B. UNE SITUATION POLITIQUE À STABILISER

Les élections présidentielles de juin-juillet 1994 ont porté à la tête de l'État ukrainien Léonid Koutchma, ancien Premier ministre (d'octobre 1992 à septembre 1993) favorable à des réformes économiques libérales, à un pouvoir présidentiel fort face à un Parlement qui reste dominé par les conservateurs, et à un rapprochement avec la Russie.

Successeur du Premier Président de l'Ukraine indépendante. Léonid Kravtchouk. Léonid Koutchma est confronté à la nécessité de rénover une Constitution héritée de la période Brejnev, et à une forte polarisation régionale du pays, susceptible de poser, à terme, la question de la structure de l'État ukrainien.

1. La nécessaire rénovation d'une constitution très marquée par la période soviétique

Officiellement est encore en vigueur la constitution de 1978, adoptée dans les républiques de l'URSS à la suite de la constitution soviétique de 1977. Certes, la loi fondamentale ukrainienne a été très largement amendée, depuis 1991. Le préambule affirmant la suprématie du Parti communiste, ainsi que les chapitres relatifs aux principes d'organisation de l'économie et de la société socialistes ont été abrogés. Les modifications apportées à l'ancienne constitution soviétique consacrent l'indépendance de l'Ukraine, posent les principes fondamentaux d'une société de droit (respect de la personne, pluripartisme, participation des citoyens à la vie publique ...). et se réfèrent à la présence, à la tête de l'État, d'un président élu pour cinq ans au suffrage universel.

En dépit de ces retouches substantielles, la constitution ukrainienne demeure inadaptée au fonctionnement d'institutions représentatives. C'est ainsi que le vote d'une « loi sur les pouvoirs ». survenu le 7 juin 1995 au terme d'une grave crise entre le chef de l'Etat et le Parlement, a posé les termes d'un compromis institutionnel entre le Président et les députés, clarifiant la répartition des pouvoirs au profit du chef de l'Etat. Celui-ci dispose de pouvoirs étendus :

- nomination des ministres et des responsables des administrations.

- détermination des politiques étrangère et de défense.

- élaboration du budget, promulgation des lois et mise en oeuvre par décret des réformes économiques.

Le Parlement, monocaméral, peut s'opposer par veto, à la majorité des deux-tiers, aux décrets présidentiels, et est en mesure de mettre en jeu la responsabilité du gouvernement ou de certains ministres par un vote de défiance.

Par ailleurs. l' « arrangement constitutionnel », adopté le 7 juin 1995 à la suite de la loi sur les pouvoirs, vise à éviter toute paralysie des pouvoirs susceptible de bloquer le processus des réformes économiques. Le Parlement (dominé par une majorité conservatrice : agrariens. communistes et socialistes) et le chef de l'État s'engagent à ne pas organiser de référendum ou de plébiscite, sauf pour faire adopter la nouvelle constitution, qu'ils doivent élaborer conjointement dans un délai d'un an.

2. Une forte polarisation régionale


• Les élections de 1994 (législatives en avril, présidentielles en juin-juillet) ont confirmé l'existence de tendances centrifuges susceptibles, à terme, de compromettre l'unité de l'Ukraine. La polarisation régionale y est héritée de l'histoire (voir ci-dessus. I. A. 2). L'ouest du pays, ancienne dépendance de l'Empire austro-hongrois, est le terreau du nationalisme ukrainien. Les partisans du parti nationaliste Roukh, anticommunistes et partisans d'un rapprochement avec l'Europe occidentale, y ont remporté un grand succès électoral. A l'Est, la minorité russophone, partisan du rapprochement avec la Russie, du retour de l'Ukraine dans la zone rouble et de la reconnaissance du russe comme langue officielle, l'a emporté en contribuant directement au succès du nouveau président. Leonid Koutchma.

L'Ukraine occidentale et l'Ukraine orientale persistent donc à évoluer à des rythmes différents. La première, proche de l'Europe centrale et marquée par la tradition catholique (les Uniates. catholiques de rite grec orthodoxe, représentent 40 % de la population galicienne), est favorable à une coupure radicale avec la Russie. L'est du pays, où est installée la population russophone (si l'on excepte la Crimée), est plus modéré à l'égard de l'ex « Grand frère ».


