N° 357

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 février 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes,

Par Mme Agnès CANAYER,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.

Voir les numéros :

Sénat :

218 et 358 (2024-2025)

L'ESSENTIEL

I. L'OBJET DE LA PROPOSITION DE LOI : RENFORCER LE RÔLE DU PARLEMENT DANS LES NOMINATIONS AUX INSTITUTIONS EUROPÉENNES

A. LE CONTEXTE : L'ABSENCE D'ASSOCIATION DU PARLEMENT À LA DÉSIGNATION DES CANDIDATS À CERTAINES FONCTIONS DE L'UNION EUROPÉENNE

1. Une proposition de loi qui s'inscrit dans le prolongement de réflexions antérieures sur l'association du Parlement

L'association du Parlement à la désignation des candidats aux fonctions de premier plan des institutions de l'Union européenne procède tout à la fois d'une exigence démocratique et d'un nécessaire approfondissement du dialogue entre le Parlement et ces institutions.

Ces considérations avaient mené le groupe de travail sur les institutions du Sénat, qui a réuni des représentants de tous les groupes politiques sous la présidence de Gérard Larcher, à proposer, dans son rapport publié en mai 2024, de « revoir les modalités de désignation des membres français de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en organisant une audition des candidats français à ces postes par les commissions spécialisées des deux assemblées » (proposition n° 16)1(*).

Partant du constat de la nécessité d'un dialogue institutionnel plus nourri entre le Parlement et les juridictions européennes, Philippe Bonnecarrère, dans le rapport de la mission d'information du Sénat sur la judiciarisation de la vie publique, proposait déjà, quant à lui, d'« envisager l'audition des candidats aux fonctions de juge et d'avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne par les commissions compétentes du Sénat et de l'Assemblée nationale avant leur nomination » ; il exposait qu'une telle formalité « constituerait une opportunité pour les candidats à ces fonctions, d'avoir un dialogue franc avec les parlementaires compétents et d'être « sensibilisés » aux priorités européennes du moment pour le Parlement » 2(*).

La présente proposition de loi, présentée par Jean-François Rapin, s'inscrit dans la continuité de ces réflexions. Alors que le droit de l'Union européenne occupe une place croissante dans notre ordre juridique, le défaut d'association du Parlement dans la désignation des candidats présentés par la France pour occuper certaines fonctions dans les institutions européennes est fortement regrettable.

Il en va ainsi tout particulièrement des fonctions de commissaire européen, de juge et d'avocat général de la CJUE, eu égard aux prérogatives de la Commission et de la Cour dans le fonctionnement de l'Union et à la portée de leurs décisions pour les États membres.

Les procédures de nomination prévues par les traités

• Pour les commissaires européens, le Conseil de l'Union européenne établit la liste des candidats à partir des propositions faites par les États membres.

Le paragraphe 3 de l'article 17 du traité sur l'Union européenne (TUE) précise que « Les membres de la Commission sont choisis en raison de leur compétence générale et de leur engagement européen et parmi des personnalités offrant toutes garanties d'indépendance. »

Ces candidats sont auditionnés par les commissions du Parlement européen compétentes pour les portefeuilles qui leur sont attribués. Conformément à l'article 17 du TUE, les membres de la Commission européenne sont ensuite soumis, de façon collégiale, à un vote d'approbation du Parlement européen. Après cette approbation, la Commission européenne est nommée par le Conseil européen à la majorité qualifiée.

• La nomination aux fonctions de juge et d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne et de juge du Tribunal de l'Union européenne est régie par l'article 19 du TUE et les articles 253 à 255 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

Aux termes de l'article 19 du TUE (paragraphe 2) : « Les juges et les avocats généraux de la Cour de justice et les juges du Tribunal sont choisis parmi des personnalités offrant toutes garanties d'indépendance et réunissant les conditions visées aux articles 253 et 254 du [TFUE]. Ils sont nommés d'un commun accord par les gouvernements des États membres pour six ans (...) ».

Le TFUE précise que les juges et avocats généraux de la CJUE sont « choisis parmi des personnalités offrant toutes garanties d'indépendance et qui réunissent les conditions requises pour l'exercice, dans leurs pays respectifs, des plus hautes fonctions juridictionnelles, ou qui sont des jurisconsultes possédant des compétences notoires » (art. 253) ; les membres du Tribunal de l'Union européenne sont choisis « parmi les personnes offrant toutes les garanties d'indépendance et possédant la capacité requise pour l'exercice de hautes fonctions juridictionnelles » (art. 254).

Les candidats sont nommés d'un commun accord par les gouvernements des États membres après la consultation d'un comité chargé d'émettre un avis motivé sur l'adéquation des candidats à l'exercice de ces fonctions (dit « comité 255 »). Cet avis n'est pas contraignant mais paraît avoir été toujours suivi. En droit, il ne s'agit donc pas d'une nomination individuelle effectuée par chaque État membre mais bien d'une décision collective des gouvernements des États membres, prise à l'unanimité3(*).

