initiative concrète en créant l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, dépassant ainsi pour la première fois son rôle traditionnel de contrôle de l'action gouvernementale.
En 1986, dans le cadre de l'exécution du IXème plan, M. Michel Deleau, sous-directeur à la direction de la prévision, était chargé de réfléchir aux méthodes d'évaluation ex post des politiques publiques et à l'organisation de l'évaluation prévue par la loi de plan du 24 décembre 1983. Son rapport, Évaluer les politiques publiques : méthodes, déontologie, organisation, souligne la distinction entre contrôle et évaluation, et préconise un renforcement substantiel de la capacité d'évaluation de l'administration et des pôles d'expertise extérieurs à celle-ci.
- Une institutionnalisation en 1990
Devenu Premier ministre, M. Michel Rocard commandait un nouveau rapport sur les modalités de mise en place de l'évaluation des services publics prévue par sa circulaire du 25 février 1989 sur le renouveau du service public, en insistant sur la nécessité d'accompagner, voire d'anticiper, la transformation des modes d'expression de la demande sociale et de définir, ce faisant, des formes de négociation entre l'État et les usagers du service public.
Répondant à cette demande, le rapport de M. Patrick Viveret, L'évaluation des politiques et des actions publiques, pose les fondements d'une politique nationale d'évaluation ambitieuse et novatrice qui fut finalement institutionnalisée, sauf une réserve d'importance, par un décret du 22 janvier 1990, sous la forme de trois organes :
- un Comité interministériel de l'évaluation (CIME), chargé de développer et de coordonner les initiatives gouvernementales dans ce domaine ;
- un Fonds national de développement de l'évaluation (FNDE), dont les crédits permettent de financer les projets arrêtés par le Comité ;
- un Conseil scientifique de l'évaluation (CSE), organe consultatif garant de la qualité et de l'indépendance des évaluations.
Le Comité s'est réuni trois fois depuis sa création, après un important travail interministériel animé par le Commissariat général du Plan qui assure son secrétariat permanent. Le Fonds, qui finance les projets à hauteur de 50 %, a été doté de 3,9 millions de francs en 1994. Le Conseil émet, quant à lui, deux avis, le premier peut être assimilé à une étude de faisabilité de l'évaluation, le second porte sur la qualité des travaux ; il est en outre chargé d'une mission plus générale d'aide au progrès des méthodes d'évaluation qui nourrit son rapport annuel sur l'évolution des pratiques de l'évaluation.
En cinq ans, seules douze évaluations ont été réalisées dans le cadre de ce dispositif, traduisant ainsi à la fois la lourdeur du processus et son essoufflement.
Le dernier rapport d'évaluation a été publié en juin 1995 ; il porte sur l'action sociale de l'État en faveur de ses agents et il a été réalisé par une instance indépendante ad hoc présidée par un conseiller-maître honoraire à la Cour des Comptes.
- Un pôle d'évaluation public peu structuré
L'évaluation est donc aujourd'hui organisée autour du dispositif mis en place en 1990, dont le Commissariat général du plan devrait être le point d'appui si sa restructuration était menée à son terme par le Gouvernement, et d'instances spécialisées comme le Comité central d'enquête sur le coût et le rendement des services publics créé en 1946, le Comité national d'évaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel ou professionnel (1985), le Comité national d'évaluation de la recherche (1985), la Commission nationale d'évaluation du RMI créée en 1989 en application de la loi instituant le RMI, le Comité national d'évaluation de la politique de la ville (1990), l'Agence nationale d'évaluation des pratiques médicales (1990) et le Comité d'évaluation des nouvelles qualifications (1989). S'y ajoutent également les services d'évaluation de certaines administrations comme la délégation à la formation professionnelle.
Les domaines privilégiés d'évaluation sont aujourd'hui les politiques sociales (la lutte contre l'exclusion, l'emploi et la formation professionnelle), les politiques éducatives, la science et la technique, l'économie, les aides au développement, le fonctionnement des services administratifs.
2. Le développement d'une approche évaluative par les organes de contrôle
Certaines instances de contrôle ont développé une activité évaluative, ainsi la Cour des comptes dont le manuel de vérification évoque explicitement « l'appréciation portée sur l'efficacité d'un programme, d'une politique ou d'une action publique, à la suite de la recherche, scientifiquement exigeante, de leurs effets réels au regard des objectifs, affichés ou implicites, et des moyens mis en oeuvre » .
Le rapport pour 1995 contient ainsi des évaluations de la politique de la ville, des aides de l'État au maintien et à la création d'emplois, de l'action du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, des transports collectifs en Ile de France.
Les inspections générales, l'Inspection générale des Affaires sociales (IGAS) et l'Inspection générale de l'Administration (IGA) notamment, ainsi que les inspections de certains ministères ont également intégré une dimension évaluative dans leurs travaux de contrôle.
Le Conseil économique et social s'est aussi engagé dans cette voie. C'est ainsi par exemple qu'il a publié, en juillet 1995, un avis très complet, présenté par Mme Geneviève de Gaulle-Anthonioz, portant sur L'évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté.
Dans un esprit voisin, on constate que la vocation traditionnelle de contrôle du Parlement s'est enrichie d'une dimension évaluative sur laquelle il conviendra de revenir puisqu'elle est au centre des préoccupations qui ont inspiré la proposition de loi soumise à notre examen.
Contrôle et évaluation doivent toutefois être clairement distingués, le contrôle portant sur la régularité juridique et comptable de la mise en oeuvre d'une politique, alors que l'évaluation s'adresse aux effets de l'action publique. Dans le cadre parlementaire, le contrôle se double également d'un jugement politique mais il n'a pas pour objet premier d'apprécier et de réorienter l'action publique.
3. Un bilan contrasté
Alors que l'évaluation est placée au rang de priorité nationale depuis maintenant cinq ans, les résultats sont plutôt décevants. Ce constat tient à plusieurs facteurs au nombre desquels on relèvera :
- des difficultés méthodologiques tenant à l'existence d'une contradiction entre la mise en oeuvre des politiques et les exigences de la recherche scientifique ;
- l'absence de gestion par programmes en dépit de certaines expériences (« programmes prioritaires », « budgets de programme », « plans d'action ») ;
- le faible impact décisionnel des évaluations engagées en raison notamment de la différence des rythmes et surtout de la complexité des rapports entre la connaissance et la décision ;
- la faiblesse des contre-pouvoirs face à l'administration qui monopolise l'évaluation des actions publiques.
La restructuration en cours de l'évaluation administrative, la réorganisation du commissariat général du Plan, le développement de pôles d'expertise indépendants et la volonté fermement affichée du législateur pourraient toutefois faire évoluer la situation.
Il apparaît donc nécessaire de renforcer les moyens de l'évaluation et d'intégrer véritablement celle-ci au processus décisionnel en modifiant les méthodes de travail, en prévoyant les instruments d'un suivi des politiques, enfin en liant éventuellement leur pérennisation aux résultats d'une évaluation à l'image des sunset laws américaines qui ont inspiré certaines législations expérimentales en France (l'interruption volontaire de grossesse en 1975 ou le RMI en 1989).