• Or, bien que l'Ukraine soit un État unitaire, le processus de décentralisation en cours est susceptible de conduire à la prise en compte des spécificités linguistiques et culturelles du pays, du poids économique de l'Est industriel, de l'importance de villes telles que Kharkov ou Donetsk, voire (votre rapporteur y reviendra) du particularisme de la Crimée.


• Depuis juin 1994 en effet, les 26 présidents de région (hors Crimée) sont élus au suffrage universel direct. Ils assurent la direction de l'exécutif et la représentation de l'État dans leur région.

L'existence de fortes disparités (politiques, culturelles, sociales et économiques) entre les régions peut, à terme, poser la question de l'organisation de l'État ukrainien. Il n'est pas exclu que celui-ci, de l'avis des spécialistes, s'oriente vers une fédération. Il est probable que la solution retenue en Crimée influencera le type d'organisation étatique qui l'emportera.

3. La question de Crimée

Connue dans l'Antiquité sous le nom de Chersonèse Taurique. la Crimée (26 000 km 2 et 2.5 millions d'habitants) fut jusqu'à la première guerre russo-turque (1768-1774), un « Khanat » tatare soumis à la suzeraineté ottomane. En 1775, la presqu'île fut annexée par la Russie. Après l'occupation nazie, la Crimée fut peuplée de colons ukrainiens et russes qui. en 1989, représentaient respectivement 25 % et 65 % de la population de la région. Au préalable, les quelque 400 000 Tatars de Crimée, accusés par Staline d'avoir collaboré avec l'Allemagne, furent déportés en Sibérie et en Ouzbékistan. « Donnée » à l'Ukraine par la Russie en 1954. à l'occasion du tricentenaire de l'accord de Pereieslavl, par lequel l'Ukraine s'était placée « sous la protection » de la Russie, la Crimée est la région d'Ukraine qui a voté avec le plus de réticence en faveur de l'indépendance lors du référendum du 1er décembre 1991 : 54 % de oui (80 à 85 % dans l'Est du pays, 98 % en Ukraine occidentale). L'importance relative du vote négatif s'explique par la présence d'une importante colonie russe assez conservatrice.

Le contentieux entre l'Ukraine et la Russie s'articula d'abord autour de la question de la flotte de la mer Noire, composée de quelque 350 bâtiments, et sur laquelle votre rapporteur reviendra ci-après. Après l'accord conclu, le 13 janvier 1992. entre Moscou et Kiev, en vue d'établir un premier partage de la flotte, les tensions se sont reportées sur la question du statut de la Crimée.

Contre la montée du mouvement autonomiste criméen. les partis russes les plus conservateurs ont contesté la légitimité de la cession de la presqu'île, en 1954. En mai 1992. le Soviet suprême de Crimée a proclamé l'indépendance de la République autonome. Cette déclaration fut néanmoins retirée quand l'Ukraine eut promis un statut d'autonomie favorable.

Le sécessionnisme criméen rebondit en janvier 1994, quand le nouveau Président de la République autonome, soutenu par le commandant russe de la flotte de la mer Noire, proposa d'appliquer la Constitution élaborée lors de la déclaration d'indépendance de mai 1992 : double nationalité (russe et ukrainienne) aux habitants de la presqu'île, statut de très large autonomie, retrait de toutes les forces armées ukrainiennes et contrôle par la Russie de la flotte. Ces revendications conduisirent à une montée des tensions entre Moscou et Kiev, tandis que le Parlement criméen de Simféropol votait, le 20 mai 1994, une déclaration d'indépendance incitant le président russe à évoquer l'éventualité d'une dérive de type tchétchène, si Kiev et Simféropol n'adoptaient pas un compromis.

La guerre des souverainetés entre Kiev et Simféropol semble néanmoins marquer le pas. et les autorités de Crimée paraissent avoir accepté le principe d'un statut d'autonomie dans le cadre de l'État ukrainien, formule à laquelle Moscou semble avoir souscrit. La constitution de la république de Crimée, en cours d'élaboration à l'heure où le présent rapport est mis sous presse, tirera les conséquences de ce statut.

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