• En vertu de l'article 286 du TFUE, les candidats à la fonction de membre de la Cour des comptes européenne sont nommés par le Conseil de l'Union européenne après consultation du Parlement européen (audition suivie d'un avis), sur proposition de chaque État membre.

Le paragraphe 1. de l'article 286 du TFUE précise que « Les membres de la Cour des comptes sont choisis parmi des personnalités appartenant ou ayant appartenu dans leur État respectif aux institutions de contrôle externe ou possédant une qualification particulière pour cette fonction. Ils doivent offrir toutes garanties d'indépendance. »

Ainsi que le relève l'exposé des motifs de la proposition de loi, la procédure de sélection des juges de la CEDH paraît moins adaptée à une forme de consultation préalable du Parlement.

En effet, et à la différence des fonctions qui sont l'objet du présent texte, les juges de la CEDH - un au titre de chaque État membre du Conseil de l'Europe - sont élus par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), composée de représentants des assemblées parlementaires de chaque État membre4(*), à partir d'une liste de trois noms présentée par l'État membre5(*). L'APCE se prononce après l'avis d'un panel d'experts puis celui d'une commission spéciale de l'APCE, qui peut recommander à un État de soumettre une nouvelle liste.

2. Des procédures de désignation peu transparentes

Si les procédures de nomination aux fonctions de commissaire européen, de membre de la Cour des comptes européenne et auprès de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et du Tribunal de l'Union européenne sont régies par les traités européens, ces derniers laissent - sous réserve d'exigences générales tenant à l'indépendance et à la compétence - au droit interne de chaque État membre la détermination des conditions dans lesquelles les candidats à ces fonctions sont proposés.

Dans son arrêt de grande chambre Valanèius du 29 juillet 20246(*), la CJUE a jugé que « s'agissant des conditions de fond prévues pour la sélection et la proposition des candidats aux fonctions de juge du Tribunal, les États membres, tout en disposant d'une large marge d'appréciation pour définir ces conditions, doivent toutefois veiller, quelles que soient les modalités procédurales retenues à cette fin, à garantir que les candidats proposés satisfont aux exigences d'indépendance et de capacité professionnelle prévues à l'article 19, paragraphe 2, troisième alinéa, TUE et à l'article 254, deuxième alinéa, TFUE » (point 57).

Or, le droit français est muet sur les conditions dans lesquelles les candidats sont désignés par les autorités françaises.

Tel est notamment le cas de la désignation du commissaire européen, l'article 17 (paragraphe 7) du traité sur l'Union européenne (TUE) se bornant à prévoir que « le Conseil, d'un commun accord avec le président élu, adopte la liste des autres personnalités qu'il propose de nommer membres de la Commission. Le choix de celles-ci s'effectue, sur la base des suggestions faites par les États membres (...) ».

Si l'usage récent paraît réserver au Président de la République le soin d'annoncer par courrier le choix des autorités françaises au président élu de la Commission européenne, la compétence exclusive du Président de la République ne paraît trouver aucun fondement évident dans la Constitution.

Il convient à cet égard de relever que la désignation de Stéphane Séjourné a été présentée comme le fait du Président de la République « en accord avec le Premier ministre »7(*) et que lors de la dernière désignation intervenue lors d'une cohabitation, en 1999, le Président de la République et le Premier ministre avaient chacun proposé un candidat, la France disposant alors de deux postes de commissaire européen.

Les procédures de sélection pour les autres fonctions, présentées ci-dessous, ne sont définies par aucun texte.

Les procédures de sélection et l'instruction des candidatures aux fonctions de la CJUE et de la Cour des comptes européenne

• Pour la nomination des juges à la CJUE

« Lorsqu'un nouveau juge français doit être nommé à la CJUE, un appel à candidatures est initié plusieurs mois à l'avance, conjointement par le Secrétariat général des affaires européennes, le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et le Ministère de la Justice. Un comité est alors constitué, composé de magistrats et juristes de haut niveau (notamment les membres du groupe français de la Cour permanente d'arbitrage) afin, dans un premier temps, de sélectionner les candidatures (généralement entre 3 et 5) sur la base des dossiers soumis, puis, dans un second temps, d'établir un classement entre ces candidatures à l'issue d'entretiens. Ce classement est transmis au Secrétariat général du Gouvernement, qui le communique au cabinet du Premier ministre et à la Présidence de la République.

« Le Secrétariat général des affaires européennes, le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et le Ministère de la Justice organisent, en coordination étroite avec le Secrétariat général du Gouvernement, la procédure de sélection. Le nom retenu fait l'objet d'une instruction par le Secrétariat général des affaires européennes à la Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, qui en informe par courrier la Présidence du Conseil de l'Union européenne et le Secrétaire général du Conseil, pour diffusion à l'ensemble des délégations. »

• Pour la nomination des membres de la Cour des comptes européenne

« [Au] niveau national, la procédure de sélection n'est pas encadrée par des dispositions spécifiques. Le Premier Président de la Cour des comptes propose un candidat français parmi les membres des juridictions financières au Secrétariat général des affaires européennes, qui le transmet au cabinet du Premier ministre pour approbation. La Cour des comptes se sera au préalable assuré de la maîtrise de la langue anglaise par le candidat. Après approbation du cabinet du Premier ministre, la candidature est transmise au Secrétariat général du Conseil via la Représentation permanente.

« S'agissant des rôles des services de l'État dans l'instruction des candidatures, c'est le Secrétariat général de la Cour des comptes qui transmet au SGAE la proposition de nomination du Premier Président accompagnée des documents requis. Le cabinet du Premier ministre approuve la proposition du Premier Président. À défaut, le Secrétariat général de la Cour des comptes transmet, sous sept jours, une nouvelle proposition de nomination du Premier Président. Le SGAE en informe le Secrétariat général de la Cour des comptes et transmet la candidature à la Représentation permanente accompagnée des documents requis.

« Sur instruction du SGAE, la Représentation permanente transmet la candidature au secrétariat général du Conseil accompagnée des documents requis. »

Source : ministère de l'Europe et des affaires étrangères

3. Une association des parlements nationaux qui a cours dans de nombreux États membres de l'Union européenne

Comme le relève l'exposé des motifs de la proposition de loi, plusieurs parlements nationaux d'États membres de l'Union européenne participent déjà à la désignation des candidats aux fonctions en cause.

L'exposé des motifs s'appuie à cet effet sur la synthèse réalisée par la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'Union européenne (COSAC), qui rassemble des délégations des commissions des affaires européennes des parlements nationaux des États membres de l'UE et une délégation du Parlement européen, à l'occasion de sa quarante-deuxième réunion, fin octobre 2024.

Il en ressort que, s'agissant du membre de la Commission européenne, dix parlements nationaux sont associés à sa désignation8(*), selon des modalités diverses : audition du candidat proposé par le gouvernement devant une commission spécialisée ou en séance plénière, voire négociation directe entre l'assemblée parlementaire et le Gouvernement.

Onze assemblées parlementaires prennent part au processus de désignation des candidats aux fonctions au Tribunal de l'UE et à la CJUE9(*) et neuf pour les candidats aux fonctions de membre de la Cour des comptes européenne10(*), dans la grande majorité des cas sous la forme d'une audition et d'un débat en commission.

Il convient de souligner que, s'agissant de la désignation des candidats aux fonctions juridictionnelles, la CJUE juge que « la circonstance que des représentants des pouvoirs législatif ou exécutif interviennent dans le processus de nomination des juges n'est pas en soi de nature à susciter de tels doutes légitimes dans l'esprit des justiciables » (arrêt précité 29 juillet 2024, point 56 ; voir aussi l'arrêt du 22 février 2022, n° C-562/21 et C-563/21, points 75 et 76).


* 1 « 20 propositions d'évolution institutionnelle », rapport du groupe de travail du Sénat sur les institutions, 7 mai 2024.

* 2 Judiciarisation de la vie publique : le dialogue plutôt que le duel, rapport d'information n° 592 (2021-2022) fait par M. Philippe Bonnecarrère au nom de la mission d'information du Sénat sur la judiciarisation de la vie publique, 29 mars 2022.

* 3 Dans son arrêt du 29 juillet 2024 précité (point 29), la CJUE présente les différentes étapes comme suit : « Dans une première étape, le gouvernement de l'État membre concerné propose un candidat aux fonctions de juge du Tribunal en transmettant cette proposition au secrétariat général du Conseil. Dans une deuxième étape, le comité prévu à l'article 255 TFUE donne un avis sur l'adéquation de ce candidat à l'exercice des fonctions de juge du Tribunal, eu égard aux exigences prévues à l'article 254, deuxième alinéa, TFUE. Dans une troisième étape, qui fait suite à la consultation de ce comité, les gouvernements des États membres, par le biais de leurs représentants, procèdent à la nomination dudit candidat en tant que juge du Tribunal, par une décision prise d'un commun accord sur proposition du gouvernement de l'État membre concerné. »

* 4 Y siègent, au titre de la France, dix-huit membres titulaires, comprenant douze députés et six sénateurs.

* 5 Article 22 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

* 6 CJUE, Grande chambre, 29 juillet 2024, Virgilijus Valanèius contre Lietuvos Republikos Vyriausybë, n° C-119/23.

* 7 Communiqué de presse du 16 septembre 2024.

* 8 Autriche, Croatie, Estonie, Grèce, Hongrie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovénie.

* 9 Allemagne, Autriche, Croatie, Estonie, Grèce, Hongrie, Lituanie, Pologne, Portugal, République tchèque et Slovénie.

* 10 Autriche, Croatie, Danemark, Grèce, Hongrie, Lituanie, Pologne, Portugal et Slovénie.

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